Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 90

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 375-376).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

mardi à 9 heures du matin. Si je vous aime encore ! M’est-il possible de ne vous pas aimer, quand je le voudrais ? Vous pouvez vous figurer comment je suis demeurée interdite en ouvrant votre lettre, qui m’apprend la première nouvelle… grand dieu du ciel et de la terre ! Mais… mais que puis-je dire ? Je mourrai d’impatience, si vous me faites trop attendre vos explications. Que le ciel ait pitié de moi ! Mais est-il possible… ma mère sera sans doute bien étonnée. Comment lui annoncerai-je cet évènement ? Hier au soir, à l’occasion de quelques défiances que votre insensé d’oncle lui avait inspirées, je l’assurais encore, fondée sur vos propres déclarations, que ni homme ni diable ne vous ferait jamais faire un pas qui ne fût conforme aux plus scrupuleuses loix de l’honneur. Mais, encore une fois, est-il possible… quelle femme, à ce compte… mais je prie le ciel qu’il vous conserve. Qu’il ne vous échappe rien dans vos lettres. Adressez-les moi néanmoins chez M Knollis, jusqu’au premier éclaircissement. Observez, ma chère, que toutes mes exclamations ne sont point une manière de vous blâmer. Je ne vois de coupables que vos amis. Cependant je ne conçois pas comment vous avez pu changer de résolution. Mon embarras est extrême pour faire cette ouverture à ma mère. Cependant, si je lui laisse le temps d’être informée par un autre, et qu’elle apprenne ensuite que je l’ai été plutôt qu’elle, je ne lui persuaderai jamais que je n’aie pas eu de part à votre évasion. Que je meure néanmoins, si je sais quelle voie prendre ! Mais c’est vous causer de la peine, quoique assurément sans en avoir l’intention. Je dois vous répéter mon dernier conseil : si vous n’êtes point encore mariée, gardez-vous de différer la cérémonie. Dans l’état où sont les choses, je souhaiterais qu’on pût penser que vous étiez mariée secrétement avant votre départ. Si ces hommes font valoir, et souvent pour notre malheur, le terme d’ autorité lorsque nous sommes à eux, pourquoi n’en tirerions-nous pas quelque avantage, dans un cas tel que le vôtre, pour le soutien de notre réputation, lorsqu’ils nous engagent à violer des droits plus naturels que les leurs ? Ce qui me chagrine presque autant que tout le reste, c’est que votre frère et votre sœur sont au comble de leurs désirs. Je ne doute pas qu’à présent le testament ne soit altéré à leur gré, et que le dépit ne produise d’autres effets de cette nature. On m’avertit à ce moment, que Miss Loyd et Miss Bidulphe demandent à me voir. On me dit que leur impatience est extrême. Vous jugez aisément du motif qui les amène. Je verrai ma mère avant que de leur parler. Le moyen de me justifier est de lui montrer votre lettre. Il me sera impossible de lui dire un mot, jusqu’à ce qu’elle se soit mise elle-même hors d’haleine. Pardon, ma chère. C’est la surprise qui me dicte tout ce que j’écris. Si votre messager était moins pressé, et si je n’avais pas ici nos deux amies qui m’attendent, je ferais une autre lettre, dans la crainte que celle-ci ne vous afflige. Je remets votre linge au messager. Si vous desirez quelque chose qui ne me soit pas absolument impossible, donnez des ordres sans réserve à votre fidèle. Anne Howe.