Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE XV

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CHAPITRE XV


Benoit XII réforme l’ordre cistercien. — Il organise l’enseignement monastique. — Jacques, abbé d’Hautecombe, est chargé de visiter l’abbaye d’Aulps.

Tout, en ce monde, a une enfance, une virilité et une décrépitude, les institutions comme les êtres. L’Église seule, parce qu’elle a reçu les promesses divines, échappe à cette loi commune, et encore a-t-elle eu des phases bien diverses de grandeur et de vitalité pendant ses dix-neuf siècles d’existence. L’institut cistercien, si pur et si admirable à son début, s’était abaissé insensiblement et la poussière du siècle avait terni sa pureté primitive. Sans qu’il y eut de graves désordres, on remarquait une tendance générale au relâchement vers le milieu du xive siècle : triple conséquence de la faiblesse humaine, qui semble avoir fatalement ses instants de défaillance ; des grandes richesses, qui amènent toujours dans le cloître l’énervation de la discipline ; des troubles et des bouleversements de l’époque, où beaucoup d’infractions à la règle devaient être tolérées ; car le moine, quoique placé dans une sphère à part tient toujours à la terre par quelque endroit, et elle ne peut trembler sans qu’il en ressente les secousses[1]. Une réforme semblait nécessaire ; pour l’opérer, surgit un homme qui connaissait le mal et avait autorité pour y porter remède, le pape Benoît XII. Né au comté de Foix, d’un père boulanger, il s’était fait moine à l’abbaye cistercienne de Bolbonne ; puis il alla étudier la théologie à Paris, devint abbé de Fontfroide et successivement évêque de Pamiers et de Mirepoix, cardinal, et pape en 1334. Peu de temps après son avènement, il entreprit une réforme générale des Ordres religieux et commença par celui de Cîteaux.

Sa bulle de réformation, du 12 juillet 1335, contient 57 articles, répartis en quatre parties. Dans la première, il est question du temporel ; dans la seconde, il défend aux abbés de mener avec eux « des damoiseaux vêtus de robes mi-parties ou rayées, comme les seigneurs laïques ; interdit l’usage de la viande ; ordonne aux moines de coucher dans un dortoir commun et d’abattre toutes les cellules qu’on aurait bâties. Dans la troisième, il proscrit l’abus des portions monastiques, c’est-à-dire l’usage de donner à chaque moine une certaine quantité de pain, de blé et d’argent, en forme de pension, pour sa nourriture et son vêtement ; enfin, dans la quatrième et dernière partie, il règle les études des moines. »

La règle de saint Benoit n’avait point établi des études spéciales sous des professeurs particuliers ; elle prescrivait seulement aux religieux de s’appliquer à la lecture de quelques pieux ouvrages et à la méditation de l’Écriture-Sainte, à diverses heures du jour. Mais l’Église marchait vers un avenir sombre et orageux ; il lui fallait, dans tous les rangs de la hiérarchie, des défenseurs armés de toutes pièces, des hommes réunissant la science et la piété. D’autre part, les nombreuses terres acquises par les maisons de l’Ordre, souvent très éloignées du couvent et situées dans des provinces différentes, étaient d’une exploitation très difficile de la part des religieux profès. Aussi on les affermait à des laïques, et la communauté vivait non plus du travail de ses mains, mais des revenus de ses domaines. Il y avait là un double motif pour diriger la puissance de cet Ordre, alors si grande, dans une voie nouvelle. Déjà Étienne de Lexinton, abbé de Clairvaux, avait établi à Paris une maison d’études pour ses religieux, qui devint le collège des Bernardins, nom des cisterciens de France, en souvenir de l’illustre fondateur de Clairvaux. Ce collège, le plus ancien de l’Université, fut plus tard ouvert à tout l’Ordre.

Mais il était réserve à Benoit XII d’organiser les études cisterciennes par voie hiérarchique. D’après sa bulle, il y aura une école dans chaque abbaye, et dans chaque province un lycée supérieur où seront envoyés les élèves les plus distingués des écoles abbatiales, capables d’entrer en logique. Le pape en reconnaît six principaux, ceux d’Oxford, de Toulouse, de Montpellier, de Salamanque, de Bologne et de Metz. Au-dessus de ces collèges provinciaux s’élèvera le collège de Paris, le premier de tous, comme étant la source de toutes les sciences ; il y viendra des religieux de toutes les générations et de toutes les nations. On y enseignera toutes les branches de la science ecclésiastique, à l’exception du droit canon, dans la crainte que cette étude ne fasse négliger celle de la théologie, beaucoup plus importante pour le cistercien.

Chaque abbé était tenu d’envoyer a ce collège un nombre détermine de religieux, avec des provisions. Les cours étaient de trois, cinq, six ou huit ans, selon que l’on aspirait au baccalauréat, à la licence ou au doctorat. En Savoie, un collège fut établi, dans l’abbaye de Notre-Dame d’Aulps, pour les classes de philosophie, — ce fut probablement le lycée supérieur pour la province de Savoie, — et il dura jusqu’à la suppression générale de l’Ordre. Nous savons aussi que Tamié entretint, depuis cette époque, un ou deux religieux à Paris[2]. Quant aux monastères d’Hautecombe et de Chézery[3], quel fut le résultat de la bulle de Benoit XII au point de vue des études ? Nous ne pouvons le préciser. Nous savons seulement que le chapitre général de Cîteaux, de 1422, ordonna a l’abbé d’Hautecombe d’envoyer un élève au collège de Saint-Bernard, à Paris[4].

Le Souverain Pontife avait réglé les conditions du temporel des abbayes dans la première partie de sa bulle, ainsi que nous l’avons dit. Il ordonnait à l’abbé de Cîteaux et aux quatre premiers abbés de l’ordre, de s’informer de l’état des charges et revenus des monastères de leur filiation réciproque et d’y établir un nombre de religieux proportionné à l’importance des revenus. Ensuite de ces prescriptions, l’abbé de Clairvaux envoya en Savoie, pour visiter les couvents de sa filiation, un de ses moines, nommé Hugues Delangres. Il se rendit certainement à Hautecombe, car son supérieur lui adjoignit Jacques, abbé de ce monastère, pour établir à l’abbaye d’Aulps la réforme de Benoit XII. Après avoir examiné cette maison et l’état de ses revenus, ils décidèrent qu’elle entretiendrait trente religieux, y compris l’abbé et cinq convers. Cette décision fut prise le jour de la Madeleine (22 juillet 1336)[5].

  1. L’abbé Dubois, Hist. de l’Abbaye de Morimond, chap. xxviii. — C’est dans cet excellent ouvrage qu’ont été puisés la plupart des détails qui vont suivre.
  2. Burnier, hist. de Tamié, p. 51.
  3. Chézery, aujourd’hui dans le canton de Collonges, Ain, formait la quatrième abbaye de la province cistercienne de Savoie.
  4. Cibrario, Altac.
  5. Archives du Sénat, Inventaire raisonnel et instructif des titres de l’abbaye d’Aux, dressé en 1678, p. 163.