Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 8

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 39-43).

LETTRE VIII


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

24 février.

L’affaire est poussée avec une furieuse chaleur. Ce Solmes, je crois, couche ici. Il ne cesse de leur faire sa cour, et sa faveur augmente à chaque moment. Des termes si avantageux ! Un si riche établissement ! On n’entend pas d’autre cri.

Ô ma chère amie ! Fasse le ciel que je n’aie pas sujet de déplorer la faute d’une famille aussi riche que la mienne. Je puis vous le dire, avec d’autant moins de réserve, que nous avons joint cent fois nos regrets, vous pour une mère, moi pour un père et des oncles, auxquels il n’y a point d’autre reproche à faire que leur excès d’estime pour ce fantôme de bien qu’on appelle richesse.

Jusqu’à présent, je suis comme livrée à mon frère, qui prétend avoir pour moi autant de tendresse que jamais. Vous pouvez compter que je me suis expliquée fort sincèrement avec lui. Mais il affecte de prendre un ton railleur, et de ne pouvoir se persuader qu’une fille aussi discrette et aussi attachée à son devoir que sa sœur Clary, soit jamais capable de désobliger tous ses amis.

En vérité, je tremble de mille choses que l’avenir présente à mon imagination ; car il est évident pour moi qu’ils sont étrangement déterminés.

Mon père et ma mère évitent adroitement de me donner l’occasion de les entretenir en particulier. Ils ne me demandent point mon approbation, parce qu’ils feignent apparemment de supposer que j’entre dans leurs vues. Cependant c’est auprès d’eux que j’espère de prévaloir, ou je n’ai cette espérance sur personne. Ils n’ont pas d’intérêt, comme mon frère et ma sœur, à forcer mes inclinations. Cette raison me rend moins empressée à leur parler. Je réserve toute ma force pour une audience que je veux obtenir de mon père, s’il a la bonté de m’entendre avec patience. Qu’il est difficile, ma chère, de n’être pas du sentiment de ceux à qui le devoir et l’inclination nous font souhaiter de ne pas déplaire !

J’ai déjà essuyé le choc de trois visites particulières de ce Solmes, outre ma part à ses visites générales ; et je trouve qu’il est impossible que je puisse jamais le supporter. Il n’a qu’une portion de sens fort commune, sans aucune teinture de savoir. Il n’entend que la valeur des terres, la manière d’augmenter son revenu, et tout ce qui appartient au ménage et à l’agriculture. Mais je suis devenue comme stupide. Ils ont commencé avec moi d’une manière si cruelle, que la force me manque pour prendre le parti de la résistance.

Avant mon retour, ils se sont efforcés de faire entrer dans leurs vues la bonne Madame Norton , tant ils sont résolus de l’emporter ; et son opinion n’ayant point été de leur goût, on lui a dit qu’elle feroit bien, dans les circonstances, de supprimer ses visites. Cependant c’est la personne du monde, après ma mère, qui serait la plus propre à me persuader, si leurs projets étoient raisonnables, ou tels qu’elle pût les approuver. Ma tante s’étant échappée à dire aussi qu’elle ne croyait pas que sa nièce pût jamais prendre de goût pour M. Solmes, on l’a obligée d’apprendre une autre leçon. J’attends demain une visite d’elle. Comme j’ai refusé d’entendre de la bouche de mon frère et de ma sœur les articles du noble établissement, elle est chargée de m’informer de ce détail, et de recevoir ma détermination : car on m’a dit que mon père n’a pas même la patience de supposer que je puisse former la moindre opposition à sa volonté.

En même tems, on m’a signifié que, si je voulais faire plaisir à tout le monde, je n’irois pas à l’église dimanche prochain. On m’avait fait la même déclaration dimanche dernier, et je m’y conformai. On appréhende que M. Lovelace ne se trouve à l’église, dans le dessein de me ramener au logis.

Communiquez-moi, chère Miss Howe, un peu de votre charmant esprit ; jamais je n’en eus tant de besoin.

Vous supposez bien que ce Solmes n’a pas raison de vanter ses progrès auprès de moi. Il n’a pas le sens de dire un mot qui convienne aux circonstances. C’est à eux qu’il fait la cour. Mon frère prétend me la faire pour lui, comme son procureur ; et je refuse absolument d’écouter mon frère. Mais, sous prétexte qu’un homme si bien reçu et si bien recommandé par toute ma famille, a droit à mes civilités, on affecte d’attribuer ce refus à ma modestie ; et lui, qui ne sent pas ses propres défauts, s’imagine que ma réserve, et le soin que j’apporte à l’éviter, ne peuvent venir d’une autre cause ; car toutes ses attentions, comme je l’ai déjà dit, sont pour eux, et je n’ai pas même l’occasion de dire non, à un homme qui ne me demande rien. Ainsi, avec la supériorité affectée de son sexe, il semble moins embarrassé du succès, que de sa pitié pour la timidité d’une petite personne de mon âge.

25 février.

J’ai eu la conférence qu’on m’avait annoncée avec ma tante. Il a fallu entendre d’elle les propositions de l’homme, et les motifs qui leur donnent tant de chaleur pour ses intérêts. C’est à contre-cœur que j’observe seulement combien il y a d’injustice de sa part à faire de telles offres, et, de la part de ceux que je respecte, à les accepter. Je le hais plus qu’auparavant. On a déjà obtenu une terre considérable aux dépens des héritiers naturels, quoique fort éloignés ; je parle de celle que la marraine de mon frère lui a laissée ; et l’on se flatte à présent de l’espérance chimérique de s’en procurer d’autres, ou de voir du moins retourner la mienne à la famille. Cependant le monde, dans mes idées, n’est qu’une grande famille. était-ce autre chose dans l’origine ? Qu’est-ce donc que cette avidité de rapporter tout aux siens dans un cercle si étroit, si ce n’est favoriser une parenté dont on se souvient, au préjudice d’une parenté oubliée ? Mais ici, sur le refus absolu que j’ai fait de lui, à quelques conditions qu’il puisse se présenter, on m’a fait une déclaration qui me blesse jusqu’au cœur. Comment puis-je vous l’apprendre ? Mais il le faut. C’est, ma chère, que d’un mois entier, ou jusqu’à nouvel ordre, je ne dois entretenir de correspondance avec personne hors de la maison. Mon frère, sur le rapport de ma tante, qu’elle a fait néanmoins, comme j’en suis bien informée, dans les termes les plus doux, et même en donnant des espérances éloignées, quoiqu’elle n’eût pas reçu de moi cette commission ; mon frère est venu m’apporter la défense, d’un ton d’autorité. Pas même avec Miss Howe ? Lui ai-je dit. Pas même avec Miss Howe, d’un air moqueur ; car n’avez-vous pas avoué, miss, que Lovelace est traité en favori dans cette maison ? Voyez, ma chère amie ! Et croyez-vous, mon frère que ce soit là le moyen… il m’a interrompue malignement : vos idées se tournent-elles de ce côté-là ? Je vous avertis qu’on interceptera vos lettres. Là-dessus, il m’a quittée en courant.

Ma sœur est entrée un moment après. à ce que j’entends, ma sœur Clary, voilà un beau chemin dans lequel vous vous engagez ; mais comme on suppose que ce n’est pas sans secours que vous vous endurcissez contre votre devoir, je suis chargée de vous dire qu’on vous saura bon gré d’éviter, pendant l’espace de huit ou quinze jours, de rendre ou de recevoir des visites.

Quoi ! Lui ai-je dit, cet ordre peut-il venir de ceux à qui je dois du respect ?… demandez-le, demandez-le, mon enfant, en faisant deux tours en rond du bout du doigt. J’ai rempli ma commission. Votre papa veut être obéi. Il est porté à croire que vous ne manquerez pas d’obéissance, et il voudrait prévenir ce qui pourrait vous exciter à la révolte. J’ai répondu à ma sœur que je connaissais mon devoir, et que j’espérais qu’on n’y attacherait pas des conditions impossibles. Elle m’a dit que j’étais une hardie petite créature, remplie de vanité et d’une folle opinion de moi-même, que, dans mes sages raisonnemens, je me croyais seule capable de juger du bien et du mal ; que, pour elle, il y avait long-temps qu’elle avait pénétré toutes ces spécieuses apparences, mais que j’allais montrer à tout le monde ce que j’étais dans le fond.

Chère Bella ! Lui ai-je dit, les mains et les yeux levés, pourquoi tous ces étranges propos ? Chère, chère Bella ! Pourquoi… tous ces chère Bella , m’a-t-on répondu, n’ont aucun effet sur moi. Je vous déclare que je perce au travers de toutes vos sorcelleries . Ma chère ! C’est une expression bien terrible. Elle est sortie brusquement, en ajoutant, dans sa fuite, et tout le monde y percera bientôt aussi, j’ose le dire.

Hélas ! Me suis-je dit à moi-même, quelle sœur ai-je donc là ? Qu’ai-je fait pour mériter ce traitement ? Ensuite mes regrets sont tombés sur la bonté de mon grand-père, qui m’a distinguée avec trop de faveur.

25 février au soir.

J’ignore ce que mon frère et ma sœur ont pu dire à mon désavantage ; mais je suis extrêmement mal dans l’esprit de mon père. On m’a fait avertir à l’heure du thé. Je suis descendue avec un visage ouvert. Les circonstances m’ont bientôt forcée d’en changer.

C’était une contenance si grave et si composée, dans chaque personne de la compagnie ! Ma mère avait les yeux fixés sur les vases de la table ; et lorsqu’elle les levait, c’était pesamment, comme si ses paupières eussent été chargées d’un grand poids, et sans les jeter de mon côté. Mon père était à demi-assis dans son fauteuil, pour n’avoir pas la tête tournée vers moi ; les mains l’une sur l’autre, et les doigts en mouvement, comme si sa colère s’était communiquée jusqu’au bout. Ma sœur était sur une chaise, avec l’air d’une personne qui enfle. Mon frère a paru me regarder avec mépris, après m’avoir mesurée des yeux, à mon arrivée, depuis la tête jusqu’aux pieds. Ma tante, qui était aussi de l’assemblée, a jeté sur moi quelques regards contraints, et s’est baissée froidement vers moi pour répondre à ma révérence. Ensuite, d’un coup d’œil, adressé successivement à mon frère et à ma sœur, elle m’a semblé leur rendre compte de cette rigueur affectée. Bon dieu ! Ma chère, pourquoi vouloir employer la voie de la crainte, plutôt que celle de la douceur, avec un esprit qui n’a pas été regardé jusqu’à présent comme incapable de persuasion et de générosité ?

J’ai pris ma chaise. Ferai-je le thé, madame, ai-je demandé à ma mère. Vous savez, ma chère, que j’ai toujours été dans l’usage de faire le thé. Un, non, prononcé de la manière la plus courte, a été la seule réponse ; et ma mère s’est mise elle-même à faire le thé. Betty, la femme de chambre de ma sœur, était là pour servir. Mon frère lui a dit de se retirer, et qu’il servirait l’eau lui-même. Je me sentais le cœur dans un désordre extrême, et l’on devait s’en appercevoir à l’embarras de mes mouvemens. Quelle sera donc la suite, disais-je en moi-même. Bientôt ma mère s’est levée, et prenant ma tante par la main : un mot, ma sœur ; et sous ce prétexte, elles sont sorties ensemble. Ma sœur s’est dérobée aussi-tôt. Mon frère a suivi son exemple. En un mot, je suis demeurée seule avec mon père.

Il a pris un regard si sévère, que le cœur m’a manqué autant de fois que j’ai voulu ouvrir la bouche pour lui parler. Je crois avoir oublié de vous dire que tout le monde avait gardé jusqu’alors un profond silence. à la fin, j’ai demandé à mon père s’il désirait encore une tasse de thé. Il m’a répondu, par le même monosyllabe qui avait été la réponse de ma mère ; et s’étant levé, il s’est mis à se promener dans la chambre. Je me suis levée aussi, dans l’intention de me jeter à ses pieds ; mais j’étais trop consternée par la sévérité de son visage, pour hasarder ce témoignage même des sentimens dont mon cœur était comme étouffé. Il s’est approché du dos d’une chaise, où sa goutte l’a forcé de s’appuyer : j’ai repris un peu plus de courage. Je me suis avancée vers lui, et je l’ai supplié de m’apprendre en quoi j’avais eu le malheur de l’offenser.

Il a détourné la tête ; et d’une voix forte, il m’a dit : Clarisse, Clarisse, apprenez que je veux être obéi.

Dieu me préserve, monsieur, de manquer jamais à l’obéissance que je vous dois ! Je ne me suis jamais opposée à vos volontés… ni moi, Clarisse, à vos fantaisies, a-t-il interrompu. Ne me mettez point dans le cas de ceux qui ont marqué trop d’indulgence à votre sexe, en me contredisant pour prix de la mienne.

Vous savez, ma chère, que mon père, non plus que son fils, n’a pas une opinion trop favorable de notre sexe, quoi qu’il n’y ait pas sur la terre de femme plus complaisante que ma mère. J’allais lui faire des protestations de respect… je ne veux point de protestations, je n’écoute point de paroles, on ne m’amuse point par des discours, je veux être obéi. Je n’ai point d’enfant, je n’en aurai point qui ne m’obéisse. Monsieur, vous n’avez jamais eu sujet, j’ose le dire…

ne me dites point ce que j’ai eu, mais ce que j’ai, et ce que j’aurai.

Monsieur ! Faites-moi la grace de m’écouter. Je crains bien que mon frère et ma sœur… gardez-vous, petite fille, de parler contre votre frère et votre sœur. Ils ont à cœur, comme ils le doivent, l’honneur de ma famille.

Et j’espère, monsieur… n’espérez rien. Ne me parlez point d’espérances, mais de réalités. Je n’exige rien de vous que vous ne puissiez accomplir, et que votre devoir ne vous oblige d’accomplir.

Eh bien, monsieur, je l’accomplirai. Mais j’espère néanmoins de votre bonté… point de plaintes. Point de mais , petite fille ; point de retranchemens. Je veux être obéi, et de bonne grace, ou je vous renonce pour ma fille.

Je me suis mise à pleurer. Je me suis jetée à ses genoux. Souffrez que je vous conjure, mon très-cher et très-honoré père, de ne me pas donner d’autre maître que vous et ma mère. Que je ne sois pas forcée d’obéir aux volontés de mon frère… j’allais continuer, mais il est sorti. Il m’a laissée dans la posture où j’étais, en disant qu’il ne voulait pas m’entendre chercher, par subtilité et par adresse, à mettre des distinctions dans mon devoir, et répétant qu’il voulait être obéi. J’ai le cœur trop plein, si plein, ma chère, que je ne puis le décharger ici sans mettre mon devoir en danger. J’aime mieux quitter la plume… cependant j’ai peine… mais absolument je quitte la plume.