Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 80

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 338-344).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi au soir. Les alarmes dont je vous parlais hier au soir, et le langage obscur de Betty, n’avoient pas d’autre cause que celle dont je me suis défiée, c’est-à-dire, l’avis que M Lovelace a trouvé le moyen de faire donner à ma famille de son insolente résolution ; je ne puis la nommer autrement ; et j’ai jugé, dans le tems, qu’elle était aussi mal conçue pour ses propres intérêts, qu’elle doit paraître insolente ; car a-t-il pu penser, comme Betty l’a fort bien observé, et vraisemblablement d’après ses maîtres, que des parens se laissent ravir le pouvoir de disposer de leur fille par un homme violent qu’ils détestent, et qui ne peut avoir aucun droit de contester leur autorité, à moins qu’il ne prétendît l’avoir reçu de celle qui n’en a point sur elle-même. Combien cette extravagante insolence n’a-t-elle pas dû les irriter, sur-tout revêtue de toutes les couleurs dont mon frère est capable de l’embellir ? Le téméraire a prévalu effectivement sur un point, qui est de leur inspirer assez d’effroi pour leur faire abandonner le dessein de me conduire chez mon oncle ; mais il n’a pas prévu qu’il leur ferait naître un projet plus sûr et plus désespéré, qui m’a jetée moi-même dans l’excès du désespoir, et dont les suites ne répondront que trop peut-être à sa principale vue, quoiqu’il mérite peu que le dénouement tourne si favorablement pour lui. En un mot, j’ai fait la plus téméraire démarche où je me sois engagée de ma vie. Mais je veux vous expliquer mes motifs, et l’action suivra d’elle-même. Ce soir, à six heures, ma tante est venue frapper à la porte de ma chambre, où je m’étais enfermée pour écrire. J’ai ouvert. Elle est entrée ; et, sans me faire l’honneur de m’embrasser, elle m’a dit qu’elle venait me voir encore une fois, mais contre son inclination, parce qu’elle avait à me déclarer des résolutions de la dernière importance pour moi et pour toute la famille. Eh ! Que pense-t-on à faire de moi ? Lui ai-je dit, en prêtant une extrême attention. Vous ne serez pas menée chez votre oncle, mon enfant ; cette nouvelle doit vous consoler. On voit la répugnance que vous avez pour ce voyage. Vous n’irez pas chez votre oncle. Vous me rendez la vie, madame ! (je ne pensais guère à ce qui devait suivre cette condescendance supposée) votre promesse est un baume pour les plaies de mon cœur ; et j’ai continué de bénir le ciel d’une si bonne nouvelle, me félicitant moi-même de l’idée que mon père ne pouvait se résoudre à me pousser jusqu’à l’extrêmité. Ma tante m’a laissé quelque tems cette douce satisfaction par son silence. écoutez, ma nièce, a-t-elle repris enfin : il ne faut pas non plus que vous vous abandonniez trop à la joie. Ne soyez pas surprise, mon cher enfant… pourquoi me regardez-vous d’un air si tendre et si empressé ? Il n’en est pas moins sûr que vous serez Madame Solmes. Je suis demeurée muette. Elle m’a raconté alors qu’on avait appris, par des informations dignes de foi, qu’un certain brigand (elle m’a priée d’excuser ce terme) avait attroupé d’autres gens de son espèce, pour attendre sur le chemin mon frère et mes oncles, et pour m’enlever. Sûrement, m’a-t-elle dit, vous ne consentez pas à une violence qui peut être suivie de quelque meurtre d’un côté ou de l’autre, et même des deux côtés. Je ne cessais pas de garder le silence. Votre père, plus irrité qu’auparavant, a renoncé au dessein de vous envoyer chez votre oncle. Il est résolu de s’y rendre lui-même mardi prochain, avec votre mère ; et pourquoi vous déguiser une résolution dont l’exécution est si proche ? Il n’est pas question de disputer plus long-temps ; c’est mercredi que vous donnerez la main à M Solmes. Elle a continué de me dire que les ordres étoient déjà donnés pour les permissions ecclésiastiques : que la cérémonie devait être célébrée dans ma chambre, sous les yeux de tous mes amis, à l’exception de mon père et de ma mère, qui se proposaient de ne revenir qu’après la célébration, et de ne me voir que sur les bons témoignages qu’on leur rendrait de ma conduite. Reconnaissez-vous, ma chère, les mêmes avis que j’ai reçus de Lovelace ? Mon silence durait encore, ou n’était interrompu que par de violens soupirs. Elle n’a pas épargné les réflexions qu’elle a crues propres à me consoler, telles que de me représenter le mérite de l’obéissance ; de me dire que si je le désirais, Madame Norton serait présente à la cérémonie ; que, pour un caractère tel que le mien, le plaisir de réconcilier mes amis, et de recevoir leurs félicitations, devait l’emporter sur un aveugle sentiment du cœur, et sur le goût sensuel de la figure : que l’amour était un effet passager de l’imagination, une chimère honorée d’un beau nom, lorsqu’il ne portait pas sur la vertu et les bonnes mœurs ; qu’un choix auquel il avait présidé seul était rarement heureux, ou ne l’était pas long-temps ; ce qui n’était pas fort surprenant, parce que le propre de cette folle passion était de grossir le mérite de son objet, et d’en faire disparaître les défauts ; d’où il arrivait qu’une intime familiarité le dépouillant de ses perfections imaginaires, les deux parties demeuraient souvent étonnées de leur erreur, et l’indifférence prenait la place de l’amour : que les femmes donnaient trop d’avantage aux hommes, et leur inspiraient trop de vanité, lorsqu’elles se reconnaissaient vaincues par le cœur ; que cette préférence déclarée faisait naître ordinairement l’insolence et le mépris ; au lieu que dans un homme qui se croyait obligé à sa femme des sentimens qu’elle prenait pour lui, on ne voyait ordinairement que de la reconnaissance et du respect. Vous croyez, m’a-t-elle dit, que vous ne sauriez être heureuse avec M Solmes : votre famille pense autrement. Et, d’un autre côté, elle ne doute pas que vous ne fussiez malheureuse avec M Lovelace, dont on sait que les mœurs sont fort corrompues. Supposons qu’avec l’un ou l’autre, votre sort fût également de ne pas être heureuse ; je vous demande si ce ne serait pas pour vous une consolation extrême de pouvoir penser que vous n’avez suivi que le conseil de vos parens ; et quelle mortification ce serait, au contraire, d’avoir à vous reprocher que votre malheur est votre propre ouvrage ? Si vous vous en souvenez, ma chère, cet argument est un de ceux par lesquels Madame Norton m’a le plus pressée. Ces observations et quantité d’autres, qui m’ont paru dignes du bon sens et de l’expérience de ma tante, peuvent être appliquées à la plupart des jeunes filles qui s’opposent à la volonté de leurs parens. Mais les sacrifices que j’ai offerts distinguent beaucoup ma situation, et doivent avoir un juste poids. Il m’était aisé de faire une réponse conforme à ce principe. Cependant, après tout ce que j’ai dit dans d’autres occasions à ma mère, à mon frère, à ma sœur, et même à ma tante, j’ai senti l’inutilité des répétitions ; et dans le mortel abattement où ses déclarations m’avoient jetée, quoiqu’il ne me fût pas échappé un mot de son discours, je ne me suis senti ni le pouvoir ni la volonté de lui répondre. Si ses propres vues ne l’avoient pas portée d’elle-même à s’arrêter, je l’aurais laissé parler deux heures sans l’interrompre. Elle m’observoit. J’étais assise, les yeux baignés de larmes, le visage couvert de mon mouchoir, et le cœur dans une oppression violente, qu’elle pouvait remarquer au soulèvement continuel de mon sein. Ce spectacle a paru la toucher. Quoi ! Ma chère, vous ne me dites rien ? Pourquoi cette douleur noire et taciturne ? Vous savez que je vous ai toujours aimée. Vous savez que je n’ai point d’intérêt à ce qu’on exige de vous. Pourquoi ne pas permettre à M Solmes de vous raconter plusieurs traits qui irriteraient votre cœur contre M Lovelace ? Vous en apprendrai-je quelques-uns ? Dites, ma chère, vous les apprendrai-je ? Je ne lui ai répondu encore que par mes larmes et par mes soupirs. Eh bien ! Ma nièce, on vous fera ce récit dans la suite, lorsque vous serez mieux disposée à l’entendre, lorsque vous serez capable d’apprendre, avec joie, de quel danger vous êtes échappée. Ce sera une sorte d’excuse pour la conduite que vous avez tenue à l’égard de M Solmes avant votre mariage. Vous n’auriez jamais cru, direz-vous alors, qu’il y eût tant de bassesse dans l’ame de M Lovelace. J’étais transportée d’impatience et de colère, d’entendre supposer mon mariage comme une chose accomplie. Cependant j’ai continué de me taire. Je n’aurais pu parler avec modération. étrange silence ! A repris ma tante. Comptez, chère nièce, que vos craintes sont infiniment plus grandes, avant le jour, qu’elles ne le seront après. Mais ne vous offensez point de ce que je vais proposer : voulez-vous être assurée, par vos propres yeux, de la générosité extraordinaire des articles ? Vos lumières sont fort au-dessus de votre âge. Jetez un coup d’œil sur le contrat. Oui, ma chère, lisez. Il est au net depuis quelque tems, et en état d’être signé. Votre père m’a ordonné de vous l’apporter, et de le laisser entre vos mains : il veut que vous le lisiez. On ne vous demande que de le lire, ma nièce ; je n’y vois aucune difficulté, puisqu’il est au net depuis le temps où l’on n’était point encore sans espérance. Aussi-tôt elle a pensé me faire expirer de frayeur, en tirant de son mouchoir quelques parchemins qu’elle y avait tenu cachés ; et se levant, elle les a placés sur ma commode. Un serpent qu’elle aurait fait sortir de son mouchoir, ne m’aurait pas causé plus d’horreur. Oh ma très-chère tante ! (en détournant le visage et levant les deux bras) cachez, cachez à mes yeux ces horribles écrits. Mais, ditesmoi au nom de l’honneur, de la tendresse du sang, et de votre ancienne affection ; dites-moi s’ils sont absolument résolus, sans égard pour tout ce qui peut arriver, de me donner à l’objet de mon aversion. Ma chère, je vous l’ai déjà dit : il est certain que vous aurez M Solmes. Non, madame, je ne l’aurai pas. Cette violence, comme je l’ai répété mille fois, ne vient pas de mon père dans l’origine. Je ne serai jamais à M Solmes : c’est ma seule réponse. Telle est néanmoins la volonté de votre père : et quand je considère jusqu’où vont les bravades de M Lovelace, qui a pris certainement la résolution de vous enlever à votre famille, je ne puis disconvenir qu’on n’ait raison d’être révolté contre une si odieuse tyrannie. Eh bien ! Madame, je n’ai rien à dire de plus ; je suis au désespoir. Je ne connais plus rien qui soit capable de m’effrayer. Votre piété, votre prudence, ma chère, et le caractère de M Lovelace, joint à ses audacieux outrages, qui doivent vous causer autant d’indignation qu’à nous, rassurent parfaitement votre famille. Nous sommes sûrs d’un temps où vous prendrez des idées fort différentes de la démarche que vos amis jugent nécessaire pour faire échouer les vues d’un homme qui mérite si justement leur haine. Elle est sortie. Je suis demeurée en proie à l’indignation autant qu’à la douleur ; mais vivement irritée aussi contre M Lovelace, qui, par ses extravagantes inventions, met le comble à mes disgrâces, m’ ôte l’espoir de gagner du tems pour recevoir vos avis et les moyens de me rendre à Londres, et ne me laisse plus, suivant toute apparence, d’autre choix que de me jeter dans sa famille, ou d’être éternellement misérable avec M Solmes. Cependant je n’ai pas perdu la résolution d’éviter, s’il est possible, l’un et l’autre de ces deux maux. J’ai commencé par sonder Betty (que ma tante s’est hâtée de faire monter, dans l’idée, comme je l’ai su de cette fille, qu’il n’y avait pas de sûreté à me laisser à moi-même). Betty m’ayant paru informée de leurs desseins, je l’ai mise à toutes sortes d’épreuves, pour découvrir, par ses réponses, s’il n’était pas du moins probable que mes larmes et mes ardentes prières pussent faire suspendre la fatale conclusion. Elle m’a confirmé toutes les déclarations de ma tante ; en se réjouissant, m’a-t-elle dit, avec toute la famille, de l’excellent prétexte que le brigand donnait lui-même pour me sauver à jamais de ses mains. Elle s’est étendue sur les nouveaux équipages qui sont ordonnés, sur la joie de mon frère et de ma sœur, qui s’est communiquée à tous les domestiques, sur les dispenses qu’on attend de l’évêque, sur une visite que je dois recevoir du docteur Lewin, ou d’un autre ecclésiastique qu’on ne lui a pas nommé, mais qui doit couronner l’entreprise ; enfin sur d’autres préparatifs, avec tant de circonstances particulières, qu’elles me font craindre qu’on ne pense à me surprendre, et que le jour ne soit bien moins éloigné que mercredi. Ces éclaircissemens ont augmenté mon inquiétude à l’excès. Je suis tombée dans une cruelle irrésolution. Que me reste-t-il, ai-je pensé un instant, que d’aller me jeter tout d’un coup sous la protection de Miladi Lawrance ? Mais aussi-tôt mon ressentiment contre les belles inventions qui ont déconcerté abominablement mes projets, m’a fait passer à des résolutions contraires. à la fin, j’ai pris le parti de faire demander à ma tante la faveur d’un nouvel entretien. Elle est venue. Je l’ai conjurée, dans les termes les plus pressans, de me dire si je ne pouvais pas espérer un délai de quinze jours. Elle m’a déclaré que je ne devais pas me le promettre. Huit jours, du moins ! On ne me refusera pas huit jours. Elle m’a dit qu’on pourrait me les accorder, si je voulais me lier par deux promesses ; la première, de ne pas écrire une ligne hors de la maison pendant cette semaine, parce qu’on me soupçonnait toujours d’un commerce de lettres avec quelqu’un ; l’autre, d’épouser M Solmes à l’expiration du terme. Impossible ! Impossible ! Me suis-je écriée avec une extrême chaleur. Quoi ! Je n’obtiendrai pas huit jours, sans une condition aussi horrible que la seconde ? Elle allait descendre, m’a-t-elle dit, pour me faire connaître qu’elle ne m’imposait pas d’elle-même des loix qui me paroissaient si dures. Elle est descendue ; et je l’ai vue bientôt rentrer avec cette réponse : " voulais-je donner au plus vil de tous les hommes l’occasion d’exécuter son sanglant systême ? Il était temps de mettre une fin à ses espérances et à mon obstination. Je fatiguais les spectateurs. On ne m’accordait pas d’autre temps que jusqu’à mardi, ou mercredi au plus tard ; à moins que je n’acceptasse les conditions auxquelles ma tante avait eu la bonté de m’en offrir un plus éloigné ". Mon impatience m’a fait frapper la terre du pied. J’ai pris ma tante à témoin de l’innocence de mes actions et de mes sentimens, dans quelques malheurs que je fusse entraînée par cette violence, par cette barbare violence : c’est le nom que je lui donne, ai-je ajouté, quelles qu’en puissent être les suites. Elle a pris un ton plus sévère pour me reprocher mon emportement ; tandis que, dans le même transport, j’ai demandé absolument la liberté de voir mon père. Un traitement si barbare, ai-je répété, me met au-dessus de la crainte. Je lui dois la vie. Voyons si je serai assez heureuse pour lui avoir l’obligation de ma mort. Elle m’a déclaré naturellement qu’elle ne répondait pas de ma sûreté, si je paroissais devant lui. N’importe, ai-je répondu ; et volant vers la porte, je suis descendue jusqu’à la moitié de l’escalier, résolue de me jeter à ses pieds dans quelque lieu que je pusse le rencontrer. Ma tante est demeurée comme immobile d’effroi. En vérité, tous mes mouvemens, pendant quelques minutes, avoient tenu de la frénésie. Mais entendant la voix de mon frère, qui parlait fort près de moi dans l’appartement de ma sœur, je me suis arrêtée, et ces deux mots sont venus distinctement jusqu’à moi : convenez, chère sœur, que cette aventure produit un effet charmant. En prêtant l’oreille, j’ai entendu aussi ma sœur : oui, oui, a-t-elle répondu avec la joie du triomphe. Ne nous relâchons pas, a repris mon frère : le vilain est pris dans son propre piége. Elle est à nous désormais. Soutenez seulement mon père, lui a dit ma sœur ; je me charge de ma mère. Ne craignez rien, a-t-il répliqué. Un éclat de rire, que j’ai pris pour une félicitation mutuelle, et pour une raillerie qui se rapportait à moi, m’a fait passer de ma frénésie à des projets de vengeance. Ma tante ayant eu le temps de me joindre et de me prendre par la main, je me suis laissé reconduire à ma chambre, où elle s’est efforcée de m’appaiser. Mais le transport où elle m’avait vue s’était changé en sombres réflexions. Je n’ai pas fait la moindre réponse à toutes les maximes de patience et de soumission qu’elle m’a prêchées. Elle s’est alarmée de mon silence, jusqu’à demander ma parole, que je n’entreprendrais rien de violent contre moi-même. Je lui ai dit que j’espérais de la bonté du ciel, qu’il me préserverait d’une si horrible extrêmité. Elle se disposait à partir ; mais je l’ai pressée d’emporter ses odieux parchemins ; et me voyant déterminée à ne les pas garder, elle les a repris, en me disant que mon père ne saurait pas que j’eusse refusé de les lire, et qu’elle espérait de moi plus de complaisance dans quelqu’autre temps qu’elle choisirait mieux. J’ai roulé dans ma tête, après son départ, ce que j’avais entendu de la bouche de mon frère et de ma sœur. Je me suis arrêtée sur leurs airs d’insulte et de triomphe. J’ai senti naître dans mon cœur une animosité que je n’ai pu vaincre. C’est le premier sentiment de cette nature que j’aie jamais éprouvé. En rassemblant toutes les circonstances, et si proche du jour redoutable, quel parti me restait-il à prendre ? Trouverez-vous que ce que j’ai fait puisse être excusé ? Si je suis condamnée par ceux qui ne connaissent pas l’excès de mes peines, ne serai-je pas justifiée du moins à vos yeux ? Si je ne le suis pas, je me crois fort malheureuse ; car voici ce que j’ai fait. Après m’être promptement délivrée de Betty, j’ai écrit à M Lovelace, pour lui faire savoir, " que toutes les violences dont j’étais menacée chez mon oncle, doivent s’exécuter ici ; que j’ai pris la résolution de me retirer chez l’une ou l’autre de ses deux tantes, c’est-à-dire, chez celle qui aura la bonté de me recevoir ; en un mot, que si je n’étais pas arrêtée lundi par des obstacles invincibles, je me trouverais, entre quatre ou cinq heures après midi, à la porte du jardin ; que dans l’intervalle, il devait m’apprendre de laquelle de ces deux dames je pouvais espérer de la protection : mais que, si l’une ou l’autre consentait à me recevoir, j’exigerais absolument qu’il fît le voyage de Londres, ou qu’il se retirât chez son oncle ; qu’il ne me rendît aucune visite avant que j’eusse bien vérifié qu’il n’y avait rien à me promettre de ma famille par les voies de la soumission, et que je ne pouvais obtenir la possession de ma terre, avec la liberté d’y vivre. J’ai ajouté que, s’il pouvait engager une des Miss Montaigu à m’honorer de sa compagnie dans le voyage, je hasarderais plus tranquillement une démarche que mes malheurs même ne me faisaient point envisager sans une extrême inquiétude, et qui, malgré l’innocence de mes vues, jetterait sur ma réputation une tache qu’il me serait peut-être impossible d’effacer ". Tel est le sens de ma lettre. L’obscurité de la nuit ne m’a point empêchée de descendre pour la porter au jardin, quoique, dans un autre tems, je n’eusse pas eu le courage de braver les ténèbres ; et je suis revenue sans avoir rencontré personne. Après mon retour, il s’est offert à mon imagination tant de sujets d’alarmes, et des pressentimens si terribles, que, pour calmer un peu mon trouble, qui ne faisait qu’augmenter, j’ai eu recours à ma plume, et je vous ai fait cette longue lettre. à présent que je suis arrivée au principal sujet de mes agitations, je sens renaître mon épouvante avec mes réflexions. Cependant, que puis-je faire ? Je crois que la première chose que je ferai demain au matin, sera d’aller reprendre ma lettre. Cependant que puis-je faire ? De peur qu’il ne leur prenne envie d’avancer un malheureux jour qui ne viendra que trop tôt, je veux commencer à feindre que je me trouve fort mal. Hélas ! Je n’aurai pas besoin d’artifice ; je suis en vérité toute abattue, et d’une foiblesse qui m’attirerait de la pitié dans d’autres tems. J’espère porter cette lettre pour vous, demain au matin, en allant reprendre l’autre ; si je la reprends, comme tous mes pressentimens et toutes mes réflexions m’y portent. Quoiqu’il soit près de deux heures, je suis tentée de descendre encore une fois, pour reprendre ma lettre. Les portes du jardin se ferment toujours à onze heures ; mais je puis ouvrir facilement les fenêtres de la grande salle, qui donnent de plein-pied sur le parterre. Cependant, d’où me vient cet excès d’inquiétude ? Quand ma lettre partirait, le pis-aller serait de savoir quelles seront les idées de M Lovelace. La demeure de ses tantes n’est pas si proche, qu’il puisse recevoir immédiatement une réponse. Je puis faire difficulté de partir sans avoir reçu leur invitation. Je puis insister sur la nécessité d’être accompagnée d’une de ses cousines, comme je lui ai marqué que je le désirais ; et peut-être ne lui sera-t-il pas aisé de me procurer cette faveur. Mille choses peuvent arriver, qui me fourniront du moins un prétexte pour quelque délai. Pourquoi donc ce trouble ? N’est-il pas probable aussi que j’aurai demain le temps de reprendre ma lettre, avant qu’il s’attende à la trouver ? Il avoue néanmoins que, depuis plus de quinze jours, il passe les trois quarts de son tems autour de nos murs, sous divers déguisemens ; sans compter que, lorsqu’il n’est pas lui-même de garde, comme il le dit, un valet de confiance ne cesse pas de la faire à sa place. Mais que penser de ces étranges pressentimens ! Je pourrais, si vous me le conseillez, faire prendre le chemin de Londres au carrosse qu’il m’amènera, et suivre le plan sur lequel je vous ai demandé votre opinion. Ce serait vous épargner la peine de me procurer une voiture, et vous mettre à couvert aussi du soupçon d’avoir contribué à ma fuite. J’attends votre avis. J’attends votre approbation. Il n’est pas besoin de vous faire considérer que le temps presse. Adieu, chère amie, adieu.