Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 10

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Pagnerre (Vol 1p. 485-494).


CHAPITRE X.


Fuite de Charles X et de sa famille ; départ.


Pendant qu’on disposait à Paris du trône de ses ancêtres, Charles X s’agenouillait dans la cathédrale d’Argentan. La nouvelle de l’avènement de Louis-Philippe avait déjà circulé dans cette ville. Quand la famille proscrite en sortit, les habitants se pressèrent sur son passage pour surprendre le secret de ses émotions. À côté de la duchesse de Berri, qui effaçait par son étourderie la majesté de son malheur, on remarquait la fille si souvent éprouvée de Louis XVI : son visage était livide ; ses yeux, qui avaient tant pleuré, avaient perdu leur regard. Une aussi terrible catastrophe avait rouvert dans son cœur toutes les anciennes blessures. Souvent on la vit, durant ce lugubre voyage, descendre de voiture et s’arrêter au bord du chemin, comme pour ne pas quitter trop tôt ce royaume trois fois fatal à sa famille. Les commissaires la craignaient à cause de la brusquerie de ses mouvements et de l’amertume profonde de son langage ; mais ils étaient frappés de respect par l’immensité d’une douleur qui datait de la tour du Temple. Le dauphin ne souffrait pas, faute de penser.

Charles X avait une attitude calme. Indiffèrent pour lui-même, il ne s’occupait que des gens de sa suite : égoïste en cela pourtant, car les rois ont cet orgueil de s’aimer dans leurs serviteurs. Du reste, sa conduite était pleine de contradictions apparentes. L’aspect de la dauphine en pleurs, de ses courtisans éperdus, de deux enfants qui s’amusaient, avec l’ignorance de leur âge, de ces nouveautés introduites dans leur existence, tout cela le trouvait, sinon impassible, du moins résigné ; mais il suffisait, pour lui causer une irritation puérile, de la vue d’un lambeau tricolore, ou d’un léger manquement à l’étiquette. Dans la petite ville de l’Aigle, il avait fallu faire fabriquer une table carrée, selon les usages de cour, pour le dîner de ce monarque à qui échappait un empire. Il montrait ainsi, réunis en sa personne, cet excès de grandeur et cet excès de petitesse que donne la pratique de la royauté ; et, portant avec courage l’ensemble de son infortune, il n’en pouvait patiemment tolérer les détails. Il aurait voulu qu’on lui fît du moins une misère pompeuse.

A Maintenon, il avait consenti sans trop d’efforts au licenciement de son armée. A Dreux, il s’était vu enlever sans se plaindre l’artillerie de la garde, dont on n’avait conservé que deux pièces de canon. Il avait cédé enfin, tant qu’il ne s’était agi que de perdre la réalité de la puissance ; mais, quand on voulut lui en disputer les dehors, il sentit renaître en lui tout l’orgueil de son sang ; résigné à l’exil, pourvu qu’il eût l’air d’emporter avec lui l’éclat de sa race et les lambeaux de la monarchie.

Il se plaignait surtout de l’impatience des commissaires, et il trouvait injuste qu’on l’empêchât de voyager avec lenteur ; car, après tout, il y avait dans ce voyage le regret de la patrie perdue et des tombes paternelles abandonnées. Peut-être aussi conservait-il au fond du cœur quelque confuse espérance : la Vendée n’était pas loin de la route.

Mais on lui créa bientôt d’autres sujets de souci.

Le 10 août, un nouveau commissaire arrivait à Falaise. C’était M. de La Pommeraye, député du Calvados. En apprenant que M. de La Pommeraye avait pour mission de hâter la marche du cortége et de lui faire prendre la route de Caen, Charles X fut extrêmement troublé. N’était-ce pas assez qu’un prince de sa famille lui eût enlevé sa couronne ? Pourquoi enviait-en ainsi à un vieillard cette unique et amère douceur de s’attarder un peu sur une terre où il était né, et qui sans doute ne renfermait pas ses dépouilles mortelles ? Il résolut de résister cette fois. Une petite auberge s’élevait sur la route, à quelque distance de Falaise. Ce fut le lieu que le roi choisit pour sa première entrevue avec M. de La Pommeraye. Il accueillit l’envoyé du Palais-Royal avec une politesse froide, et se montra inébranlable dans ses résolutions. Il fallut prendre, selon sa volonté, la route de Condé-sur-Noireau. Mais, quant à la lenteur du voyage, la résistance de Charles X avait été prévue, et tout était préparé pour la dompter.

Dès le 10 août, le général Gérard, ministre de la guerre, avait écrit au commandant de Cherbourg qu’il eût à organiser une colonne mobile pour se porter au-devant de l’escorte et, s’il en était besoin, agir avec vigueur. Les hommes du Palais-Royal étaient pressés d’arriver au dénouement de ce grand drame. Le ministre de la guerre donnait donc au général Hulot les pouvoirs les plus étendus, il plaçait sous son autorité le préfet maritime de Cherbourg. Mais le général Hulot, qui n’ignorait pas dans quel but on l’avait envoyé à Cherbourg, n’avait pas attendu, pour agir, la dépêche du ministre de la guerre, et lorsqu’elle lui parvint, les mesures qu’elle prescrivait étaient déjà en pleine exécution. Envoyé, de Cherbourg, au-devant du cortège, le colonel Trobriant avait rapporté à son général que les commissaires étaient sans autorité sur l’escorte et que tout y dépendait de la volonté du duc de Raguse. D’un autre côté, les commissaires écrivaient au général Hulot : « Nous avons appris avec plaisir que vous faisiez avec des troupes et de l’artillerie un mouvement vers nous. Vous ne vous reploierez avec vos troupes sur Cherbourg que lorsque nous nous serons concertés. » Excité par le rapport du colonel Trobriant, par l’invitation des commissaires, par les rumeurs alarmantes qu’on répandait à dessein de toutes parts, le général Hulot n’hésita plus. Il ne faisait que devancer les ordres du ministre.

Pendant que des mesures étaient prises pour soulever la population, le cortège approchait de Saint-Lô. Le second Stuart traversant l’île de Whigt, après la perte d’une couronne et à la veille du supplice, une jeune fille lui vint offrit une fleur. Ce genre de consolation ne manqua pas au frère de Louis XVI. Au Val-de-Vire, des femmes, des vieillards, des enfants sortis de la maison de Chénédollé, accoururent sur le chemin, tenant des branches de lys qu’ils donnèrent aux fugitifs. Famille d’un poète, saluant celle d’un roi, sur la route de l’exil !

On arriva ainsi à St-Lô. Là, Charles X apprit qu’une foule menaçante et armée, commandée par le général Hulot, l’attendait à Carentan. Les gardes nationaux soulevés n’étaient guère qu’au nombre de 400 et n’avaient que deux canons hors d’état de servir. Mais, comme on n’avait d’autre but que d’effrayer les fugitifs, on exagéra le péril. Charles X crut la vie de son petit-fils menacée, et, fatigué de cette lutte dans la douleur, il s’abandonna tout entier.

Les commissaires qui avaient écrit au général Hulot pour presser son arrivée, lui écrivirent alors, par l’intermédiaire du général Maison, pour presser son départ. Pour mieux calmer un mouvement qui n’était plus nécessaire, M. de la Pommeraye prit les devants, et ses exhortations déterminèrent à une prompte retraite la plupart des gardes nationaux rassemblés à Carentan. Le général Hulot partit lui-même de cette ville de grand matin, il ne restait plus de ce soulèvement artificiel qu’une agitation peu dangereuse. Le but se trouvait atteint : aucune violence n’avait été commise, ce qui eût indigné l’Europe, et, cependant, on avait assez effrayé Charles X pour le forcer à une fuite précipitée. Dès ce moment, en effet, il se hâta vers son exil éternel.

Tout réussissait à ce duc d’Orléans.

Le voyage de Cherbourg fut triste et solennel jusqu’au bout. Les deux princesses marchaient à pied les jours de gai soleil. Leur mise était fort négligée, parce que les gens de leur service n’avaient pu emporter ni linge ni vêtements. L’aspect des populations traversées par le cortège avait quelque chose de grave et de recueilli. Quelques officiers parurent sur la route, s’inclinant devant ces grandeurs humiliées. Près de Carentan, deux se présentèrent. « Messieurs, leur dit le roi, gardez ces bons sentiments pour cet enfant qui seul peut vous sauver tous. » Et il montrait à la portière d’une voiture qui suivait, une petite tête blonde. Mais le temps approchait où Dieu ne laisserait plus peser le destin des empires sur des têtes fragiles.

Le 14 août, à deux heures, Charles X entrait à Valognes. Il écrivit de là au roi d’Angleterre pour lui demander un asile. On lui devait bien l’hospitalité que Louis XIV avait accordée à Jacques II.

À Valognes, les officiers des gardes-du-corps allèrent, avec les douze plus anciens gardes de chaque compagnie, remettre au roi leurs étendards. Ce fut une cérémonie pleine de larmes et d’enseignements. Le roi toucha la soie des drapeaux et dit : « j’espère que mon fils vous les rendra. » Avant de quitter Valognes, il parut avec sa famille sur le perron de l’hôtel ou il était descendu. Il portait un simple frac bleu, avec des boutons de métal, sans plaque ni rubans. Il voulut parler à la foule qui remplissait la cour : les paroles expirèrent sur ses lèvres. On se sépara en silence.

Du haut de la côte qui conduit à Cherbourg, les exilés aperçurent la mer. La colonne fit une halte. Tout-à-coup un mouvement singulier éclate dans les rangs. Des cavaliers qui avaient devancé l’escorte, reviennent au galop, apportant des nouvelles sinistres. En effet, une grande foule, composée en partie des hommes du port et de quelques centaines de pionniers rendus libres, accourait au-devant du cortège avec un bruit semblable à celui des flots. Bientôt la tête de la colonne se trouva face-à-face avec cette multitude grondante. Le prince de Croï montait un cheval blanc ; des plumes s’agitaient sur son chapeau de général qu’ornait la cocarde royaliste un large ruban bleu se détachait sur les broderies de son habit, et sa figure n’était pas sans quelque ressemblance avec celle du roi. C’est Charles X, crièrent des hommes du peuple trompés et ils s’élancèrent vers le prince en poussant des cris. D’autres entraient en même temps dans la colonne, heurtant les chevaux, et fixant leurs regards avec menace sur le pâle visage des cavaliers. En proie à d’inexprimables angoisses, les officiers des gardes ne songeaient qu’à éviter une lutte, et écartaient les assaillants avec une inquiétude presque suppliante. Charles X et son fils étaient descendus de voiture précipitamment, et ils s’avançaient à cheval, enveloppés de soldats fidèles mais émus.

On gagna Cherbourg. Le cri de la révolution retentissait dans les rues à de rares intervalles ; mais des drapeaux tricolores flottaient à presque toutes les fenêtres, et une foule immense, venue des campagnes voisines, se précipitait vers le port. A l’entrée de la ville, les officiers du 64e baissèrent leurs épées devant les exilés qui passaient. Deux vaisseaux avaient été préparés pour recevoir le roi, sa famille, et les personnes de leur suite. C’étaient le Great-Britain et le Charles-Carrol, sous le commandement du capitaine Dumont d’Urville. Ces vaisseaux avaient une origine républicaine, ils étaient américains, et ils appartenaient à des Bonaparte. Les peuples aiment à remarquer ces contrastes, qui sont la poésie de l’histoire.

Le port de Cherbourg est séparé de la ville par une vaste grille circulaire. La porte en fut confiée à quelques grenadiers, et le dernier peloton des gardes ne l’eût pas plus tôt franchie, qu’elle se referma brusquement sur la foule. Ce fut alors un étrange et douloureux spectacle. Derrière les gardes, rangés en bataille sur la jetée, des milliers de têtes se collaient à la grille, animées par la curiosité, la compassion ou la colère. Devant, c’était la mer, la mer, avec l’idée toujours présente des abîmes et le souvenir des naufrages !

Les voitures étant arrivées à un petit pont recouvert d’une étoffe bleue, toute la famille royale mit pied à terre. M. de Larochejacquelein soutenait la dauphine éperdue. Appuyée sur le bras de M. de Charette, la duchesse de Berri montrait plus d’indignation que d’abattement, et son attitude trahissait l’ardeur de son sang napolitain. Charles X était toujours calme : il veillait sur son cœur.

M. de Damas, qui craignait pour le duc de Bordeaux, le prit dans ses bras, et le porta sur le navire en l’entourant avec une inquiétude visible. Mais l’enfant ne voulait point partir, et on eût quelque peine à vaincre sa répugnance. Comme toutes ces infortunes se ressemblent ! En 1814, à Rambouillet, et après que Joseph l’eût résolue, cette fuite qui livrait l’Empire, on raconte que le petit roi de Rome, à l’heure du départ, se mit soudainement à pleurer. Pour l’apaiser, sa gouvernante l’accablait de caresses et lui promettait des jouets nouveaux ; mais il continuait de pleurer et se roulait par terre en poussant des cris aigüs. Pauvre enfant ! cette fuite lui valait la perte d’une couronne d’abord, puis, après quelques années d’une adolescence flétrie, une mort mystérieuse au-delà du Rhin.

Avant de s’embarquer, Charles X remit à M. Odilon Barrot, qui lui en avait exprimé le désir, un écrit dans lequel il certifiait les égards dont il avait été l’objet de la part des commissaires. La dauphine, de son côté, donna comme témoignage de gratitude à M. Odilon Barrot une feuille de papier portant ces deux mots : Marie-Thérèse.

Le roi recommanda ensuite à la générosité des vainqueurs les pensionnaires de la liste civile. Les gardes s’attendaient tous à recevoir les adieux de la famille royale : cette espérance était vaine. Les officiers furent admis à baiser la main des princes et des princesses ; mais les soldats ne furent point passés en revue. Car tel est l’orgueil des maîtres de la terre, alors même que la main de Dieu les frappe et les humilie ! Le bienfait leur est facile, parce qu’il atteste leur supériorité ; mais la reconnaissance leur pèse, en leur rappelant qu’ils ont besoin des autres hommes.

Des sanglots, cependant, retentissaient le long du rivage. Un jeune homme, nommé Bonnechose, s’élança sur le pont, courut au monarque, et, tombant à ses genoux qu’il tenait étroitement embrassés, il versait des larmes amères et s’écriait : « 0 mon roi ! ô mon roi ! je ne veux pas vous abandonner. » La grâce qu’il demandait ne lui fut pas accordée ; et, quelque temps après, il se fit tuer dans la Vendée pour la cause de ceux dont il n’avait pu partager l’exil.

Enfin, il fallut partir. Debout sur le pont, le vieux roi dit adieu à la France. Et, remorqué par un bateau à vapeur, le Great-Britain déploya ses voiles, tandis que les gardes remontaient en silence la côte de Cherbourg. Quelques spectateurs, attardés sur la rive, suivaient de l’œil la fuite de ce navire sur les flots, lorsqu’ils le virent se retourner tout à coup et reprendre avec vitesse la route du port. Était-ce l’effet de quelque ordre violent donné par Charles X à l’équipage ? On l’aurait pu craindre ; mais tout avait été soigneusement prévu : un brick, commandé par le capitaine Thibault, avait reçu l’ordre d’escorter le Great-Britain, et de le couler bas pour peu que Charles X eût essayé d’agir en maître. Cette prévoyance inexorable ne fut pas justifiée par l’événement. Le vaisseau ne revenait que pour chercher des provisions de bouche, oubliées dans ce désastre de plusieurs générations de rois.

Quand tout fut prêt pour le départ, le cri du commandement retentit de nouveau. C’était vers l’Angleterre que les Bourbons allaient voguer, en repassant peut-être par le sillon qu’avait jadis creusé dans l’océan le navire des Stuarts vaincus. Le ciel n’annonçait pas la tempête : le vent souffla dans les voiles, et le vaisseau disparut sur la mer.

fin du tome premier.