Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 94

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 393-394).


Lovelace à M Belford.

à Saint-Albans, lundi au soir. Tandis que l’idole de mon cœur prend un peu de repos, je dérobe quelques momens au mien, pour exécuter ce que je t’ai promis. Nulle poursuite ; et je t’assure que je n’en ai redouté aucune, quoiqu’il ait fallu feindre des craintes pour en inspirer à ma charmante. Apprends, cher ami, qu’il n’y eut jamais de joie aussi parfaite que la mienne. Mais laisse-moi jeter les yeux un moment sur ce qui se passe : l’ange ne serait-il pas disparu ? Ah ! Non. Pardonne mes inquiétudes. Elle est dans l’appartement voisin du mien. Elle est à moi ! Pour toujours à moi. " ô transports ! Mon cœur, pressé de joie et d’amour, cherche à s’ouvrir un passage pour s’élancer dans son sein ". Je savais que toutes les combinaisons de la stupide famille étoient autant de machines qui se remuaient en ma faveur. Je t’ai dit qu’ils travaillaient tous pour moi, comme de misérables taupes qui s’agitent sous terre, et plus aveugles que les taupes même, puisqu’ils travaillaient pour moi sans le savoir. J’étais le directeur de tous leurs mouvemens, qui s’accordaient assez avec la malignité de leurs cœurs, pour leur faire croire que c’était leur propre ouvrage. Mais pourquoi dire que ma joie est parfaite ? Non, non : elle est diminuée par les mortifications de mon orgueil. Comment puis-je supporter l’idée que je dois plus aux persécutions de ses proches, qu’à son penchant pour moi, ou qu’au moindre sentiment de préférence ? C’est du moins ce que j’ai le chagrin d’ignorer encore. Mais je veux écarter cette pensée. Si je m’y abandonnais trop, il en pourrait coûter cher à cette adorable fille. Réjouissons-nous qu’elle ait passé le Rubicon ; que le retour lui soit devenu impossible ; que, suivant les mesures que j’ai prises, ses implacables persécuteurs croient sa fuite volontaire ; et que, si je doute de son amour, je puisse la mettre à des épreuves aussi mortifiantes pour sa délicatesse, que flatteuses pour mon orgueil ; car, je ne fais pas difficulté de te l’avouer, si je pouvais croire qu’il restât la moindre incertitude au fond de son cœur sur la préférence qu’elle me doit, je la traiterais sans pitié. Mardi à la pointe du jour. Je retourne, sur les aîles de l’amour, aux pieds de ma charmante, qui valent pour moi le plus glorieux trône de l’univers. Ses mouvemens me font juger qu’elle est déjà sortie du lit. Pour moi, je n’ai pas fermé l’œil pendant une heure et demie que j’ai invité le sommeil. Il semble que je sois trop élevé au-dessus de la matière, pour avoir besoin d’une réparation si vulgaire. Mais, pendant la route, et depuis notre arrivée, pourquoi, chère Clarisse ! N’ai-je entendu de toi que des soupirs et des marques de douleur ? Poussée par une injuste persécution, menacée d’une horrible contrainte, et si vivement affligée, néanmoins, après une heureuse délivrance, garde-toi… garde-toi bien… c’est dans un cœur jaloux que l’amour t’élève un temple ! Cependant il faut accorder quelque chose aux premiers embarras de sa situation. Lorsqu’elle se sera un peu familiarisée avec les circonstances, et qu’elle me verra religieusement soumis à toutes ses volontés, sa reconnaissance lui fera mettre quelque distinction, sans doute, entre la prison d’où elle est sortie, et la liberté qu’elle se réjouira d’avoir obtenue. Elle vient ! Elle vient ! Le soleil se lève pour l’accompagner. Toutes mes défiances se dissipent à son approche, comme les ténèbres de la nuit à l’aspect du soleil. Adieu, Belford. Avec la moitié seulement de mon bonheur, tu serais, après moi, le plus heureux de tous les hommes.