Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 87

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 365-369).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche, 9 d’avril, au matin. Il semble que personne ne se propose aujourd’hui d’aller à l’église. On sent peut-être qu’il n’y a point de bénédiction du ciel à espérer pour des vues si profanes, et j’ose dire si cruelles. Ils se défient que je roule quelque dessein dans ma tête. Betty a visité mes armoires : je l’ai trouvée dans cette occupation à mon retour du jardin, où j’ai porté ma lettre à Lovelace ; car j’ai écrit, ma chère. Elle a changé de couleur, et j’ai remarqué sa confusion. Mais je me suis contentée de lui dire que je devais être accoutumée à toutes sortes de traitemens, et que, lui supposant des ordres, je la croyais assez justifiée. Elle m’a confessé, dans son embarras, qu’on avait proposé de me retrancher mes promenades, et que le rapport qu’elle allait faire ne serait point à mon désavantage. Un de mes amis, dit-elle, a représenté en ma faveur qu’il n’était pas nécessaire de m’ ôter le peu de liberté qui me reste, puisqu’en menaçant d’employer la violence pour m’enlever, si l’on me conduisait chez mon oncle, M Lovelace avait fait assez voir que je ne pense point à fuir volontairement avec lui ; et que, si j’avais ce dessein, je n’aurais pas attendu si tard à faire des préparatifs, dont on aurait découvert infailliblement quelque trace. Mais on en conclut aussi qu’il ne faut pas douter que je ne prenne enfin le parti de me rendre ; et si ce n’est pas votre intention, a continué cette hardie créature, votre conduite, miss, me paroît étrange. Ensuite, pour réparer ce qui lui était échappé : " vous êtes allée si loin, m’a-t-elle dit, que votre embarras est de revenir honnêtement ; mais je m’imagine que mercredi, en pleine assemblée, vous donnerez la main à M Solmes ; et, suivant le texte du docteur Brandt , dans son dernier sermon, la joie sera grande alors dans le ciel ". Voici en substance ce que j’écris à M Lovelace : " que des raisons de la plus grande importance pour moi-même, et dont il sera satisfait lorsqu’ il les connaîtra, m’obligent de suspendre ma résolution ; que j’ai quelque espérance de voir tourner heureusement les affaires, sans le secours d’une démarche qui ne peut être justifiée que par la dernière nécessité ; mais qu’il doit compter que je souffrirais plutôt la mort, que de consentir à me voir la femme de M Solmes ". Ainsi je me prépare à soutenir le choc de ses exclamations. Mais à quelque réponse que je doive m’attendre, je la redoute bien moins que les évènemens dont je suis menacée mardi ou mercredi. De-là, de-là les craintes qui m’occupent uniquement, et qui me font déjà trembler jusqu’au fond du cœur. Dimanche à 4 heures après midi. Ma lettre n’est pas encore partie ! Si malheureusement il ne pensait point à la prendre, et que, ne me voyant pas demain à l’heure où je dois paraître, il eût l’audace de venir ici, dans le doute de ce qui peut m’être arrivé, que deviendrais-je, grand dieu ! Ah ! Chère amie, pourquoi ai-je eu quelque chose à démêler avec ce sexe ? Moi qui menais une vie si heureuse avant que de l’avoir connu. Dimanche à 7 heures du soir. Je retrouve encore ma lettre ! Il est peut-être occupé de ses préparatifs pour demain. Mais il y a des gens qu’il pourrait employer. Se croit-il si sûr de moi, qu’après un projet formé, il n’ait plus à s’embarrasser de rien jusqu’au moment de l’exécution ? Il sait comment je suis assiégée. Il ignore ce qui peut survenir. Je puis tomber malade, être veillée, renfermée plus soigneusement. Notre correspondance peut avoir été découverte. Il peut devenir nécessaire de changer quelque chose au plan. La violence peut avoir fait manquer entiérement mes vues. De nouveaux doutes peuvent m’arrêter. Enfin, je puis avoir trouvé quelque expédient plus commode. Sa négligence me cause un extrême étonnement. Cependant je ne reprendrai point ma lettre. S’il la reçoit avant l’heure marquée, elle m’épargnera la peine de lui déclarer personnellement que j’ai changé d’idée, et toutes les disputes qu’il faudrait avoir avec lui sur cet article. Dans quelque temps qu’il la prenne ou qu’il la reçoive, la date fera foi qu’il aurait pu l’avoir assez tôt ; et si le peu de temps qui reste l’expose à quelque inconvénient, j’en suis fâchée pour lui. Dimanche à 9 heures. On est résolu, comme je l’apprends, de faire avertir Madame Norton d’être ici mardi, pour y demeurer une semaine entière avec moi. Elle sera chargée d’employer d’abord tous ses soins pour me persuader ; et lorsque la violence aura terminé les embarras, son rôle sera de me consoler et de m’inspirer de la patience pour mon sort. " on s’attend, me dit insolemment Betty, à des évanouissemens, à des convulsions, à des plaintes et des cris sans nombre. Mais tout le monde y sera préparé ; et lorsque la scène sera finie, elle sera finie : je reviendrai de moi-même, lorsque j’aurai reconnu qu’il n’y a plus de remède ". Lundi à 7 heures du matin. ô ma chère ! La lettre y est encore, dans le même état où je l’ai laissée ! Est-il possible qu’il se croie si sûr de moi ? Il se figure peut-être que je n’ai pas la hardiesse de changer de résolution. Je voudrais ne l’avoir jamais connu. C’est à présent que je vois cette téméraire démarche dans le même jour où tout le monde l’aurait vue, si je m’en étois rendue coupable. Mais quel parti prendre, s’il vient aujourd’hui à l’heure marquée ? S’il vient sans avoir reçu la lettre, je suis obligée de le voir ; sans quoi, il ne manquera pas de juger qu’il m’est arrivé quelque chose, et je suis sûre qu’il entrera aussi-tôt au château. Il n’est pas moins certain qu’il y sera insulté : et quelles seront les suites ? D’ailleurs, je me suis presque engagée, si je changeais d’avis, à prendre la première occasion pour le voir et pour lui expliquer mes raisons. Je ne doute pas qu’elles ne lui déplaisent beaucoup… mais il vaut mieux qu’il parte de mauvaise humeur, après m’avoir vue, que de partir moi-même mécontente de moi, et de mon imprudente démarche. Cependant, quoiqu’extrêmement pressé par le tems, il peut envoyer encore et recevoir la lettre. Qui sait s’il n’a pas été retardé par quelque accident qui le rendra peut-être excusable ? Comme j’ai trompé plusieurs fois ses espérances pour une simple entrevue, il est impossible qu’il n’eût pas eu du moins la curiosité de savoir s’il n’est rien arrivé, et si je suis ferme dans une occasion bien plus importante. D’un autre côté, comme je lui ai confirmé témérairement ma résolution par une seconde lettre, je commence à craindre qu’il n’en ait pas douté. à neuf heures. Ma cousine Hervey s’est approchée de moi, en me voyant revenir du jardin. Elle m’a glissé fort adroitement dans la main une lettre que je vous envoie. Vous y reconnaîtrez la simplicité de son caractère. Très-chère cousine, j’apprends d’une personne qui se croit bien informée, que vous devez être mariée à M Solmes mercredi matin. Peut-être ne m’a-t-on fait cette confidence que pour me causer du chagrin ; car c’est de Betty Barnes que je l’apprends, et je la connais pour une insolente créature. Cependant elle dit que les dispenses sont obtenues ; et m’ayant recommandé de n’en parler à personne, elle m’a même assurée que c’est M Brandt, ce jeune ministre d’Oxfort, qui doit faire la cérémonie. Le docteur Lewin refuse, à ce que j’entends, de vous donner la bénédiction, si vous n’y consentez. Il a déclaré qu’il n’approuve point la manière dont on use avec vous, et que vous ne méritez pas d’être traitée si cruellement. Pour M Brandt, Betty ajoute qu’on lui a promis de faire sa fortune. Vous saurez mieux que moi l’usage que vous devez faire de ces lumières ; car je soupçonne Betty de me dire bien des choses sur lesquelles elle me recommande le silence, et dont elle s’attend néanmoins que je trouverai le moyen de vous informer. Elle sait, comme tout le monde, que je vous aime avec une passion extrême ; et je suis bien aise que personne ne l’ignore. C’est un honneur pour moi d’aimer une chère cousine qui fait l’honneur de toute la famille. Mais je vois que Miss Harlove et cette fille se parlent sans cesse à l’oreille ; et lorsquelles ont fini, Betty a toujours quelque chose à me dire. Ce que je vais vous apprendre est très-certain, et c’est particuliérement ce qui me porte à vous écrire : mais je vous supplie de brûler ma lettre. On doit faire une nouvelle recherche de vos papiers, de vos plumes et de votre encre, parce qu’on sait que vous écrivez. On prétend avoir fait quelque découverte, par la trahison d’un des gens de M Lovelace. Je ne sais pas de quoi il est question ; mais on se propose d’en faire usage. Il n’y aurait qu’un méchant caractère qui pût s’être vanté de la bonté qu’une femme a pour lui, et qui eût été capable de trahir ses secrets. M Lovelace, j’ose le dire, est trop galant homme pour être soupçonné de cette bassesse. S’il ne l’est pas, quelle sûreté y aura-t-il jamais pour de jeunes et innocentes créatures telles que nous ? Ils ont une idée qui leur vient, je crois, de cette fausse Betty : c’est que vous avez dessein de prendre quelque chose pour vous rendre malade, ou dans d’autres vues. Ils doivent chercher, dans tous vos tiroirs, des fioles, des poudres, et les choses de cette nature. Voilà une recherche bien étrange ! Quel malheur pour une jeune fille, d’avoir des parens si soupçonneux ! Grâces au ciel, ma mère n’est pas à présent de ce caractère. Si l’on ne trouve rien, vous serez traitée plus doucement par votre papa le jour du grand jugement, comme je crois pouvoir le nommer. Cependant, malade ou non, hélas ! Ma chère cousine, il n’y a que trop d’apparence que vous serez mariée. Betty l’assure, et je n’en doute plus. Mais votre mari doit retourner chez lui tous les jours au soir, jusqu’à ce que vous soyiez réconciliée avec lui : ainsi, la maladie ne sera pas un prétexte qui puisse vous sauver. Ils sont persuadés qu’après votre mariage, vous serez une des plus excellentes femmes du monde. C’est ce que je ne serais pas, je vous assure, si je n’avais du goût pour mon mari. M Solmes leur répète sans cesse qu’il obtiendra votre amour à force de bijoux et de riches présens. Le vil flatteur ! Je souhaiterais de le voir marié avec Betty Barnes, et qu’il prît la peine de la battre chaque jour, jusqu’à ce qu’il l’eût rendue bonne. Enfin, mettez en lieu de sûreté tout ce que vous ne voulez pas laisser sous leurs yeux ; et brûlez cette lettre, je vous en conjure. Gardez-vous bien, ma très-chère cousine, de rien prendre qui puisse nuire à votre santé. Cette voie serait inutile, et le danger en serait terrible pour ceux qui vous aiment aussi tendrement que votre, etc. D H. Après avoir lu cette lettre, il s’en est fallu peu que je n’aie repris mon premier projet, sur-tout lorsque j’ai considéré que ma lettre de révocation n’est point encore partie, et que mon refus va m’exposer à des disputes fort vives avec M Lovelace : car je ne pourrai me dispenser de le voir un moment, dans la crainte qu’il ne s’emporte à quelque violence. Mais le souvenir de vos termes, ces délicatesses auxquelles je dois renoncer, dès que j’aurai quitté la maison de mon père, joint aux motifs encore plus puissans du devoir et de la réputation, m’ont déterminée encore une fois contre la téméraire démarche. Quand mes agitations et mes larmes ne feraient aucune impression sur mes amis, il est incroyable que je ne puisse obtenir un mois, quinze jours, une semaine ; et mes espérances augmentent pour quelque délai, depuis que je sais de ma cousine, que ce bon docteur Lewin refuse de se prêter à leur entreprise sans mon consentement, et qu’il juge qu’on me traite avec une véritable cruauté. Il me vient à l’esprit une nouvelle ressource : sans faire connaître de quoi je suis informée, je ferai valoir mes scrupules de conscience, et je demanderai le temps de consulter cet habile théologien. Avec la force que je donnerai à ma demande, il est certain qu’elle sera secondée par ma mère. Ma tante Hervey et Madame Norton ne manqueront pas de venir à l’appui. Le délai suivra infailliblement, et je m’échappe au travers de l’avenir. Mais s’ils sont déterminés à la violence ! S’ils ne m’accordent aucun délai ! Si personne ne se laisse attendrir ! S’il est résolu que la fatale formule sera lue sur ma main tremblante et forcée ! Alors… hélas ! Que ferai-je alors ? Je ne puis que… mais que puis-je ? ô ma chère ! Ce Solmes ne recevra jamais mes sermens. J’y suis trop résolue. Je prononcerai, non, non, aussi long-temps que j’aurai la force de parler. Qui osera donner le nom de mariage à cette horrible violence ? Il est impossible qu’un père et une mère puissent autoriser de leur présence une si affreuse tyrannie. Mais si les miens se retirent, et s’ils abandonnent l’exécution à mon frère et à ma sœur, je n’ai point de miséricorde à espérer. Voici quelques petits artifices, auxquels j’ai recours ; le ciel sait avec quelle répugnance. Je leur ai donné une sorte d’indice, par un bout de plume que j’ai laissé paraître dans un lieu où ils trouveront une partie de mes provisions secretes, que je veux bien leur abandonner. J’ai laissé, comme par négligence, deux ou trois essais de ma propre écriture, dans un endroit où ils peuvent être aperçus. J’ai abandonné aussi dix ou douze lignes d’une lettre que j’ai commencée pour vous, dans laquelle je me flatte que, malgré les apparences qui sont contre moi, mes amis se relâcheront. Ils savent de votre mère, par mon oncle Antonin, que je reçois de temps en temps une lettre de vous. Je déclare, dans le même fragment, ma ferme résolution de renoncer à l’homme pour lequel ils ont tant de haine, lorsqu’ils m’auront délivrée des persécutions de l’autre. Près de ces essais, j’ai laissé la copie d’une ancienne lettre, qui contient divers argumens convenables à ma situation. Peut-être que, les lisant ainsi par hasard, ils y trouveront quelque motif de faveur et d’indulgence. Je me suis réservé, comme vous pouvez le croire, assez d’encre et de plumes pour mon usage ; et j’en ai même une partie dans le grand cabinet de verdure, où je les ferai servir à mon amusement, pour me distraire, si je le puis, des idées noires qui m’obsedent, et de tant de craintes qui ne peuvent qu’augmenter jusqu’au grand jour. Clarisse Harlove.