Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 4

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Pagnerre (Vol 1p. 215-258).


CHAPITRE IV.


28 juillet. — L’insurrection devenue populaire par le déploiement du drapeau tricolore. — On donne au peuple un cri de guerre qui n’est pas le sien. — Des gardes nationaux s’arment pour le maintien de l’ordre. — Députation envoyée par l’École polytechnique à Lafayette. — Dictature militaire confiée au duc de Raguse ; son plan de défense. — Frayeurs de la haute bourgeoisie, elle ne croit pas au succès. Combats sur la place de Grève ; héroïsme des combattants. — Barricades — Physionomie particulière de l’insurrection dans les quartiers riches. — Passage des troupes sur les boulevards ; engagements partiels. — Les hommes du peuple qui crient vive la Charte se battent ; ceux qui crient du travail ou du pain ne se battent pas. — Combats dans la rue Saint-Antoine. — Paris devenu un vaste champ de bataille. Scènes diverses ; magnanimité du peuple ; hésitation des soldats ; intrépidité des enfants et des femmes. — Caractère merveilleux de cette lutte. — Combats dans la rue Saint-Denis. — Les députés se rassemblent ; vains discours ; protestation froide et timide ; députés chargés d’entrer en négociation avec le duc de Raguse. — Démarche de M. Arago auprès du duc de Raguse ; étranges incidents. — Cinq députés se présentent au duc de Raguse ; inutiles tentatives. — Fanatisme du prince de Polignac. — Lettres et messager envoyés à Saint-Cloud. — Confusion universelle à paris. — Nouvelle réunion de députés ; vains discours. — Confiance extrême de Charles X ; attitude des courtisans. — Le général Vincent propose de conduire le duc de Bordeaux à Paris ; la duchesse de Berri approuve ce projet ; le secret en est éventé. — Nouvelle réunion de députés, aussi stérile que les précédentes. — Apparition de Lafayette ; son entourage. — Occasion offerte à l’audace des hommes nouveaux. — Les troupes, à minuit, évacuent l’Hôtel-de-Ville.


Dans la journée du 27, le peuple s’était essayé à l’insurrection, réveillé en sursaut par le bruit de passions qui n’étaient pas les siennes. Lorsque, le 28, il descendit dans la rue, il ne s’était encore rendu compte ni de ses affections, ni de ses haines, mais il souffrait, il avait respiré l’odeur de la poudre que fallait-il de plus ? D’ailleurs, l’amour du péril et le goût des aventures sont naturels à ceux que la misère a long-temps ployés sous sa rude discipline.

Comme c’est par les signes extérieurs des choses que se fondent les pouvoirs humains, c’est aussi par là qu’ils s’écroulent. Le peuple se mit, tout d’abord, à proscrire dans cette société où il se sentait mal à l’aise, ce qu’elle avait de plus élevé, et dans ce qu’elle avait de plus élevé, ce qui était le plus apparent. Il insulta l’idée monarchique dans tout ce qui en était un symbole. Il effaça les enseignes des fournisseurs de la cour et traîna dans la boue les emblêmes de la royauté.

Tout cela n’était encore que du désordre. Le drapeau tricolore fut déployé. Alors la révolution commença.

Dans ces trois lambeaux d’étoffe, de couleur diverse, il y avait pour le peuple toute une histoire héroïque et touchante. C’était la France qui allait redevenir la première nation du monde ; c’était l’épopée impériale qui allait recommencer ; qui sait enfin ? c’était l’Empereur qui n’était pas mort. Au poste de la banque parurent deux hommes de l’Empire. L’un, M. Dumoulin, portait un chapeau à plumes et l’uniforme d’officier d’ordonnance. L’autre, le commandant Dufays s’était déguisé en ouvrier : il avait enveloppé sa tête d’un foulard rouge et noué autour de ses reins un drapeau tricolore. Ils marchaient suivis de deux ou trois cents hommes qui mêlaient le nom de l’Empereur à des vœux de liberté. Mais vive la Charte était le cri des bourgeois. Les hommes du peuple, qui ne connaissaient pas la Charte, firent passer dans ce cri toutes les espérances confuses qu’ils avaient au fond du cœur. Beaucoup moururent pour un mot qu’ils ne comprenaient pas ceux qui le comprenaient devaient se montrer ensuite pour ensevelir les morts. Des meneurs habiles osèrent même, dès le commencement de la lutte, faire circuler sourdement dans quelques groupes le nom de Prince noir. Ils savaient combien est irrésistible le pouvoir du mystère, et combien l’ignorance du peuple est poétique.

L’invasion de la mairie des Petits-Pères fut un des premiers épisodes de la journée du 28. Là s’étaient rendus de grand matin, armés de fusils et prêts pour le combat, MM. Degousée, Higonnet, Laperche. M. Degousée portait l’uniforme de la garde nationale, et beaucoup d’hommes du peuple s’étaient joints, le long des boulevards, à ce groupe de citoyens courageux. Bientôt le poste fut forcé, la mairie occupée, les fusils qu’elle contenait furent distribués au peuple, on battit le rappel. À ce bruit solennel du tambour, annonçant l’émeute, plusieurs bourgeois s’émeuvent, revêtent leur uniforme de gardes nationaux, et accourent en armes sur la place. Quelques-uns se détachent et vont garder le poste de la banque, mêlés aux soldats de la ligne ; d’autres s’installent à la mairie, pour y veiller à l’ordre public. C’étaient là pour des insurgés d’étranges auxiliaires. Cependant l’agitation se répandait partout, et des coups de fusil retentissaient dans les rues voisines. Quelques-uns de ceux qui s’étaient emparé du poste, veulent en sortir pour aller combattre. Les gardes nationaux les arrêtent, et l’un d’eux s’écrie : « Que faites-vous ? l’on va nous croire hostiles ! — C’est bien ainsi que je l’entends », répond M. Higonnet avec mépris, et il menace son interlocuteur de le coucher en joue. Ainsi, au sein de cette affreuse mêlée dans laquelle des ouvriers et des enfants allaient se précipiter avec un aveuglement chevaleresque, la plupart des bourgeois n’apportaient que défiance et terreurs. Ils cherchaient l’ordre dans la révolte, et ne voyaient que la conservation de quelques boutiques dans la chute possible d’un trône.

Mais déjà les robustes habitants des faubourgs se levaient en masse, et s’ébranlaient pour inonder le centre de Paris. Des groupes se formaient à la porte Saint-Denis et à la porte Saint-Martin. À l’entrée du faubourg Saint-Denis, on commençait une barricade avec une grosse charrette de moëllons. Les ouvriers imprimeurs se réunissaient dans le passage Dauphine, où M. Joubert avait transformé en arsenal son magasin de librairie. Sur un autre point, ouvrant à deux battants les portes de sa maison de roulage, M. Audry de Puyraveau appelait à grands cris les combattants et leur distribuait des mousquets. Dans le faubourg Saint-Jacques, les étudiants passaient leurs pistolets à leur ceinture et s’armaient de leurs fusils de chasse. Sur la place de la Bourse parurent, conduites par M. Étienne Arago, deux longues mannes remplies d’armes et d’uniformes impériaux. Elles venaient du théâtre du Vaudeville, où l’on avait joué, quelques jours auparavant, le Sergent Mathieu, pièce qui avait exigé l’armement d’une compagnie d’acteurs. M. Charles Teste distribua ces armes et ces Uniformes dans sa maison, surnommée La petite Jacobinière. Les élèves de l’École polytechnique, de leur côté avaient, pendant la nuit, forcé les salles d’escrime et enlevé les fleurets dont ils firent sauter les boutons et aiguisèrent les lames sur les dalles des corridors[1]. Ayant appris vers dix heures du matin l’ordonnance qui licenciait l’École, ils en étaient sortis, portant pour la plupart l’uniforme de grande tenue. Des cris de Vive l’École polytechnique ! les accueillirent dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Ils répondirent par les cris de Vive la Liberté ! Vive la Charte ! Et l’un d’eux élevant son chapeau en l’air, en arracha la cocarde blanche, la foula aux pieds, et fit retentir ce cri terrible : À bas les Bourbons ! Cet exemple fut promptement suivi. Mais l’École se dispersa, et les efforts des élèves devinrent à peu près individuels ; il en résulta que beaucoup purent être retenus par leurs familles ou leurs correspondants ; de sorte qu’au lieu de deux cent cinquante qui, n’étant point légitimistes, auraient pris part au combat, soixante seulement combattirent.

Vers dix ou onze heures, MM. Charras et Lothon se présentèrent chez Lafayette on leur dit qu’il était absent. Une autre députation, qui les avait précédés, avait reçu du général cette étrange réponse : « Conseillez à vos camarades de se tenir tranquilles. » Le mouvement était partout, et ceux qui semblaient naturellement appelés à le diriger, restaient frappés de stupeur ! Chatelain, rédacteur en chef du Courrier Français, s’était écrié, en apprenant que le peuple décrochait les armoiries des fournisseurs brevetés et les traînait dans le ruisseau : « Que la partie serait belle pour le duc d’Orléans, s’il avait le cœur de la jouer ! »

Cependant le duc de Raguse, ayant reçu à huit heures du matin ses lettres de service, se rendit aussitôt chez M. de Polignac. Alors seulement fut remise au maréchal l’ordonnance royale qui le chargeait du commandement de la 1re division militaire. Cette ordonnance aurait dû lui être notifiée la veille ; mais le 27, M. de Polignac avait jugé à propos de mettre, par arrêté spécial, à la tête des régiments de la garde en garnison à Paris, le commandant de la place. Car, d’un côté M. de Polignac croyait qu’on viendrait fort aisément à bout de ce qu’il regardait comme une simple émeute ; et, de l’autre, il aurait mieux aimé procurer l’honneur de ce petit triomphe à un homme de son parti qu’au duc de Raguse qui, à la cour, passait presque pour un libéral.

Quoi qu’il en soit, Paris, le 28, ayant été mis en état de siége, le duc de Raguse se trouva investi, sous la surveillance du premier ministre, d’une véritable dictature militaire. Sa situation était cruelle. En se rangeant du côté des insurgés, il trahissait un roi qui avait compté sur lui en faisant prendre le deuil à tant de mères, sans croire même à la justice de sa cause, il commettait une atrocité ; en s’abstenant, il se déshonorait deux fois. De ces trois partis il prit le plus funeste au peuple.

Quoi qu’il en soit, ayant accepté la dictature, il avait un moyen bien simple de dompter l’insurrection c’était de menacer Paris d’un incendie. Mais il est des hommes qui n’ont ni le courage de la vertu ni celui du crime. Voici quel fut le plan du duc de Raguse.

Les troupes étaient concentrées autour des Tuileries. Il fut décidé qu’elles partiraient de là et se mettraient en marche vers le sud-est, après s’être partagées en deux grandes divisions. De ces deux divisions, la première reçut ordre de gagner, en longeant la Seine, la place de Grève et l’Hôtel-de-Ville. La seconde devait suivre la courbe des boulevards, atteindre la place de la Bastille, et redescendre jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, par la rue Saint-Antoine. Ainsi, on aurait pu dire que, de ses deux bras immenses jetés du haut des Tuileries et dans la direction générale du sud-est, l’un à droite le long des quais, l’autre à gauche, le long des boulevards, l’armée royale enserrait l’insurrection dans la partie là plus importante et la plus tumultueuse de la ville. Mais il importait qu’entre ces deux lignes, séparées par toute la largeur du terrain qu’elles enveloppaient, une communication fut ménagée autre part qu’à leur point même de jonction. Deux bataillons de la garde furent donc chargés d’occuper le marché des Innocents, dans la rue Saint-Denis, et de tenir cette rue libre, en la parcourant : l’un vers le nord jusqu’aux boulevards, l’autre vers le midi jusqu’à la Seine.

Les vices de ce plan étaient manifestes. Les troupes pouvaient bien parcourir le sanglant itinéraire qui leur était tracé sur la carte, mais elles n’étaient pas à beaucoup près assez nombreuses pour occuper tant d’espace. D’un autre côté, les engager dans ces rues Saint-Denis et Saint-Antoine que coupent une infinité de ruelles tortueuses et obscures, c’était les exposer à recevoir la mort de toutes parts sans la pouvoir donner.

Mais quel autre plan était praticable ? Comment, bloquer avec quelques milliers d’hommes cette immense ville de Paris ? Si Charles X, en signant les ordonnances, avait pu prévoir une révolution ; si on avait eu soin de faire provision de vivres pour les troupes, il aurait été possible sans doute de recommencer le 13 vendémiaire. L’armée royale, se serrant autour du palais des rois, aurait attendu l’insurrection, la baïonnette au bout du fusil et la mèche des canons allumée. Et si les insurgés s’étaient bornés à parcourir la ville, s’emparant des postes, occupant les édifices, brisant les armoiries royales, la bourgeoisie, dans ses terreurs exagérées, n’aurait pas tardé à venir demander pardon à genoux, trop heureuse d’échapper à la crainte du pillage en subissant le despotisme.

Mais les soldats manquaient de vivres, et ils auraient été les premiers désarmés par la faim. Encore une fois, pour un serviteur de Charles X, il n’y avait pas de milieu entre laisser tomber dans l’abîme la couronne de ce vieillard moribond et mettre le feu aux quatre coins de sa capitale. Car il faut bien qu’une société sache, quand elle se soumet au régime des monarchies, qu’il peut en coûter cela pour les sauver !

Les troupes se mirent donc en mouvement, les canons roulèrent sur le pavé, et la guerre civile éclata dans Paris.

Quelle allait être l’issue de cette guerre ? Les savants, les hommes de lettres, presque tous les militaires, prirent en pitié les combattants et leur folie. M. Thiers courut chercher un refuge chez Mme de Courchamp dans la vallée de Montmorency. Dans les bureaux du Globe, M. Cousin parlait du drapeau blanc comme du seul drapeau que la nation put reconnaître ; et il reprochait à M. Pierre Leroux de compromettre ses amis par l’allure révolutionnaire qu’il faisait prendre au journal. Le rédacteur en chef du Globe, M. Dubois, se trouvait absent. Enfin, tout n’était que trouble, incertitudes, confusion dans les rangs de la haute bourgeoisie.

Il y avait parmi les écrivains les plus remarquables de ce temps, un homme à la taille élancée, aux mouvements brusques mais nobles, au front fuyant mais pensif. Il avait été soldat. Au premier bruit de la fusillade, il secoua tristement la tête puis, il s’en alla par la ville, sans armes et une baguette noire à la main, indifférent aux balles qui sifflaient autour de lui, et bravant la mort sans chercher le succès. Cet homme, destiné à un rôle illustre et malheureux, était peu connu alors il se nommait Armand Carrel. « Avez-vous seulement un bataillon, demandait-il sans cesse à ses amis plus confiants. » Dans la matinée du 28, passant sur le boulevard avec M. Étienne Arago, qui témoignait beaucoup d’ardeur : « Tenez, lui dit-il, en lui montrant un homme du peuple qui cirait ses souliers avec l’huile d’un réverbère cassé, voilà le peuple, voilà Paris ! Légèreté…, insouciance…, application à de petits usages de ce qui représente de grandes choses… » Il se trompait de moitié. Le peuple devait prendre part au combat d’une manière sérieuse : il ne fut indifférent qu’aux résultats de la victoire.

Les deux bataillons de la garde chargés de parcourir la rive droite de la Seine, s’étaient mis en marche sous la conduite du général Talon. Au Pont-Neuf, ils entraînèrent dans leur mouvement le 15e léger qu’ils rencontrèrent, et quittant la rive droite de la Seine, ils entrèrent, par le milieu du pont, dans l’île de la Cité. Puis, débouchant sur le quai de l’Horloge, ils gagnèrent l’entrée du pont Notre-Dame où ils s’arrêtèrent un instant.

L’Hôtel-de-Ville était occupé, depuis la pointe du jour, par quelques jeunes gens intrépides, et beaucoup de citoyens craintifs, qui s’y étaient rendus pour veiller à l’ordre public, y étaient entrés parce que la place était vide, et paraissaient fort effrayés de la fougue de leurs compagnons. Mais sur la place de Grève et dans toutes les rues qui viennent y aboutir, se pressaient des hommes indomptables. Le tocsin sonnait à l’église de Saint-Séverin, et le bourdon de Notre-Dame répondait à ce bruit de deuil par un bruit plus formidable encore. Le tambour retentissait dans la rue Planche-Mibray qui fait face au pont Notre-Dame, et la foule se précipitait vers le quai.

La garde s’avança sur le pont, et s’ouvrant tout à coup, démasqua deux pièces d’artillerie. Le bruit du tambour cessa ; sur le pavé de la rue il ne resta que les morts. La garde passa le pont, se déploya sur les quais de Gèvres et Pelletier, laissa un peloton pour garder l’entrée de la rue Planche-Mibray, et se répandit sur la place de Grève, chassant devant elle les Parisiens qui s’écoulèrent rapidement par toutes les issues de la place, tandis que les défenseurs de l’Hôtel-de-Ville s’échappaient par les portes de derrière en tirant des coups de fusil.

Le 15e léger était resté de l’autre côté du pont, et couvrait le marché aux Fleurs. Immobiles, l’arme au pied, les soldats du 15e assistaient au combat sans y prendre part. Devant eux passaient à tout moment des citoyens en armes, et l’officier se contentait de leur dire, en leur montrant de la pointe de son épée des ouvriers qu’on emportait tout sanglants : « Vous voyez !… de grâce, n’allez pas de ce côté. » Mais des tirailleurs venus du passage Dauphine et du faubourg Saint-Jacques s’entassaient peu à peu, sans que rien put les retenir, sur le quai de la Cité. La hauteur du parapet de la Seine les mettait à l’abri du feu que la garde dirigeait sur eux de la rive droite, et les balles qu’ils lançaient allaient frapper à coup sûr les soldats qui couvraient la place de Grève. Telle était, du reste, l’ardeur des hommes du peuple, que beaucoup d’entre eux s’élancèrent sur le pont suspendu qui conduit à la place, au milieu de laquelle une pièce de canon était en batterie. Plusieurs coups furent tirés à mitraille, et, plusieurs fois de suite, le pont fut horriblement balayé. Un élève de l’École polytechnique, M. Charras, était sur la rive gauche, l’épée à la main. Il hérita du fusil d’un ouvrier qui venait de recevoir, à ses côtés, une balle dans la poitrine ; mais les munitions manquaient. Un enfant de quinze ou seize ans s’approche de M. Charras, et lui montrant un paquet de cartouches : « Nous partagerons, si vous voulez, mais à condition que vous me prêterez votre fusil, pour que je tire ma part. » Le fusil lui est remis, et il court se placer sur le tablier. En ce moment un peloton de gardes royaux s’avança sur le pont. Les insurgés disparurent dans les rues qui débouchent sur le quai, et, au milieu d’eux, l’intrépide enfant. Ce fut sur ce même champ de bataille que fut poussé, par un jeune homme qui portait un drapeau tricolore, ce cri héroïque : « Mes amis, si je meurs, souvenez-vous que je me nomme d’Arcole. » II tomba mort, en effet ; mais le pont qui reçut son cadavre a, du moins, gardé son nom.

A quelques pas de ce champ de bataille, des étudiants élevaient des barricades. Puis, c’étaient des tambours de la garde nationale qui couraient ça et la, battant le rappel et la générale. Des spectacles singuliers venaient quelquefois se mêler à tout ce qu’un pareil drame avait de terrible. Dans la rue Saint-Andre-des-Arts, par exemple, on vit une colonne de quinze ou vingt hommes, conduite par un violon. Les femmes étaient aux croisées, applaudissant à tout homme armé qui passait. À ces encouragements s’en joignaient d’autres d’une nature différente, et particulièrement adressés aux troupes. On répandait de petits imprimés contenant ces mots : La patrie tient un bâton de maréchal à la disposition du premier colonel qui fera cause commune avec le peuple. Ainsi, tout concourait à augmenter l’énergie de ce mouvement, le plus extraordinaire qui ait jamais emporté la population d’une grande ville.

Mais, dans les quartier riches, l’insurrection avait un tout autre caractère que dans ceux d’où sortaient les combattants de ta place de Grève. Au faubourg Saint-Honoré, ce qui dominait les âmes, c’était l’amour de l’ordre, le désir de la conservation. Ce sentiment avait conduit à la mairie du 1er arrondissement un grand nombre de gardes nationaux : un détachement du 6e de la garde y fut envoyé, sous les ordres de M. Sala, mais pas un coup de fusil ne fut tiré. « Nous ne sommes ici, criaient les gardes nationaux, que pour assurer la conservation des propriétés. » — « C’est dans le même but que nous venons, répondit l’officier. » L’altercation fut vive. Enfin les gardes nationaux cédèrent, et M. Sala qui, d’après les instructions du général Saint-Hilaire, devait les retenir prisonniers, les renvoya chez eux l’un après l’autre, rassurés et satisfaits. Le bataillon continuant sa marche, une demi-compagnie fut assaillie, devant la Madeleine, par des ouvriers armés de fusils et de pistolets. Ils furent reçus vigoureusement, et pendant que les uns se répandaient dans les rues voisines, les autres couraient se réfugier dans les rues voisines. Une compagnie les y suivit, à travers les barricades renversées. Les ouvriers montent dans les combles. On les menace de mettre le feux aux échafaudages, au moyen de la paille semée sur les dalles. Ils descendent, et sont renfermés dans l’église. Deux heures après, un autre détachement accourut, et les mit en liberté. Les soldats qui venaient de se battre à la Madeleine et dans les environs, avaient versé du sang, et ils en avaient perdu. Leur situation était douloureuse, leur tristesse profonde. Et pourtant, quand sonna l’heure de leur repas ordinaire, on les entendit se répandre en plaisanteries sur la surprise et l’impatience de leurs cuisiniers, restés à Saint-Denis. Voilà ce qu’était cette guerre. Le rire y fut continuellement à côté des larmes. Tantôt généreuse et courtoise, tantôt implacable ; ici grave comme sur un champ de bataille là bouffonne comme sur des tréteaux, elle mit en relief dans tout son éclat, mais aussi dans toute sa mobilité, le génie de notre nation.

Au sein de cette immense et confuse mêlée, la plupart des officiers de la garde crurent devoir rester inviolablement fidèles à leur drapeau. Quelques-uns, tels que M. Lemotheux, écrivirent leur démission, bien résolus a ne la notifier qu’après le combat. D’autres comprirent leur devoir d’une manière différente. M. le comte Raoul de la Tour-du-Pin, par exemple, adressa au prince de Polignac la lettre suivante :

« Monseigneur,

Après une journée de massacres et de désastres, entreprise contre toutes les lois divines et humaines et à laquelle je n’ai pris part que par un respect humain que je me reproche, ma conscience me défend impérieusement de servir un moment de plus. J’ai donné dans ma vie d’assez nombreuses preuves de dévouement au roi, pour qu’il me soit permis, sans que mes intentions puissent être calomniées, de distinguer ce qui émane de lui des atrocités qui se commettent en son nom. J’ai donc l’honneur de vous prier, Monseigneur, de mettre sous les yeux du roi ma démission de capitaine de sa garde[2]. »

Cependant, une colonne commandée par M. de Saint-Chamans, et composée d’un bataillon du 1er  de la garde, d’un bataillon du 6e et de deux escadrons de lanciers, s’était dirigée par les boulevards vers la place de la Bastille, traînant avec elle deux pièces de canon. Elle marcha long-temps sans rencontrer une résistance bien vive, mais, arrivée à la hauteur des portes Saint-Denis et Saint-Martin, elle fut assaillie avec une extrême vigueur. Là, combattaient à la tête d’une foule héroïque et en guenilles, des jeunes gens qui apportaient au milieu du péril la vieille gaîté française, chefs de prolétaires qu’à leur bravoure élégante et à leur ardeur chevaleresque, on eût pris pour les héritiers de cette vaillante noblesse qui vainquit à Fontenoy. Attaquées de toutes parts, les troupes royales s’arrêtèrent et firent feu. Il n’y eût, cette fois, ni morts ni blessés. Les combattants s’en aperçurent et revinrent à la charge avec des éclats de rire qui se mêlèrent au bruit sinistre de la fusillade. On fit avancer les canons : au moment où on allait y mettre le feu, un enfant s’élance, court sur un officier, et d’un coup de pistolet tiré à bout portant l’étend mort à &es pieds. Les troupes royales continuèrent leur marche, mais derrière elles la foule s’amoncelait ; les arbres des boulevards tombaient sous la hache, et d’énormes barricades construites avec une étonnante rapidité venaient enlever aux soldats tout espoir de retour. Sur la place de la Bastille, M. de Saint-Chamans rencontra un rassemblement nombreux composé en partie de femmes et d’enfants. « Du travail ! du pain ! » tels étaient les cris qui fortaient du sein de ce rassemblement. Ceux qui le formaient étaient presque tous sans armes. Chose étrange ! Pendant qu’ailleurs le peuple combattait avec des cris dont il ignorait le sens, sur la place de la Bastille il poussait son vrai cri de guerre sans songer à se battre ! M. de Saint-Chamans s’avança au milieu des groupes, et distribua tout l’argent qu’il portait sur lui, tandis que ses troupes se formaient en bataille. Cependant, il fallait que la colonne, pour remplir sa mission entrât dans la rue Saint-Antoine et la parcourût jusqu’à l’Hôtel-de-Ville. Quand les troupes s’ébranlèrent pour exécuter ce mouvement, un feu si vif partit de tous les angles des rues voisines, que M. de Saint-Chamans prit le parti de regagner les Tuileries par les boulevards du sud. Il alla passer la Seine au pont d’Austerlitz, ne laissant sur la place de la Bastille qu’un détachement de cuirassiers. Ce détachement fut rejoint par le 50e de ligne et se dirigea avec lui sur l’Hôtel-de-Ville par la rue Saint-Antoine. Ce fut un trajet long et sanglant. Des barricades s’élevaient de distance en distance ; des groupes de tirailleurs invisibles faisaient pleuvoir sur les troupes une grêle de balles, et de chaque fenêtre tombaient des fragments de bouteilles, des tuiles, des meubles. De faibles femmes portaient au haut de leurs maisons de lourds pavés, pour les précipiter ensuite sur la tête des soldats. Le nombre des hommes du peuple qui étaient descendus dans la rue un fusil à la main, n’était pas en realité bien considérable, mais le nombre de ceux qui prenaient au combat une part indirecte était immense. Au plus fort de la fusillade, on vit dans la rue Culture-Saint-Catherine, qui aboutit à la rue Saint-Antoine, plusieurs hommes en blouse glisser, suspendus à des cordes, le long des murs de la caserne des pompiers. C’étaient des combattants qui avaient été faits prisonniers, qu’on avait déposés dans la caserne, et que les pompiers renvoyaient de la sorte au combat. Plusieurs coups de canon furent tirés, mais cette situation extrême qui faisait d’une ville un champ de bataille, exaltait les courages et répandait dans l’air une ivresse contagieuse. Des portes s’ouvraient aux hommes du peuple pour les recevoir à l’instant du danger, et se refermaient subitement sur eux ; les blessés étaient recueillis avec empressement et soignés par des mains carressantes ; faire de la charpie ou broyer de la poudre était, dans chaque maison, l’occupation des femmes : mères, sœurs où épouses de ceux qui allaient mourir ! Le soleil ne fut jamais si brûlant : il ajoutait à cette fièvre des ames.

Les soldats qui occupaient la place de Grève et que devaient rejoindre les troupes venues de la Bastille, se défendaient, en les attendant, avec beaucoup de courage et de tristesse. Chaque maison était devenue un château-fort, et on tirait de toutes les fenêtres. Trois hommes s’étaient postés derrière une cheminée, et de là ils faisaient depuis longtemps sur la troupe un feu meurtrier, lorsqu’ils furent enfin découverts. Un canon fut pointé contre cette cheminée fatale, mais avant de l’abattre, le canonnier fit signe à ceux qu’elle protégeait de se retirer. Il n’y avait pas dans les assaillants moins de bravoure et de générosité. Mais qu’attaquaient ceux-ci ? Que défendaient ceux-là ? D’autres le savaient ! Tout-à-coup il se fit sur le quai de la Grève un grand bruit d’armes et de chevaux. Le 50e de ligne arrivait, précédé par un détachement de cuirassiers. Ces malheureuses troupes avaient été obligées de quitter la rue Saint-Antoine à la hauteur de l’église Saint-Gervais, et de prendre le quai pour gagner la place de Grève. Elles y entrèrent à la faveur d’une charge que des lanciers firent sous l’arcade Saint-Jean et qui attira de ce côté les forces des Parisiens. Les soldats du 50e de ligne n’apportaient à la garde royale qu’un bien faible secours. Tout le long de cette rue Saint-Antoine qu’ils avaient si péniblement traversée, ils avaient entendu les cris de Vive la ligne mêlés à ceux de Vive la Charte ! Ils arrivaient sur la place de Grève à demi-gagnés à la cause de l’insurrection. On les fit entrer dans la cour de l’Hôtel, et leurs cartouches, dont ils refusèrent de faire usage, furent distribuées aux soldats de la garde, défenseurs plus persévérants de la royauté. Un détachement suisse avait été envoyé des Tuileries au secours de l’Hôtel-de-Ville : il entra sur la place de Grève au pas de charge. A l’aspect de ces uniformes rouges, la fureur des insurgés redouble de chaque ruelle s’élancent des combattants nouveaux ; une barricade est occupée par le peuple. Les Suisses soutiennent cette attaque avec vigueur, la garde arrive pour les appuyer, et déjà les Parisiens pliaient, lorsqu’un jeune homme, pour les ranimer, s’avance agitant un drapeau tricolore au bout d’une lance et criant : « Je vais vous apprendre à mourir. » A dix pas de la garde, il tomba percé de balles. Cet engagement fut terrible : les Suisses laissèrent beaucoup des leurs sur le pavé.

La guerre éclatait dans tout Paris en scènes bizarres, héroïques, lamentables. Dans la colonnade du Louvre, en face de Saint-Germain-l’Auxerrois, le marquis d’Autichamp était assis sur une chaise. Accablé d’années et pouvant à peine se soutenir, il animait les Suisses au combat par sa présence, et, les bras croisés, il contemplait ce spectacle de deuil avec une impassibilité stoïque. Sur le boulevard de l’Hôpital, une bande courait attaquer la poudrière d’Ivry, enfonçait les portes à coups de hache et de merlin, inondait la cour, et forçait les employés à lui jeter par les fenêtres des paquets de poudre, que, dans la fougue de leurs préoccupations, les insurgés recevaient la pipe à la bouche, et emportaient rapidement dans leurs bras. Sur un autre point, les détenus pour dettes, au moyen d’une poutre transformée en bélier, brisaient les portes de Sainte-Pélagie, et se joignaient ensuite au poste pour empêcher l’évasion des malfaiteurs. Une rencontre sanglante eût lieu dans la rue des Prouvaires, et présenta le spectacle assez commun dans les guerres civiles, de frères combattant dans des rangs opposés. C’était par toute la ville une sorte d’ivresse morale dont la parole humaine est impuissante à rendre la physionomie. A traveers les coups de fusil, le roulement des tambours, les cris, les gémissements, mille bruits étranges se répandaient et venaient ajouter au frémissement universel. Dans quelques quartiers on promena un chapeau à plumes qu’on disait être celui du duc de Raguse, dont on annonçait la mort. Il y avait quelque chose de surnaturel dans l’audace de certains combattants. Un ouvrier voyant une compagnie du 5e de ligne déboucher sur la place de la Bourse, court droit au capitaine et lui décharge sur la tête une barre de fer. Ce capitaine se nommait Caumann. Il chancelle et son visage se couvre de sang ; mais il peut encore relever avec son épée les bayonnettes de ses soldats qui allaient faire feu sur l’agresseur. A l’intrépidité les hommes du peuple joignaient l’abnégation la plus absolue, et ils se rangeaient de préférence sous les ordres de tout combattant qu’une mise plus élégante leur indiquait, comme appartenant à une condition favorisée. Au reste, les jeunes gens trouvaient à chaque pas pour guider leur inexpérience, d’anciens militaires échappés aux batailles de l’Empire, génération guerrière, que les Bourbons, en 1815, avaient irritée à jamais.

Mais la magnanimité de ce peuple n’était pas moins étonnante que son courage. Dans l’ardeur du combat, s’il arrivait que le riche offrît sa bourse au pauvre, haletant et prêt à défaillir, le pauvre n’acceptait que le nécessaire et courait rendre, jusque sous les balles, le reste de la pièce d’or qu’il avait reçue dans ces jours de brûlante et passagère fraternité. Souvent il se mêlait à ce désintéressement glorieux une poésie,telle que peuvent seuls la comprendre de nobles cœurs battant sous des haillons. Quelques ouvriers défendaient une barricade élevée dans la rue Saint-Joseph. Un bourgeois, qui combattait à leur côté, vit l’un d’eux s’appuyer languissamment contre les pierres de la barricade. Il le crut blessé ; car la chemise du jeune homme était ensanglantée, et son visage couvert d’une pâleur mortelle. Le bourgeois se penche sur lui ; mais l’ouvrier, d’une voix faible : « J’ai faim. » Une pièce de cinq francs lui est offerte. Alors, glissant sa main sous sa chemise sanglante, il tire de son sein un lambeau d’étendard royaliste, et dit à celui qui l’avait assisté : « Prenez, Monsieur : voici ce que je vous donne en échange. »

Et au milieu de tant de scènes lugubres, que d’épisodes consolants ! Sur la place des Victoires, où campaient les troupes du général Wall, des femmes du peuple furent vues portant des cruches remplies d’eau et de vin, qu’elles présentaient aux lèvres altérées des soldats. En même temps, le général entrait en négociation avec M. Degousée pourie transport des blessés. On plaçait ces malheureux sur des charrettes, et c’était un chef d’insurgés qui, suivi de quatre fantassins, vêtu d’une blouse, un bonnet de police sur la tête et un fusil à la main, se chargeait de conduire à travers Paris en deuil ce convoi gémissant et funèbre. Guerre inouïe, ou tout combattant affrontait la mort deux fois ; pour frapper son ennemi d’abord, et ensuite pour le sauver !

Mais c’était au marché des Innocents qu’était le fort de l’action. Le bataillon qui partit de là, pour éclairer jusqu’au boulevard la rue Saint-Denis, ne put qu’avec des efforts incroyables remplir sa triste mission. Arrivé à la cour Batave, il essuya une fusillade meurtrière, et ne parvint à la porte Saint-Denis qu’après avoir eu près de trente hommes tués ou blessés. Son colonel, M. de Pleineselve, avait été atteint mortellement : les soldats le portaient sur un brancard. La rue Saint-Denis, à mesure que le bataillon avançait, s’était couverte de barricades : il ne put revenir sur ses pas. Le général Quinsonnas resta donc au marché des innocents avec un petit nombre d’hommes, et enveloppé par l’insurrection.

Pendant que la lutte s’engageait ainsi sur divers points de Paris, voici ce que faisaient les députés. M. Audry de Puyraveau leur avait donné rendez-vous à midi dans son hôtel. M. Audry était puissant et riche, alors. Depuis, il est tombé dans la pauvreté et dans l’abandon ; il s’est senti frappé à toutes les parties sensibles du cœur, et aujourd’hui même il erre en pays étranger, n’ayant pu trouver où reposer sa tête sur une terre où il avait cru fonder la liberté ! M. Audry se défiait de la fermeté de ses collègues. Avant de leur ouvrir les portes de sa maison, il fit savoir secrètement à plusieurs étudiants et à un grand nombre d’ouvriers qu’une réunion de députés devait avoir lieu chez lui, et que, pour les pousser à une révolution énergique, il fallait leur faire peur. Aussi, en arrivant chez M. Audry de Puyraveau, les députés trouvèrent-ils la cour de l’hôtel remplie d’une foule bruyante et animée. Quelques jeunes gens essayèrent de s’introduire dans la salle de délibération : ce fut en vain ; mais cette salle était au rez-de-chaussée, les fenêtres étaient ouvertes : il fallut délibérer sous l’œil du peuple. M. Mauguin prit le premier la parole. « C’est une révolution que nous avons à conduire, dit-il ; entre la garde royale et le peuple nous avons à choisir. » Ces mots firent tressaillir MM. Sébastiani et Charles Dupin, qui s’écrièrent vivement : « Restons dans l’ordre légal ! » M. de Lafayette se mit à sourire avec dédain ; et, pendant que M. Guizot proposait à ses collègues d’intervenir dans l’insurrection comme médiateurs, on apporta la fausse nouvelle que l’Hôtel-de-Ville venait de tomber au pouvoir du peuple. Ce fut alors qu’au milieu de cette assemblée, en proie à une double terreur, M. Guizot se leva, tenant à la main un projet de protestation, conçu en ces termes :

« Les soussignés, régulièrement élus à la députation par les collèges d’arrondissements et de départements ci-dessous nommés en vertu de l’ordonnance royale du……, et conformément à la Charte constitutionnelle et aux lois sur les élections des……, et se trouvant actuellement à Paris, se regardent comme absolument obligés par leur devoir envers le roi et la France de protester contre les mesures que les conseillers de la couronne, trompant les intentions du monarque, ont fait naguère prévaloir pour le renversement du système légal des élections et la ruine de la liberté de la presse. Lesdites mesures, contenues dans les ordonnances des………… sont, aux yeux des soussignés, directement contraires à la Charte constitutionnelle, aux droits constitutionnels de la chambre des pairs, au droit public des Français, aux attributions et aux arrêts des tribunaux, et propres à jeter l’état dans une confusion qui compromet également la paix du présent et la sécurité de l’avenir. En conséquence, les soussignés, inviolablement fidèles à leur serment au roi et à la Charte constitutionnelle, protestent d’un commun accord, non seulement contre lesdites mesures, mais contre tous les actes qui en pourraient être le conséquence. Et, attendu, d’une part, que la chambre des députés n’ayant pas été constituée, n’a pu être légalement dissoute d’autre part, que là tentative de former une autre chambre des députés d’après un mode nouveau et arbitraire, est en contradiction formelle avec la Charte constitutionnelle et les droits acquis des électeurs, les soussignée déclarent qu’ils se considèrent toujours comme légalement élus à la députation par les collèges d’arrondissements et de départements dont ils ont obtenu les suffrages, et comme ne pouvant être remplacés qu’en vertu d’élections faites selon les principes et les formes voulues par les lois. Et si les soussignés n’exercent pas effectivement les droits et ne s’acquittent pas de tous les devoirs qu’ils tiennent de leur élection légale, c’est qu’ils en sont empêchés par une violence matérielle contre laquelle ils ne cesseront de protester. »

Des flots de sang coulaient dans Paris au moment où M. Guizot donna lecture de cet acte. Il fut diversement accueilli. Les uns, comme MM. de Lafayette, Laffitte, Audry de Puyraveau, Bérard, Daunou, de Schonen, Mauguin, Bavoux, de Laborde, Labbey de Pompières, avaient peine à comprendre qu’on parlât de fidélité au roi et de conseillers trompant les intentions du monarque, au sein d’une ville ravagée et à la lueur de cent combats. Les autres, tels que MM. Charles Dupin et Sébastiani, trouvaient la déclaration téméraire. M. Casimir Périer se faisait remarquer, entre tous, par son agitation convulsive. Il s’approcha de M. Laffitte et lui dit : « Il faut absolument négocier avec Marmont. Quatre millions ici ne seraient pas mal employés. » L’idée d’une démarche à faire auprès de Marmont ne tarda pas à se répandre dans l’assemblée. M. Laffitte est chargé de désigner les cinq membres qui doivent composer la députation. Il nomme MM. Casimir Périer, Mauguin, Lobau et Gérard. Une nouvelle réunion est indiquée pour quatre heures chez M. Bérard. La séance est levée, et les cinq commissaires se mettent en marche pour le quartier général, après s’être rendus préalablement chez M. Laffitte pour s’y concerter. En mettant le pied sur la place du Carrousel, M. Casimir Périer, dans l’excès de son trouble, ne put s’empêcher de dire à M. Laffitte : « Je crains bien que nous n’allions nous jeter dans la gueule du loup. »

Les députés furent précédés auprès du duc de Raguse par M. Arago. Ce jour-là même, dans la matinée, M. Arago avait reçu une lettre de Mme de Boignes. Cette dame le conjurait d’aller trouver Marmont, et d’essayer l’empire qu’il avait sur l’esprit du maréchal, afin de sauver Paris d’un irréparable désastre. M. Arago hésitait : dans les discordes civiles, la haine est si soupçonneuse ! Une noble inspiration le décida. Il fait venir son fils aîné et lui ordonne de le suivre, un père ne pouvant être soupçonné d’avoir voulu faillir en présence de son fils. Ils partent ; ils arrivent à l’état-major à travers les balles. Une salle s’ouvre devant eux. Au milieu, une table de billard sur laquelle M. Laurentie rédigeait un article pour la Quotidienne, et dans toute cette enceinte, la plus effroyable confusion. Les aides-de-camp se croisaient en désordre, pâles, couvers de sueur et de poussière. De la pièce occupée par le général en chef, des dépêches partaient à chaque instant ; mille rumeurs orageuses venaient du dehors, mêlées au bruit des coups de fusil ; et réunis là pêle-mêle, les officiers supérieurs suivaient avec anxiété les péripéties du combat, debout, l’oreille attentive et le visage altéré.

Quand M. Arago se présenta tout à coup avec sa taille colossale, sa puissante tête et son œil ardent, ce fut une agitation terrible. On l’entoure de toutes parts avec des accents de frayeur ou des menaces, comme si on eût vu apparaître en lui quelque soudaine et vivante image du peuple soulevé. Alors un officier polonais, M. Komierowski s’approchant de lui rapidement : « Monsieur, si quelqu’un porte la main sur vous, je lui fais tomber le poignet d’un d’un coup de sabre. »

M. Arago est conduit auprès du général en chef. Mais, avant qu’il eût ouvert la bouche, Marmont lui criait d’une voix brève et en étendant le bras :

« Ne me proposez rien qui me déshonore. » — « Ce que je viens vous proposer vous honorerait, au contraire. Je ne vous demande pas de tourner votre épée contre Charles X ; mais refusez tout commandement, et partez à l’instant même pour Saint-Cloud. — Comment ! que j’abandonne le poste où la confiance du roi m’a placé ! que je lâche pied, moi soldat, devant des bourgeois ameutés ! que je fasse dire à l’Europe que nos braves troupes ont reculé devant une populace armée de pierres et de bâtons ! C’est impossible ! c’est impossible ! Vous connaissez mes sentiments. Vous savez si je les ai approuvées, ces ordonnances maudites ! Mais une horrible fatalité pèse sur moi il faut que mon destin s’accomplisse. — Vous pouvez combattre cette fatalité. Un moyen vous reste pour effacer dans la mémoire des Parisiens les souvenirs de l’invasion… Partez, partez sans retard ! »

En ce moment, un homme s’élance dans la salle d’attente, Il est en veste et porte une casquette de loutre. A l’aspect de cet inconnu, on se trouble, on veut l’arrêter, et c’est à peine s’il a le temps d’abattre sa casquette d’un revers de main, en s’écriant : « Vous ne me reconnaissez donc pas ! je suis l’aide-de-camp du général Quinsonnas. J’ai coupé mes moustaches pour pouvoir arriver jusqu’ici. » Il demande à parler au duc de Raguse. Il lui annonce que les troupes postées au marché des Innocents ont déjà beaucoup souffert ; qu’un renfort est nécessaire. — « Eh ! n’avez-vous pas du canon ? — Du canon, Monsieur le maréchal ! mais on ne dresse pas les canons en l’air ! Et que peuvent les canons contre les pavés, les meubles qui, de chaque fenêtre, tombent sur la tête des soldats ? »

On apporta en effet dans la salle voisine un lancier qui venait d’être renversé de cheval. Ce malheureux était tout taché de sang, et son uniforme entr’ouvert laissait voir, enfoncés dans sa poitrine, des caractères d’imprimerie qui avaient été employés en guise de balles.

Le duc de Raguse se promenait à grands pas ; les mouvements tumultueux de son cœur passaient rapidement sur son visage. « Des bataillons, dit-il avec impatience à l’aide-de-camp ! Je n’ai pas de bataillons à leur envoyer. Qu’ils se tirent de là comme ils pourront ! »

L’aide-de-camp sortit, et M. Arago, reprenant ses exhortations avec une chaleur croissante. — « Eh bien… murmurait le duc de Raguse… ce soir… je verrai… » — « Ce soir mais y songez-vous ? Ce soir des milliers de famille seront en deuil ! Ce soir, tout sera fini ! Et, quel que soit le sort du combat, votre position sera terrible. Vaincu, votre perte est assurée. Vainqueur, on ne vous pardonnera jamais tout ce sang. »

Le maréchal parut ébranlé. Alors, continuant avec plus de force : « Faut-il tout vous dire, s’écria M. Arago ? J’ai recueilli dans la foule sur mon passage des paroles sinistres : On mitraille le peuple ; c’est Marmont qui paie ses dettes. » À ces mots, Marmont porta la main à la garde de son épée.

On annonça l’arrivée de cinq députés qui venaient parlementer. M. Arago leur céda la place et fut témoin, à l’instant même, d’une scène extraordinaire. Le gouverneur des Tuileries, M. Glandevez, ayant pressé la main à un des cinq négociateurs, M. d’Ambrugeac avait osé dire qu’il s’en plaindrait au roi. Indigné, le général Tromélin pousse droit à lui, l’apostrophe d’une voix tonnante, et se félicite d’avoir enfin trouvé une occasion de faire éclater ce qu’il avait au fond de l’âme. L’explosion de cette colère fut si impétueuse que, si elle avait rencontré quelque résistance, les épées seraient sorties du bourreau. Tant il y a d’antipathies ardentes sous cette froide et trompeuse uniformité de la vie des cours !

En se retirant, M. Arago apprit à M. Delarue, aide-de-camp du duc de Raguse, qu’il avait vu sur la place de l’Odéon des soldats disposés à se joindre au peuple. Vivement frappé de cette nouvelle, M. Marne court la communiquer au prince de Polignac, et revient découragé, en disant : « Il veut que, si la troupe passe du côté du peuple, on tire aussi sur la troupe. »

Sur ces entrefaites, arrivèrent les cinq commissaires. Ils furent introduits dans l’appartement du duc de Raguse. Il était seul. M. Laffitte prenant la parole au nom de ses collègues, conjura le maréchal de faire arrêter l’effusion du sang. Il lui représenta tout ce qu’il y aurait de funeste, non-seulement pour la nation, mais pour le trône, dans une violation obstinée de toutes les lois constitutives du pays. Le maréchal répondit que ce n’était pas à lui à juger de l’inconstitutionnalité des ordonnances ; qu’il était militaire et devait, sous peine d’infamie, rester au poste où la confiance du roi l’avait placé ; que, d’ailleurs, avant de demander la révocation des ordonnances, il fallait faire mettre bas les armes aux Parisiens, et qu’il y allait de son honneur de ne pas céder. En prononçant ces paroles, il interrogeait du geste et du regard les généraux Gérard et Lobau. — « Votre honneur, reprit alors vivement M. Laffitte ! votre honneur, Monsieur le maréchal ! mais il n’y a pas deux honneurs, et de tous les crimes, le plus grand est de verser le sang de ses concitoyens ! — Pouvez-vous bien me tenir ce langage, Monsieur Laffitte, vous qui me connaissez, dit le duc de Raguse d’une voix pénétrée ? Eh que puis-je faire ? J’écrirai au roi. »

M. Laffitte ayant alors demandé à Marmont s’il avait quelque espoir dans le succès de cette dernière tentative, Marmont secoua tristement la tête « Dans ce cas, ajouta M. Laffitte, je suis décidé à me jeter corps et biens dans le mouvement. »

Un officier entra et entretint Marmont à voix basse. Tout à coup se retournant vers les négociateurs : « Répugneriez-vous, leur dit le maréchal, à voir le prince de Polignac ? » Sur leur réponse négative, il sortit, mais rentra presque aussitôt. Le prince refusait de recevoir les députés. Tel était, en effet, l’indomptable fanatisme de cet homme. Dans la nuit même qui suivit cette journée sanglante, il disait à un officier nommé Blanchard, qui avait une fort belle voix, et qui, le 28, avait fait jouer le canon sur la place de Grève : « Monsieur, j’ai souvent admiré votre voix ; mais jamais elle ne m’a été au cœur comme aujourd’hui. »

Le duc de Raguse, on l’a vu, n’avait accepté qu’en frémissant la mission funeste qui lui avait été imposée. Cependant il avait dû lancer des mandats d’arrestation contre quelques hommes depuis long-temps suspects à la cour, tels que MM. Lafayette, Laffitte, Audry de Puyraveau, Eusèbe de Salverte, Marchais. Il profita de la visite des députés pour retirer ces cruels mandats. Sa loyauté lui servait ici de prétexte. Il écrivit ensuite au roi, comme il l’avait promis. C’était la troisième lettre qu’il adressait à Charles X, depuis la mise en état de siège de la capitale. La première s’était égarée. Dans la seconde il disait : « Sire, ce n’est plus une émeute, c’est une révolution. L’honneur de la couronne peut encore être sauvé : demain peut-être il ne serait plus temps. » Dans la troisième, enfin, après avoir rendu compte au roi de la démarche des cinq commissaires, il le pressait de retirer les ordonnances, tout en lui donnant avis que les troupes pouvaient tenir un mois. M. de Polignac lut cette lettre, et, s’appuyant sur les assurances qu’elle contenait, il écrivit à son tour à Charles X pour l’encourager à une résistance vigoureuse. La dépêche du maréchal fut portée à Saint-Cloud par M. de Komiérowski ; mais il ne partit que quelques instants après le courrier que, de son côté, le prince de Polignac expédiait à Charles X. Aussi les recommandations du maréchal ne firent-elles aucune impression sur l’esprit du roi, qui lui fit répondre par M. de Komiérowski de rassembler les troupes autour du palais des Tuileries et d’agir avec des masses.

Mais déjà il n’était plus temps de placer dans de nouvelles dispositions stratégiques le salut de la monarchie. L’insurrection croissait de minute en minute ; tous les quartiers s’ébranlaient. Comment éteindre cet incendie allumé sur mille points divers ? La révolte avait, depuis long-temps, passé la Seine. Le passage Dauphine était une véritable place d’armes d’où sortaient à tout moment des combattants nouveaux. Il régnait là un enthousiasme qui tenait du délire. Armand Cartel, qui déplorait des combats qu’il jugeait inutiles, s’était rendu au milieu de ses amis, pour leur représenter ce qu’il y avait de nécessairement stérile dans leur héroïsme, et, monté sur une table, il était occupé à les haranguer, lorsqu’un pistolet dirigé contre sa poitrine lui montra combien le mouvement était devenu irrésistible. Des clameurs furieuses retentissaient rue de Grenelle-Saint-Germain, autour de l’hôtel du ministre de la guerre. Enrayée, Mme de Bourmont avait elle-même fait arborer le drapeau tricolore ; M. de Champagny le fit disparaître.

Cet officier supérieur ne négligeait rien depuis deux jours pour s’employer au service de sa cause ; mais on lui laissait tout ignorer et on ne le consultait pas. C’était d’un homme parfaitement étranger au ministère de la guerre que le prince de Polignac recevait les informations militaires dont il avait besoin ; et tel était l’esprit de vertige qui avait saisi les chefs, qu’on n’avait pas même songé à prévenir les camps de Lunéville et de Saint-Omer. M. de Champagny en fit la proposition expresse. Mais la ligne télégraphique était coupée. Des trois frères, directeurs du télégraphe, deux étaient libéraux, le troisième royaliste. La dépêche fut portée jusqu’à Écouen, à travers les barricades, par un pauvre invalide qui avait une jambe de bois. C’était enfin dans la haute sphère d’où tous les ordres devaient partir, une imprévoyance complète, une confusion inexprimable. Aucune distribution régulière de vivres n’avait encore été faite aux troupes. M. de Champagny, apprenant que la manutention était menacée, en fit sur-le-champ passer l’avis au quartier-général. On y envoya deux compagnies de vétérans qui, à peine arrivées, se laissèrent désarmer. M. de Champagny s’adressa aussitôt à M. de Latour-Maubourg, gouverneur des Invalides, et avec les approvisionnements particuliers de l’hôtel, on établit à l’école militaire une sorte de manutention nouvelle. Efforts inutiles ! Quand il fut question de faire escorter les vivres destinées aux troupes, les communications étaient interrompues, et la faim vint s’ajouter à toutes les souffrances qui, dans cette journée, accablèrent le soldat.

A quatre heures, les députés, comme on en était convenu, se trouvèrent réunis chez M. Bérard. Une vive anxiété se peignait sur tous les visages. M. Laffitte rendit compte de la démarche des commissaires auprès du duc de Raguse. Ainsi donc, la royauté ne se jugeait pas en péril ! Elle se croyait même en mesure de dicter des conditions ! N’était-il pas bien imprudent de braver un pouvoir aussi sûr de lui-même ? Des exclamations, parties de tous les coins de la salle, témoignèrent de l’effroi de l’assemblée. D’un autre côté, la persistance des Parisiens dans la révolte, les cris de mort poussés dans la cour même de l’hôtel ; l’ardeur bruyante des citoyens qui se pressaient aux portes, le bruit lointain des cloches mêlé aux détonations de la mousqueterie et aux roulements des tambours, tout cela prouvait que ce n’était pas à Saint-Cloud seulement qu’était la force, et que, comme la royauté, le peuple avait ses passions. Quel parti prendre ? Celui du courage, disaient M. Bérard et quelques-uns de ses amis. Deux journalistes, MM. Andra et Barbaroux s’étaient précipités dans la salle, et ils étaient là, taisant honte aux députés de leur faiblesse, les adjurant de se mettre à la tête des insurgés et de ne pas laisser sans chefs une population armée pour la querelle de la bourgeoisie. M. Coste apportait en même temps une épreuve de la protestation que nous avons rapportée et qu’il avait été chargé d’imprimer ; mais, non content de l’avoir purgée de toute expression monarchique, il refusait de la publier, à moins que les députés n’y apposassent leurs signatures. Il fallait se décider. M. Sébastiani eût peur, et sortit, accompagné de M. Bertin de Vaux et du général Gérard. Peu à peu l’assemblée se trouva réduite à un fort petit nombre de membres. Pour échapper au danger des signatures réelles, on imagina de faire une liste de noms c’était laisser à chacun la ressource d’un désaveu ; et, comme le moyen ne paraissait pas encore assez rassurant, on proposa de grossir cette liste des noms de tous les députés libéraux absents de Paris. « Voilà qui est fort bien vu, dit M. Laffitte d’un ton railleur : si nous sommes vaincus, personne n’aura signé ; si nous sommes vainqueurs, les signatures ne manqueront pas. » M. Dupin aîné n’assistait point à cette réunion. Son nom fut porté sur la liste, mais rayé par M. Mauguin, qui paraissait craindre de la part de son collègue une réclamation violente en cas d’insuccès. Les députés, en se retirant, eurent à traverser une foule que leur conduite remplissait d’indignation. M. Sébastiani, entr’autres, fut poursuivi par cette malédiction populaire qui, deux jours après, se perdait dans des chants de triomphe. Leçon éternellement stérile !

Le général Vincent qui, en compagnie du général Pajol, avait parcouru divers quartiers de cette ville en feu, partit pour Saint-Cloud dans la soirée. Il allait rendre compte à Charles X de ses impressions, et lui apprendre que la situation s’assombrissait de plus en plus ; qu’on n’avait reçu des nouvelles ni du comte de Saint-Chamans ni du général Talon ; que les troupes étaient sans vivres, qu’elles mouraient de soif, et ne trouvaient sur leur passage que visages menaçants ou portes fermées. Un courtisan que le général Vincent rencontra en route et auquel il fit part de ces tristes détails, trouva moyen de le devancer à Saint-Cloud, pour l’y démentir d’avance, bien sûr de faire sa cour au monarque en le tenant en garde contre la vérité. Charles X reçut donc avec froideur les renseignements douloureux, mais fidèles, que le général Vincent lui apportait. « Les Parisiens sont dans l’anarchie, lui dit-il, l’anarchie les ramènera nécessairement à mes pieds. » Semblable en cela à tous les princes, Charles X ne croyait guère qu’au dévouement de ceux qui consentaient à entrer dans ses illusions. Or, comme en un tel moment, on ne pouvait les caresser sans le trahir, les courtisans le trahissaient dans la crainte de lui déplaire.

Au reste, à mesure que les heures s’écoulaient, l’anxiété des hommes de transaction devenait plus vive. Casimir Périer, surtout, se montrait saisi d’épouvante. Il avait dit à M. Alexandre de Girardin, dans la matinée du 28 : « Ce qui convient le mieux à la France, ce sont les Bourbons sans les ultra. » Et en effet, il ne songeait alors qu’à garantir le trône de Charles X. D’accord avec lui, M. Alexandre de Girardin courut à Saint-Cloud presser le monarque de rapporter les ordonnances.

Une sourde agitation s’était répandue dans la demeure royale. Personne n’y était à son poste ; le service du château était presqu’entièrement interrompu et les gens de la haute domesticité s’esquivaient l’un après l’autre. Toutefois, chez les courtisans les plus exercés, l’inquiétude était tempérée par la crainte d’offenser le maître ; quelques-uns même se montraient pleins de confiance, par un raffinement d’adulation que dénonçait leur pâleur.

Dans la matinée, Mme de Gontaut traversa en courant la salle des gardes ; elle se dirigeait vers l’appartement de Charles X, et, cachant à demi son visage dans ses mains, elle s’écriait : « Sauvez le roi, Messieurs ! sauvez le roi ! » A l’instant, chacun fut sur pied ; les gardes mirent leurs casques en toute hâte ; M. de Damas, qui se promenait dans le parc avec son royal élève, le prit dans ses bras et se mit à gravir rapidement le Trocadero, suivi par M. Mazas qui soutenait Mme de Damas consternée. Le cri aux armes ! poussé mal à propos par un factionnaire, avait suffi pour mettre en émoi tous les habitants du château.

M. de Girardin trouva cependant Charles X parfaitement convaincu du succès, et inébranlable dans son dessein. Mais pendant qu’il le suppliait de rapporter les ordonnances, la duchesse de Berry parut ; et comme elle parlait avec emportement de la nécessité de sauver, par une attitude ferme, la majesté royale : « Eh mon Dieu ! Madame, s’écria le premier veneur, ce ne sont pas mes intérêts que je défends ici, mais bien les vôtres. Le roi ne joue pas seulement sa couronne, il joue celle de monseigneur le Dauphin ; il joue celle de votre fils, Madame ! » Et il continua ses sollicitations. Charles X l’envoya au Dauphin ; mais celui-ci répondit d’un ton sec : « Je suis le premier sujet du royaume, et, comme tel, je ne dois avoir d’autre volonté que celle du roi. » Politique des princes, obéissants jusqu’au servilisme, ou traîtres jusqu’à l’assassinat.

D’autres tentatives du même genre furent faites dans cette journée auprès de Charles X. Le baron de Vitrolles parut au château. Il engagea le roi en termes fort pressants à traiter avec les factieux, lui représentant qu’il était bon de céder quelquefois aux circonstances pour mieux se mettre en mesure de les dominer plus tard ; que cette politique avait été celle de Mazarin, et jusqu’à un certain point, celle de Richelieu lui-même. Charles X ne cacha point la répugnance qu’il éprouverait à ruser avec la révolte. D’ailleurs, il croyait la force de son côté, et il parla du triomphe inévitable de sa volonté avec tant d’assurance, que le baron fut un moment convaincu. Mais quand, le soir, il rentra dans Paris, à travers des barricades ensanglantées et au bruit de la fusillade, il jugea que la voix des courtisans, toujours menteuse, endormait le malheureux roi sur les bords d’un abîme. Il revit le docteur Thibault qui lui remit, non pas précisément de la part du général Gérard, mais en son nom, un lambeau de papier, sur lequel étaient écrits deux noms : ceux de MM. de Mortemart et Gérard. Le baron de Vitrolles se chargea d’aller le lendemain à Saint-Cloud proposer au roi les deux ministres qui venaient d’être désignés. Et telle fut l’origine de ce ministère Mortemart, qui devait être si vite emporté par la tempête.

Pendant que Charles X ne songeait qu’à répandre autour de lui sa sécurité fatale, un projet hardi se tramait presque sous ses yeux dans l’appartement de Mme de Gontaut. Convaincu de l’impuissance du vieux monarque à défendre sa dynastie, le général Vincent avait résolu de sauver la royauté, sans le roi, à l’insu du roi, et, s’il le fallait, malgré le roi. Il se’rendit auprès de Mme de Gontaut et lui exposa que, dans l’état des choses, le sort de la monarchie dépendait d’une résolution héroïque. Il lui proposait donc de conduire à Paris la duchesse de Berry et son fils. On aurait fait une pointe sur Neuilly, on se serait emparé du duc d’Orléans qu’on aurait engagé de vive force dans les hasards de l’entreprise, puis on serait entré dans Paris par les faubourgs, et la duchesse de Berry, montrant au peuple l’enfant royal, l’aurait confié à la générosité des combattants. Mme de Gontaut approuva ce projet. Malgré ce qu’il avait d’aventureux, ou plutôt, à cause de cela même, il séduisait l’imagination mobile de la duchesse de Berry tout fut convenu pour l’exécution. Mais l’infidélité d’un confident mit Charles X sur la trace du complot, et il échoua.

Cependant l’insurrection embrasait tous les quartiers de la ville, et partout le peuple avait l’avantage. Un bataillon suisse couvrait le quai de l’École. Le duc de Raguse qui, comme nous l’avons dit, avait reçu ordre de concentrer ses troupes autour des Tuileries, envoya dire au lieutenant-colonel, M. de Maillardoz, de se rendre sur-le-champ au marché des Innocents, et d’en ramener le général Quinsonnas qui y était cerné de toutes parts. M. de Maillardoz partit du quai de l’École à la tête des Suisses, et atteignit par la rue de la Monnaie la pointe Saint-Eustache ; mais, au lieu de redescendre au marché des Innocents par la rue Montmartre, il suivit la rue Montorgueil. Erreur fatale ! car il n’était pas arrivé à la rue Mandar que déjà le pavé était jonché de morts ; et quand il fallut entrer dans cette rue, que fermait une énorme barricade, ce fut une horrible boucherie. La barricade fut franchie cependant ; mais le lendemain, sur les pierres dont elle était formée, on voyait étendus les cadavres de plusieurs soldats suisses, et en travers celui d’un de leurs officiers : monument funèbre de l’intrépidité et des vengeances du peuple ! M. de Maillardoz poursuivit sa route, regagna la rue Montmartre et la parcourut, au milieu des coups de fusil, jusqu’au marché des Innocents. Là ses soldats, se réunissant à ceux du général Quinsonnas, descendirent avec eux vers le fleuve, et allèrent prendre position au quai de l’École.

Quant aux troupes qui occupaient l’Hôtel-de-Ville, elles continuaient à se défendre contre une masse sans cesse renouvelée d’insurgés. Postées aux fenêtres de l’Hôtel-de-Ville, elles faisaient de là sur toutes les rues qui l’entourent un feu plongeant et continu. Le nombre des victimes sur ce point était considérable à onze heures du soir, c’est-à-dire au moment où, réunis pour la seconde fois chez M. Audry de Puyraveau, les députés y donnaient le spectacle de leurs incertitudes et de leur impuissance. Dans cette réunion. MM. Laffitte, Lafayette, Mauguin, Audry, de Laborde, Bavoux, Chardel, déployèrent une fermeté honorable. Mais M. Sébastiani s’y montra plus partisan que jamais de l’ordre légal. « Nous négocions, Messieurs, disait-il. Notre rôle ici est celui de médiateurs, et nous n’avons même plus la qualité de députés. — Nous conspirons comme conspire le peuple, et avec lui », répondait M. Mauguin d’une voix émue, et M. Laffitte rappelait cette menace qu’il avait faite au duc de Raguse : « Si les ordonnances ne sont pas retirées, je me jette corps et biens dans le mouvement. » La salle était au rez-de-chaussée ; le peuple entendait tout par les fenêtres que M. Audry de Puyraveau avait fait ouvrir. Ce ne fut bientôt contre le général Sébastiani qu’un cri de colère. Plusieurs combattants s’étaient élancés dans la cour : ils venaient dire combien la lutte avait été meurtrière. Alors, pénétrés de douleur, MM. de Lafayette, Laffitte, Audry de Puyraveau, de Laborde, s’écrièrent tous qu’il fallait diriger les efforts du peuple, s’associer à ses périls, adopter son étendard. M. Guizot restait silencieux et immobile. M. Méchin laissait percer dans l’expression de son visage son mécontentement et son embarras. Quant à M. Sébastiani, il n’eut pas plutôt entendu parler du drapeau tricolore que, se levant avec les signes de la plus violente anxiété, il déclara que, pour son compte, il ne pouvait prendre part à de semblables discussions, et qu’il n’y avait de drapeau national que le drapeau blanc. Puis, s’adressant à M. Méchin : « Venez-vous, lui dit-il ? » Et ils sortirent. « C’est assez de tant de paroles vaines, dit M. Audry de Puyraveau, il est temps d’agir. Montrons-nous au peuple, et en armes. » De son côté, M. de Lafayette demandait qu’on lui assignât un poste, ajoutant qu’il était résolu à s’y rendre à l’instant même. On se sépara encore une fois sans rien conclure, et en se donnant rendez-vous chez M. Laffitte pour six heures du matin. Mais cette séance pouvait servir à apprécier plus tard certains hommes qu’on vit parmi les triomphateurs.

Lafayette fut accueilli, en sortant, par quelques vives acclamations. L’âge avait affaibli son corps sans glacer son cœur. Ivre d’ailleurs de popularité, il était prêt au sacrifice de sa vie. Mais son ardeur était continuellement combattue et attiédie par les personnes de son entourage. Dans cette nuit du 28 au 29, il chemina quelque temps à pied, appuyé sur le bras de M. Carbonel et suivi de M. de Lasteyrie et d’un domestique. Il ouvrait déjà l’oreille aux cris qui, le lendemain, salueraient sans doute son passage, et respirait avec exaltation ces parfums de révolte répandus dans la ville. Arrivé à sa voiture, il allait y monter, lorsqu’un citoyen se présente : « Général, je vais à la cour des Fontaines, où m’attendent quelques insurgés. Je leur parlerai en votre nom ; je leur dirai que la garde nationale est sous vos ordres. Y pensez-vous, Monsieur, s’écrie aussitôt M. Carbonel ? vous voulez donc faire fusiller le général ? » Voilà quelles influences poursuivaient Lafayette au sein d’une crise où il lui était commandé de jouer sa tête. Aussi bien, quelle que soit la puissance des noms connus, elle ne suffit pas toujours ; et certes, parmi les combattants de juillet, il y en avait plus d’un capable de comprendre que les agitations populaires permettent tout à l’audace des hommes nouveaux. En effet, tandis que, sur un point de Paris, les plus chauds amis de Lafayette craignaient de voir compromettre ce grand nom, voici la scène caractéristique qui se passait sur un autre point. A la même heure, deux citoyens, MM. Higonnet et Degousée, se promenaient sur la place des Petits-Pères devenue déserte. Un inconnu les aborde et leur dit : « Le combat recommence demain. Je suis militaire. Avez-vous besoin d’un général ? — D’un général, répond M. Degousée ? Pour en faire un, en temps de révolution, il suffit d’un tailleur. » Et M. Higonnet ajoute : « Vous voulez être général ? eh bien, prenez un uniforme et courez où l’on se bat. » Cet inconnu se nommait Dubourg. Il trouva le conseil bon ; il le suivit comme on verra plus bas, et le lendemain il fut roi de Paris pendant quelques heures.

Le silence était descendu sur la ville avec la nuit. Quelle journée ! Paris n’en avait pas eu de plus terrible, même durant les sauvages querelles des Armagnacs et des Bourguignons. Or, pourquoi tout ce sang versé ? On avait crié Vive la Charte ! mais ce cri avait fait tressaillir au fond de leurs demeures et les députés et la plupart de ceux dont la Charte fondait le pouvoir. On avait crié Vive la Charte ! mais quels étaient les combattants ? c’étaient quelques jeunes bourgeois, hommes de résolution et de cœur, qui ne voyaient dans la Charte qu’un despotisme habilement déguisé ; c’étaient des prolétaires à qui la Charte était inconnue, et qui, la connaissant, l’auraient maudite ; c’étaient enfin, et surtout, les enfants des rues de Paris, race étourdie et vaillante, héroïque à force d’insouciance, avide d’amusements et par cela même guerrière, parce que les combats sont une manière de jeu. Et comme pour mettre le comble à cette dérision immense et cruelle, le généralissime des troupes royales, le duc de Raguse, condamnait ces ordonnances pour le maintien desquelles il faisait tirer sur le peuple. N’importe, on devait aller jusqu’au bout ; car la sottise humaine ne s’épuise pas si vite. On se mit donc, après les massacres du 28, à élever des barricades, en prévision des massacres du 29. Et dans cette nuit sans repos, combien de mères attendirent un fils qui ne revint pas !

Les troupes, cependant, s’étaient repliées de toutes parts vers les Tuileries. Celles qui occupaient l’Hôtel-de-Ville, n’ayant plus à minuit que quarante cartouches, s’étaient décidées à la retraite. Les soldats sortirent, emportant ceux de leurs camarades qui avaient été tués ou blessés. Ils marchaient avec défiance, prêtaîent l’oreille au moindre bruit, et semblaient soupçonner derrière chaque barricade des assaillants nouveaux. Mais ils ne rencontrèrent pas d’ennemis. Seulement, il y avait sur leur route des morts que l’on heurtait du pied dans les ténèbres.




  1. Sous la Restauration, les élèves de l’École polytechnique étaient sans armes, à l’exception des sergents, qui portaient l’épée.
  2. « Je n’ai jamais reçu cette lettre je l’eusse renvoyée à son auteur. Au moment du danger, on n’accepte la démission de personne. »
    (Note manuscrite de M. de Polignac.)