Histoire de Rome Livre XIV

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Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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AMMIEN MARCELLIN.

Les treize premiers livres manquent.

LIVRE XIV.
SOMMAIRE DES CHAPITRES.

I. Caractère odieux de César Gallus. II. Irruption des Isauriens. III. Tentative avortée des Perses. IV. Incursions des Sarrasins. Leurs mœurs. V. Supplices des partisans de Magnence. VI. Corruption du sénat et du peuple romain. VII. Barbarie et fureurs de Gallus. VIII. Description des provinces d’Orient. IX. Nouvelles cruautés de César Gallus. X. Constance donne la paix aux Allemands, qui l’implorent. XI. Gallus est mandé par l’empereur, et décapité.

An 359 ap. J.-C.)

I. On avait traversé les hasards d’une lutte interminable, et l’abattement s’emparait des deux partis après cette succession terrible d’efforts et de périls. Mais les sons de la trompette n’avaient pas cessé, les troupes n’étaient pas rentrées dans leurs cantonnements, que déjà le courroux non désarmé de la fortune ouvrait à l’État une série nouvelle de calamités, par les forfaits du César Gallus. D’un excès d’abaissement monté bien jeune encore, et par un retour inespéré du sort, au plus haut rang après le rang suprême, ce prince franchit bientôt les limites du pouvoir qui lui était confié, et souilla toute son administration par des actes d’une cruauté sauvage. L’éclat d’une parenté avec la famille impériale, rehaussé du nom de Constance, dont il venait d’être décoré, exaltait au plus haut degré son arrogance, et il était visible pour tous que la force seule lui manquait pour porter ses fureurs jusqu’à l’auteur même de son élévation. Sa femme, par ses conseils, irritait encore ses féroces instincts. Fille de Constantin, qui l’avait, en premières noces, mariée au roi Annibalien, son neveu, elle était démesurément enorgueillie d’appeler l’empereur régnant son frère. C’était Mégère incarnée : non moins altérée que son mari du sang humain, sans cesse elle excitait son penchant à le répandre.

L’âge chez un tel couple ne fit que développer de plus en plus la science du mal. Il s’était organisé une police ténébreuse, composée des agents les plus perfidement habiles à tout envenimer dans des rapports de complaisance ; et c’était par ces sourdes manœuvres que les accusations de se livrer à la magie ou de prétendre au trône allaient frapper les têtes les plus innocentes. La soudaine catastrophe de Clémace, personnage éminent d’Alexandrie, marque surtout l’essor d’une tyrannie qui ne s’arrête plus aux crimes vulgaires. La belle-mère de ce dernier, éprise, dit-on, pour lui d’une vive passion, et n’ayant pu l’amener à y répondre, était parvenue à se glisser dans le palais par une entrée secrète ; et là, faisant briller aux yeux de la reine un collier du plus grand prix, avait obtenu qu’un ordre d’exécution fût dépêché à Honorat, comte d’Orient. L’ordre reçu, Clémace, à qui l’on n’avait rien à imputer, est mis à mort avant d’avoir pu même ouvrir la bouche.

Après cet acte inouï, symptôme d’un arbitraire sans frein, chacun dut trembler pour d’autres victimes. En effet, sur l’ombre même d’un soupçon, les arrêts de mort, les confiscations se multiplièrent. Les infortunés qu’on arrachait à leurs pénates, sans leur laisser que la plainte et les larmes, en étaient réduits pour vivre à errer, tendant la main ; et jusqu’aux simples prescriptions de l’ordre public devenaient les auxiliaires d’un pouvoir impitoyable, en fermant à ces malheureux les portes des riches et des grands. On dédaignait de s’entourer des plus ordinaires précautions de la tyrannie. Pas un accusateur, même d’office, ne fit entendre sa voix subornée, ne fût-ce que pour jeter sur cet amas d’énormités une ombre de formes juridiques. Ce qu’une volonté de fer avait dicté était tenu pour légal et pour juste, et l’exécution suivait de près la sentence.

On imagina encore de ramasser des gens sans aveu, de condition trop vile pour attirer l’attention de personne ; et on les envoyait à la découverte dans chaque rue d’Antioche. Ces misérables allaient, venaient d’un air d’indifférence, se mêlant surtout aux groupes des gens de distinction, pénétrant dans les maisons riches sous prétexte d’obtenir une aumône. La tournée finie, chacun d’eux rentrant au palais par quelque porte dérobée, y faisait rapport de ce qu’il avait entendu ou recueilli de la seconde main. Un concert remarquable existait entre ces relations, d’abord pour mentir ou amplifier du double, ensuite pour supprimer toute expression laudative que la terreur aurait pu arracher de quelques bouches. Plus d’une fois il arriva qu’un mot dit à l’oreille, dans le secret de l’intimité, par un mari à sa femme, même sans témoin domestique, fut le lendemain su par César, qui semblait posséder les facultés divinatoires des Amphiaraüs et des Marcius d’autrefois. On en vint à craindre d’avoir les murs même pour confidents. Cette fureur d’inquisition était encore aiguillonnée par la reine, qui semblait pousser impatiemment la fortune de son mari vers le précipice. Mieux inspirée, elle eût exercé pour le faire rentrer dans les voies de la clémence et de la vérité ce don de persuasion que la nature a donné à son sexe. Elle avait un beau modèle à suivre dans la femme de l’empereur Maximin, cette princesse que l’histoire des deux Gordiens a montrée constamment occupée du soin d’adoucir son féroce époux.

On vit Gallus, en dernier lieu, ne pas reculer devant un moyen périlleux autant qu’infâme, et dont Gallien, dit-on, avait fait jadis l’essai à Rome, au grand déshonneur de son administration. C’était de parcourir sur le soir les carrefours et les tavernes avec un petit nombre de satellites qui cachaient des épées sous leurs robes, s’enquérant à chacun en grec, langue dont l’usage lui était familier, de ce qu’on pensait de César. Voilà ce qu’il osa faire au milieu d’une ville ou l’éclairage de nuit rivalise avec la clarté du jour. A la longue cependant l’incognito s’éventa. Gallus, voyant alors qu’il ne pouvait mettre le pied dehors sans être reconnu, ne se permit plus d’excursions qu’en plein jour, et seulement quand il se croyait appelé par un intérêt sérieux. Mais l’impression de dégoût causée par une telle pratique n’en fut pas moins longtemps à s’effacer.

Thalasse, alors préfet du prétoire en assistance, esprit non moins intraitable que le prince, spéculait en quelque sorte sur l’irritation de cette nature farouche, pour la pousser à plus d’excès. Au lieu de chercher à ramener son maître par la douceur et la raison, comme l’ont parfois tenté avec succès ceux qui approchent les dépositaires du pouvoir, il prenait, au moindre dissentiment, une attitude d’opposition et de contrôle qui ne manquait pas de provoquer des accès de rage. Thalasse écrivait souvent à l’empereur, exagérant encore le mal, et affectant, on ne sait dans quelle vue, de faire que Gallus sût qu’il agissait ainsi. Grand surcroît d’exaspération pour ce dernier, qui se précipitait alors, à tout hasard, contre l’obstacle, et ne s’arrétait, non plus qu’un torrent ; dans la voie de révolte où il s’était lancé.

II. D’autres calamités affligeaient encore l’Orient à cette époque. On commît l’habitude inquiète des Isauriens : tantôt dans un état de calme apparent, et tantôt répandant partout la désolation par leurs courses inopinées, quelques actes de déprédation tentés furtivement de loin en loin leur ayant réussi, ils s’enhardirent par l’impunité jusqu’à se lancer dans une agression sérieuse. Ces hostilités jusque-là n’avaient eu que leur turbulence pour cause. Cette fois, et avec une sorte de jactance, ils mettaient en avant le sentiment national, révolté par un outrage insigne. Des prisonniers isauriens (chose inouïe !), avaient été livrés aux bêtes dans l’amphithéâtre d’Iconium en Pisidie : « La faim, a dit Cicéron, ramène les animaux féroces où ils ont une fois trouvé pâture. » Des masses de ces barbares désertent donc leurs rocs inaccessibles, et viennent, comme l’ouragan, s’abattre sur les côtes. Cachés dans le fond des ravins ou de creux vallons, ils épiaient l’arrivée des bâtiments de commerce, attendant pour agir que la nuit fût venue. La lune, alors dans le croissant, ne leur prêtait qu’assez de lumière pour observer, sans que leur présence fut trahie. Dés qu’ils supposaient les marins endormis, ils se hissaient des pieds et des mains le long des câbles d’ancrage, escaladaient sans bruit les embarcations, et prenaient ainsi les équipages à l’improviste. Excitée par l’appât du gain, leur férocité n’accordait de quartier à personne, et, le massacre terminé, faisait, sans choisir, main basse sur tout le butin.

Ce brigandage toutefois n’eut pas un long succès. On finit par découvrir les cadavres de ceux qu’ils avaient tués et dépouillés, et dès lors nul ne voulut relâcher. dans ces parages. Les navires évitaient la côte d’Isaurie comme jadis les sinistres rochers de Sciron, et rangeaient de concert le littoral opposé de l’île de Chypre. Cette défiance se prolongeant, les Isauriens quittèrent la plage qui ne leur offrait plus d’occasion de capture, pour se jeter sur le territoire de leurs voisins de Lycaonie. Là, interceptant les routes par de fortes barricades, ils rançonnaient pour vivre tout ce qui passait, habitants ou voyageurs. Il y eut alors un mouvement de colère parmi les troupes romaines cantonnées dans les municipes nombreux du pays, ou dans les forts de la frontière. Mais l’invasion néanmoins ne laissait pas de s’étendre ; car dans les premiers engagements qui eurent lieu, soit avec le gros des barbares, soit avec leurs partis détachés, les nôtres, partout inférieurs en nombre, ne combattirent qu’avec désavantage des ennemis nés et nourris au milieu des montagnes, gravissant toutes leurs aspérités avec la même aisance que nous marchons en plaine, et qui tantôt vous accablent de loin sous une grêle de traits, tantôt sèment l’épouvante par d’affreux hurlements. Souvent nos soldats, forcés pour les suivre d’escalader des pentes abruptes, en glissant et en s’accrochant aux ronces et aux broussailles des rochers, voyaient tout à coup, après avoir gagné quelque pic élevé, le terrain leur manquer pour se développer et manœuvrer de pied ferme. Il fallait alors redescendre, au hasard d’être atteints par les quartiers de roches que l’ennemi, présent sur tous les points, faisait rouler sur leurs têtes ; ou, s’il y avait nécessité de faire halte et de combattre, se résigner à périr sur place, écrasés par la chute de ces blocs monstrueux.

Finalement, on eut recours à une tactique mieux entendue : c’était d’éviter d’en venir aux mains tant que l’ennemi offrirait le combat sur les hauteurs, mais de tomber dessus, comme sur un vil troupeau, dès qu’il se montrerait en rase campagne. Des partis d’Isauriens s’y risquèrent souvent, et furent chaque fois taillés en pièces avant qu’un seul homme eût pu se mouvoir, ou brandir l’un des deux ou trois javelots dont ce peuple marche ordinairement armé.

Ces brigands commencèrent alors à regarder comme dangereuse l’occupation de la Lycaonie ; car c’est généralement un pays de plaines, et plus d’une expérience leur avait démontré qu’ils ne pouvaient tenir contre nous en bataille rangée. Ils prennent donc des routes détournées, et pénètrent en Pamphilie, contrée intacte depuis longtemps, mais que la crainte de l’invasion et de ses désastres avait fait couvrir de postes militaires très rapprochés, et de fortes garnisons. Comptant sur la vigueur de leurs corps et l’agilité de leurs membres, ils s’étaient flattés de prévenir, par une marche forcée, la nouvelle de leur irruption ; mais les sinuosités du chemin qu’ils s’étaient tracé, et l’élévation des crêtes à franchir, leur prirent plus de temps qu’ils n’avaient pensé. Et lorsque, surmontant ces premiers obstacles, ils arrivèrent aux escarpements da fleuve Mélas, dont le lit, profondément encaissé, forme une sorte de circonvallation autour de la contrée, la peur s’empara d’eux, d’autant plus qu’il était nuit close ; et il fallut faire halte jusqu’au jour. Ils avaient compté passer le fleuve sans coup férir, puis tout surprendre et ravager à l’autre bord. Mais il leur restait à subir de rudes épreuves, et en pure perte. Au lever du jour, ils voient devant eux des rives ardues, un canal étroit mais profond, qu’il faut renoncer à franchir à la nage. Tandis qu’ils cherchent à se procurer des barques de pêcheurs, ou fabriquent à la hàte des radeaux en joignant ensemble des troncs d’arbres, les légions, qui hivernaient dans les environs de Sida, se portent en un clin d’œil sur la rive opposée, y plantent résolument leurs aigles, et, improvisant un rempart de leurs boucliers habilement joints, n’eurent plus qu’à tailler en pièces tout ce qui se hasarda sur les radeaux, ou tenta le passage à l’aide des troncs d’arbres creusés. Les Isauriens, après s’être épuisés en efforts inutiles, cédèrent à la crainte autant qu’à la force ; et, marchant à l’aventure, arrivèrent à Laranda, où ils passèrent quelque temps à se ravitailler et à se refaire. Revenus enfin de leur effroi, ils allaient tomber sur les riches bourgades des environs, quand l’approche fortuite d’un détachement de cavalerie, dont ils n’osèrent soutenir le choc dans une plaine, les contraignit de faire retraite. Tout en se repliant néanmoins, ils ne laissèrent pas de convoquer l’arrière-ban de leur jeunesse en état de porter les armes.

La faim, dont ils éprouvaient de nouveau les extrémités, les amène ensuite devant une ville nommée Paléa, voisine de la mer, et ceinte de fortes murailles : c’est encore aujourd’hui le magasin central des subsistances du corps d’occupation de l’Isaurie. Ils furent arrêtés devant cette forteresse trois jours et autant de nuits. Mais comme la place est sur un plateau qu’on ne peut escalader qu’à découvert, et que ni les travaux de mine ni aucun autre moyen de guerre n’était pour eux praticable, ils levèrent le siège, la douleur dans l’âme, mais poussés par la nécessité à tenter ailleurs quelque grand coup.

Cet échec avait redoublé leur rage, aiguillonnée déjà par le désespoir et la faim. Bientôt toute cette masse, grossie des nouvelles recrues, s’élance avec une impétuosité irrésistible pour saccager la ville métropole de Séleucie. Le comte Castrice occupait alors cette place avec trois légions de vétérans aguerris. Au signal de leurs chefs, avertis à propos de l’approche des Isauriens, les troupes, aussitôt sur pied, font en avant un mouvement rapide, et, passant à la course le pont du fleuve Calicadne, dont les profondes eaux baignent le pied des tours qui protègent la ville, vont se ranger en bataille sur l’autre bord. Défenses furent faites néanmoins d’escarmoucher et de sortir des rangs ; car tout était à redouter de l’aveugle furie de ces bandes, supérieures en nombre, et toujours prêtes à se jeter, au mépris de la vie, jusque sur la pointe de nos armes. Toutefois le son lointain des clairons et l’aspect d’une force régulière refroidirent un peu l’ardeur des barbares. Ils font halte, puis s’ébranlent de nouveau, mais cette fois d’un pas mesuré, et brandissant de loin leurs glaives d’un air de menace. Les nôtres, pleins de résolution, voulaient marcher à l’ennemi enseignes déployées, et frappaient de leurs piques sur leurs boucliers ; moyen d’excitation toujours efficacement employé chez les soldats, et qui déjà produisait l’effet opposé chez leurs adversaires. Mais les chefs arrêtèrent cet élan : ils avaient réfléchi sur l’inconséquence de s’engager à découvert, quand on avait derrière soi l’abri de fortes murailles. On fait donc rentrer les troupes, qui sont distribuées sur les terrasses et postées aux créneaux avec provision de toute espèce de projectiles, afin d’accabler, sous une grêle de pierres et de traits, tout ce qui se montrerait à portée. Les assiégés, cependant, avaient un grave sujet d’inquiétude. L’abondance régnait chez les Isauriens, qui avaient pu s’emparer des bateaux de l’approvisionnement des grains ; tandis qu’au dedans des murs, les ressources ordinaires s’épuisant par la consommation de chaque jour, on se voyait menacé prochainement de toutes les horreurs de la famine.

Le bruit de ces événements se répandit, et dépêches sur dépêches en portèrent les détails à la connaissance de Gallus. Le prince s’en émut ; et comme le général de la cavalerie était occupé au loin, il enjoignit à Nébride, comte d’Orient, de rassembler des forces de tous côtés, pour dégager à tout prix une possession si importante et par la grandeur de la ville et par les avantages de sa situation. A cette nouvelle, les Isauriens décampent ; puis, sans rien tenter de plus qui soit digne de remarque, ils se dispersent, suivant leur tactique ordinaire, et regagnent leurs monts inaccessibles.

III. Les choses en étaient là du côté de l’Isaurie. Le roi de Perse alors se trouvait engagé de sa personne dans une guerre de frontières avec des peuplades belliqueuses qui tour à tour, suivant le caprice du moment, sont pour lui des voisins hostiles ou des auxiliaires contre nous. Mais l’un de ses grands officiers, nommé Nohodarès, avait mission de harasser la Mésopotamie, et surveillait nos mouvements avec une inquiète vigilance, épiant le moment propice pour une irruption. Nobodarès, qui savait que cette contrée, constamment exposée aux insultes, était gardée dans toutes les directions par des postes et des ouvrages de défense, crut devoir faire un circuit sur la gauche, et alla s’embusquer sur la lisière de l’Osdroène ; manœuvre dont il est peu d’exemples, et qui, si elle eût réussi, aurait eu les effets de la foudre. On va pouvoir en juger.

A peu de distance de l’Euphrate, en Mésopotamie, on trouve Batné, fondée autrefois par les Macédoniens, aujourd’hui ville municipale. C’est la résidence d’un grand nombre de riches négociants, et le centre d’un commerce très actif, tant en produits de l’Inde et de la Sérique, qu’en denrées de toute provenance qui affluent sur ce marché par terre et par mer, et chaque année, dans les premiers jours de septembre, y attirent en foule des trafiquants de tous degrés. C’étaient précisément ces jours d’encombrement et de tumulte que Nohodarès avait marqués pour un coup de main. Il attendait le moment, caché parmi les hautes herbes des rives solitaires de l’Aboras ; mais sa présence nous fut révélée par quelques-uns des siens que la crainte d’un châtiment avait fait déserter. Dès lors il abandonna son embuscade sans oser frapper un seul coup, et parut s’endormir dans une complète inaction.

IV. D’un autre côté, les Sarrasins, que je ne nous souhaite ni pour amis ni pour ennemis, se montraient soudain, tantôt sur un point tantôt sur un autre, déprédateurs rapides de tout ce qui se trouvait sur leur chemin, et pareils au milan ravisseur, qui fond sur sa proie d’aussi haut qu’il la découvre ; également prompt à disparaître, soit qu’il ait pu la saisir, ou qu’il ait manqué son coup. J’ai déjà parlé des habitudes de ce peuple en traçant l’histoire de l’empereur Marc-Aurèle et de quelques-uns des règnes suivants : j’en dirai encore deux mots. Répandue sur une région qui s’étend depuis l’Assyrie jusqu’aux cataractes du Nil et aux confins du pays des Blemmyes, cette race a même physionomie partout. Tous sont guerriers d’instinct, vont à demi nus, n’ayant pour tout vêtement qu’une courte casaque bigarrée, et changent continuellement de place, en paix comme en guerre, à l’aide de leurs coursiers agiles et de leurs maigres chameaux. Pas une main chez eux ne touche la charrue, ne cultive une plante, ne demande la subsistance de l’homme à la terre. Tout ce peuple erre indéfiniment dans de vastes solitudes, sans foyer, sans assiette fixe, et sans loi. Aucun ciel, aucun sol n’a de quoi l’arrêter longtemps. L’émigration est sa vie là, l’union de l’homme et de la femme n’est qu’un contrat de louage : pour toute forme matrimoniale, l’épouse, fiancée à prix fait et à temps, apporte, en manière de dot, une lance et une tente à son mari, se tenant prête, le terme expiré, à le quitter au moindre signe. On ne saurait dire avec quelle fureur, dans cette nation, les deux sexes s’abandonnent à l’amour. L’existence y est si mobile, qu’une femme se marie en un lieu, accouche dans un autre, et élève ses enfants loin de là, sans avoir, un moment, pris domicile. Ils se nourrissent universellement de venaison, de lait que leurs bestiaux fournissent en abondance, de plusieurs sortes d’herbes, dont leur sol offre une grande variété, et, quand ils peuvent, d’oiseaux pris au piège. Presque tous ceux que nous avons vus ignoraient l’usage du pain et du vin. C’est assez parler de cette nation dangereuse ; reprenons notre récit.

V. Durant ces agitations de l’Orient, Constance, qui avait fixé sa résidence d’hiver à Arles, y célébrait fastueusement, par la pompe des jeux du Cirque et des représentations théâtrales, la trentième année de son règne, accomplie le 6 des ides d’octobre (10 octobre). Un penchant à la tyrannie, de plus en plus prononcé, lui faisait accueillir toute accusation, quelque chimérique ou douteuse qu’elle fût, comme positive et démontrée. Le comte Géronce entre autres, qui avait été du parti de Magnence, fut d’abord livré à la torture, puis envoyé en exil. Comme le plus léger attouchement révolte la sensibilité dans une partie malade, de même, pour cet esprit pusillanime et borné, le moindre bruit se traduisait en attentat, en complot formé contre sa vie. Ce qu’il fit de victimes par peur suffit à transformer sa victoire en calamité publique. Si élevé qu’on fût comme militaire ou comme honorable, ou par la considération acquise parmi les siens, on pouvait, sur un propos, sur un soupçon, se voir chargé de chaînes et traîné comme une bête fauve ; et, sans même qu’un accusateur intervînt, on vous avait interrogé, ou seulement cité ; votre nom avait été prononcé ; c’était assez pour qu’il s’ensuivît un arrêt de mort, de proscription ou d’exil.

Ces frayeurs sanguinaires, cette inquiétude fougueuse qui s’emparaient du prince à l’idée seule d’une atteinte portée à son pouvoir ou à sa personne, une homicide adulation travaillait encore à les accroître. C’était autour de lui comme un concert d’exagérations perfides, de doléances simulées, d’hypocrites déclamations sur les périls de cette vie précieuse, à laquelle tenaient, comme par un fil, les destinées de l’univers. Aussi est-il sans exemple qu’au moment où, suivant l’usage, le tableau des jugements rendus lui était soumis, il ait jamais révoqué une condamnation de cette nature ; clémence assez commune pourtant chez les souverains les plus impitoyables. Et l’âge, qui d’ordinaire amortit les instincts féroces, ne fit que les développer chez lui, excité comme il l’était par les encouragements de cette tourbe de flatteurs qui ne le quittait point.

Au milieu d’eux se distinguait Paul le notaire. Cet Espagnol, qui cachait une astuce profonde sous sa face imberbe, était d’une adresse merveilleuse à pénétrer dans les secrets de chacun pour y trouver de quoi le perdre. Il avait été envoyé en Bretagne avec mission de se saisir de quelques officiers signalés comme fauteurs du parti de Magnence, mais qui n’y avaient trempé qu’à leur corps défendant. Ce ministère de rigueur prit dans ses mains une extension indéfinie, comme l’inondation qui gagne de proche en proche ; et bientôt une multitude d’existences se trouvèrent menacées. Ce n’était que ruine et désolation sur ses pas. Les prisons se remplirent d’hommes nés libres, dont les membres quelque fois étaient brisés sous le poids des chaînes ; et cela, pour des crimes inventés à plaisir et dénués de toute vraisemblance. Tant d’excès aboutirent à une scène tragique, et qui imprime au règne de Constance une tache ineffaçable.

Martin, qui administrait ces provinces comme lieutenant des préfets, déplorait amèrement des actes d’un si odieux arbitraire. Souvent il avait intercédé en faveur des victimes, demandant grâce pour les innocents. Ne pouvant rien obtenir, il déclare en dernier lieu qu’il va se démettre de sa charge, croyant par cette menace intimider l’informateur sans pitié, et l’empêcher de tirer les gens de leur repos pour en faire des coupables. Paul craignit en effet que sa propre influence n’en souffrit ; et, par un trait nouveau de cette fatale habileté qui lui a valu le surnom de Catena (chaîne), au moment où le préfet par intérim défendait le plus chaudement les intérêts de ses administrés, il sut l’engager lui-même dans le danger commun. Déjà il pressait l’arrestation du nouveau prévenu, dans l’intention de le conduire enchaîné avec les autres à la cour de l’empereur. Martin, en présence d’un péril si pressant, se jette sur Paul l’épée nue, mais il frappa d’une main mal assurée, et, voyant le coup sans effet, tourna l’arme contre lui-même, et s’en perça le flanc. Ainsi périt misérablement le plus honnête des hommes, en s’efforçant de sauver des milliers d’infortunés. Après tant d’atrocités, Paul, tout couvert de sang, revint au camp où se trouvait l’empereur, traînant après lui une foule de captifs, tous pliant sous le poids des chaînes, et dans le plus déplorable état de misère et d’accablement. A leur arrivée ils trouvèrent les chevalets dressés, et le bourreau comme en permanence, au milieu de l’appareil des tortures. Ceux-ci furent proscrits, ceux-là exilés ; le reste passa par le glaive. Car dans tout ce règne de Constance, où il suffisait d’un soupçon pour mettre en jeu les instruments de supplice, on aurait peine à trouver un seul exemple d’acquittement.

VI. Orfite, à cette époque, gouvernait à titre de préfet la ville éternelle, et, dans l’exercice de cette charge, dépassait audacieusement les bornes d’un pouvoir délégué ; esprit capable et rompu à la pratique des affaires, mais en qui le défaut de culture se montrait à un degré presque honteux chez un homme bien né. Il éclata sous son administration des séditions graves, causées par la disette du vin, cette boisson dont l’usage immodéré est si fréquemment la cause immédiate des soulèvements populaires. Mais je me figure l’étonnement d’un étranger à qui ce livre tomberait entre les mains, en ne trouvant qu’émeutes, scènes d’ivrognerie, et autres semblables turpitudes, dans la relation de ce qui s’est passé à Rome à cette époque. Une explication est donc indispensable. Je la ferai courte et sincère autant qu’il dépendra de moi, et sans porter à la vérité aucune atteinte volontaire.

Au moment où cette Rome, dont la durée égalera celle du genre humain, apparut sur la scène du monde, un pacte eut lieu cette fois entre la Fortune et la Vertu, jusque-là si divisées, pour favoriser d’un commun accord les développements merveilleux de la cité naissante. Que l’une ou l’autre eût fait défaut, et Rome restait au-dessous de ce faîte de gloire où elle est parvenue. Le peuple romain, à dater de son berceau jusqu’au temps où pour lui finit l’enfance, période de trois siècles environ, combat autour de ses murailles. De rudes guerres occupent encore son adolescence ; c’est alors qu’il franchit les Alpes et la mer. L’âge viril pour lui n’est plus qu’une suite de triomphes. Il parcourt le monde, et de chaque pays que visitent ses armes il rapporte une moisson de lauriers. Enfin la vieillesse le gagne, et, bien que son seul nom remporte encore des victoires, il aspire au repos. Alors la cité vénérable, satisfaite d’avoir courbé sous son joug les nations les plus fières, et fondé une constitution sauvegarde éternelle de la liberté de ses enfants, choisit au milieu d’eux les Césars, pour leur confier, en prudent chef de famille, la tutelle du patrimoine commun. Aujourd’hui plus d’inquiètes tribus, plus de centuries turbulentes, plus de tourmentes électorales ; partout la sérénité du temps de Numa. Et cependant il n’est pas un point du globe où Rome ne soit saluée de reine et de maîtresse, où l’on ne s’incline devant l’antique majesté du sénat, où le nom romain ne soit craint et respecté.

Mais le noble corps du sénat voit sa splendeur ternie par la légèreté dissolue de quelques-uns de ses membres, qui ne gardent plus de ménagements dans le vice, et se livrent à des égarements de tous genres, sans vouloir se rappeler sur quel sol ils ont pris naissance ; car, comme le dit le poëte Simonide : Point de bonheur complet si la patrie n’est glorieuse. Il en est parmi ces hommes qui croient éterniser leur nom en se faisant élever des statues : comme si l’on était mieux récompensé par d’inertes simulacres d’airain que par le témoignage de sa conscience ! Ils font même pour eux dorer le bronze ; hommage qu’Acilius Glabrion obtint le premier, quand, par sa conduite autant que par ses armes, il eut mis à fin la guerre d’Antiochus. Ah ! qu’il vaut mieux se mettre au-dessus d’honneurs si puérils, n’aspirer qu’à la vraie gloire, et n’y marcher que par cette voie longue et pénible que dépeint le poète d’Ascra ! J’en appelle à cet égard à l’exemple de Caton le Censeur. Comment se fait-il, lui disait-on an jour, que parmi tant de statues élevées aux hommes illustres de notre pays on ne voie pas figurer la vôtre ? « J’aime bien mieux, répondit-il, que les honnêtes gens disent : Comment n’est-elle pas là ? que : Comment s’y trouve-t-elle ? »

Les uns mettent la gloire suprême dans l’exhaussement singulier d’un carrosse, ou dans une fastueuse recherche de costume. Leur mollesse succombe sous ces manteaux à trame si déliée, qu’une simple agrafe retient autour du cou, et qu’on fait voltiger rien qu’en soufflant dessus. A tous moments vous les voyez en secouer les plis, surtout du côté gauche : c’est pour faire valoir les franges de la bordure et le curieux travail d’une tunique parsemée de figures d’animaux qui font corps avec le tissu. D’autres vous viennent de but en blanc, et d’un air d’importance, faire parade de leur immense fortune. Vous en avez pour un jour entier à écouter l’énumération de leurs biens, le détail de leurs revenus, qui vont se multipliant d’année en année. Ils ignorent apparemment que leurs ancêtres, qui ont étendu si loin la puissance romaine, ne brillaient guère par leurs richesses. Ces hommes, dont l’énergie, aux prises avec tous les maux de la guerre, a triomphé de tant d’obstacles, n’étaient pas mieux pourvus, mieux nourris, mieux vêtus que le dernier soldat. Oui, il fallut une quête pour inhumer le grand Publicola. On se cotisa parmi les amis de Régulus pour subvenir à l’entretien de sa veuve et de ses enfants. La fille adulte d’un Scipion ne fut dotée qu’aux dépens du trésor public. Un sentiment de pudeur s’empara du sénat en voyant cette vierge consumer dans le célibat ses belles années parce que son père était pauvre et servait au loin la patrie.

Allez, honnête étranger, vous présenter chez un de nos Crésus du jour, si gonflés de leur opulence. Au premier abord vous êtes reçu à bras ouverts ; il vous fait questions sur questions, jusqu’à vous obliger à mentir pour ne pas rester court. Émerveillé, vous chétif, d’être ainsi choyé dès la première vue par un personnage de cette importance, vous vous prenez à regretter de n’être pas venu à Rome dix ans plus tôt. Cette réception vous met en goût, vous y retournez le lendemain ; mais vous n’êtes plus qu’un intrus, un importun ; on vous fait attendre. Votre obligeant questionneur de la veille a bien d’autres affaires ! il compte ses espèces. Il lui faut une heure pour se rappeler qui vous êtes et d’où vous venez. Il se remet enfin votre figure, et vous voilà des siens. Mais après trois ans de cour assidue avisez-vous de faire une absence ; au retour, c’est à recommencer. Quant à s’enquérir de ce que vous êtes devenu, il y songe autant que si vous n’étiez plus du monde. Vous passeriez votre vie près de ce soliveau, sans faire un pas de plus.

Mais il se prépare un de ces dîners en plusieurs actes, festins interminables et meurtriers ; ou bien il s’agit de régler une distribution de sportules, suivant l’usage. Grave sujet de délibération. Donnera-t-on la préférence à un étranger sur telle autre personne à qui l’on doit un retour de politesse ? Le scrutin dit oui. Qui donc ira chercher l’invitation ? Celui qui aura, la nuit, fait sentinelle à la porte d’un cocher du cirque ; ou quelque maître en l’art de jouer aux dés ; ou le premier charlatan qui se dit possesseur de quelque grand secret. Porte fermée aux hommes de savoir et de principes ; ces gens ne sont bons à rien, et leur présence porte malheur. Ajoutez les fraudes intéressées des nomenclateurs ; race qui tire argent de tout, et ne se fait guère scrupule d’introduire un nom subreptice, ni d’imposer à l’hospitalité ou à la munificence des grands un inconnu ou même un indigne.

Je ne peindrai pas ces gouffres appelés banquets, ni les mille raffinements que la sensualité y déploie. Mais que dire de ces courses extravagantes au travers de la ville ? de ces chevaux lancés à toute bride, au mépris de tous dangers, sur le pavé rocailleux des rues, comme si l’on courait officiellement la poste avec les relais de l’État ? de cette multitude de valets, véritable bande de voleurs que l’on traîne après soi, sans laisser même, comme dans la comédie, Sannion pour garder le logis ? L’exemple a porté fruit. On voit les dames romaines, à l’abri de leur voile, courir en litière de quartier en quartier. A la guerre, un tacticien habile a soin de garnir de soldats pesamment armés tout son front de bataille ; mettant en seconde ligne les troupes légères, en troisième les gens de trait, et derrière eux enfin le corps de réserve, qu’on ne fait donner que comme dernière ressource. Cette armée de valets a de même ses directeurs de manœuvres, tenant une baguette pour insigne, et disposant leur monde en conformité de l’ordre du jour. D’abord, à la hauteur de la voiture, s’avancent les esclaves de métiers : Après eux vient la population enfumée des cuisines ; puis la valetaille sans emploi proprement dit, grossie de tous les fainéants du quartier. La marche est fermée par les eunuques de tout âge, les vieux en tête, tous également livides et difformes. A l’aspect de cette troupe hideuse, n’ayant d’hommes que le nom, on ne peut que maudire la mémoire de Sémiramis, qui, la première, soumit l’enfance à cette cruelle mutilation. C’est outrager la nature, et contrarier violemment ses vues. Car, dès les premiers moments de l’être, elle a marqué ces organes comme source de vie, comme principe de génération.

Qu’arrive-t-il ? Le peu de maisons où le culte de l’intelligence était encore en honneur sont envahies par le goût des plaisirs, enfants de la paresse. On n’y entend plus que voix qui modulent, qu’instruments qui résonnent. Les chanteurs ont chassé les philosophes, et les professeurs d’éloquence ont cédé la place aux maîtres en fait de voluptés. On mure les bibliothèques comme les tombeaux. L’art ne s’ingénie qu’à fabriquer des orgues hydrauliques, des lyres colossales, des flûtes, et autres instruments de musique gigantesques, pour accompagner sur la scène la pantomime des bouffons. Enfin, un fait assez récent montre à quel point les idées sont perverties. La crainte d’une disette ayant fait précipitamment expulser de Rome tous les étrangers, l’exécution s’étendit brutalement, même au très petit nombre qui exerçait des professions scientifiques et libérales, et sans leur laisser le temps de se reconnaître ; tandis qu’on exceptait formellement de la mesure quiconque était de la suite des histrions, ou sut à propos se faire passer pour en être ; tandis qu’on souffrait, sans leur adresser même une question, la présence de trois mille danseuses et d’autant de choristes, figurants ou directeurs. Aussi ne fait-on plus un pas sans rencontrer de ces femmes aux longs cheveux bouclés, qui auraient pu, étant mariées, donner chacune trois enfants à l’État, et dont toute l’existence consiste à balayer du pied le plancher d’un théâtre, à pirouetter sans fin sur elles-mêmes, à décrire, en un mot, toutes les évolutions, à prendre toutes les attitudes commandées par les caprices de l’art chorégraphique.

Il fut un temps où Rome était le sanctuaire de toutes les vertus. Alors sans doute, pour y retenir l’étranger, l’ingénieuse hospitalité des grands savait, sous mille formes, exercer ce pouvoir qu’Homère attribue aux fruits du pays des Lotophages. Maintenant, pour qu’on fasse fi de vous, il suffit à certaines gens que vous soyez né en dehors du Pomérium, à moins cependant que vous n’ayez l’avantage d’être veuf ou célibataire. Car on n’imaginerait point de quelles prévenances, de quel culte on devient l’objet, dès qu’on est sans lignée.

Rome est le centre d’action de l’univers entier. Il est donc naturel que les maladies y sévissent plus qu’ailleurs, et que souvent toutes les ressources de l’art médical deviennent impuissantes même pour les pallier. Or, voici le préservatif qu’on a imaginé : Quand on a quelque ami atteint d’une affection grave, on s’épargne le spectacle de ses souffrances. Autre précaution qui ne laisse pas que d’être efficace : Un valet est-il dépêché pour s’enquérir de la santé du patient ? à son retour le logis lui est fermé, jusqu’à ce qu’il ait fait aux bains ablution complète. On craint la vue d’un malade même par intermédiaire : mais qu’il survienne une invitation à quelque noce, où l’argent se distribue à pleines mains ; de tous ces gens si méticuleux sur leur santé il n’en est pas un, fût-il travaillé par la goutte, qui, ne trouve des jambes pour courir, s’il le faut, jusqu’à Spolète. Voilà la vie que se sont faite les grands.

Quant à la populace qui n’a ni feu ni lieu, tantôt elle passe la nuit dans les cabarets, et tantôt elle dort à l’abri de ces tentures dont Catulus, étant édile, s’avisa le premier, par un raffinement emprunté à la mollesse campanienne, de couvrir nos amphithéâtres ; ou bien elle se livre avec fureur au jeu des dés, retenant son haleine, qu’elle chasse ensuite avec un bruit dont l’oreille est choquée ; ou bien encore (et c’est là le goût qui domine) on la voit du matin au soir, bravant le soleil et la pluie, s’exténuer en débats sans fin touchant les moindres circonstances du mérite ou de l’infériorité relative de tel cheval ou de tel cocher. Étrange engouement que celui de tout un peuple respirant à peine dans l’attente du résultat d’une course de chars ! Voilà les préoccupations auxquelles Rome est livrée, et qui n’y laissent place pour rien de sérieux. Mais revenons à notre sujet.

VII. Déjà la tyrannie de César était suffisamment à charge aux gens de bien ; mais elle passa bientôt toute mesure, et l’oppression, pesant indifféremment sur les hauts fonctionnaires publics, sur les magistrats des villes et même sur le bas peuple, s’étendit sur l’Orient tout entier. Dans un accès de rage, il alla jusqu’à envelopper dans une liste d’exécution en masse les noms des citoyens les plus notables d’Antioche. Et cela, parce qu’il avait exigé la publication d’un abaissement arbitraire de tarif au moment où une disette était imminente, et que ceux-ci avaient fait à l’agent du fisc une réponse un peu vive. Pas un n’eût échappé sans la courageuse résistance d’Honorat, qui était encore alors comte d’Orient. On aurait pu juger des penchants cruels de ce prince, rien qu’à la passion qu’il affichait pour les spectacles qui font couler le sang. La représentation prohibée d’un combat de ceste, où cinq ou six couples de malheureux se meurtrissaient et s’ensanglantaient à l’envi sous ses yeux, dans le cirque, lui causait la joie d’une bataille gagnée. Cette disposition sanguinaire s’irrita encore par l’avis qu’il reçut d’une trame ourdie contre lui par quelques soldats des plus obscurs. La révélation venait d’une femme de basse condition, qui avait sollicité et obtenu qu’on l’introduisît au palais pour être entendue. Constantine, dans l’enthousiasme de cette découverte, et comme si les jours de son mari eussent été désormais assurés, combla de présents la délatrice, et la fit reconduire dans son propre char, par la porte d’honneur. On comptait que ces faveurs serviraient d’amorce à de nouvelles et plus importantes dénonciations.

Gallus allait se rendre à Hiérapolis, afin d’assister à l’expédition du moins pour la forme, quand d’instantes supplications lui furent adressées par la population d’Antioche, qui le pressait de la rassurer contre le danger d’une famine que rendait trop probable une réunion de fâcheuses circonstances. C’est le cas où un pouvoir étendu doit user de ses ressources pour le soulagement des souffrances locales. Gallus ne donna point d’ordre, ne prit aucune mesure, pour faire refluer les subsistances des provinces voisines. Mais en ce moment il avait à ses côtés Théophile, consulaire de Syrie. Ce fut littéralement une victime qu’il offrit en sacrifice aux terreurs de cette multitude ; répétant avec affectation que les vivres ne pouvaient manquer qu’autant que le gouverneur le voulait bien. La populace prit ces mots pour un encouragement à des excès. Aussi le fléau ne fit pas plus tôt sentir ses rigueurs, qu’elle se porta en foule, sous l’inspiration de la colère et de la faim, vers la magnifique demeure d’Eubule, personnage en grande considération parmi les siens, et la réduisit en cendres. Déjà le gouverneur lui était comme adjugé par sentence du prince. Accablé de coups, foulé aux pieds, son corps fut enfin déchiré en lambeaux. Cette fin tragique fut pour plus d’un l’occasion d’un retour sur eux-mêmes, en leur montrant en perspective quel sort leur était réservé.

Au moment même où le meurtre se consommait, ce Sérénien dont la lâcheté, avons-nous dit, causa le pillage de la ville de Celse en Phénicie, devenu de général accusé, et accusé à juste titre, aux termes de la loi, du crime de lèse-majesté, obtenait, on ne sait comment, son absolution devant les juges. Il était établi jusqu’à l’évidence qu’un de ses gens, porteur de son propre bonnet, préalablement soumis à une opération magique, s’était présenté par son ordre à un temple où l’on prédisait l’avenir, et avait demandé au sort, en termes exprès, si son maître obtiendrait l’objet de ses vœux, l’empire sans partage. Déplorable coïncidence ! Théophile périt victime innocente de la fureur populaire ; tandis que Sérénien, digne de l’exécration universelle, est scandaleusement acquitté dans le silence de la vindicte publique.

Constance, instruit de ces faits, et prévenu déjà par les rapports de Thallasse, qui venait de payer le tribut à la nature, ne cessa pas pour cela de correspondre sur le ton de la douceur avec Gallus. Mais il commença par lui retirer peu à peu les forces dont il disposait, sous couleur d’une bien. veillante sollicitude : « L’esprit turbulent du soldat, qui toujours fermente dans l’inaction, lui faisait appréhender pour César quelque conspiration militaire. Il suffisait d’ailleurs à sa sûreté de la présence des cohortes palatines et des protecteurs, renforcés des scutaires et des gentils ». Il mandait en même temps au préfet Domitien, précédemment trésorier, de se rendre en Syrie près de Gallus, pour lui rappeler avec respect et avec mesure les invitations réitérées qu’il avait reçues de l’empereur de venir le joindre, en le pressant d’y déférer. Domitien, arrivé en toute hôte à Antioche, passe devant le palais sans se présenter à César, comme l’exigeait l’étiquette, et, en grande pompe, va droit au prétoire, où, sous prétexte d’indisposition, il reste plusieurs jours enfermé, sans mettre le pied à la cour ni paraître en public. Il ne fit durant cet intervalle que travailler à perdre César, surchargeant de détails, même insignifiants, les rapports qu’il adressait à Constance. A la fin, sommé par le prince de paraître devant lui, il entre au consistoire[1] ; et là, sans aucune préparation, et du ton le plus inconsidéré : « César, dit-il, il faut partir. Obéissez à l’ordre que vous avez reçu ; et sachez bien qu’à la moindre hésitation de votre part, je supprime ce qui est alloué pour votre entretien de bouche et celui de votre palais ». Après cette étrange apostrophe, il sortit de l’air d’un supérieur mécontent, et refusa obstinément de reparaître à la cour, quelque injonction qu’il en reçût. Gallus, outré de ce qu’il appelait une offense à sa personne et à sa dignité, s’assura aussitôt du préfet, en plaçant près de lui un poste de protecteurs choisis parmi ses affidés.

A ce coup d’autorité, Montius, alors questeur, esprit sujet à l’entraînement, mais à qui toute violence était antipathique, crut devoir, dans l’intérêt commun, se porter médiateur. Il réunit les chefs des cohortes palatines, et commence devant eux par insinuer sans aigreur que ce qu’on avait fait n’était ni convenable ni utile. Pais, s’échauffant peu à peu, il éleva la voix, et dit d’un ton d’amertume qu’après un tel procédé on n’avait plus qu’à renverser les statues de l’empereur, et mettre à mort le préfet.

Gallus se redressa comme un serpent blessé, lorsqu’on lui rapporta ces paroles. Préoccupé déjà de vues gigantesques, et d’ailleurs incapable d’hésiter sur les moyens quand il s’agissait de sa propre sûreté, il fait mettre sur pied toutes ses forces, et fulmine, en grinçant les dents, cette allocution à la troupe étonnée : « A moi, braves amis ! notre péril est commun. Voici qui est nouveau et même étrange. Montius va déclamant contre nous, et nous signale avec emphase comme réfractaires, comme rebelles à la majesté impériale ! Et pourquoi cet emportement ? Parce qu’un préfet insolent a méconnu son devoir, et que je l’ai mis sous bonne garde, seulement pour lui donner une leçon ».

Il n’en fallut pas davantage à cette soldatesque avide de troubles. Montius se trouvait dans le voisinage. Ils se jettent sur ce vieillard infirme et débile, lui attachent des cordes grossières aux deux jambes, et le traînent presque écartelé, et retenant à peine un souffle de vie, jusqu’au prétoire du préfet. Domitien est également assailli, précipité par les degrés, garrotté des mêmes liens ; et tous deux sont ainsi tirés çà et là au travers de la ville, de toute la vitesse des jambes de leurs bourreaux. Bientôt leurs cadavres sont démembrés ; on foule encore sous les pieds les deux troncs, jusqu’à en effacer toute trace de la forme humaine ; et la rage du soldat, enfin assouvie, abandonne ces restes au courant du fleuve. Une circonstance avait particulièrement poussé ces forcenés à cet excès de frénésie : ce fut l’apparition soudaine au milieu d’eux d’un nommé Luscus, préposé à quelque partie du service de la ville, et qui, pareil au précepteur, animant de la voix ses manœuvres au travail, n’avait cessé par des vociférations de les exciter à ne pas s’arrêter en si beau chemin. Ce misérable fut, peu de temps après, brûlé vif pour ce même fait.

Les noms Épigonius et Eusèbe étaient sortis à plusieurs reprises de la bouche mourante de Montius, déchiré par les mains de ces furieux, mais sans qu’il eût articulé ni profession ni qualité. On fit jouer plus d’un ressort pour découvrir à qui appartenaient ces deux noms ; et, afin de profiter de l’agitation des esprits, on fit venir de Lyle philosophe Épigonius, et d’Émèse l’éloquent orateur Eusèbe, surnommé Pittacus. Ceux-ci n’étaient pas cependant les personnes que Montius avait voulu désigner. Les noms étaient ceux des tribuns des manufactures d’armes, lesquels avaient promis le secours de leurs arsenaux, au cas où quelque mouvement politique viendrait à s’opérer.

Apollinaire, gendre de Domitien, et naguère intendant du palais de César, parcourait alors, avec des instructions de son beau-père, les cantonnements de Mésopotamie. Sa mission, dont il s’acquittait peu discrètement, était de s’informer sous main si Gallus, dans quelque correspondance intime, n’aurait pas laissé percer des pensées de haute ambition. A la nouvelle des événements d’Antioche, Apollinaire s’enfuit à travers l’Arménie inférieure, cherchant à gagner Constantinople. Mais, atteint dans sa fuite par un détachement de protecteurs, il fut ramené à Antioche et emprisonné très étroitement. On apprit sur ces entrefaites qu’un manteau royal avait été clandestinement fabriqué à Tyr, sans qu’on eût pu découvrir qui en avait fait la commande, ni à qui il était destiné. Ce fut assez pour motiver l’arrestation du gouverneur de la province, père d’Apollinaire, et du même nom que lui. On se saisit également d’une multitude de personnes de différentes villes, sur la tête desquelles on faisait peser les plus graves accusations.

Ces malheurs publics s’accomplissaient comme à son de trompe. Le noir génie du prince ne cachait plus ses fureurs ; la vérité blessait sa vue. Plus d’informations juridiques sur le mérite des charges ; plus de différence entre les innocents et les coupables. Toute justice était bannie des tribunaux. En un mot, la défense muette, la spoliation organisée par l’entremise du bourreau, les exécutions multipliées, la confiscation partout ; voilà quel tableau présentait alors l’Orient. C’est, je crois, le moment de jeter un coup d’œil sur ces provinces, laissant de côté la Mésopotamie, dont j’ai donné une idée complète dans la relation de la campagne contre les Parthes, aussi bien que l’Égypte, sur laquelle il entre dans mon plan de revenir plus tard.

VIII. Quand on a surmonté la cime altière du Taurus, du versant occidental de la montagne on voit se dérouler, à droite, les vastes campagnes de la Cilicie ; à gauche, la verte Isaurie, également fertile en vignobles et en moissons. Le Calycadne, fleuve navigable, partage en deux cette dernière province. Deux villes, entre cent autres, en font l’ornement : Séleucie, fondée par le roi Séleucus, et Claudiopolis, colonie de l’empereur Claude. Isaure, jadis trop puissante, et sur laquelle de sanglantes révoltes ont appelé la destruction, aujourd’hui montre à peine çà et là quelques vestiges de son ancienne grandeur.

La Cilicie, déjà fière d’être arrosée par le Cydnus, compte encore parmi ses titres de gloire Tarse, si digne d’attirer les regards ; Tarse, incertaine si elle doit le jour à Persée, fils de Jupiter et de Danaé, ou à Sandan, noble et riche personnage venu d’Éthiopie ; Anazarbe, dont le nom rappelle celui de son fondateur ; et Mopsueste, séjour de Mopsus, compagnon des Argonautes, qui, séparé fortuitement de l’expédition comme elle revenait chargée de la dépouille dorée du bélier de Colchos, trouva sur la rive d’Afrique une fin prématurée. Depuis ce jour les mânes du héros, sous le sable punique qui le couvre, manifestent une vertu curative qu’on invoque rarement sans effet. Ces deux provinces, durant la guerre des pirates, firent cause commune avec ces brigands, furent domptées par le proconsul Servilius, et assujetties au tribut. Séparés du monde oriental par le mont Amanus, leurs territoires réunis n’occupent qu’une longue bande, formant saillie sur le littoral du continent. L’Orient est borné dans un autre sens par une large zone qui se prolonge en ligne directe du cours de l’Euphrate à la vallée du Nil, resserrée à gauche par les régions que parcourent les hordes sarrasines, et battue à droite par la mer. Cette contrée fut conquise et considérablement étendue par Séleucus Nicator, à qui échut le domaine propre des rois de Perse dans le partage de la succession d’Alexandre. Génie actif, et non moins heureux, comme l’indique son surnom, ce prince sut mettre à profit les intervalles de tranquillité de son long règne, et employer les milliers de bras qu’ils laissaient disponibles, à transformer les chétives demeures d’une population rustique en villes fortes et opulentes. Sous les noms grecs que leur imposa le fondateur, ces cités de nouvelle création conservent encore de vieilles dénominations assyriennes, qui perpétuent la tradition de leur origine.

Après l’Osdroène, que nous avons exceptée de cette description, vient la Comagène, qu’on appelle aujourd’hui Euphratensis. Le sol de cette province forme un plateau peu élevé, où l’on remarque deux villes importantes et renommées : Hiérapolis, qui est l’ancien Ninus, et Samosate.

De là s’étendent les magnifiques plaines de la Syrie, célèbre par Antioche, sa métropole, qui est sans rivale par les richesses de son sol et par celles qu’y fait affluer le commerce ; célèbre encore par les villes de Laodicée, d’Apamée et de Séleucie, toutes trois florissantes dès leur origine, et qui n’ont pas dégénéré.

Vient ensuite la Phénicie, qui s’appuie au mont Liban ; pays charmant, d’un aspect enchanteur, et qu’embellissent encore de puissantes et splendides cités. Tyr, Sidon et Béryte brillent au milieu d’elles par les délices de leur séjour et l’éclat de leurs souvenirs ; mais sans effacer Émesse ni Damas, leurs aînées. Toutes ces provinces sont arrosées par l’Oronte au cours sinueux, qui côtoie le mont Cassius, et se jette dans la mer Parthénienne. Elles formaient une dépendance de la couronne d’Arménie ; mais Pompée, après avoir abattu Tigrane, opéra leur réunion à l’empire.

La Palestine, district le plus reculé de la Syrie, offre par intervalles de spacieuses vallées, d’une belle et riche culture. Elle a aussi ses villes d’élite, dont chacune serait en droit de disputer la prééminence, ou plutôt qui semblent toutes avoir passé sous un niveau. Telles sont Césarée, bâtie par Hérode en l’honneur de l’empereur Auguste ; Eleuthéropolis et Néapolis ; sans oublier Ascalon et Gaza, construites dans les siècles passés. On ne rencontre en ce pays aucun fleuve navigable ; mais il abonde en eaux thermales, considérées comme spécifique pour toutes sortes de maux. C’est encore là une conquête de Pompée, qui, après avoir dompté les Juifs, réduisit le pays en province romaine sous l’autorité d’un gouverneur.

L’Arabie touche d’un côté à la Palestine, et, de l’autre, au pays des Nabathéens. C’est un pays riche en denrées d’exportation ; et, pour le protéger contre les incursions des peuplades voisines, la politique vigilante des anciens possesseurs y a élevé nombre de châteaux et de forteresses, en choisissant avec discernement les meilleurs points de défense. On y compte aussi des villes considérables ceintes de fortes murailles, telles que Bostra, Gérasa et Philadelphie. L’empereur Trajan, durant son heureuse et brillante expédition contre les Parthes, donna plus d’une sévère leçon à l’orgueil des Arabes, et, finalement, soumit le pays à nos lois, après l’avoir constitué en province romaine, et lui avoir donné un gouverneur.

Un large bras de mer sépare l’île de Chypre du continent. Elle a d’excellents ports, et compte un grand nombre de villes municipales. Les plus renommées sont Salamine et Paphos, l’une par le culte de Jupiter, l’autre par son temple consacré à Vénus. Toutes choses y abondent à ce point que l’île, avec ses ressources propres et locales, et sans rien tirer du sol ni de l’industrie d’autres contrées, peut construire un navire de charge, de la quille à l’extrémité de la mâture, et le mettre à la mer muni de tous ses agrès. En s’emparant de ce pays, je ne crains pas de le dire, Rome a montré plus d’avidité que d’esprit de justice. Ptolémée, qui y régnait, avait pour lui notre alliance, la foi des traités. Proscrit sans qu’on eût un seul reproche à lui faire, et uniquement parce que notre trésor avait des besoins, ce prince termine volontairement ses jours par le poison et voilà l’île rendue tributaire, comme on fait d’un ennemi vaincu, et ses dépouilles transportées à Rome sur les vaisseaux de Caton. Mais reprenons l’ordre des faits.

IX. Au milieu de la série de catastrophes que nous avons retracée plus haut, Ursicin, qui commandait à Nisibe, et sous les ordres duquel j’avais été placé par la volonté expresse de l’empereur, se voit tout à coup mandé à Antioche, et chargé, malgré lui, de présider l’instruction meurtrière qui allait s’ouvrir. Il obéit, mais en protestant à chaque pas, et ne cessant de faire tête à cette meute adulatrice qui aboyait autour de lui. Comme militaire, Ursicin était homme de tête et d’action ; mais personne n’était moins capable de diriger une procédure. Alarmé sur ses propres périls en voyant quels gens lui étaient associés dans cette mission, accusateurs ou juges, tous sortis de la même caverne, il prit le parti de faire un secret rapport à Constance de tout ce qui se passait ostensiblement ou dans l’ombre, implorant de lui les moyens de tenir en bride chez Gallus cette fougue dont il ne connaissait que trop les écarts. Mais, ainsi que nous le verrons plus tard, cette précaution même fit donner Ursicin contre un écueil plus dangereux. Il avait des envieux qui ourdissaient trame sur trame pour le compromettre auprès de Constance ; caractère, en général, assez modéré, mais trop enclin à prêter l’oreille aux confidences du premier venu, et qui devenait alors cruel, implacable, et tout à fait différent de lui-même.

Au jour marqué pour les sinistres interrogatoires, le maître de la cavalerie, vrai simulacre de juge, prend place au milieu d’assesseurs dont chacun avait sa leçon faite d’avance. Plusieurs notaires assistaient, commodément placés pour recueillir les questions et les réponses, et couraient aussitôt les rapporter à César. Cachée derrière une tapisserie, la reine prêtait une oreille avide aux débats ; et les féroces injonctions de l’un, les incessantes provocations de l’autre, furent la perte de plus d’un accusé, à qui l’on ne permit pas même de discuter les charges, ni de présenter sa défense.

On fit comparaître en premier lieu Épigonius et Eusèbe, victimes tous deux d’une ressemblance de noms. On se souvient, en effet, que Montius, aux approches de la mort, avait comme jeté en l’air ces deux noms, voulant dénoncer les tribuns de la manufacture, qui lui avaient promis des armes en cas de soulèvement. Épigonius n’avait du philosophe que le manteau, comme il ne le fit que trop voir. Il descendit tout d’abord aux supplications les plus vaines ; puis, les flancs sillonnés par le fer, et la mort sous les yeux, il confessa lâchement une prétendue participation à des complots imaginaires ; lui qui, placé tout à fait en dehors du mouvement des affaires publiques, n’avait eu, dans le fait, d’entrevue avec personne ni reçu la moindre communication. Eusèbe, au contraire, nia tout avec constance, sans faiblir un instant au milieu des tortures, ne cessant de crier que c’était assassiner les gens, et non les juger.

Eusèbe, en homme familier avec les lois, avait insisté obstinément sur une confrontation avec son accusateur, et sur l’observation des formes. Cette revendication toute naturelle de ses droits, César la qualifia d’insurrection et de révolte, et ordonna d’arracher à cet insolent la chair de dessus les membres. L’exécution fut assez terrible pour ne plus laisser prise à l’instrument de torture sur les os mis à nu ; mais le patient la soutint immobile avec une incroyable énergie, souriant amèrement à ses bourreaux, et faisant appel à la justice divine. On ne lui arracha pas un aveu, pas une déposition quelconque, pas un signe d’acquiescement ou de soumission. Pour en finir, un arrêt, rendu de guerre lasse, l’envoya à la mort avec son abject compagnon d’infortune.Sa contenance intrépide, en marchant au supplice, semblait faire le procès à l’iniquité du temps. On eût dit ce Zénon, chef de l’ancienne école stoïque, qui, poussé à bout par les tortures du roi de Chypre, extirpa de ses dents sa langue, dont on exigeait un mensonge, et la cracha toute sanglante à la face du tyran.

Vint ensuite l’enquête touchant le manteau royal. Les ouvriers employés à teindre en pourpre furent mis à la torture, et déclarèrent avoir teint un corps de tunique sans manches. Sur cet indice, on arrêta un nommé Maras, qualifié de diacre parmi les chrétiens, dont on produisit une lettre écrite en grec au chef de la manufacture de Tyr, et contenant l’invitation de presser un ouvrage non spécifié. Maras, également appliqué à la question, et torturé jusqu’à la mort, ne révéla rien de plus.

La question fut aussi employée en beaucoup d’autres cas, mais avec des résultats différents. Tantôt elle laissa subsister le doute, tantôt elle ne prouva que la légèreté des accusations. Quant aux deux Apollinaires, père et fils, les derniers d’une longue série de victimes, ils furent envoyés en exil. Mais à leur arrivée à Cratères, maison de campagne qu’ils possédaient à vingt-quatre milles d’Antioche, on leur rompit les jambes ; après quoi ils furent mis à mort par ordre exprès de Gallus. La férocité du prince ne s’en tint pas là : tel qu’un lion dont la faim s’irrite par le carnage, il ne s’en montra que plus ardent aux recherches de ce genre. Mais je m’abstiendrai de l’y suivre pas à pas, pour ne point dépasser les limites que je me suis posées.

(An 354 ap. J. C.)

X. Ce régime de souffrance se prolongeait pour l’Orient, lorsque Constance, consul pour la septième fois avec Gallus, qui l’était pour la troisième, partit d’Arles au retour de la belle saison, pour porter la guerre chez les Allemands, dont les fréquentes incursions, sous la conduite de leurs rois Gundomade et Vadomaire son frère, semaient le ravage parmi leurs voisins de la Gaule. Le prince s’arrêta longtemps à Valence, attendant des vivres d’Aquitaine, parce que les torrents, enflés par la fréquence extraordinaire des pluies, entravaient l’expédition des convois. Pendant ce séjour forcé arrive Herculanus, qui servait dans les protecteurs, et qui était fils de cet Hermogène, général de la cavalerie, massacré à Constantinople, ainsi qu’il a été dit plus haut, dans un soulèvement populaire. L’empereur, au fidèle rapport que lui fit cet officier de la conduite de Gallus, ne put que gémir amèrement sur le passé, et concevoir de vives alarmes pour l’avenir. Il fit toutefois effort pour cacher le trouble de son esprit. Cependant les troupes concentrées sur Chàlons s’irritaient de tant de retards ; d’autant plus que, les convois n’arrivant pas, les distributions vinrent à manquer. Dans cette circonstance, Rufin, préfet du prétoire, eut à remplir la plus dangereuse des missions, celle de faire entendre raison aux soldats, en leur démontrant que la pénurie dont ils souffraient était involontaire. Il lui était formellement enjoint d’entrer en pourparler avec ces esprits farouches, exaspérés par la faim, et naturellement portés à en vouloir à l’autorité civile. Dans le fait, ce n’était rien moins qu’un coup monté pour le perdre ; on voulait se défaire de cet oncle de Gallus, dont l’influence politique pouvait servir d’appui aux vues pernicieuses de son neveu. Mais il se tira d’affaire avec adresse, et le dessein fut ajourné. Eusèbe, grand chambellan, arriva ensuite à Châlons avec une somme considérable, dont la distribution, faite sous main entre les meneurs, calma l’effervescence, et assura la vie du préfet. Bientôt des arrivages nombreux rétablirent l’abondance dans l’armée, et l’on put prendre jour pour lever le camp.

Après plusieurs marches pénibles dans des défilés où il fallut se faire jour au travers des neiges, on atteignit enfin le Rhin près de Rauraque. Alors une multitude d’Allemands se montra sur l’autre rive, et, par une grêle de traits, empêcha les Romains de jeter un pont de bateaux. L’obstacle semblait insurmontable, et l’empereur, abîmé dans ses réflexions, ne savait quel parti prendre, quand il se présenta, lorsqu’on y pensait le moins, un guide bien au fait des localités, qui indiqua, moyennant salaire, un gué dont on se servit la nuit suivante. Le fleuve une fois franchi sur un point éloigné, tout ce pays allait être surpris et ravagé à l’improviste ; mais l’ennemi, à qui il fallait dérober ce mouvement, en eut secrètement avis par des Allemands de nation, pourvus de grades éminents dans notre armée. Tel est du moins le soupçon qui plana sur trois officiers, le comte Latin des protecteurs, Agilon, grand écuyer, et Scudilon chef des scutaires, considérés tous trois jusque-là comme les plus fermes colonnes de l’empire. En présence d’un tel danger, les barbares tinrent conseil d’urgence sur ce qu’il y avait à faire ; et, soit que les auspices aient été menaçants, ou qu’ils aient lu la défense de combattre dans leurs sacrifices, l’énergie qu’ils avaient montrée d’abord tomba tout à coup, et ils députèrent les principaux d’entre eux pour implorer la clémence de l’empereur et obtenir la paix. Les envoyés des deux rois furent reçus ; et, après un mûr examen de leurs propositions, le conseil fut unanime pour la paix, dont les conditions semblaient raisonnables. Constance alors convoqua l’armée, et du haut de son tribunal, entouré de ses grands dignitaires, prononça cette courte allocution :

« Qu’on ne se hâte point de trouver étrange que, parvenu au terme de si longues marches, disposant d’immenses approvisionnements, ayant tout lieu, comme je le fais, de compter sur mon armée, je puisse, au moment où nous foulons du pied le sol des barbares, changer de dessein, et revenir subitement à des idées de paix. Chacun de vous comprendra, s’il veut bien réfléchir, que le soldat, quelle que soit sa valeur individuelle, n’a que lui seul à considérer et à défendre ; au lieu que l’empereur, qui veille sur les intérêts de tous, dont le dépôt est entre ses mains, connaît seul le fort et le faible de la chose publique, et seul, avec l’aide divine, peut appliquer sûrement au mal le remède. Prêtez-moi donc, braves compagnons, une oreille favorable. Je veux vous dire pourquoi je vous ai convoqués, et vous le dire en peu de mots. La vérité se montre sobre de paroles, et son langage va droit au but. La renommée a fait retentir votre gloire jusque dans les contrées qui touchent aux extrémités du monde. La nation des Allemands et ses rois s’en alarment ; vous voyez leurs députés devant vous. Ils viennent, au nom de leurs compatriotes, nous supplier humblement d’oublier le passé, et de mettre fin à la guerre. Partisan comme je le suis de la modération et des conseils prudents et utiles, je pense qu’il est bon d’accéder à leurs prières. J’y vois de nombreux avantages. Nous évitons par là les chances toujours périlleuses des combats ; d’adversaires qu’ils étaient, nous allons avoir, suivant leur promesse, les Allemands pour auxiliaires ; nous apprivoisons, sans qu’il en coûte de sang, cette férocité si redoutable à nos provinces. Songez-y bien : on peut vaincre ailleurs que sur un champ de bataille, sans bruit de clairon, sans mettre le pied sur son ennemi ; et cette domination est la plus sûre qu’on accepte, après expérience, de son énergie quand on lui résiste, de sa mansuétude quand on se soumet. En résumé, j’attends votre décision comme arbitres ; je l’attends en prince ami de la paix, et qui tient à montrer sa modération plus qu’à profiter de ses avantages. C’est aussi le parti que la raison vous conseille ; et nul, croyez-moi, ne vous accusera d’avoir manqué de cœur, parce que vous aurez été généreux et humains ».

A peine l’empereur eut cessé de parler, que la multitude, empressée de lui complaire, témoigne unanimement son approbation du discours, et se prononce pour la paix. Le rapprochement que voici contribua surtout à ce résultat : on avait remarqué que dans les fréquentes prises d’armes de son règne, Constance, toujours favorisé par la fortune contre les ennemis du dedans, n’avait guère éprouvé que des revers en présence de ceux du dehors. Le traité fut donc conclu suivant les rites nationaux des deux peuples ; et, les actes solennels accomplis, l’empereur alla passer l’hiver à Milan.

XI. Là, désormais libre de tout souci, il concentra toutes ses pensées sur ce qui était pour lui l’affaire difficile, le nœud gordien : en finir avec Gallus. Plus d’une fois, la nuit, il agita la question avec ses affidés dans ses conférences secrètes. Emploierait-on la force ou la ruse pour arrêter cet audacieux dans ses projets de renversement ? Voici le moyen auquel on s’arrêta. Une lettre bienveillante et flatteuse fut écrite à Gallus pour l’appeler auprès de l’empereur, sous prétexte d’affaires de la plus haute importance. Une fois qu’on l’aurait isolé de la sorte, rien de plus facile que de lui porter le dernier coup.

Cet avis cependant trouva de nombreux contradicteurs dans ce tourbillon d’intérêts versatiles ; entre autres Arbétion, promoteur d’intrigues aussi ardent que rusé, et Eusèbe, grand chambellan, qui le passait encore en scélératesse. Tous deux alléguaient le danger de la présence d’Ursicin en Orient, où il allait se trouver seul après le départ de Gallus, et sans contre-poids pour son ambition. En quoi ils étaient puissamment secondés par la cabale des eunuques du palais, alors possédée d’une fureur de s’enrichir inimaginable, et qui ne savait que trop bien profiter des facilités de son service intime pour semer contre cet homme de bien les plus perfides insinuations. Tous les ressorts de leur malignité étaient tendus pour le perdre. C’étaient de continuels chuchotements « sur ses deux fils déjà grands, et dont les visées pouvaient bien aller jusqu’à l’empire, intéressants comme ils étaient tous deux par leur beauté, leur jeunesse, et leur dextérité singulière à exécuter les passes multipliées de l’armature ; talents dont on ne manquait pas de faire parade aux yeux de l’armée, dans les exercices militaires de chaque jour. On avait habilement exploité la nature féroce de Gallus, pour pousser ce prince à des excès qui devaient révolter tous les ordres de l’État ; le tout pour en venir un jour à faire passer les insignes du pouvoir aux enfants du général de la cavalerie. »

Ces propos ne manquèrent pas d’arriver aux oreilles du prince, en pareil cas toujours ouvertes, toujours accessibles. Ils eurent d’abord l’effet de le jeter dans l’incertitude. Mais enfin il prit son parti, qui fut de s’assurer d’abord d’Ursicin. Ce dernier fut donc invité, dans les termes les plus flatteurs, à se rendre à la cour. On avait besoin, soi-disant, de s’entendre avec lui sur des mesures urgentes à prendre contre les Parthes, dont les armements extraordinaires menaçaient l’empire d’une prochaine irruption. Pour lui ôter toute défiance, le comte Prosper, son lieutenant, fut chargé de le remplacer dans son service jusqu’au retour. Au reçu de la lettre, munis tous deux d’ordres pour les relais de l’État, nous nous rendîmes en diligence à Milan.

Il ne restait plus qu’à presser Gallus de partir. Constance, pour écarter jusqu’à l’ombre d’un soupçon, fit dans sa lettre les plus affectueuses instances pour qu’il amenât avec lui sa femme, cette sœur chérie qu’il désirait tant revoir. Celle-ci hésita d’abord, sachant bien de quoi Constance était capable. Elle consentit toutefois au voyage, espérant en son influence sur son frère ; mais elle eut à peine mis le pied en Bithynie, qu’elle mourut subitement d’un accès de fièvre, à la station appelée les Cènes galliques.

Cette mort privait son époux de l’appui sur lequel il comptait le plus. Il en fut frappé au point de ne plus savoir à quoi se résoudre. Dans le trouble de son esprit, cette pensée lui revenait sans cesse, que Constance sacrifiait tout à son but, n’admettait aucune composition, ne pardonnait aucune faute, et se montrait d’autant plus impitoyable qu’on le touchait de plus près : assurément son appel n’était qu’un piège, et il y allait de la vie de s’y laisser envelopper.

Dans cette situation si critique, et regardant sa perte comme certaine s’il ne faisait un effort pour s’en tirer, Gallus considéra quelles chances il pouvait avoir pour s’emparer du rang suprême. Mais il avait un double motif d’appréhender les défections : il savait être haï pour sa violence, autant que méprisé pour son peu de caractère ; et c’était un épouvantail pour ses adhérents que le succès continu des armes de Constance dans les guerres civiles. Au milieu de ces terribles perplexités, les lettres de l’empereur venaient coup sur coup le presser, tour à tour sur le ton de la remontrance ou de la prière, et toujours insinuant, sous une phraséologie captieuse, que, dans les embarras présents de l’État (ce qui faisait allusion au ravage des Gaules), l’action du pouvoir ne pouvait ni ne devait être plus longtemps divisée ; qu’il fallait se rapprocher, contribuer de concert, chacun dans la mesure de ses facultés, au salut de la chose publique. Sous Dioclétien, ajoutait-il (et c’était un souvenir récent), les Césars, ses collègues, n’avaient pas même de résidence fixe, mais attendaient, comme autant d’appariteurs, l’ordre de se porter de leur personne sur un point désigné. N’avait-on pas vu en Syrie cet empereur, dans un accès de dépit, laisser marcher devant son char, l’espace de près d’un mille, Galérius à pied, tout revêtu qu’était ce dernier de la pourpre ?

Plusieurs émissaires avaient successivement échoué près de Gallus. Arrive enfin Scudilon, tribun des scutaires, l’esprit le plus délié, le plus insinuant sous sa grossière enveloppe, qui, tour à tour cajolant et parlant raison, put enfin le décider à partir. L’hypocrite revenait à chaque instant sur la tendre impatience que le frère de sa femme, le fils de son oncle ; avait de le revoir. Quelques écarts d’imprudence pouvaient-ils ne pas trouver grâce devant ce prince si doux, si clément, qui ne voulait que lui faire part de sa grandeur, et l’associer à ses futurs travaux pour le soulagement des souffrances trop prolongées des provinces du nord ?

A ceux qu’une fois elle a marqués de son sceau, la fatalité trouble le jugement, ôte l’intelligence. Gallus se laissa prendre à ces flatteuses amorces. Ranimé par les promesses d’un avenir plus heureux, il quitte Antioche sous de funestes auspices, et se dirige sur Constantinople. C’était, comme dit le proverbe, se jeter dans le feu pour éviter la fumée. Il fit son entrée dans cette ville en homme à qui la fortune sourit et qui n’a rien à craindre, y donna des courses de char, et couronna de sa main le cocher Corax, qui en était sorti vainqueur.

Cette particularité vint aux oreilles de Constance, et le mit dans une fureur inexprimable. Craignant que Gallus, dans le doute de ce qui l’attendait, ne tentât, chemin faisant, quelque moyen de pourvoir à sa sûreté, il prit soin de dégarnir de troupes toutes les villes qui se trouvaient sur son passage. Sur ces entrefaites, Taurus, qui se rendait comme questeur en Arménie, traversa Constantinople sans aller saluer Gallus, et sans paraître faire attention à lui. Diverses personnes se présentèrent cependant de la part de l’empereur, soi-disant pour remplir près de César tel ou tel office, mais en réalité pour s’assurer de ses démarches et le garder à vue. De ce nombre était Léonce, depuis préfet de Rome, et qui se trouvait là en qualité de questeur ; Lucillien, qui prenait le titre de chef des gardes de César, et le tribun des scutaires, Bainobaudes.

Après une longue marche en plaine, on arriva à Andrinople, autrefois Uscudame, dans la région de l’Hémus. Pendant un repos de douze jours que Gallus prit dans cette ville, il apprit que des détachements de la légion thébaine, cantonnés dans les villes voisines, avaient envoyé vers lui une députation, pour l’engager, sous les promesses les plus positives, à ne pas aller plus loin, et à compter sur l’appui de leur corps, qui se trouvait réuni dans les environs. Mais la surveillance était si stricte, que Gallus ne put un seul instant s’aboucher avec les légionnaires et recevoir leur communication. Lettres sur lettres lui arrivant toujours de la part de l’empereur, il lui fallut donc repartir d’Andrinople, réduit à dix chariots de transport, nombre limité par les ordres, et laissant en arrière tout ce qu’il avait amené de suite, à la réserve de quelques officiers de la chambre et de la bouche. Un complet abandon de tout soin de sa personne attestait la précipitation de sa marche, sans cesse hâtée par l’un ou l’autre de ses gardiens. Tantôt il gémissait amèrement, tantôt se répandait en imprécations sur la fatale témérité qui le mettait ainsi, être passif et dégradé, à la merci de mains subalternes. Jusque dans le silence des nuits, trêve ordinaire aux soucis humains, sa conscience troublée suscitait autour de lui des fantômes, qui l’épouvantaient par des cris funèbres. Il lui semblait voir les spectres de ses nombreuses victimes, Domitien et Montius en tête, sur le point de le saisir, et de le livrer aux mains vengeresses des Furies. Car dans le sommeil l’âme, dégagée des liens du corps, mais toujours active et préoccupée des intérêts de la vie, se crée d’ordinaire ces simulacres des choses, que la philosophie appelle visions.

Ainsi Gallus se voyait fatalement entraîné vers le terme où il devait perdre l’empire avec la vie. Il franchit, rapidement les distances à l’aide des relais de l’État, et arriva à Pétobion, ville de la Norique. Là tout déguisement cessa. Le comte Barbation, qui avait commandé les gardes sous Gallus, parut avec Apodème, intendant de l’empereur. Ils avaient sous leurs ordres un détachement de soldats, tous comblés des bienfaits de Constance, et choisis par ce motif, comme également inaccessibles aux offres et à la pitié.

Le masque était levé. Un cordon de sentinelles fut mis autour du palais. Vers le soir, Barbation entre chez Gallus, lui fait quitter les vêtements royaux, et revêtir une tunique et un manteau ordinaire, ne cessant toutefois de protester avec serment que les ordres de l’empereur étaient de ne pas pousser les choses plus loin ; mais à l’instant même il lui dit : « Levez-vous ; » puis le fait monter dans un chariot de simple particulier, et le conduit près de la ville de Pola en Istrie, où l’on sait que Crispus, fils de Constantin, fut mis à mort.

Tandis qu’il était là gardé de près, et que son imagination, terrifiée, anticipait les horreurs du dénoûment, arrivent en toute hàte Eusèbe, grand chambellan, et Mellobaudes, tribun de l’armature, chargés par l’empereur de lui faire subir un interrogatoire particulier sur chacun des meurtres commis en son nom à Antioche. Gallus, à cette annonce, devint pâle comme Adraste, et recueillit à peine assez de force pour dire que les instigations de sa femme Constantine avaient fait presque tout. Apparemment il ignorait cette belle parole d’Alexandre le Grand à sa mère Olympias, qui lui demandait la mort d’un innocent, comme récompense, disait-elle, d’avoir porté ce prince neuf mois dans son sein. « Demandez autre chose, ma mère ; aucun bienfait n’équivaut à la vie d’un homme ». Constance fut piqué jusqu’au vif de cette excuse ; il ne vit plus de salut pour lui-même que dans la perte de Gallus. Et, sans plus attendre, il dépêcha Sérénien, que l’on a vu plus haut échapper, comme par miracle, à l’action de lèse-majesté, de concert avec le notaire Pentade et son intendant Apodème, avec ordre de procéder à l’exécution.

On lia donc les mains à Gallus comme à un voleur, et le fer trancha sa tête, ne laissant qu’un tronc informe de ce prince, naguère la terreur des villes et des provinces. Mais la justice divine se signala doublement en cette circonstance ; car si Gallus n’encourut que la peine due à ses cruautés, les deux traîtres dont les caresses et les parjures l’avaient fait tomber dans le piège où l’attendait la mort eurent également tous deux une fin misérable. Scudilon périt d’un ulcère qui lui fit rendre les poumons. Quant à Barbation, qui de longue main s’était fait arme du faux comme du vrai contre son propre maître, on le vit, il est vrai, parvenir au rang de général de l’infanterie ; mais, sacrifié lui-même à une sourde accusation de porter plus haut ses vues, il ne tarda pas à faire de son sang une offrande funèbre aux mânes du prince qu’il avait trahi.

Ici, comme en mille autres exemples (et que n’en est-il toujours de même !), il faut reconnaître la main d’Adraste ou Némésis, car on lui donne ces deux noms. Quelle que soit l’idée qu’ils représentent, ou juridiction rémunératrice et vengeresse, rendant ses arrêts, suivant l’opinion vulgaire, d’une région des cieux élevée au-dessus du globe de la lune ; ou, suivant une autre définition, intelligence toute puissante et tutélaire, dont la sollicitude, à la fois générale et individuelle, préside aux destins de l’humanité ; ou fille de la justice, d’après la théogonie ancienne, qui des profondeurs de l’éternité surveille invisiblement toutes choses ici-bas ; ces deux noms n’en expriment pas moins la souveraine puissance, arbitre des causes, dispensatrice des effets ; celle qui tient l’urne des destinées, crée les vicissitudes, renverse les combinaisons de la prudence mortelle, et du conflit des circonstances fait jaillir des résultats inattendus ; celle encore qui, enchaînant l’orgueil humain des nœuds inextricables de la nécessité, donne à son gré le signal des élévations et des abaissements de fortune, abat et prosterne les esprits superbes, inspirant aux humbles et aux simples le courage de sortir d’abjection. La fabuleuse antiquité lui a prêté des ailes, pour faire entendre qu’elle se porte partout avec la rapidité de l’oiseau. On lui met aussi un gouvernail en main, et une roue sous les pieds ; double emblème de son pouvoir et de sa mobilité.

Ainsi périt Gallus d’une mort prématurée, qui cependant fut pour lui-même une délivrance. Il avait vécu vingt-neuf ans, et en avait régné quatre. II était né à Massa dans le Siennois, en Toscane, de Constance, frère de l’empereur Constantin, et de Galla, sœur de Rufin et de Céréalis, revêtus tous deux des insignes de consul et de préfet. Gallus était d’une figure avantageuse ; sa taille était bien prise, ses membres exactement proportionnés, sa chevelure blonde et fine ; et quoique sa barbe ne fit que commencer à poindre en duvet, tout son air annonçait une maturité anticipée. Quant au moral, le contraste était plus grand entre son humeur et l’aménité de Julien, son frère, qu’entre les caractères des deux fils de Vespasien, Domitien et Titus. Élevé par la fortune au plus haut degré de faveur, il subit un de ces retours dont elle bouleverse en se jouant l’existence humaine, plaçant un homme au-dessus des nues, et l’instant d’après le précipitant dans l’abîme. Les exemples de ces vicissitudes arrivent en foule sous ma plume ; mais je veux borner mes citations.

C’est cette même fortune inconstante et mobile qui du potier Agathocle fit un roi de Sicile ; et du tyran Denys, l’effroi de ses peuples, un maître d’école à Corinthe. C’est elle qui fit passer pour Philippe un Andriscus d’Adramytte, né dans un moulin à foulon, et réduisit le fils légitime de Persée à se faire apprenti forgeron pour gagner sa vie. C’est elle encore qui livre aux Numantins Mancinus, déchu de son commandement, abandonne Véturius aux représailles des Samnites, Claudius à la cruauté des Corses, et Régulus aux atroces rancunes de Carthage. Sa rigueur met à la merci d’un eunuque d’Égypte ce Pompée à qui tant d’exploits avaient mérité le surnom de Grand. Un esclave échappé de la gêne, Eunus, s’est vu général d’une armée de fugitifs. Que de nobles personnages, par l’effet de ses caprices, ont fléchi le genou devant un Viriathe ou un Spartacus ! Que de têtes, dont un signe faisait tout trembler, sont tombées sous la main d’un ignoble bourreau ! Tel se voit chargé de chaînes, tel est précipité du faîte des grandeurs. Qui peut vouloir énumérer tous ces exemples ? L’entreprise serait aussi folle que compter les grains de sable des mers, ou supputer le poids des montagnes.


  1. Salle du conseil.