Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE XVI

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CHAPITRE XVI


Aymon le Pacifique. — Il fait construire la chapelle du princes. — Georges d’Aquila la décore. — Exhumation et transport d’une vingtaine de dépouilles mortelles. — Chroniques d’Hautecombe. — Funérailles du comte Aymon.

Sous ne savons en quelle année Jacques quitta le siège d’Hautecombe. Entre la déclaration, faite par le comte de Savoie, des droits que cet abbé avait pu céder en vendant le fief de Montagny et sa mission à Aulps, nous trouvons une mention de ce personnage dans les comptes du châtelain d’Avigliana. Nous y lisons que l’abbé d’Hautecombe se trouvait dans une terre du Montferrat, près de Trino, avec le chevalier Aymon de Vidone, le bailli du val de Suse, Barnon de Chignin, et trois autres personnes, à l’effet de traiter différentes questions pendantes entre le comte de Savoie et le marquis de Montferrat, dans les derniers jours de janvier 1330[1].

Pendant les treize années qui suivirent la visite de l’abbaye d’Aulps par les commissaires de Clairvaux, aucun nom d’abbé ne nous apparaît, bien que d’importants travaux aient été opérés dans la nécropole de la famille de Savoie par les soins du comte Aymon, dont nous allons résumer le règne. Né à Bourg en Bresse, le 13 décembre 1291, il fut destiné a l’Église dès son bas âge. A quinze ans, il fut nommé « chanoine et comte en l’église de Lyon, » prieur de Villemoûtiers en Bresse, puis chanoine de Paris. Le pape Boniface VIII lui promit, en outre, le premier canonicat qui vaquerait en Angleterre, en attendant de l’élever à de plus hautes dignités. Néanmoins, n’ayant jamais été lié aux ordres sacrés, dès qu’il put porter épée, il suivit son goût pour les armes, quitta tous ses titres et bénéfices, reçut de son père (1322) la terre de Baugé en apanage et succéda in son frère Édouard le Libéral, mort sans enfants, le 4 novembre 1329. Peu de jours après, il recevait, dans le château de Chambéry et dans l’abbaye d’Hautecombe, les hommages des barons et vassaux de Savoie, parmi lesquels on remarquait son neveu, Amédée, comte de Genevois, qui avait fait trêve à ses dissensions avec les comtes de Savoie[2].

Monté sur le trône de ses pères, il voulut bientôt en assurer la transmission par une union digne de lui. Le 1er mai 1330, Violante ou Yolande, fille du marquis de Montferrat et petite-fille d’Andronic Paléologue, empereur d’Orient, devenait son épouse, lui apportait en dot quelques châteaux, mais surtout le droit éventuel de succession au marquisat de Montferrat, en cas d’absence de l’héritier mâle. Ce fut l’origine des droits de la maison de Savoie sur cette province, qui vint plus tard agrandir considérablement la monarchie.

Quoique désireux de tranquillité, afin d’éteindre des dettes considérables et de cicatriser les plaies restées ouvertes depuis le règne précédent, il ne put laisser longtemps l’épée dans le fourreau : les dauphins de Viennois étaient toujours ses voisins. Il eut cependant l’heureux honneur de mettre un terme à des luttes séculaires par un traité, signé à Lyon le 327 mai 1335, par lequel il cédait au dauphin, entre autres possessions, les seigneuries de Montluel et de la Valbonne, moins le fief de Châtillon en Chautagne, qui en dépendait, et recevait en échange divers avantages.

Dès lors, Aymon put s’adonner plus complètement aux travaux de la paix.

Depuis son origine jusqu’au xive siècle, la dynastie de Savoie avait été surtout guerrière. Elle devait avant tout affirmer son existence, lutter contre des voisins ambitieux et querelleurs, se ménager en même temps l’amitié du pape et de l’empereur et éviter, à force d’habileté, d’être broyée dans les chocs fréquents de ces deux puissances. Désormais, elle consolidera par des statuts généraux les membres épars de la monarchie et leur donnera une certaine homogénéité. Déjà Amédée le Grand avait promulgué quelques lois, obligatoires pour toutes les provinces. Édouard avait suivi son exemple. Mais Aymon, doué d’un grand sens pratique, comprenant que ses États s’épuisaient dans des guerres incessantes, les évita autant que les mœurs de l’époque le permettaient, mérita le nom de Pacifique et porta ses vues sur les réformes intérieures. Il introduisit des modifications considérables dans les institutions et fut un des principaux législateurs de sa race. Il institua à Chambéry un conseil de justice sédentaire, indépendant du conseil ambulatoire du prince, et ce fut l’origine du Sénat de Savoie. À ces deux conseils, il préposa un chancelier qui, pendant deux siècles, fut le seul vrai ministre du souverain, en dehors des questions de finances[3]. Il prescrivit que les plaids ou parlements généraux se tiendraient quatre fois par année dans les différentes villes de ses États ; que la justice y serait rendue non plus par le comte entouré de ses prélats et barons, mais par ses jurisconsultes.

Le commerce avait déserté les routes du Mont-Cenis et du Simplon, conduisant d’Italie en Bourgogne, par suite des guerres qui rendaient ces passages dangereux ; il l’y ramena en se faisant assureur, envers les négociants milanais, des marchandises qui passeraient dans ses États. Il encouragea les faibles extractions de minerai qui avaient lieu, surtout en Savoie, dégagea les châtelains de toute obligation de cens ou fermage envers le comte, afin que la perception des impôts fût à l’abri de toute atteinte ; régla les taxes douanières et organisa un meilleur système monétaire, etc.

Ces pacifiques victoires sur l’imperfection des lois féodales ne furent troublées que par les sollicitations des souverains de France et d’Angleterre, demandant chacun l’appui du comte. En 1339 et 1340, il va combattre les Anglais en Flandre, sous la bannière de Philippe VI ; rentré dans ses États, il reprend ses travaux de réformateur.

C’est vers cette époque, qu’attristé par les souffrances, devenu pieux par l’exemple de sa femme qu’il suivait dans ses pèlerinages à Notre-banne de Bourg et à Saint-Claude, dans le Jura, semblant pressentir sa fin prochaine et pressé peut-être par le remords de ses premiers égarements, il s’adonna généreusement aux bonnes œuvres, créa ou gratifia diverses églises, et, pour rendre un religieux hommage à ses ancêtres déposés à Hautecombe, il voulut réunir leurs ossements dans un tombeau spécial. Jusqu’à la fin du xiiie siècle, les inhumations ne se faisaient point dans les églises, mais dans les cloîtres et dans les terrains nus qui les environnaient, désignés, les uns et les autres, sous le nom générique de cimæterium. C’est à peine si de rares exceptions avaient lien en faveur de personnes d’une sainteté éminente et extraordinaire ; Humbert le Saint lui-même fut inhumé sous la voûte du cloître, près du mur de l’église. Les autres princes et princesses de Savoie furent enterrés dans le cloître. L’archevêque de Cantorbéry paraît avoir été enseveli derrière l’autel, et ce fut la première exception aux règles canoniques, que justifiaient du reste la réputation de sainteté du défunt et son caractère épiscopal. Vers l’époque à laquelle nous sommes arrivés, contrairement à ces défenses des anciens canons, l’usage d’ensevelir dans l’église même prévalut. Aymon, profitant de cette tolérance, fit commencer, à gauche du maître-autel, un vaste caveau en forme de T, où les ossements des membres de sa famille, qui n’avaient pas de monument particulier, et ceux des futurs défunts seraient déposés. Au-dessus fut construite une vaste chapelle qui fit partie de l’église du monastère et fut appelée Chapelle du comte Aymon ou Chapelle des Princes.

La forme de cet ossuaire et l’irrégularité que cette construction imprima à l’ordonnance du transept, dont la partie nord-est fut élargie par le reculement vers l’est du mur extérieur, permettent d’avancer qu’il y eût, dans ce travail, réunion de deux chapelles en une seule, et que l’emplacement occupé par les murs de fondation, au centre et à l’est, servit à déposer les tombes[4]. Cette nouvelle partie de l’église, formant un carré, fut construite par les soins de l’architecte Jean de Breclesent[5]. Les statues des douze apôtres, en pierre dure, coloriées d’or, d’azur et de vermillon, suivant le goût de l’époque, et dont les fragments existant dans le cloître n’ont point encore perdu, après plus de cinq siècles, la trace de ce brillant coloris, furent déposées dans autant de niches formant un grand soubassement qui ornait le pourtour intérieur de la chapelle. La voûte fut peinte de croix blanches ressortant sur un fond rouge.

Les peintures de cette chapelle furent exécutées, d’après l’ordre d’Aymon, par Jean de Grandson et Georges d’Aquila. Celui-ci, premier peintre en titre des comtes de Savoie, dont le nom est connu, et premier artiste qui apporta le goût des beaux-arts dans notre province, était Florentin, contemporain et même, croit-on, disciple de Giotto, le plus célèbre initiateur de la peinture en Italie. Désigné dans les comptes de la Maison de Savoie par les noms de Georges d’Aquila, Georges de Florence, Georges Delaigly, etc., il fut appelé par Amédée V, en 1314, pour décorer le château de Chambéry et resta au service de nos comtes jusqu’en 1348, où il mourut de la peste[6].

Cette chapelle, commencée en 1331, par Breclesent, ne fut terminée qu’en 1362. Georges d’Aquila n’y travailla qu’après 1335, et il reçut, pour récompense, une pension annuelle à titre de fief, transmissible à ses descendants légitimes, de 20 sols gros tournois[7].

En décembre 1342, tout était terminé. La cour du comte se rend à Hautecombe pour la cérémonie funèbre. Le 23 de ce même mois, Aymon, voulant remplir les intentions de sa pieuse épouse, crée une rente de 10 sols, à prendre sur la gabelle de Coni, pour l’établissement d’un chapelain qui célébrera la messe tous les jours dans la chapelle fondée par la comtesse Yolande dans le couvent des sœurs de Sainte-Claire de Chambéry, ainsi qu’il résulte d’une charte, la première qui nous soit parvenue de celles datées par nos princes à Hautecombe[8].

Ce même jour, Yolande mourait dans cette résidente en donnant le jour à une enfant qui ne fit que toucher à cette terre pour y recevoir l’eau régénératrice et le nom de Catherine. Le lendemain, veille de Noël, jour fixé pour le transfert des ossements des princes, les pompes funèbres se déployèrent plus lugubres que jamais pour l’ensevelissement des doux princesses., l’exhumation et le dépôt dans

le nouvel ossuaire d’une vingtaine d’autres dépouilles mortelles (24 décembre 1342).

Contre les murs de la chapelle des princes, fut clouée sur des ais une chronique des souverains de Savoie que Guichenon y vit encore. Elle était écrite en français, sur parchemin, et commençait ainsi : S’ensuit la Généalogie des illustre seigneurs comtes de Savoie jadis, leurs prospérités, accroissements d’honneurs et titres de biens, et aussi de leurs adversités[9]. Dans cette enceinte, venaient s’agenouiller les fils de ces guerriers. C’est là qu’ayant sous leurs pieds les cendres de leurs ancêtres, devant les yeux le récit de leurs actions héroïques, ils se prosternaient devant l’auteur de toute gloire, lui demandaient de vaincre la brièveté de la vie et le deuil de l’oubli, en marquant leur passage ici-bas par le succès de leurs armes mises au service du droit et de l’honneur.

Profondément attristé par la perte de son épouse qu’il affectionnait vivement, et dont les qualités ont fait dire qu’elle était « ornée intérieurement et extérieurement de toutes les vertus, » Aymon prolongea une existence malheureuse pendant quelques mois encore et mourut, le 22 juin 1343, à Montmélian. ses funérailles furent splendides[10]. Son corps resta trois jours à Chambéry, exposé dans une chapelle ardente, ornée de tentures noir et or et de 250 écussons aux armes de Savoie. Le quatrième jour, un jeudi, il fut transporté à Hautecombe, accompagné d’un nombreux cortège d’évêques, d’abbés, de prêtres et de fidèles. L’ensevelissement se fit en grande pompe, au milieu d’un immense concours de serviteurs et de sujets en pleurs : le corps fut déposé à côté de celui d’Yolande, dans un tombeau qu’il avait fait élever entre la Chapelle des princes et le chœur, et dont Guichenon nous a transmis le magnifique dessin.

Les éloges n’ont point manqué à ce prince, et il les mérita. « Valeureux et prudent, d’un esprit lucide et empreint de ce bon sens pratique qui constitue le fondement de l’art de gouverner, il sut réparer les fautes du règne précédent[11] » et imprima son nom aux lois fondamentales de la monarchie.

Dans un testament, daté du 11 juin 1343[12], il choisit pour sépulture la Chapelle qu’il a fait construire à Hautecombe et le monument qu’il y a fait élever. Il veut être déposé dans ce tombeau avec la pompe due à son rang, plus pour le repos de son âme et la rémission de ses péchés que pour s’entourer de la vaine gloire du monde ; aussi il se recommande, dès ce moment. au nombreux cortège de prélats, de religieux, de clercs et de tous ceux qui seront appelés à ses funérailles et prieront Dieu, « portant des lumières à la main. » Il fait un grand nombre de libéralités en faveur des principaux monastères et églises de ses États, règle avec prudence et habileté la régence, qu’il confie spécialement au comte de Genève et au baron de Vaud. Comme pieuses dispositions, nous devons rappeler qu’il ordonna à son héritier d’achever l’hôpital de Saint-Genix, d’établir une chapelle convenable avec chapelain dans chacune de ses résidences et dans chaque châtellenie ayant au moins 200 livres viennoises de revenus. Il lui prescrivit d’achever la chapelle commencée à Chambéry par son père Amédée V, pres du Château et de l’Albanne.

  1. B. Claretta, storia dell’Abb. di S. Michele della Chiusa, p. 82.
  2. Cibrario, Savoia, t. III, p. 28.
  3. Cibrario, Specc. cron., p. 101.
  4. Si l’on tire une ligne, à l’est, le long du mur extérieur des deux chapelles qui se trouvent dans le bras droit de l’église, du côté de la sacristie, cette ligne répand à la division de l’ossuaire indiqué par la ligne horizontale du T ; l’ossuaire, comme nous l’avons dit, avait la forme de cette lettre. Donc, l’ancien mur extérieur du bras gauche était à la place de la partie supérieure de l’ossuaire, et on dut repousser ce mur plus à l’est : ce qui rompit l’harmonie des lignes, car ce mur extérieur du bras gauche ne fut plus en alimentent avec le mur extérieur de l’autre bras.
  5. Le 27 décembre 1331, sur le devis présenté et rédigé en acte public, des travaux et des des dépenses à faire dans cette chapelle, le comte lui fait remettre 18 livres 15 sols gros tournois, pour que les travaux n’éprouvent pas de retard, faute d’argent. (Société sav. d’hist., t. V, p. 54 du Bull. ; 1861.)
  6. Vasari prétend qu’il fut un des premiers à faire usage de l’huile pour la peinture. Néanmoins, les comptes des trésoriers généraux nous le montrent se servant d’œufs et non point d’huile dans plusieurs églises et au château de Chambéry, au Bourget, à Hautecombe, à Évian, etc. Peut-être se servait-il d’huile pour les travaux exécutés sur un fond autre que le mortier, tandis que ses fresques (a fresco) se peignaient à l’aide d’œufs.
  7. Cette nouvelle pension portait à 50 sols le total des rentes qu’il avait reçues d’Aymon et de ses prédécesseurs, à percevoir sur la gabelle de Couz, jusqu’à ce qu’on lui donnât et assignât une terre de ce revenu. (Les peintres et les peintures en Savoie, du xiiie au xixe siècle, par MM. Dufour et Rabut ; Mém. de la Soc. sav. d’hist. ; t. XII.)
  8. Guichenon, Savoie, Preuves, p. 168.
  9. Cette chronique finissait en 1391. Elle était, à ce qu’il paraît, le résumé de l’ancienne Chronique française, riche de renseignements et de faits, aujourd’hui perdue.
    Il y avait encore a Hautecombe une Chronique latine ou Obituaire, Cronica abbatiæ Altæcombæ, publiée de nos jours dans les Monum. Hist. patr. Ce n’est qu’un registre stérile et inexact de noms et de décès, auquel ou ne peut assigner une date antérieure au xive siècle. Elle fut probablement composée à l’occasion du transport des ossements des princes de Savoie dans la chapelle d’Aymon, car elle ne donne que les noms de ceux qui y sont déposés : Humbert III, Germaine de Zœringen et Boniface, archevêque de Cantorbéry, qui restèrent dans leurs tombeaux, n’y figurent point. Plus tard, on y ajouta les noms d’Amédée VI et d’Amédée VII, (Sic, Cibrario et Promis.
  10. Les comptes des trésoriers généraux et des châtelains nous apprennent qu’il fut déposé de fortes sommes pour offrandes, aumônes et pompes funèbres, depuis le jour du décès jusqu’à celui de la sépulture. Pour l’assistance de la cérémonie, il fut alloué, à chaque évêque, 5 florins d’or ; à chaque abbé, 3 florins ; à chaque prieur conventuel, 2 florins ; à chaque prieur simple et à chaque chanoine d’église cathédrale, 1 florin. Total, 80 florins d’or bon poids.
    Chaque ouvrier tailleur, qui travailla à cette occasion, reçut, pour le jour et la nuit, 3 deniers (5 fr. 81 c. de notre monnaie actuelle).
    Il se consomma 1.600 gros pains, 503 moutons et 39 vaches. (Arch. de la Chambre des Comptes.)
  11. Cibrario, Specc. cron.
  12. Il est rédigé : In domo forti Petri Mareschalei militis, apud crestum castellaniæ Montismeliani diocesis Gratianopolitani in camera a latere deversus prioratum de Albino.