Histoire de l’épopée du moyen-âge/01

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ORIGINE
DE
L’ÉPOPÉE CHEVALERESQUE


DU MOYEN ÂGE.

M. Fauriel a terminé à la faculté des lettres son histoire de la littérature provençale. Il avait consacré l’enseignement de l’année dernière aux origines de la langue et de la littérature romanes et à la poésie lyrique des troubadours ; il a abordé l’hiver dernier l’étude entièrement neuve de l’épopée provençale. La nature de son sujet l’a conduit à traiter l’importante question de l’origine de la poésie chevaleresque, qui au moyen âge a été la poésie de toute l’Europe. En effet elle a produit les innombrables romans en vers de nos trouvères français, des ménestrels de l’Angleterre, des minnesingers de l’Allemagne ; dans le nord, ayant pénétré de bonne heure jusqu’en Danemark et en Islande, elle y a remplacé en partie les anciennes traditions nationales, tandis qu’au midi elle développait la romance espagnole, et déposait en Italie le germe de ce qui est devenu l’ingénieuse épopée de l’Arioste ; or, cette poésie aux ramifications nombreuses, où a-t-elle sa racine ?

Ce problème, dont la solution est l’indispensable point de départ de toute histoire de littérature moderne, ce problème est celui que M. Fauriel s’est proposé de résoudre ; et, autant qu’il nous semble, il a pleinement réussi. Il lui a fallu d’abord retrouver dans la littérature provençale l’épopée qu’on y soupçonnait à peine, et qu’on avait été jusqu’à y méconnaître entièrement. Puis, s’attachant aux principales classes de romans chevaleresques, les romans carlovingiens et ceux de la Table ronde, il a montré que les uns et les autres avaient une origine méridionale, et qu’en remontant à leurs sources, on arrivait à des sources provençales. À cette occasion il a donné des analyses et des traductions des principaux poèmes chevaleresques dont plusieurs étaient inconnus. Tel a été l’objet des leçons dont il nous a permis de communiquer une partie à nos lecteurs dans l’état où elles ont été prononcées. L’intention de M. Fauriel, en nous y autorisant, a été d’appeler la discussion sur les résultats de ses recherches, se réservant d’y revenir et de les présenter sous une autre forme dans un ouvrage considérable dont ils feront partie.


J. M.
PREMIERE LEÇON.

ROMANS CHEVALERESQUES.


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Entre toutes les nations de l’Europe dont la littérature remonte un peu haut dans le moyen âge, il n’en est aucune qui ne possède des monumens épiques intéressans et originaux. — Ces monumens sont de deux espèces : les uns, strictement locaux et nationaux, ne sont guère connus que chez le peuple qu’ils intéressent, et pour lequel ils ont été faits. De ceux-là je n’ai rien à dire ; ils n’entrent point dans mon sujet ; je les en exclus dès à présent.

Les autres au contraire sont, pour ainsi dire, cosmopolites ; on les trouve chez toutes les nations de l’Europe qui ont une littérature, et partout on les trouve célèbres, populaires, et comme naturalisés. — Ils forment, dans la littérature épique du moyen âge, comme un fonds général, commun à l’Europe entière, et dont il semble, au premier coup-d’œil, que chacune puisse réclamer sa part.

Les monumens de cette seconde espèce sont ces fictions poétiques communément désignées par le titre de romans de chevalerie, et dont on distingue deux grandes classes, les romans de Charlemagne et ceux de la Table ronde. C’est uniquement de ceux-là que je me suis proposé de vous entretenir, après quelques explications préliminaires.

Ces romans sont en grand nombre, et pour la plupart encore enfouis dans de vieux manuscrits, difficiles à déchiffrer, où ils semblent braver la patience et la curiosité des littérateurs. Ce n’est que par exception, par une sorte d’heureux hasard, que l’on sait à quelle époque ou par qui quelques-uns ont été composés. En général, les auteurs en sont inconnus ; et ce n’est guère qu’à un siècle, ou tout au moins à un demi-siècle près, que l’on peut se flatter d’en deviner la date. Enfin, les données intrinsèques qu’ils offrent ou semblent offrir pour juger du temps et des pays auxquels ils appartiennent, pour apprécier les traditions ou les faits sur lesquels ils ont l’air de se fonder, sont, pour l’ordinaire, des mensonges systématiques, des piéges tendus à la crédulité, en un mot, une difficulté de plus pour l’histoire de cette branche de la littérature du moyen âge.

Heureusement pour moi, je n’ai point à traiter à fond ni directement cette histoire. La tâche que je me suis imposée est plus spéciale et plus bornée. C’est uniquement dans son rapport avec la littérature provençale que j’ai à considérer la littérature épique du moyen âge. Je voudrais seulement constater une fois pour toutes quelle est, dans celle-ci, la part qui revient à la première. — Je voudrais examiner sérieusement, une fois pour toutes, si ce ne furent pas ces mêmes troubadours qui, ayant donné leur poésie lyrique à une partie considérable de l’Europe, lui donnèrent aussi les modèles et les types de l’épopée chevaleresque. Je compléterais ainsi l’aperçu que je vous ai tracé de l’histoire de la poésie provençale : je le terminerais par l’examen de diverses productions qui en forment une branche intéressante jusqu’ici inconnue, ou mal-à-propos réputée étrangère.

Mais ces questions, si restreintes qu’elles puissent paraître dans la question générale à laquelle elles se rapportent, ne laissent pas d’être encore fort obscures et fort complexes. Si je puis essayer de les discuter et de les résoudre, ce n’est qu’en les abordant avec méthode et précaution, en les circonvenant, pour ainsi dire, de loin, afin d’en embrasser et d’en rapprocher les données éparses ; en les rattachant à des faits certains et connus, comme de strictes conséquences de ces faits.

Un fait de ce genre, qui n’est ni contestable, ni contesté, c’est que, de toutes les littératures du moyen âge, la française (dans laquelle je comprends celle des Anglo-Normands) est de beaucoup la plus riche en épopées chevaleresques. Il est également certain, également reconnu que c’est du français que la plupart de ces épopées ont été traduites ou imitées dans les autres langues de l’Europe. Il ne reste donc, pour répondre aux questions proposées, qu’à décider si les Provençaux n’ont pas fourni aux Français l’idée et la première rédaction des épopées dont il s’agit.

Pour parvenir, s’il se peut à ce résultat, j’essaierai de donner d’abord une idée générale des romans de Charlemagne et de la Table ronde ; j’en examinerai sommairement les matériaux et la forme, le caractère et l’esprit, sans préjuger la moindre chose relativement aux questions à résoudre, sans autre objet que de savoir d’abord ce que sont en eux-mêmes, et abstraction faite de leur origine, les romans dont il s’agit. — Je chercherai ensuite si les notions générales, résultant de ce premier examen, ne renferment pas des données sur la question particulière de savoir quelle est la part des Provençaux à l’invention et à la culture de l’épopée romanesque.

La première observation qui se présente, relativement aux romans chevaleresques du moyen âge, concerne la division qui en a été faite en deux grandes classes, ceux de Charlemagne et ceux de la Table ronde. Cette division a l’avantage d’être généralement admise ; elle est de plus fondée sur une distinction très réelle et très claire. — Il n’y a donc point de raison de la rejeter, et je n’hésite pas à l’admettre comme base des recherches subséquentes. Seulement, comme elle est trop générale, il est indispensable d’y établir des sous-divisions dont le motif se présentera de lui-même dans le cours de la discussion.

Jusque-là, je me bornerai à observer d’avance, et comme un fait qui sera constaté plus tard, que les romans de Charlemagne et ceux de la Table ronde forment deux séries parfaitement distinctes, non-seulement à raison de la matière et du sujet, ce qui s’entend de soi-même, mais à raison de la forme, de l’esprit, du caractère poétique, et de la tendance morale, qui diffèrent d’une manière tranchée dans les uns et dans les autres. Et ces différences ne sont pas des différences transitoires, de pures différences d’origine qui s’effacent et disparaissent avec le temps. Ce sont des différences intimes, permanentes, en vertu desquelles les romans des deux séries coexistent sans se rapprocher, et conservent les uns et les autres, jusqu’à la fin, leur caractère propre, leur diversité originelle. — La discussion où je m’engage ne sera, pour ainsi dire, que la preuve et le développement de cette assertion. Mais, avant d’en venir à caractériser particulièrement les romans de chacune des deux séries, je crois bien faire d’indiquer certains rapports généraux qu’ils ont entre eux, certaines particularités qui leur sont communes, et à raison desquelles ils appartiennent tous à une seule et même littérature, à un seul et même système de civilisation.

Un premier point, et l’un des plus importans, c’est de savoir en quel sens et jusqu’à quel point on peut dire qu’il y a quelque chose d’historique, tant dans les romans épiques de Charlemagne, que dans ceux de la Table ronde : c’est un point sur lequel je reviendrai ailleurs, pour le considérer de plus près. — Je me bornerai ici à observer que les romans de l’une et l’autre classes ont de même un point de départ historique, se rattachent de même à des traditions européennes, à des noms donnés et consacrés par l’histoire.

Ceux de Charlemagne ont pour germe, ou pour noyau, les entreprises et les conquêtes, non-seulement de ce conquérant, mais des autres chefs de sa race. Ceux de la Table ronde supposent tous l’existence d’Arthur, le dernier prince des Bretons insulaires qui porta le titre de roi, et qui se distingua par les efforts qu’il fit, de 517 à 542, pour défendre contre les Saxons l’indépendance de son pays.

Ce n’est que par conjecture et qu’en se donnant un peu de latitude, que l’on peut marquer l’intervalle dans lequel ont dû être composées les épopées chevaleresques des deux classes, dans la forme sous laquelle nous les avons aujourd’hui. Mais on ne peut se tromper beaucoup, en affirmant que les plus importantes, celles où sont le plus fortement empreints les traits caractéristiques de chaque classe, furent composées de 1100 à 1300. — On en trouve encore quelques-unes de postérieures à cette dernière date, mais ce ne sont plus guère que des versions, des paraphrases, ou des modifications des premières. — Quant à l’époque de 1100, indiquée pour premier terme de l’intervalle où furent composés les ouvrages en question, on peut tenir pour sûr que nul de ces ouvrages ne remonte au-delà de ce terme, et il en est à peine trois ou quatre que l’on puisse, avec un peu d’assurance, attribuer à la première moitié du douzième siècle. Ils sont presque tous postérieurs à 1150.

Il est naturel de demander, il importe même de savoir lesquels des romans de Charlemagne ou de ceux de la Table ronde sont les plus anciens ; en termes plus précis, laquelle des deux classes a fourni les premiers modèles, les premiers types de l’épopée chevaleresque. Malheureusement la question est plus complexe que je ne puis l’exprimer ici ; mais j’y reviendrai par la suite : quelques courtes observations suffisent ici pour mon objet.

À n’en juger que sur les témoignages historiques, explicites et directs, on pourrait regarder les romans de la Table ronde, comme les plus anciens de tous, comme les modèles du genre. Quelques-uns des romans de Charlemagne, qui sont incontestablement des plus anciens de leur classe, font allusion aux fables chevaleresques d’Arthur et de la Table ronde, et semblent attester ainsi, de la manière la plus expresse, l’antériorité de ces fables à celles sur lesquelles ils roulent eux-mêmes.

Mais tout ce que l’on pourrait déduire de là, c’est que parmi les romans des deux classes qui nous restent, le hasard a voulu que les plus anciens soient ceux de la Table ronde : il n’en résulte nullement qu’il n’ait pas existé de romans de Charlemagne, aujourd’hui perdus, composés bien antérieurement à tous ces derniers. — C’est un fait dont nous aurons par la suite des preuves certaines et convaincantes.

J’ai déjà laissé entrevoir qu’il ne faut pas chercher beaucoup de fidélité historique dans les détails, ni même dans le fond des romans chevaleresques, à quelque classe qu’ils appartiennent. Il suit de là que les auteurs de ces romans, en tant qu’ils ont été peintres de mœurs et d’idées, ont dû représenter bien moins celles de l’époque de leurs personnages, que celles de leur propre temps.

Or, l’intervalle de 1100 à 1300, dans lequel il est constaté que furent composés ces romans, constitue la période la plus brillante de la chevalerie, celle durant laquelle les institutions chevaleresques eurent le plus de prise sur les mœurs, et sur la société. Il est donc impossible que des épopées écrites sous l’influence de ces institutions n’en soient pas une expression plus ou moins complète, plus ou moins fidèle. — Les poètes qui chantaient les paladins de Charlemagne ou les chevaliers de la Table ronde, étaient ces mêmes troubadours ou trouvères qui chantaient pour leur compte de belles et hautes dames, qui tournaient et retournaient en tout sens, dans leur poésie lyrique, toutes les délicatesses, toutes les subtilités de la galanterie chevaleresque. Ces poètes pouvaient faire, ils faisaient peut-être même quelque effort pour se transporter dans les temps de Charlemagne et d’Arthur, pour prendre le ton, les idées et les formes de poèmes plus anciens qu’ils pouvaient avoir sous les yeux ; mais ils avaient beau faire, il n’était pas en leur pouvoir de se défaire des idées, des opinions de leur siècle ; et quoi qu’ils voulussent peindre, c’étaient toujours eux et leurs temps qu’ils peignaient : ils remplissaient, le sachant ou à leur insu, la vocation du poète qui est de répandre, en les idéalisant, en les élevant, par l’expression, les idées sous l’empire desquelles marche la part de la société humaine à laquelle il appartient.

Les romans de Charlemagne et de la Table ronde sont donc, les uns comme les autres, dans ce qu’ils ont de véritablement historique, des tableaux plus ou moins exacts de la chevalerie ; et ce n’est pas sans motif qu’on les confond souvent sous la dénomination collective de romans ou de poèmes chevaleresques. — Mais de bien s’en faut qu’ils soient chevaleresques de la même manière, au même degré, et dans le même but. Il y a, sur tout cela, des différences caractéristiques, outre les deux grandes classes de romans, et même entre les romans de la même classe. C’est un des côtés les plus intéressans et les plus neufs à considérer dans tous, et c’est un de ceux sur lesquels je reviendrai, en traitant des romans de chaque classe en particulier.

Si différens qu’ils soient d’ailleurs quant aux formes métriques, les romans chevaleresques des deux classes sont également en vers. — C’est un point sur lequel il ne devrait y avoir qu’un mot à dire, pour constater un fait général des plus simples. — Mais ce fait a été contesté, embrouillé, et dès-lors, il importe de le rétablir dans sa vérité et sa simplicité premières.

Les formes métriques sont-elles essentielles au langage poétique, et ne peut-il pas y avoir de la poésie, et de la haute et belle poésie, en langage non mesuré, en prose ? C’est une question de théorie que je serais libre, au moins ici, d’écarter : j’en dirai cependant quelques mots, parce que peu de mots me paraissent suffire pour la résoudre. — Nul doute que l’on ne puisse dire en prose des choses éminemment poétiques, tout comme il n’est que trop certain que l’on peut en dire de fort prosaïques en vers, et même en excellens vers, en vers élégamment tournés, et en beau langage. C’est un fait dont je n’ai pas besoin d’indiquer d’exemples : aucune littérature n’en fournirait autant que la nôtre.

Maintenant, voici deux choses également certaines : de beaux vers, n’exprimant que des choses très prosaïques, peuvent et doivent plaire comme vers, à proportion du degré d’art qu’il a fallu pour les faire, et du degré d’harmonie qu’ils ont pour l’oreille. Ainsi le mètre, la forme métrique, la parole mesurée, ont un effet par elles-mêmes, et abstraction faite de la pensée, du sentiment, de l’idée qu’elles expriment.

De même, si bien que soient rendus en prose des sentimens et des idées en eux-mêmes et de leur nature très poétiques, il est certain que des formes, que des combinaisons métriques peuvent donner à cette prose plus d’harmonie, un caractère d’art plus élevé, plus marqué ; — partant plus d’effet, et que la poésie du sentiment et de l’idée doit gagner quelque chose à cette poésie extérieure, et pour ainsi dire, matérielle de l’expression.

Le mètre est donc de l’essence de la poésie, en tant que celle-ci doit être la combinaison la plus parfaite, la plus intime possible du beau de l’idée et du beau de l’expression.

Mais encore une fois, ceci est une pure question de théorie, et la question que je me suis proposée ici est une question de fait, une question historique, relative à des monumens peu connus, et par conséquent plus embarrassante et plus douteuse. Il s’agit de savoir si les premiers, les plus anciens des poètes romanciers, ont écrit en vers ou en prose, ou indifféremment en l’une et l’autre façons. Il y a des littérateurs qui ont soutenu, d’une manière absolue, que les premiers romans épiques avaient été d’abord composés en prose, et mis en vers après coup. D’autres ont restreint cette assertion à un certain nombre de ces romans.

Si le fait était vrai, il serait extraordinaire, et, je crois, unique en son genre : les poètes romanciers auraient fait quelque chose de contraire à la marche de l’esprit humain dans la poésie. — S’il y a des époques où le mètre soit naturel, indispensable aux compositions poétiques, particulièrement à celles qui exigent ou comportent le plus de développement, comme l’épopée, ce sont indubitablement les époques anciennes de la poésie, ces époques où des poètes connaissant à peine ou ne connaissant pas du tout l’usage de l’écriture, composent pour des masses de peuple qui ne savent pas lire, où rien n’arrive de dehors à l’esprit par d’autre voie que l’oreille. Ce n’est que par le mètre, par un mode quelconque de symétrie, que les compositions de ces époques offrent à la mémoire des auditeurs une prise certaine et facile, condition nécessaire du plaisir et de l’intérêt qui s’y attachent. Ce n’est pas par un simple accident, par un pur effet du hasard que tous les monumens poétiques, véritablement primitifs, sont en langage métrique, c’est en vertu d’une loi générale et nécessaire de l’esprit humain.

Il y a, il est vrai, et l’on peut citer, dans quelques littératures, des monumens de poésie qui remontent jusqu’à des temps assez anciens, pour avoir l’air de se confondre avec les compositions primitives du système poétique auquel ils se rattachent. Il y a, par exemple, en scandinave, des chroniques en prose, très poétiques par le fond, et dont la forme elle-même a sa poésie. Telle est la Volsunga-Saga. Mais cette chronique n’a rien d’original : elle n’est que la réunion, que la juxta-position, dans un ordre chronologique, de chants plus anciens véritablement primitifs, et ceux-là sont en vers.

On peut citer encore les romans historiques des Arabes, tel que celui d’Antar, déjà un peu connu en Europe, et une multitude d’autres dont les érudits eux-mêmes connaissent à peine les titres. — Ces romans correspondent véritablement aux épopées des autres nations, et ils sont tous en prose, bien qu’entremêlés de vers. — Mais cet exemple n’est d’aucune autorité dans la question actuelle. — En effet, les fictions dont il s’agit sont toutes de rédaction moderne ; elles appartiennent à ces époques où l’imagination ne fait plus un peu de poésie qu’à grands frais, à tout risque et à tout péril, ou se borne à retourner, à délayer, à paraphraser les anciennes créations poétiques. Tous ces romans arabes tiennent indubitablement à des traditions beaucoup plus anciennes, qui, si elles furent jamais rédigées, durent l’être en langage métrique.

Mais, pour entrer plus directement dans la question que je me suis proposée, je dirai qu’il n’existe, à ma connaissance, aucun roman de Charlemagne ou de la Table ronde, dont on ne puisse s’assurer que la rédaction première, la rédaction originale, n’ait été en vers. On cite, je le sais, et l’on cite depuis bien long-temps des faits qui ont l’air d’être fort contraires à cette assertion. On a quatre ou cinq énormes romans de la Table ronde, de ceux où il est question de ce fameux Saint-Graal, dont j’aurai beaucoup à vous parler. Or, ces romans sont en prose, et on en met la composition à une époque où il est certain qu’ils seraient antérieurs à la plupart des romans en vers qui nous restent aujourd’hui. On dit qu’ils furent composés sous le règne de Henri ii d’Angleterre, par conséquent, de 1152 à 1188. — Mais il y a sur cette assertion et sur le fait auquel elle se rapporte bien des observations, au moyen desquelles elle se concilie aisément avec la vérité.

Il est vrai que l’auteur du roman en prose de Lancelot du Lac, qui se désigne sincèrement ou à faux par le nom de Robert de Borron, affirme, dans une espèce de prologue, avoir traduit ce roman de latin en français, pour complaire au roi Henri d’Angleterre, qui, dit le romancier, fortment se délitoit des beaux dits qui y étoient.

J’admets que le roman en question ait été traduit ou composé pour un roi d’Angleterre du nom de Henri. Mais aucun manuscrit, aucun document, aucune tradition, n’indiquent, le moins du monde, si ce Henri est Henri ii ou Henri iii. Or, il est beaucoup plus vraisemblable que c’est ce dernier, en effet désigné par l’histoire comme un patron zélé de la littérature anglo-normande. — Dans ce cas, le roman en prose de Lancelot n’aurait été composé que de 1227, époque de la majorité de Henri iii, à 1271, dernière année de son règne. Durant cette période, surtout vers la fin, le génie épique du moyen âge avait déjà commencé à s’éteindre. L’époque était déjà venue d’amplifier, de combiner, de fondre, l’une dans l’autre, les anciennes inventions. L’épopée cessait d’être populaire ; elle ne s’adressait plus guère qu’à l’élite de la société, à des hommes qui savaient lire et avaient beaucoup de loisir. Dès-lors, les formes métriques lui étaient beaucoup moins nécessaires ; et la prose, dans sa nouveauté, hardie, libre, conservant encore quelque chose du ton et du tour de la poésie mesuré, plaisait plus que cette dernière, aux personnes qui pouvaient lire au lieu d’écouter.

Ainsi, ces grands romans en prose n’avaient plus rien de populaire. — Les copies en étaient trop dispendieuses pour n’être pas fort rares. Il fallait être pour le moins un riche châtelain, pour se permettre un si grand luxe. D’un autre côté, ces mêmes romans étaient d’une longueur si démesurée, que c’était un événement notable, dans la vie d’un baron grand ou petit, d’en avoir lu un. — Enfin, toutes ces épopées n’étaient, comme toutes celles des époques secondaires, que des amplifications, des paraphrases, des remaniemens des épopées primitives. Mille ouvrages de ce genre et de ce caractère ne contrediraient point la seule chose que j’ai prétendu affirmer : que les premiers romans épiques du moyen âge ont dû être et ont été en vers.

Je ne sais à ce fait qu’une seule exception, dont la singularité lui donne encore plus de saillie. Je ne connais qu’un roman original et même très original, qui ne soit pas, ou du moins ne soit pas tout entier en vers. C’est le petit roman d’Aucassin et Nicolette, composition d’un charme unique en son genre, et dont j’aurai plus tard des motifs de vous entretenir. Je n’en parle ici qu’en passant, et pour signaler une exception piquante à la règle que j’ai voulu établir.

Le fonds, la plus grande partie de l’ouvrage est en prose ; mais il s’y trouve çà et là des morceaux en vers, les uns lyriques, les autres narratifs. Or, il n’y a pas moyen de douter que cette bigarrure, que ce mélange de langage mesuré et de langage libre ne tienne à la forme première de l’ouvrage. De plus, la prose et les vers y sont expressément distingués l’une des autres. Quand on passe de la prose aux vers, on est averti par cette formule : maintenant ou ici l’on chante. Lorsque, au contraire, on revient des vers à la prose, on est averti par ces mots : ici l’on dit, l’on parle, l’on conte. C’est là précisément la manière dont la prose et les vers sont séparés dans les romans arabes populaires, et je ne doute pas que le romancier chrétien n’ait imité les formes de la narration arabe. On ne peut, je le répète, voir dans un fait si particulier, qu’une exception qui confirme plutôt qu’elle ne contrarie ce que j’ai avancé en thèse générale, savoir que les originaux, les modèles des romans chevaleresques furent composés en vers.

Maintenant, revenant aux deux classes de ces romans, il est facile d’observer qu’il y a entre tous ceux, ou la plupart de ceux de chacune, une certaine liaison, certains rapports de sujet, de temps et de lieu. Presque tous ceux de Charlemagne, par exemple, roulent sur les incidens réels ou supposés d’une seule et même guerre, de la guerre des princes Carlovingiens contre les Arabes d’Espagne. Dans chacun de ces romans, ce sont les mêmes héros qui agissent. Dans chacun, il est fait allusion à d’autres plus anciens, auxquels il semble se rattacher, dont il semble être une continuation, un appendice. Il en est de même des aventures de la Table ronde : les chevaliers errans qui y figurent sont tous contemporains, tous chevaliers d’un seul et même chef qui est Arthur ; tous parens, amis, ennemis ou rivaux entre eux. — En un mot, les romans de chaque classe roulent, pour ainsi dire, dans un même cercle, autour d’un point fixe commun. En ce sens, on peut les regarder comme des parties distinctes, comme des épisodes isolés d’une seule et même action ; c’est dans ce sens que l’on a dit qu’ils formaient des cycles, et que l’on a parlé des romans du cycle de la Table ronde, de ceux du cycle de Charlemagne. Mais cette liaison qu’ont entre eux les divers romans de la même classe, est on ne peut plus vague, et purement nominale. Elle ne s’étend point à la substance même, à la partie originale et caractéristique des romans. Dans celle-ci, chaque romancier suit son imagination ou son caprice, sans s’inquiéter d’accorder ses fictions aux fictions de ses devanciers, d’arrondir ou de troubler le cycle dans lequel il est enfermé, comme malgré lui.

Mais, dans ces cycles vagues et généraux, il s’en forma de partiels, qui avaient plus de réalité, et dont l’existence a plus d’importance dans l’histoire de l’épopée du moyen âge.

Tant que les romanciers eurent de la jeunesse, de la vigueur d’imagination, ils ajoutèrent des fictions nouvelles aux anciennes, des romans à des romans, sans s’inquiéter du désordre, de la confusion, des contradictions, qui devaient résulter de tant de variantes d’un même thème.

Mais, quand l’imagination romanesque commença à se lasser et à s’épuiser, les compositions originales et isolées devinrent plus rares, et il y eut alors des hommes auxquels vint naturellement l’idée de lier, de rapprocher, de coordonner dans un même ensemble, dans un même tout, celles de ces productions qui avaient le plus de rapports entre elles, ou qui se prêtaient le mieux à cette espèce d’amalgame. Ainsi, le grand roman en prose de Lancelot du Lac fut un mélange, un rapprochement des aventures des principaux chevaliers de la Table ronde, et de tout ce qui avait rapport à la fable du Graal. — Ainsi encore furent rapprochées, dans le fameux roman de Guillaume au-court-Nez, les aventures et les guerres de tous les prétendus descendans d’Aimeri de Narbonne, aventures qui avaient été célébrées dans des romans à part. — Ces grandes épopées, amalgame ou fusion de plusieurs autres, formaient de véritables cycles épiques, et représentent quelque chose d’analogue à ce qui se passa autrefois en Grèce.

Dans le premier âge de l’épopée grecque, il n’y eut de poètes que ceux auxquels Homère, qui en était un, donne le nom d’aœdes. Ces aœdes composaient de petits poèmes, des épopées de peu d’étendue, dont les traditions nationales ou locales de la Grèce fournissaient la matière. Ces petits poèmes étaient destinés à être chantés de ville en ville, de peuplade en peuplade, soit par leurs auteurs mêmes, par les aœdes compositeurs, soit par d’autres aœdes d’un ordre inférieur, dont la fonction se bornait à celle des chanteurs des compositions d’autrui.

Comme ces épopées n’embrassaient que de petites portions, que des faits isolés de l’histoire nationale ; comme, d’un autre côté, elles s’étaient beaucoup multipliées avec le temps, et qu’on les chantait, sans aucun égard au rapport historique qu’elles pouvaient avoir entre elles, il en résulta, à la longue, une grande confusion, un bouleversement complet de toutes les traditions historiques.

Ce fut alors, et pour remédier à cet inconvénient, qu’il se forma de nouveaux poètes ou de nouveaux chanteurs d’épopée, qui firent profession de prendre les sujets épiques dans leur ordre réel, dans leur succession chronologique ; ce fut à cette nouvelle classe de poètes que l’on donna le nom de cycliques, assez convenablement choisi, pour marquer leur prétention et leur but.

Il y a un rapport véritable entre les poètes romanciers du moyen âge et les anciens aœdes grecs, en ce que les uns et les autres traitaient isolément, partiellement et avec une grande liberté, les traditions nationales qu’ils prenaient pour base de leurs récits.

Les romanciers cycliques correspondent de même, à plusieurs égards, aux cycliques grecs, bien que ces derniers fussent, selon toute apparence, dirigés par un sentiment historique plus positif que ne pouvait l’être le sentiment des premiers. — Mais c’est un point sur lequel je reviendrai par la suite, avec des données nouvelles pour le développer et l’éclaircir. Il me suffit ici d’y avoir touché en passant.

Un des principaux caractères de l’épopée primitive, c’est l’absence de tout mouvement, de toute prétention, de toute forme lyrique. Nous verrons par la suite de quelle manière et par quelle gradation, le ton simple, austère, vraiment épique des premières épopées romanesques, s’amollit et se maniéra sous les influences de la poésie lyrique. Je ne veux noter ici qu’un fait plus positif et plus simple, qui démontre mieux que tout autre la tendance de plus en plus lyrique de l’épopée, du commencement du douzième siècle à la fin du quatorzième.

On trouve déjà, dans certains romans du commencement du treizième siècle, une multitude de passages, où le poète parle longuement et subtilement par la bouche de ses personnages, où il ne manque autre chose que la division par strophes, pour faire de véritables chants lyriques, de ces chants d’amour et de galanterie que les trouvères et les troubadours composaient pour leur compte, quand ils voulaient toucher ou flatter les hautes dames qu’ils servaient. Mais cette absence de la forme lyrique suffit pour maintenir, dans ces romans, au moins les apparences, les formules de l’épopée.

Un peu plus tard, ces apparences même cessent d’être ménagées : on trouve des romans entremêlés de véritables chansons, de pièces lyriques divisées par strophes, et il y a tout lieu de croire que la partie narrative de ces romans n’en est, pour ainsi dire, que la partie accessoire, bien que matériellement la plus considérable. Ce que le poète semble y avoir le plus soigneusement cherché, c’est un cadre pour les pièces lyriques qu’il y voulait insérer. — Le roman de la Violette ou de Gérard de Nevers, où il y a pourtant des parties de narration fort agréables, est farci d’un bout à l’autre de chansons galantes, la plupart françaises, quelques-unes provençales. Il en est de même d’un autre roman intitulé le Chevalier à la Licorne ; et je ne doute pas que le même amalgame des formes épiques et des formes lyriques n’ait existé dans beaucoup d’autres ouvrages.

Pour achever ce tableau sommaire des révolutions communes aux romans de Charlemagne et de la Table ronde, je n’en ai plus à signaler qu’une qui est la dernière.

J’ai déjà touché plus haut quelque chose des circonstances qui rendirent le mètre, le langage mesuré, moins nécessaire dans les romans chevaleresques. Ces circonstances devinrent de jour en jour plus puissantes et plus générales ; la prose prévalut de plus en plus sur les vers, et finit par être employée presque exclusivement dans les ouvrages destinés à l’amusement des diverses classes de la société.

Dans ce nouvel état de choses, ceux des anciens romans en vers, qui avaient conservé une partie de leur renom et de leur popularité, furent mis en prose. Ce fut sous ce nouveau costume qu’ils continuèrent à circuler jusque vers l’époque de l’invention de l’imprimerie, et qu’ils furent publiés par cette nouvelle voie. Ceux de ces romans qui n’avaient pas encore été alors traduits en prose, tombèrent dans un oubli des suites duquel il devait en périr beaucoup. Dès ce moment, qui plus tôt ou plus tard arrive pour toutes les littératures, la mesure, la rime, tous les divers moyens métriques continuèrent à être un plaisir ; mais ils n’étaient plus un besoin : ils n’étaient plus une condition nécessaire de la circulation des productions poétiques et particulièrement de celles du genre épique. — Cette marche est celle de toutes les littératures, avec la différence, pour les nations modernes, des grands effets de l’imprimerie.
SECONDE LEÇON.

ROMANS CARLOVINGIENS.


MATIÈRE ET ARGUMENS.

Un fait que j’ai déjà avancé en passant et sur lequel il convient de revenir, pour le préciser un peu plus, c’est que les romans du cycle de Charlemagne ne se bornent pas à célébrer ce monarque : ils embrassent tout le cercle des actes et des guerres des chefs carlovingiens, depuis Charles-Martel jusqu’à Charles-le-Chauve inclusivement ; ce qui comprend la période entière de la fortune et de la domination de ces chefs. Seulement comme Charlemagne joue, dans ces romans, un rôle beaucoup plus grand que les autres princes de sa race, on a désigné par son nom le cycle entier dont il n’occupe cependant qu’une partie.

Aux douzième et treizième siècles, période de ceux des romanciers carlovingiens dont nous avons aujourd’hui les ouvrages, il n’y avait d’autre histoire de Charles-Martel et de ses descendans, que des chroniques ou des opuscules biographiques que les romanciers dont il s’agit ne connaissaient pas et qui ne pouvaient leur être d’aucun usage. Tout ce qu’ils savaient de l’histoire de ces chefs, de leurs guerres intestines ou étrangères, ils le savaient vaguement, par des traditions populaires ; et ces traditions qu’ils recevaient déjà fort altérées, ils achevaient de les bouleverser et de les corrompre. — Ils avaient ainsi à leur disposition un certain fonds de vieilles réminiscences historiques, sur lequel leur imagination brodait en toute liberté, et qu’elle étendait en tout sens. Ils étaient dans la condition naturelle des poètes épiques, aux époques de semi-barbarie, époques qui sont, à proprement parler, celles de l’épopée, celles dont les monumens se rangent parmi les documens de l’histoire de l’humanité.

Plusieurs des plus curieux et des plus intéressans des romans carlovingiens roulant sur les exploits et les conquêtes de Charlemagne, ce sera en donner une idée, et pour ainsi dire, une revue sommaire, que de tracer une ébauche de l’histoire et du caractère de Charlemagne, tels que les donnent ces romans.

C’est toujours guerroyant et conquérant, que ces romanciers nous peignent le fils de Pépin ; et ce n’est pas en cela, qu’ils ont manqué à l’histoire : ils n’ont pas fait faire à Charlemagne plus de guerres que ce monarque n’en fit réellement : la chose n’aurait pas été facile. Mais ils ont, pour ainsi dire, renversé les motifs et les théâtres de ces guerres. — Charlemagne dirigea la plupart de ses expéditions militaires contre les peuples d’outre-Rhin.

Depuis la grande invasion des barbares, ces peuples étaient toujours en mouvement, pour se porter sur la Gaule et sur l’Italie, et prolonger de la sorte indéfiniment le désordre de la première invasion. — Charlemagne rendit à la civilisation l’immense service de fixer sur leur sol les populations germaniques. Il fit trente-deux ou trente-trois campagnes contre les Saxons : il n’eut donc pas beaucoup de loisir pour porter la guerre chez d’autres peuples. Aussi ne fit-il en personne qu’une seule expédition contre les Arabes d’Espagne, et cette expédition fut malheureuse.

Sur ce point principal, les romanciers de Charlemagne n’ont guère tenu compte de son histoire. Ils parlent à peine de ses guerres et de ses conquêtes d’outre-Rhin : je crois avoir vu le titre d’un roman où il s’agit, à ce qu’il paraît, d’une expédition de ce monarque contre les Saxons. Je ne puis parler de ce roman, ne l’ayant pas même parcouru. Je soupçonne toutefois qu’il est d’une date assez récente, bien postérieure à la fin du treizième siècle ; et dans ce cas, il appartiendrait à une période de l’épopée romanesque autre que celle que j’ai ici principalement en vue.

Quoi qu’il en soit, ce n’est que par une sorte d’exception que les poètes romanciers de Charlemagne ont célébré les guerres de ce prince contre les populations germaniques. C’est habituellement avec les Sarrasins d’Espagne ou d’Orient, qu’ils le mettent aux prises. Ce sont des royaumes musulmans qu’ils lui font conquérir, des croyans en Mahomet qu’ils lui font convertir. — Nous verrons plus tard s’il n’y a rien à conclure de cette méprise, relativement à l’histoire des romans où elle se rencontre ; ici je me borne à la remarquer.

En parcourant, autant que cela se peut, ces romans, dans l’ordre où ils se lient et se font suite les uns aux autres, les premiers que je rencontre ne sont pas les moins singuliers ; ils sont relatifs à la naissance et à l’enfance de Charlemagne.

Sa naissance n’est point signalée, sa mère n’est nommée nulle part dans les chroniques, qui ne disent rien non plus de son enfance, ni de sa première jeunesse. À l’époque où elles commencent à faire mention de lui, il était déjà ce que l’on pourrait dire un homme fait ; il avait vingt-deux ou vingt-trois ans. C’est dans une des dernières campagnes de son père Pépin contre le fameux Waifer d’Aquitaine qu’on le voit paraître pour la première fois. C’est là, pour ainsi dire, son début dans l’histoire. Or ce début semble un peu tardif pour un homme de la trempe de Charlemagne, à qui les occasions de se montrer n’avaient pu manquer, sous un père tel que Pépin, qui avait eu à faire et avait fait tant de guerres. On est un peu étonné de voir commencer si tard une vie si héroïque, une si grande destinée, et il est tout simple que les poètes romanciers, trouvant cette lacune dans l’histoire, en aient fait leur profit ; qu’ils l’aient remplie à leur manière.

Toute la vie de Charlemagne, de sa naissance à son couronnement comme roi, a été le sujet d’une multitude de fictions romanesques auxquelles il est difficile, si étranges qu’elles soient, de ne pas supposer quelque fondement, quelque prétexte historique. — Ces fictions se rapportent à deux points principaux, à la naissance du héros et aux aventures de sa jeunesse, à Cordoue ou à Sarragosse, à la cour du chef des Sarrasins d’Espagne.

Selon les romanciers, la mère de Charlemagne, nommée par eux Berthe au grand pied, était la fille d’un roi de Bavière ou de Hongrie. Elle fut fiancée à Pépin, qui chargea le chef ou intendant de son palais d’aller la chercher et de la lui amener. Par un singulier hasard, cet intendant avait une fille qui ressemblait extrêmement à Berthe de taille et de figure, et il fonde sur cette ressemblance l’intrigue la plus hardie. — Il se décide à faire périr Berthe et donne sa propre fille pour femme à Pépin.

Cependant Berthe n’a pas été tuée, elle a été recueillie par un meunier chez lequel elle passe plusieurs années, dans la condition la plus obscure, jusqu’à ce qu’un jour Pépin, égaré à la chasse, arrive à la demeure du meunier. Le roi est frappé de la beauté de Berthe. Il lui propose un rendez-vous nocturne qu’elle accepte volontiers, comme une heureuse occasion de se faire connaître par Pépin pour sa véritable épouse, et de lui raconter l’infâme trahison de son intendant. Tout se passe en effet comme elle l’avait espéré ; les traîtres sont punis, et elle entre enfin en jouissance de son titre d’épouse et de reine.

La naissance de Charlemagne est la suite de cette rencontre fortuite de Pépin et de Berthe.

Tout va bien jusqu’à la mort de Pépin : mais alors deux fils que le roi a eus de la fausse Berthe, s’emparent du royaume et veulent faire périr Charlemagne encore enfant, qui leur échappe à peine. Il reste quelque temps caché dans un monastère ; après quoi, il s’enfuit déguisé sous le nom de Mainet et va chercher un refuge en Espagne, à Sarragosse ou à Cordoue. Là, il se présente à la cour de Galafre, roi des Sarrasins, qui, frappé de sa bonne mine, le prend à son service. Galerane, fille de Galafre, qui sous le costume du serviteur démêle le héros, devient amoureuse de lui, et le rend, mais non sans un peu de peine, amoureux d’elle. Une fois né, l’amour éveille bien vite, dans le cœur du jeune Mainet, la bravoure et l’énergie qui y avaient été jusque-là un peu assoupies. Il fait force prouesses pour Galerane, finit par l’enlever de la cour de son père et repasse avec elle en France. Là, secondé par quelques fidèles amis, il attaque les deux bâtards usurpateurs, les bat, et recouvre son royaume.

Je l’ai déjà insinué, et je crois pouvoir le répéter : si étranges que soient ces fables, il est très probable que les romanciers des douzième et treizième siècles n’en furent pas les inventeurs, qu’ils les trouvèrent déjà en vogue et ne firent que leur donner de nouveaux développemens.

On croit assez généralement, d’après des témoignages historiques qui n’ont rien d’invraisemblable, que Charlemagne entama une espèce de négociation avec le célèbre Calife Haroun-el-raschid, dans la vue d’en obtenir, pour les chrétiens, la liberté et la sécurité du pèlerinage de Jérusalem. On ajoute même que le calife envoya courtoisement à l’empereur d’Occident les clefs du Saint-Sépulcre.

Tel est le seul motif historique que l’on puisse assigner à divers romans, sur une prétendue expédition de Charlemagne à Jérusalem, expédition dans laquelle auraient été conquises les reliques de la passion, la couronne d’épines de Jésus-Christ, les clous avec lesquels il avait été attaché à la croix, et la lance dont il avait eu le côté percé ; ces précieuses reliques auraient été déposées à Rome.

Les romans qui roulaient sur cette expédition, sont aujourd’hui perdus : je ne crois pas du moins qu’il y en ait en France des manuscrits, mais il peut y en avoir ailleurs ; et dans tous les cas, il n’y a pas lieu à révoquer en doute l’ancienne existence de ces romans. Dans l’ordre chronologique, ils viennent immédiatement après ceux qui ont pour sujet les aventures de la jeunesse de Charlemagne.

Rome ne fut pas long-temps en possession de cet inappréciable trésor que Charlemagne était allé conquérir pour elle à Jérusalem. Un émir des Sarrasins d’Espagne, nommé Balan, ayant fait une descente en Italie à la tête d’une formidable armée, marcha sur Rome, la prit d’assaut, la pilla, la ravagea de fond en comble, et en enleva ces glorieuses reliques de la passion, qu’il porta avec lui en Espagne. — Cette expédition prétendue fut le sujet d’un ou de plusieurs romans aujourd’hui perdus, mais auxquels font allusion de la manière la plus formelle d’autres romans encore subsistans, qui en sont comme la continuation et le dénoûment.

Tel est du moins le roman fameux de Ferabras, l’un de ceux dont j’aurai à vous parler en détail. — Ce roman roule exclusivement sur une grande expédition de Charlemagne contre les Sarrasins d’Espagne, expédition ayant pour but de reprendre, sur l’émir Balan, les reliques que celui-ci avait enlevées de Rome.

Ces divers romans peuvent être regardés comme la suite, comme le développement de la fiction de la conquête de Jérusalem par Charlemagne. Les suivans se rattachent d’une manière plus expresse et plus particulière aux guerres entre les Gallo-Franks et les Arabes d’Espagne.

De ceux-là, les premiers et les plus célèbres furent ceux auxquels donna lieu la déroute de Roncevaux.

Cette fameuse déroute laissa, dans l’imagination des populations de la Gaule, des impressions dont la poésie populaire s’empara de bonne heure. De tous les argumens épiques du moyen âge, c’est celui dans lequel on peut observer le mieux les formes diverses sous lesquelles la plupart de ces argumens se sont produits successivement. On peut reconnaître qu’il n’y eut d’abord, sur ce sujet, que de simples chants populaires : on trouve plus tard des légendes dans lesquelles ces chants ont été liés par de nouvelles fictions, et à la fin de vraies épopées où tous ces chants primitifs et ces dernières fictions sont développés, remaniés, arrondis, avec plus ou moins d’imagination et d’art, parfois altérés et gâtés. C’est un point sur lequel je reviendrai à propos des formes et du caractère poétiques des romans du cycle carlovingien ; je n’en considère pour le moment que la matière et les sujets, que les rapports avec l’histoire ou avec les traditions historiques.

À ceux de ces romans relatifs à la grande, ou pour mieux dire à la seule expédition de Charlemagne en Espagne, s’en rattachent immédiatement plusieurs autres qui ne furent guère moins célèbres. Je veux parler de ceux où il s’agit de la conquête de l’ancienne Septimanie et particulièrement de Nîmes et de Narbonne sur les Arabes.

C’est à Charlemagne que les romanciers ont attribué cette conquête ; et tout le monde sait qu’elle fut un des plus glorieux exploits de Charles Martel. Les romanciers du douzième siècle eux-mêmes ne devaient pas l’ignorer : les traditions populaires ne pouvaient être en défaut sur un fait si positif et si simple.

On serait donc tenté de supposer à une méprise si saillante et si facile à éviter un motif réfléchi et volontaire. Charles Martel avait fait plusieurs campagnes contre les Arabes de la Septimanie, et dans toutes ces campagnes, il avait traité le pays en homme qui ne se propose pas de l’occuper. Il avait brûlé, dévasté, détruit tout ce qui pouvait être détruit, dévasté, brûlé, jusqu’à des villes entières, et entre autres celle de Maguelone, d’origine phocéenne, et qui florissait encore alors par le commerce. Il avait emmené les populations captives, enchaînées, comme des meutes de chiens, selon l’expression des chroniques du temps. — On conçoit aisément que, par une telle conduite, Charles Martel ne dut laisser dans les pays dont il chassa les Arabes, qu’une renommée fort odieuse ; et ce fut peut-être par une sorte de vengeance poétique, que les romanciers du douzième siècle attribuèrent ses exploits à son petit-fils.

Ce n’est pas que Charles Martel ne figure parfois dans les épopées carlovingiennes ; mais la manière dont il y figure est plus propre à confirmer qu’à détruire la conjecture que je viens d’énoncer. Il n’y figure que par un anachronisme monstrueux, dans des événemens qui appartiennent au règne de Charles-le-Chauve, et le rôle qu’on lui fait jouer dans ces événemens est celui d’un despote capricieux qui force un brave seigneur, un chef héroïque à se révolter contre lui. S’il n’y a pas dans ces violations de l’histoire une sorte de malveillance et de rancune poétiques, il y a du moins une fatalité singulière. Il est étrange, dans des romans dont l’intention principale était de célébrer les victoires des chrétiens sur les musulmans, de ne pas rencontrer le nom du chef qui gagna la bataille de Poitiers, qui chassa les Arabes de la Provence, et leur enleva tout ce qu’ils possédaient dans la Gaule.

Suivant leur système, et leur parti pris de transformer en musulmans tous les peuples avec lesquels Charlemagne fut en hostilité, ils changèrent en Sarrasins, en Maures d’Espagne, les Lombards et les Grecs de la basse Italie, auxquels le monarque franc fit aussi la guerre. Ils composèrent sur cette guerre divers romans, dont le plus remarquable fut nommé le Roman d’Aspremont. Ce nom appartient à la géographie imaginaire ou arbitraire des romanciers, dont j’aurai plus d’une occasion de parler, pour en signaler la singularité et les inconvéniens : il désigne une montagne qui occupe une grande place dans le roman, et qui ne peut être qu’une des parties méridionales de l’Appenin. Le romancier en fait un tableau sur l’effet duquel il est évident qu’il comptait beaucoup ; et ce tableau prouve que les romanciers du moyen âge faisaient, en géographie, des transpositions analogues à celles qu’ils faisaient en histoire. Ils font leur Aspremont si haut, si difficile à traverser, d’un aspect si sauvage ; ils le remplissent de précipices si profonds, de torrens si terribles, ils y entassent tant de glaces et de neiges, qu’il y a tout lieu de croire qu’ils ont transporté à l’Appenin, et en les exagérant encore, les images qu’ils avaient pu se faire de certaines parties des Alpes.

Tel est, autant qu’il m’a été possible de le tracer le cercle général des événemens, des traditions, des fictions, dans lequel roulent les romans des douzième et treizième siècles où Charlemagne figure en personne, comme l’adversaire et le vainqueur des Sarrasins d’Espagne ou d’Orient. Nous verrons tout-à-l’heure jusqu’à quel point le caractère que les auteurs de ces romans donnent généralement au monarque, répond à l’idée des grandes choses faites par lui.

Outre ces romans, il y en a d’autres également destinés à célébrer les victoires des chrétiens sur les musulmans, mais où n’agissent ni Charlemagne, ni aucun autre roi carlovingien, et dont des chefs particuliers sont les héros. Tels sont ceux, en grand nombre, et la plupart fort intéressans, où figurent Aimeri de Narbonne, Guillaume-le-Pieux, et d’autres personnages historiques, ou non, également fameux chez les poètes des douzième et treizième siècles, par des exploits réels ou supposés contre les Arabes d’Espagne.

Il n’y a aucune raison pour faire de ces romans une classe à part : ils sont inspirés par le même motif général que les précédens, et conçus dans le même esprit. Ils ont tous, sinon précisément le même degré, du moins le même fonds de vérité historique : ils sont tous l’expression plus ou moins idéalisée, plus ou moins merveilleuse dans les accessoires d’un seul et même fait, de la longue lutte des populations chrétiennes de la Gaule contre les populations musulmanes de l’Espagne et de l’Afrique, durant les huitième et neuvième siècles.

J’ai dit que presque tous ces romans furent composés du commencement du douzième siècle à la fin du treizième, c’est-à-dire dans la plus brillante période de la chevalerie.

J’aurais pu dire tout aussi bien qu’ils furent composés dans la période des croisades, comprise dans la première. Mais on a dit plus : l’on a avancé qu’ils avaient été composés à propos des croisades et dans la vue de les favoriser. Le fait est que la tendance générale des romans dont il s’agit était favorable aux croisades, et si l’on s’était borné à dire que le zèle pour celles-ci fut pour quelque chose dans la popularité des premiers, en fit peut-être faire ou refaire quelques-uns, on aurait dit une chose de peu d’importance, mais vraisemblable.

Si l’on a voulu dire que ce fut uniquement et expressément dans l’intention de favoriser les croisades que furent inventés et composés les romans où l’on chantait les anciennes guerres des chrétiens de la Gaule avec les musulmans d’outre les Pyrénées, on a dit une chose qui est également contre la vraisemblance et contre la vérité. Il est impossible de concevoir l’existence de ces romans, si on les suppose brusquement inventés, et pour ainsi dire de toute pièce, trois ou quatre siècles après les événemens auxquels ils se rapportent. On ne peut les concevoir que comme l’expression d’une tradition vivante et continue de ces mêmes événemens. Si au douzième siècle le fil de ces traditions avait été rompu, il aurait été impossible de le renouer et d’y rattacher la foi et l’intérêt populaire.

On a d’ailleurs la preuve positive et directe que ce fil n’avait pas été rompu, et que les romans du douzième siècle, où il s’agit des guerres antérieures des chrétiens avec les Arabes d’Espagne, se rattachent à d’autres productions poétiques sur le même sujet, productions dont quelques-unes remontent au commencement du neuvième siècle, comme nous le verrons ailleurs. En un mot, il n’y a aucun moyen de concilier, avec les notions les plus intéressantes et les plus certaines que l’on ait sur la marche et les développemens naturels de l’épopée, l’hypothèse qui donnerait pour motif unique et absolu de l’invention des romans carlovingiens un dessein religieux ou politique de seconder le mouvement des croisades.

Je viens maintenant à d’autres romans que l’on comprend d’ordinaire, ainsi que les précédens, parmi les romans du cycle de Charlemagne, ou, comme on peut dire plus exactement, du cycle carlovingien. — Cette dénomination générale convient en effet à ces romans, en ce sens que ce sont aussi des princes carlovingiens qui y figurent. Mais le motif historique en est non-seulement différent de celui des premiers, il y est en quelque sorte opposé ; et dès-lors dans quelque classe qu’on les range, ces romans formeront un groupe tout-à-fait à part de tout autre.

Le morcellement de la monarchie franke dans la Gaule fut la suite et le résultat d’une lutte très vive entre les monarques et ceux de leurs officiers auxquels ils étaient obligés de confier le gouvernement des provinces. — Cette lutte fut longue, et les chances en furent très diverses. Si en définitive les chefs révoltés furent victorieux, ils eurent, dans le cours de la lutte, de terribles revers, de grandes catastrophes à essuyer. À ne voir que le péril qu’ils couraient, que les efforts qu’il leur fallait faire pour réussir, que les justes raisons qu’ils avaient parfois de se plaindre des rois et de leur résister, on ne peut nier qu’il n’y eût dans leurs entreprises quelque chose d’héroïque et de poétique, et il serait étonnant que l’épopée à demi barbare du douzième siècle ne s’en fût pas emparée comme d’un thème fait pour elle. Aussi s’en empara-t-elle de bonne heure ; et c’est du parti qu’elle en tira que j’aurais besoin de vous donner quelque idée.

Il existe encore aujourd’hui plusieurs de ces romans qui roulent sur des incidens de cette lutte des rois contre leurs ducs ou leurs comtes rebelles. Quelques-uns de ces incidens sont célèbres dans l’histoire, d’autres y sont inconnus et peut-être de pure invention. C’est tantôt Charles Martel, tantôt Louis-le-Débonnaire, beaucoup plus souvent Charlemagne, qui figurent dans ces romans comme souverains, comme adversaires des chefs révoltés.

Ceux de ces mêmes romans qui roulent sur les guerres de Gérard de Vienne ou de Roussillon contre Charles-le-Chauve, sont des plus anciens et des plus célèbres. — On en connaît trois ou quatre, où le même sujet est traité d’autant de manières différentes : l’une de ces rédactions, indubitablement la plus ancienne des quatre, en est aussi à tous égards la plus remarquable ; mais je m’abstiens de vous en parler davantage ici, devant ailleurs vous en donner une analyse suivie et détaillée.

Un roman du même genre, quoique moins intéressant et moins célèbre, est celui de Gaydon, duc d’Angers, un des paladins échappés au désastre de Roncevaux. Charlemagne se brouilla assez sottement avec lui par les intrigues d’un certain Thiebaut d’Aspremont, frère de ce Ganelon qui avait machiné la mort de Roland et des douze pairs. Gaydon, après maint avantage remporté sur Charlemagne, est assiégé dans les murs d’Angers ; mais la brouillerie n’est pas poussée aux dernières extrémités : elle se termine par une paix glorieuse pour Gaydon, et par la punition du traître qui avait mis le paladin aux prises avec l’empereur.

Un comte de Toulouse ou de Saint-Gilles, nommé Elie, est représenté de même dans un autre roman comme la victime des calomnies d’un autre traître, nommé Macaire. Louis-le-Débonnaire chasse impitoyablement et stupidement le pauvre duc, qui lui avait sauvé plusieurs fois la vie et l’honneur dans ses guerres contre les Sarrasins. Le proscrit, dépouillé de tout, est obligé de fuir à pied, comme un mendiant, avec sa femme sur le point d’accoucher. Il ne trouve de refuge qu’auprès d’un vieux ermite, dans une forêt des landes de Bordeaux. Il passe là vingt ans dans la plus profonde misère. Mais au bout de ce terme, il envoie Aiol, le fils dont sa femme est accouchée dans l’ermitage, chercher fortune par le monde. Aiol se distingue par des exploits merveilleux au service de l’empereur Louis, et obtient la réintégration de son père dans les domaines qui lui avaient été injustement enlevés.

Je pourrais indiquer plusieurs autres romans du même genre et tenant tous au même motif historique, bien que l’on ne puisse dire s’il y a quelque chose de vrai dans le fait particulier qui en est le sujet. Mais je me bornerai à vous en signaler encore un qui mérite à tous égards plus d’attention ; c’est le roman des quatre fils d’Aymon, ou de Renaud de Montauban.

Ce roman, mutilé, dénaturé, décomposé dans les bibliothèques bleues, jouit encore d’une grande popularité en France et en Allemagne. Il n’a, je crois, aucun fondement historique. C’est, selon toute apparence, la pure expression poétique du fait général, dont d’autres romans du même genre ne représentent que des cas particuliers. Le caractère de Renaud me paraît l’idéal du caractère chevaleresque, dans le vassal en lutte avec son suzerain.

Le romancier fait naître son héros d’une race accoutumée à braver Charlemagne. Il le fait neveu de ce même Gérard de Roussillon, qui a si souvent guerroyé contre le monarque, et de Beuves d’Aigremont, qui ne l’a jamais reconnu. C’est une manière d’annoncer d’avance que ce héros n’aura point de complaisance servile pour Charlemagne. — Du reste, c’est ce dernier qui a tort dans la querelle qui amène la guerre, sujet du roman ; et dans le cours de la guerre, c’est le chevalier révolté qui fait tout ce qui se fait d’héroïque, de hardi, de glorieux : le monarque a pour lui la supériorité de la force matérielle, voilà tout ; et encore cette supériorité, si grande qu’elle soit, ne le dispense-t-elle pas de recourir à la trahison. — Renaud et ses frères sont réduits de temps à autre aux situations les plus désespérées ; ils sont proscrits ; ils n’ont d’autre asile que les bois ou les cavernes, d’autre nourriture que des feuilles et des racines, d’autre vêtement que le fer de leur armure. Il n’y a point de privation, point de douleur que le romancier ne leur fasse souffrir. Il semble avoir peur de ne pas inspirer assez d’admiration pour leur constance, de ne pas exciter pour eux tout ce qu’il y a de plus vif et de plus poignant dans la pitié. Quant à Charlemagne, peu lui importe qu’on le trouve dur et barbare dans la prospérité, après l’avoir vu désolé et criard dans les revers. C’est Renaud, c’est le chevalier, c’est le seigneur de Montauban, ce n’est pas le monarque qu’il a voulu peindre, faire aimer et admirer.

La plupart des romans de cette classe furent écrits sous l’influence plus ou moins directe, sous le patronage des seigneurs féodaux, grands et petits, descendans de ces anciens chefs qui, sur la fin de la seconde race, avaient morcelé la monarchie carlovingienne. — L’esprit des pères avait passé aux enfans : l’unité monarchique que les premiers avaient détruite, les seconds luttaient de leur mieux pour l’empêcher de se refaire ; et les poètes romanciers des douzième et treizième siècles, en célébrant les rébellions des ducs et des comtes carlovingiens, flattaient et secondaient réellement l’orgueilleuse obstination des ducs et des comtes de leur temps à se maintenir indépendans du pouvoir royal. Dans ce sens, l’épopée carlovingienne était, pourrait-on dire, toute féodale, et l’héroïsme qu’elle célébrait le mieux et le plus volontiers, était l’héroïsme barbare, l’héroïsme individuel, agissant pour son propre compte, n’ayant d’autre but que sa propre gloire, plutôt que l’héroïsme civilisé, agissant dans des vues désintéressées d’ordre général.

Cette disposition des poètes romanciers à favoriser les tendances de l’esprit féodal leur est si naturelle, qu’elle les domine à leur insu ; elle se fait souvent sentir jusque dans celles de leurs compositions où l’on ne peut douter que leur but ne fût de célébrer des monarques, et particulièrement Charlemagne. À la manière dont ils peignent son caractère et le mettent en action, on est autorisé à croire qu’ils l’ont conçu moins comme but, que comme un moyen commode de donner à leurs inventions une unité constante, et pour ainsi dire convenue. Leur Charlemagne donne parfois de bons coups d’épée, il est on ne peut plus zélé pour le triomphe de la foi, il impose souvent par l’appareil de puissance matérielle, par l’éclat de renommée qui l’environne ; mais il a parfois aussi des emportemens et des caprices peu convenables à sa dignité ; il est souvent d’une crédulité outre mesure, et se laisse tromper avec une facilité visible par les conseillers perfides qui veulent lui jouer de mauvais tours à lui, ou à quelqu’un de ses fidèles paladins. Il est d’ordinaire fort embarrassé dans les circonstances difficiles, et l’on ne voit guère ce qu’il ferait, s’il n’y avait là de vieux ducs plus habiles que lui pour lui dire ce qu’il faut faire. En un mot, il se fait autour de lui, à son profit et sans qu’il s’en mêle, des merveilles de bravoure et d’audace : on peut bien supposer qu’il les inspire ; mais on ne voit pas dans son caractère la raison de cet ascendant.

Ces observations m’amènent à considérer la manière dont les idées et les mœurs chevaleresques sont traitées dans les épopées carlovingiennes. C’est un des côtés par lesquels ces épopées sont plus ou moins historiques. — Il est intéressant de savoir jusqu’à quel point et dans quel sens elles le sont.

Les romans de la Table ronde sont une expression plus complète, plus positive et plus détaillée de la chevalerie que les romans carlovingiens. Aussi n’est-ce qu’à propos des premiers que je pourrai exposer convenablement l’ensemble de ce que j’ai à dire sur les rapports des romans chevaleresques des douzième et treizième siècles avec les institutions et les idées de la chevalerie. — Je ne jetterai maintenant à ce sujet que des observations destinées à avoir ailleurs leur suite et leur complément, mais qui, dans la mesure et la portée qu’elles peuvent avoir ici, y sont convenables ou nécessaires.

Le système des idées et des mœurs chevaleresques comprenait deux points principaux, parfaitement distincts, bien qu’intimement liés l’un à l’autre. — Il comprenait tout ce qui concernait l’exercice de la valeur guerrière, d’un côté ; de l’autre, la manière d’entendre et de faire l’amour.

Pour ce qui concerne le premier point, on a déjà pu voir, par ce que j’ai dit des romans du cycle carlovingien, qu’ils sont un tableau poétique très fidèle de la bravoure chevaleresque, surtout aux premières époques de la chevalerie, lorsque l’institution était encore principalement religieuse, encore soumise à l’influence et à la direction de l’autorité ecclésiastique. La première condition de cette bravoure était de s’exercer au profit de la religion et de la foi, contre les Sarrasins. C’était par ce motif, par ce caractère religieux, que l’exaltation et les prodiges du courage chevaleresque prenaient de la vraisemblance, à des époques d’enthousiasme et de croyance où l’on se figurait Dieu intervenant à chaque instant dans des affaires que l’on tenait sérieusement pour les siennes. Tel exploit de guerre que l’on aurait révoqué en doute, en le considérant en lui-même et d’une manière abstraite, devenait croyable par cela seul qu’il était fait contre des païens, contre des hommes qui croyaient à Mahomet. À cette unique condition de les mettre aux prises avec des infidèles, le poète romancier pouvait aventurer impunément ses paladins et ses chevaliers dans les situations les plus difficiles, leur faire entreprendre et faire tout ce que lui-même avait pu imaginer.

En ce sens donc, c’est-à-dire quant à ce qui tient à la bravoure guerrière et à l’esprit religieux, le champion des romans carlovingiens est bien l’idéal du chevalier du douzième siècle et du treizième. Quant au raffinement moral, quant à la manière de comprendre et de faire l’amour, ce n’est plus la même chose ; et il y a sur ce point des distinctions importantes à faire.

En général l’amour joue un bien moins grand rôle dans les romans carlovingiens que dans ceux de la Table ronde, et il ne joue pas à beaucoup près le même rôle dans tous.

Parmi ces romans, il en est quelques-uns, des meilleurs comme des plus mauvais, où le peu qui se trouve d’amour est traité selon les idées les plus délicates et les plus pures du système de la galanterie chevaleresque du midi. Dans ce système, l’amour est une affection dégagée de toute sensualité ou du moins de ce genre et de ce degré de sensualité qui en émoussent d’ordinaire l’exaltation et le charme moral. C’est l’union sentimentale d’une dame et d’un chevalier qui fait, pour lui plaire, pour mériter d’être aimé d’elle, tout ce qu’il y a de glorieux et de noble à faire pour un homme. — Cet amour ne peut pas exister dans le mariage, mais il n’offense pas le mariage ; et une dame peut, sans être infidèle à son époux, avoir un chevalier qui soit l’objet de ses plus douces et de ses plus tendres pensées.

Tel est, autant qu’on peut le résumer en quelques mots, le système d’amour et de galanterie que les troubadours et leurs imitateurs ont tourné et retourné en tous les sens dans leurs compositions lyriques. C’est exactement le même qui se retrouve, bien qu’épisodiquement et sans y occuper beaucoup de place, dans quelques romans du cycle carlovingien.

Mais dans la plupart de ces mêmes romans, il n’y a aucune apparence de cet amour systématique, exalté et délicat, principe suprême de tout honneur, de toute vertu. Ce n’est pas qu’il ne s’y trouve des dames, des filles d’émir, de roi, d’empereur, toutes aussi jeunes et aussi belles qu’on peut le souhaiter, et toutes fort enclines à l’amour ; mais elles l’entendent et le font à leur manière, avec leur caractère, et à parler franchement, il n’y a rien d’aussi peu chevaleresque, du moins dans le sens déterminé, dans le sens provençal de ce terme.

Les romanciers carlovingiens étaient tellement accoutumés à peindre la force et l’audace viriles, que leurs portraits des femmes se sont fréquemment ressentis de cette habitude. Au lieu des vierges gracieusement timides et sauvages que l’on pouvait s’attendre à rencontrer dans leurs tableaux, on y trouve, pour l’ordinaire, des princesses qui se passionnent à la première vue, pour le premier chevalier jeune et brave qu’elles voient de près ou de loin ; qui lui déclarent franchement leurs désirs, bien avant que celui-ci ait pu s’en douter, et ne reculent devant aucun obstacle, pour arriver à l’accomplissement de leurs vœux. — Faut-il, pour cela, abandonner ou trahir leur père, leur mère ? Elles les abandonnent et les trahissent. Faut-il se délivrer par le meurtre de quelque prétendant incommode, de quelque courtisan opposé à leurs desseins ? Elles s’en délivrent. Faut-il changer de religion ? Elles en changent. Rien ne leur coûte. Elles ont de la force, de la résolution pour tout. Elles n’ont qu’une terreur, celle de n’être pas assez tôt au pouvoir de celui à qui elles se sont données.

C’est surtout aux princesses sarrasines que les romanciers ont attribué cette énergique simplicité de caractère qu’elles portent dans l’amour. S’ils ne l’avaient jamais donné qu’à des princesses non chrétiennes, on pourrait leur supposer, en cela, une intention sinon juste, au moins ingénieuse et profonde ; on pourrait se figurer qu’ils supposèrent la grâce et la pudeur féminine impossibles, ou tout au moins très difficiles hors du christianisme. Mais on s’assure bien vite qu’ils n’eurent point une idée si raffinée, quand on voit comment ils peignent des princesses chrétiennes, les filles de ces mêmes chefs, infatigables adversaires des Sarrasins. J’aurai l’occasion de vous citer, dans le développement de ce cours, plusieurs traits, en preuve de ce que je ne puis qu’énoncer ici d’une manière générale ; mais il ne sera peut-être pas hors de propos de vous en rapporter, dès à présent, un qui pourrait, au besoin, tenir lieu de plusieurs autres.

Je le tire du roman d’Aiol, que je vous ai déjà nommé tout-à-l’heure, et dont il est possible que j’aie par la suite occasion de vous citer d’autres passages. Aiol, fils d’Elie, comte de Saint-Gilles, proscrit et réduit à vivre dans une forêt avec un ermite, a quitté son père pour venir chercher fortune à la cour de Louis-le-Débonnaire. Il arrive à Orléans où est la cour, mais si mal accoutré, si mal armé, que tous les petits garçons de la ville le poursuivent de huées. La comtesse Ysabeau et sa fille Luziane, qui le voient de la fenêtre de leur palais, sont frappées de sa bonne mine, qui perce à travers la misère grotesque de son costume ; elles lui font offrir l’hospitalité, que le pauvre jeune aventurier accepte de bon cœur. Après un magnifique souper, on le mène coucher dans un lit superbe que Luziane a voulu faire elle-même. Elle n’a pas eu beaucoup de temps pour devenir amoureuse du jeune étranger, mais celui qu’elle a eu, elle l’a bien employé. Vous allez en juger par le passage suivant que je vous demande la permission de citer dans toute sa naïveté ; et pour cela, il est indispensable de le citer textuellement. — Le lit est fait, minutieusement décrit, il ne s’agit plus que d’y mettre Aiol ; c’est encore Luziane qui s’est chargée de ce soin :


Aiol en appela, si li a dit :
Damoiseau, venez ça, huimais dormir.
Par le poing le mena jusques-au lit,
Puis le fit déchausser, nud dévêtir ;
Et quand il se coucha bien le couvrit.
...............
Doucement le tâtonne la demoiselle,
Elle lui mit la main à la maisele (joue),
Oiez que doucement elle l’apele :
Tournez-vous donc vers moi, jouvente belle (beau jeune homme),
Si vous voulez baiser ou autre jeu faire ;
J’ai fort en mon désir que je vous serve.
Je n’eus oncques ami en nulle terre.
Un penser m’est venu, votre veux être,
S’il vous vient à plaisir que je vous serve,
— Belle, se dit Aiol, le roi céleste,
Qui fit vent et mer et ciel et terre,
Vous rende tout le bien que vous me faites ;
Mais allez vous coucher, bien en est terme (temps),
Là-bas en votre chambre avec vos femmes,
Jusqu’à ce que demain l’aube paraisse.
Vous saurez de mon cœur, moi de votre être (de votre état, de votre santé),
Tout cela sera bien conté demain au vêpre. —
Mais attendre ne plaist à Luziane ;
La pucelle s’en va le cœur iré (chagrin),
En sa chambre elle rentre, l’uis (la porte) a fermé,
Mais elle n’y peut dormir ni reposer :
Toute nuit, elle parle, en son penser ;
— Damoiseau fort vous êtes gentil et ber (brave),
Mais je ne vis homme de votre aé (âge)
Qui ne voulut femme vers lui tourner.
Bien vous pouvez être moine si vous voulez
Allez prendre l’habit, pour qu’attendez.

Une telle manière de sentir l’amour ne laissait guère lieu aux délicatesses, aux subtilités, aux conventions de la galanterie chevaleresque. Parmi les romans carlovingiens, il y en a sans doute où les princesses ne réduisent pas l’amour à des termes aussi simples et aussi rapprochés que Luziane ; mais dans ceux même où elles montrent plus de retenue et de modestie, il s’en faut bien qu’elles paraissent avoir la moindre prétention au genre de culte que les femmes pouvaient exiger et exigeaient en effet très souvent dans le système chevaleresque de l’amour.

Sur ce point donc, la plupart des romans du cycle carlovingien sont en contradiction avec les idées et les mœurs dominantes de l’époque à laquelle ils ont été composés, et la contradiction ne se borne pas à ce seul point.

Il y a généralement dans les mœurs de ces romans une teinte de dureté et de grossièreté qui n’était déjà plus dans celles du douzième et du treizième siècles, surtout parmi les classes chevaleresques. Ils sont pleins de traits qui se rapportent à une barbarie plus franche et plus décidée, de traits que l’on ne peut guère se défendre de regarder comme des réminiscences du caractère frank, à l’époque des agitations et des mouvemens de la conquête. Ce qui a rapport aux ambassades et aux défis de guerre en offre un exemple extrêmement remarquable, en ce qu’il est presque général. Une des plus hautes marques d’intrépidité que puisse donner un brave champion, de quelque nation et de quelque foi qu’il soit, c’est d’accepter un message de son chef pour le chef ennemi ; et en effet l’entreprise est toujours des plus périlleuses. Il est convenu, dans les principes d’honneur établis, que le message doit être le plus dur et le plus insolent possible ; et celui qui les reçoit prouve d’autant mieux sa fierté, qu’il traite plus mal les messagers. S’il a le courage de les faire pendre, c’est un héros. — Il y a, dans les récits de plusieurs de ces missions, quelque chose qui rappelle plus d’une de celles racontées par Grégoire de Tours : l’historien de la barbarie semble en avoir inspiré les poètes.

Cette rude simplicité, cette fierté grossière de mœurs et d’idées, qui, sauf certaines nuances, se retrouve dans tous les romans du cycle carlovingien et en fait un des caractères les plus généraux, est un fait très remarquable qui ressortira mieux encore de ce que j’ai à dire de l’exécution poétique de ces mêmes compositions. J’ajouterai seulement ici deux observations qu’il suggère naturellement, et à l’appui desquelles il s’en présentera par la suite plus d’une autre.

Ce qu’il y a, dans les romans carlovingiens, de plus rude et de plus barbare que les mœurs des classes chevaleresques aux douzième et treizième siècles, me semble indiquer expressément que plusieurs de ces romans ont dû être composés sur un fonds, sur des matériaux antérieurs, dont ils n’ont été qu’une espèce de refonte, avec des détails et des accessoires nouveaux, mais dans le style et sur le ton du sujet et du fonds primitifs.

Mais quelles qu’en fussent la raison et la cause, il est certain que ces romans furent toujours, pour le sujet et pour la forme, beaucoup plus populaires que ceux de la Table ronde. Tout annonce qu’ils étaient composés pour le peuple, plutôt que pour les châteaux, et par des poètes d’un ordre moins élevé que les trouvères ou les troubadours, auteurs des chants lyriques des douzième et treizième siècles. Mais quand je dis des poètes d’un ordre moins élevé, je ne veux pas dire des poètes de moins de génie ; je veux dire des poètes moins élégans, moins raffinés dans leur langage et leurs idées, ignorant ou dédaignant les délicatesses de la galanterie chevaleresque, et conservant de leur mieux, dans leurs compositions, le ton et le goût d’une vieille école, d’une école antérieure à l’époque de la chevalerie et de la poésie galante des troubadours.

Il est certain que les romans de la Table ronde et ceux du cycle carlovingien co-existèrent durant deux siècles au moins ; mais il est impossible de se figurer qu’ils fussent également goûtés par les mêmes classes. Nul doute qu’il n’y eut, surtout dans le midi, beaucoup de petites cours et de châteaux où les mœurs des paladins et des princesses que ces paladins rencontraient sur leurs pas, devaient paraître à-peu-près aussi grossières qu’elles nous paraissent à nous-mêmes ; et l’on devait les y trouver d’autant plus choquans, que les mœurs contraires étaient encore récentes et peu générales. En un mot, on ne peut concevoir la longue co-existence d’ouvrages d’un caractère et d’un goût aussi opposés que les romans carlovingiens et ceux de la Table ronde, sans supposer à chacune de ces deux classes un public particulier, des auditeurs et des amateurs de caste et d’éducation différentes. Mais encore une fois, ces observations ressortiront mieux de celles qui doivent les suivre. Celles qui feront le sujet de la lecture prochaine seront relatives à la forme, aux caractères et à l’exécution poétiques de ces romans épiques du cycle carlovingien, dont je n’ai considéré jusqu’ici que les argumens et les matériaux.
TROISIÈME LEÇON.

ROMANS CARLOVINGIENS.


FORME ET CARACTÈRE POÉTIQUE.

Après avoir considéré les données et les traditions historiques, matériaux primitifs des romans du cycle carlovingien, je vais entrer dans quelques détails sur l’emploi qu’ont fait de ces matériaux les romanciers qui en ont disposé : je vais vous soumettre quelques observations sur la forme et le caractère poétique de ces romans, et tâcher de découvrir, dans cette forme et ce caractère, ce qui peut en résulter pour l’histoire générale de l’épopée du moyen âge.

Tous ceux des romans carlovingiens dont j’ai vu ou appris quelque chose sont en vers, et ces vers sont de deux espèces : les uns, composés de deux hémistiches de six syllabes chacun, avec un accent, ou, comme on dit improprement, avec une césure, sur la sixième syllabe de chaque hémistiche, correspondent exactement à nos vers alexandrins ; ou, pour mieux dire, ce sont nos vers alexandrins même, inventés pour ce genre de composition. L’autre vers, employé dans le roman carlovingien, est notre vers de dix syllabes, sauf de légères différences auxquelles je ne m’arrête pas.

Ces vers sont toujours rimés, mais dans un système tout-à-fait différent du nôtre. Ils forment des tirades d’une longueur indéterminée sur une seule et même rime. Ces tirades sont parfois très longues, de trente, quarante, cinquante, jusqu’à cent vers, ou même davantage, quand elles posent sur une consonnance très fréquente. — Elles sont quelquefois fort courtes, de six à dix vers seulement. — En cela, tout dépend du caprice ou du goût du poète, et du plus ou moins de consonnans qu’a chacun des mots de la langue. — Du reste, l’oreille des romanciers n’est point difficile, en ce qui tient à la richesse de la rime : la plus légère ressemblance de son entre deux ou plusieurs mots leur suffit pour les encadrer ensemble dans une même suite de vers. Dans leur système de versification, cette licence, loin d’être un défaut, est plutôt un avantage ; elle sauve en partie la monotonie nécessaire d’une trop longue suite de vers sur la même rime.

Cette manière d’employer la rime parait être particulière aux Arabes. Leurs pièces de vers sont toutes sur une seule et même rime ; et il n’y a aucun doute que cette habitude ou ce goût d’oreille n’ait eu une prodigieuse influence sur leur poésie, en la resserrant dans les bornes étroites du genre lyrique. — Si donc, comme on est autorisé à le présumer, les romanciers du douzième siècle ont emprunté, d’un peuple étranger, l’exemple des tirades monorimes d’une longueur indéterminée, il est, on ne peut plus probable, qu’ils l’ont emprunté des Arabes. — Le fait n’est pas indifférent à noter dans l’histoire de l’épopée du moyen âge.

Maintenant, dans la composition de ces romans épiques du cycle carlovingien, en tirades monorimes, il entre certaines formules consacrées qui leur sont communes à tous, qui, ayant toutes le même principe, le même motif et le même but, deviennent par là même importantes à observer comme caractéristiques. C’est surtout au début, et dans ce qu’on pourrait dire le prologue des romans, que ces formules se rencontrent et sont le plus significatives.

Ainsi, par exemple, un romancier carlovingien ne manque jamais de s’annoncer pour un véritable historien. Il débute toujours par protester de sa fidélité à ne rien dire que de certain, que d’avéré. Il cite toujours des garans, des autorités, auxquels il renvoie ceux dont il recherche le suffrage. Ces autorités sont, d’ordinaire, certaines chroniques précieuses, déposées dans tel ou tel monastère, dont il a eu la bonne fortune d’apprendre le contenu par l’intervention de quelque savant moine.

La plupart des romanciers se contentent de parler de ces chroniques, sans rien préciser à cet égard, sans en indiquer ni le sujet ni le titre. D’autres, plus hardis et plus confians, citent en effet des chroniques connues, et les citent par leur titre. Ainsi, plusieurs se réfèrent aux chroniques de Saint-Denis. Quelques-uns s’appuient de l’ancienne et curieuse chronique intitulée : Gesta Francorum, et la citent sous son titre latin. D’autres, enfin, allèguent pour autorité des légendes (de saints) alors plus ou moins célèbres.

Que ces citations, ces indications soient parfois sérieuses et sincères, cela peut être ; mais c’est une exception, et une exception rare. — De telles allégations, de la part des romanciers, sont, en général, un pur et simple mensonge, mais non toutefois un mensonge gratuit. C’est un mensonge qui a sa raison et sa convenance : il tient au désir et au besoin de satisfaire une opinion accoutumée à supposer et à chercher du vrai dans les fictions du genre de celles où l’on allègue ces prétendues autorités.

La manière dont les auteurs de ces fictions les qualifient souvent eux-mêmes, est une conséquence naturelle de leur prétention d’y avoir suivi des documens vénérables. — Ils les qualifient de chansons de vieille histoire, de haute histoire, de bonne geste, de grande baronnie ; et ce n’est pas pour se vanter qu’ils parlent ainsi : la vanité d’auteur n’est rien chez eux, en comparaison du besoin qu’ils ont d’être crus, de passer pour de simples traducteurs, de simples répétiteurs de légendes ou d’histoires consacrées.

Ces protestations de véracité, qui, plus ou moins expresses, plus ou moins détaillées, sont de rigueur dans les romans carlovingiens, y sont aussi fréquemment accompagnées de protestations accessoires contre les romanciers qui, ayant déjà traité un sujet donné, sont accusés d’y avoir faussé la vérité. Ces accusations sont très remarquables. Comme elles ont toutes le même objet, et sont toutes à-peu-près dans les mêmes termes, il suffira d’en citer deux ou trois, pour en donner l’idée, et motiver la conséquence qu’il me semble naturel d’en tirer. Voici, par exemple, quelques vers du prologue d’un roman dont je vous ai déjà cité un passage, de celui d’Aiol de Saint-Gilles.

Chanson de fière histoire vous plairait-il ouir ?
Tous ces nouveaux jongleurs en sont mal informés,
Par les fables qu’ils disent, ont tout mis en oubli.
L’histoire la plus vraie ont laissé et gurpi (abandonné).
Je vous en dirai une qui bien fait à cesti (qui va bien ici) ;
N’est pas adroit joglere qui ne set icests dis ;
Tous en cuide (pense) savoir qui en sait molt petit.

Adam le Roi, trouvère connu du treizième siècle, a composé un roman sur les premiers exploits d’Ogier le Danois, qu’il a intitulé : Les Enfances Ogier. Voici comment il parle des jongleurs qui avaient traité le même sujet avant lui.

Cil jongleour qui ne sovent rimer
Ne firent force fors que dou tans passer (ne servirent qu’à faire passer le temps, qu’à amuser).
L’estoire firent en plusours lieus fausser.
D’amours et d’armes et d’onnour mesurer
Ne surent pas les poins et compasser.
............
Li Rois Adam ne veut plus endurer
Que li estoire d’Ogier le vassal ber
Soit corrompue pour ce i veut penser,
Tant qu’il le puist à son droit ramener.
............

L’auteur inconnu de Girard de Vienne a mis en tête de ce roman un prologue très curieux et très développé, dont je me borne à extraire cinq ou six vers, que je traduis en les résumant.

« Vous avez souvent entendu chanter du duc Girard de Vienne au cœur hardi. Mais ces chanteurs qui vous en ont chanté, en ont oublié le meilleur ; car ils ne savent pas l’histoire que j’ai vue. »

Dans tous ces passages, on voit des romanciers qui, réduits à traiter de nouveau des sujets déjà traités par leurs devanciers, et voulant concilier de leur mieux à des fictions nouvelles une apparence d’autorité historique, sont comme obligés de donner un démenti aux fictions déjà en vogue sur ces mêmes sujets. — Ce n’est jamais comme ennuyeuses ou comme folles, qu’ils signalent ces fictions ; c’est toujours comme contraires à la vérité historique. Ils appellent nouveaux jongleurs les romanciers antérieurs à eux, parce qu’ils supposent que ces romanciers ont négligé ou défiguré à dessein ces vieilles histoires, qu’ils prétendent, eux, avoir consultées et suivies. — C’est à ce titre qu’ils réclament les honneurs et les droits de l’ancienneté.

Ce n’est point, vous le prévoyez bien, messieurs, ce n’est point dans la vue de décider lesquels de ces romanciers, qui se contredisent et se démentent réciproquement, se sont le plus rapprochés de l’histoire traditionnelle ou de l’histoire écrite, que j’ai fait ces observations. J’en veux conclure quelque chose de plus clair et de plus important : c’est qu’un grand nombre des romans du cycle carlovingien qui se sont conservés jusqu’à nous ne sont qu’une rédaction, qu’une forme nouvelle de romans plus anciens sur les mêmes personnages ou les mêmes événemens. C’est que les mêmes points des traditions carlovingiennes ont successivement donné lieu à divers romans où ces traditions ont été exploitées d’une manière différente, surchargées de nouveaux accessoires, reproduites sous des traits nouveaux. À l’appui de cette conséquence, il y a un fait matériel que j’ai déjà eu l’occasion de noter : c’est que nous avons encore quelques-unes de ces différentes versions du même argument romanesque ; j’ai parlé des trois différens romans qui existent sur Gérard de Roussillon, et tout autorise à présumer qu’il y en a eu bien d’autres, aujourd’hui perdus. Il n’est probablement pas un seul sujet du cycle carlovingien qui n’ait été traité plusieurs fois dans le cours des deux siècles d’activité poétique que j’ai particulièrement en vue ; et il y a tel de ces sujets, par exemple, le désastre de Roncevaux, qui paraît avoir été, durant ces deux siècles, un thème inépuisable de variantes romanesques.

À cette observation, ou pour mieux dire à ce fait, j’en ajouterai un autre qui m’en paraît la stricte conséquence : c’est qu’en général ceux des romans du cycle carlovingien qui nous restent, sont les plus récens, les derniers faits sur leurs sujets respectifs. Les plus anciens durent, pour la plupart, disparaître ou tomber dans l’oubli, par le seul fait de l’existence des nouveaux, et par l’effet naturel du besoin de nouveauté dont ceux-ci étaient le symptôme.

Il me reste à noter la formule de début des romans du cycle carlovingien ; elle est constante, éminemment épique et populaire. Le romancier se suppose toujours entouré d’une foule, d’un auditoire plus ou moins nombreux, qu’il exhorte à l’écouter, et qu’il invite au silence. « Seigneurs, voulez-vous entendre une belle chanson d’histoire, la plus belle que vous avez jamais entendue, approchez-vous de moi, cessez de faire du bruit, et je vais vous la chanter. » Voilà, en résumé, tous les débuts des romans carlovingiens. Mais, si simple que soit ce début, il s’y rattache bien des considérations intéressantes.

Et d’abord, quant au mot chanter, qui ne manque jamais dans cette formule initiale, il ne faut pas le prendre, comme dans la poésie moderne, pour une métaphore : il faut le prendre et l’entendre à la lettre ; car, dans l’origine, les romans dont il s’agit étaient faits pour être chantés, et l’étaient en effet. Il serait curieux de savoir comment ; mais c’est sur quoi l’on ne peut guère avoir que des notions vagues et fort incomplètes.

Il paraît que la musique sur laquelle étaient chantés les poèmes dont il s’agit, était une musique extrêmement simple, large, expéditive, analogue au récitatif obligé de l’opéra. — Il est douteux qu’il y eût à ce chant un accompagnement instrumental ; mais, dans ce cas, ce devait être un accompagnement très peu marqué. Le chanteur avait pourtant toujours un instrument, une espèce de violon à trois cordes, nommé diversement rabey, raboy, rebek, du mot rebab qui était le nom de cet instrument chez les Arabes d’Orient et d’Espagne, à qui l’on avait pris le nom et la chose.

Quand le chanteur était fatigué et avait besoin de reprendre haleine, il avait recours à son instrument, sur lequel il jouait un air ou une ritournelle analogue au chant du poème. — Le chant épique était de la sorte une alternative indéfiniment prolongée de couplets de paroles chantées, et de phrases de musique instrumentale jouées sur le rabey ou rebab.

Je vous ai parlé souvent des jongleurs, qui, soit pour leur compte, soit au service des troubadours ou des trouvères, allaient de ville en ville et de château en château, chantant les pièces de poésie lyrique, à mesure qu’elles paraissaient et faisaient du bruit. Maintenant, si ces jongleurs étaient les mêmes qui chantaient en public les romans épiques du cycle carlovingien, ou si ces derniers formaient une classe spéciale de jongleurs, c’est un point sur lequel je n’ai pas de certitude. Mais ce qu’il importe de savoir et ce qui n’est pas douteux, c’est que les romans dont il s’agit ne circulaient, n’étaient connus, ne vivaient parmi les masses du peuple, que par l’intermédiaire de jongleurs ambulans qui les chantaient ; c’est qu’il y avait de ces jongleurs qui savaient par cœur une incroyable quantité de ces romans.

C’est donc un fait général hors de doute, que la destination naturelle et première des romans carlovingiens fut d’être chantés, et qu’ils le furent. Mais si l’on veut entrer dans les détails du fait, des doutes, des difficultés se présentent.

Quand il s’agit de romans épiques d’une composition très simple et de peu d’étendue, on conçoit très aisément que ces romans aient été composés pour être chantés en public, et qu’ils l’aient été. — Mais s’il s’agit de romans, tels que sont la plupart des romans du cycle carlovingien que nous avons aujourd’hui, la question se complique et s’obscurcit. Sans parler de ceux de ces romans qui sont une collection faite après coup de divers romans d’abord séparés, plusieurs de ceux qui forment un seul tout homogène sont d’une étendue considérable. Les plus courts n’ont guère moins de cinq ou six mille vers : la plupart en ont au-delà de dix mille, et quelques-uns au-delà de vingt et de trente mille.

Je suppose aux jongleurs, ce qui est probablement le fait, une mémoire exercée et développée jusqu’au prodige ; il reste difficile d’imaginer qu’ils sussent par cœur un grand nombre de poèmes des dimensions indiquées. Mais je suppose cette énorme difficulté vaincue ; je veux croire que chacun d’eux était capable de réciter, dans l’occasion et au besoin, autant que l’on voudra de romans de vingt et de cinquante mille vers. Mais, où étaient, où pouvaient être un tel besoin, une telle occasion ?

Nul doute que la poésie ne fût aux douzième et treizième siècles un des grands besoins, une des grandes jouissances de la société. Mais on aurait cependant eu beaucoup de peine à y trouver des occasions journalières de réciter et d’entendre vingt mille ou seulement dix mille vers de suite. Il n’y avait assez de loisir ou de patience, pour cela, ni dans les villes, parmi le peuple, ni dans les châteaux, parmi les personnages des hautes classes.

On ne peut faire là-dessus que deux hypothèses admissibles : ou l’on ne chantait pas du tout ces longs romans de dix à cinquante mille vers, ou l’on n’en chantait que des morceaux isolés, que les portions les plus célèbres, les plus populaires, ou celles qui pouvaient le plus aisément se détacher de l’ensemble auquel elles appartenaient. Cette dernière hypothèse est non-seulement la plus vraisemblable en elle-même, elle a pour elle des raisons positives. Par exemple, on introduit parfois, dans les romans épiques du cycle carlovingien, des jongleurs qui chantent des morceaux de quelque autre roman renommé ; or ce sont, pour l’ordinaire, des morceaux assez courts, détachés du corps du roman.

Cela étant, on ne conçoit plus comment les romanciers carlovingiens auraient pris la peine d’inventer et de coordonner de si longues histoires, si elles eussent été exclusivement destinées à être chantées. Ç’auraient été du temps, de la patience et de l’imagination employés en pure perte. Quand ils se donnaient la peine de développer une action principale sur un plan étendu, varié ; de coordonner tant bien que mal de nombreux incidens liés par elle, ils avaient indubitablement en vue de faire une chose qui fût aperçue, qui fût appréciée, qui servît. Or, cette vue suppose de toute nécessité, pour leurs ouvrages, la chance d’être lus de suite et en entier, indépendamment de celle qu’ils avaient d’être chantés.

De tout cela, il résulte clairement une chose : c’est que, dans la plupart des romans du cycle carlovingien, tels qu’ils nous restent aujourd’hui, la formule initiale qui les désigne comme devant être chantés, comme expressément faits pour l’être, n’a plus cette signification absolue, et ne doit plus être entendue à la lettre. — C’est évidemment une formule imitée de compositions antérieures auxquelles elle convenait plus strictement, pour lesquelles elle avait été d’abord trouvée et employée. — Ce n’est déjà plus qu’une sorte de tradition poétique d’une époque antérieure de l’épopée, d’une époque où les romans carlovingiens étaient réellement chantés, et d’un bout à l’autre, soit de suite, soit par parties, et où, par conséquent, ils n’excédaient pas une étendue assez médiocre. Si quelques-uns des romans qui nous restent appartiennent à cette ancienne, à cette première époque de l’épopée carlovingienne, c’est un point particulier sur lequel je pourrai revenir, et dont je ferai, pour le moment, abstraction. Mais je n’hésite point à affirmer qu’ils sont perdus pour la plupart, et perdus depuis des siècles. Ainsi, nous arrivons, par une preuve nouvelle, par une preuve certaine, bien qu’implicite, à un fait dont nous avions déjà une autre preuve ; ce fait, c’est qu’il y a eu, sur les diverses parties du cycle carlovingien, des romans épiques plus anciens que ceux que nous avons aujourd’hui, en général beaucoup plus courts, et par conséquent d’une forme plus simple, plus populaire, plus primitive, s’il est permis de s’exprimer ainsi. C’étaient, selon toute apparence, du moins en grande partie, ces mêmes romans que nous venons de voir tout-à-l’heure dénoncer comme mensongers par les auteurs des romans de seconde ou de troisième date que nous possédons encore.

Ce fait, restât-il pour nous un fait isolé, serait déjà d’une certaine importance pour l’histoire générale de l’épopée. Mais, peut-être, parviendrons-nous à le rallier à d’autres qui, tout en le confirmant, le préciseront et l’éclairciront un peu.

Si ce que je crois avoir aperçu dans plusieurs des romans du cycle carlovingien, que j’ai lus ou parcourus, n’est pas une pure illusion, c’est une forte preuve du peu d’attention avec lequel la plupart de ces romans ont été lus par ceux qui en ont parlé. — On se figure généralement, et je conviens que cela est bien naturel, que chacun de ces romans ne forme, dans le manuscrit qui le renferme, qu’une seule et même composition, d’un seul jet, d’un seul et même auteur ; une composition ne renfermant rien d’hétérogène, rien qui lui soit étranger ou accessoire, et qui puisse distraire ou suspendre l’attention et la curiosité de qui la lit. En un mot, on se figure que les manuscrits qui nous ont conservé les romans dont il s’agit, les contiennent sans mélange, tels qu’ils sont sortis du cerveau et des mains des romanciers. Cela peut être vrai pour quelques-uns, mais cela n’est pas vrai de tous : c’est ce que je vais tâcher d’expliquer.

J’ai déjà dit, et il ne faut pas oublier, que les romans épiques du cycle carlovingien sont composés de tirades monorimes, parfaitement distinctes les unes des autres, et qui font, dans ces romans, un office équivalent à celui des octaves dans un poème italien, ou de toute autre sorte de couplets dans un autre poème.

Or, il arrive souvent, en parcourant la suite de ces tirades, d’en rencontrer qui troublent, qui interrompent cette suite d’une telle manière, qu’il est impossible de supposer qu’elles y appartiennent, qu’elles s’y trouvent du fait de l’auteur, et comme partie intégrante de son ouvrage. — En effet, chacune de ces tirades perturbatrices n’est qu’une variante de celle qui la précède, variante plus ou moins tranchée, qui porte tantôt simplement sur la rédaction, tantôt sur le fond même des choses et des idées. Des exemples sont nécessaires pour rendre sensible ce que je veux dire ; et pour en donner, je n’ai que l’embarras du choix. Je rapporterai de préférence ceux qui, à la preuve du fait particulier que je voudrais constater, joignent quelque chose de piquant pour l’histoire de l’épopée carlovingienne. Seulement, comme des citations textuelles présenteraient des obscurités, et comme il est indispensable, pour que vous puissiez bien juger de ce que je veux dire, d’entendre clairement les passages cités, je vous les rapporterai traduits aussi littéralement que possible, ou avec de simples changemens d’orthographe, partout où cela suffira.

En voici d’abord un que je tire d’un roman sur la bataille de Roncevaux, et de l’un des endroits les plus saillans. L’arrière-garde des Francs a été attaquée et détruite par les Sarrasins, au-delà des Ports, tandis que Charlemagne les avait déjà passés à la tête de l’avant-garde. Tous les guerriers ont été tués : onze des douze pairs ont péri, l’archevêque Turpin est mort couvert de blessures ; il ne reste plus que le seul Roland, mais déjà si blessé et si harassé, qu’il n’a plus que l’âme à rendre. — Il se retire, pour mourir en paix, sous un grand rocher, à l’ombre d’un pin. Ici va parler le romancier :

Quand Roland voit que la mort ainsi le presse,
Il a de son visage perdu la couleur ;
Il regarde et voit une roche,
Il lève Durandart et en a dans (la roche) frappé,
Et l’épée l’a par le milieu fendue.
Roland que la mort presse l’en tire,
Et quand il la voit entière, tout le sang lui remue,
En une pierre de grès il en frappe,
Et la pourfend jusqu’à l’herbe menue ;
Et s’il ne l’eût bien tenue (l’épée), elle aurait disparu à jamais (se serait perdue, plongée en terre).
Dieu, dit le comte, sainte Marie, à mon aide !
Ah ! Durandart, bonne épée,
Quand je vous laisse, grande douleur m’est venue.
Tant ai-je par vous vaincu de batailles !
Tant ai-je par vous assailli de terres,
Que tient maintenant Charles à la barbe chenue.

Ah ! ne plaise-t-il jamais à Dieu qui monta au ciel,
Que mauvais homme vous ait au flanc pendue.
En mon vivant je vous ai long-temps eue.
De mon vivant (vous) me serez ôtée.
Telle (autre) n’y aura-t-il jamais en France la parfaite !

Ces vingt-et-une lignes forment, dans le texte, une tirade de vingt-et-un vers, dont toutes les rimes sont en ue, comme chenue, pendue, etc. C’est, ainsi que vous l’avez entendu, le tableau d’une situation héroïque fort touchante ; et quel que soit son degré de mérite, sous le rapport de l’art, ce tableau est un, complet, tel que l’auteur a su et voulu le faire.

Maintenant, ce qui vient immédiatement après ce tableau, ce n’est pas la mort de Roland, qui doit le suivre et le suit en effet dans le plan de l’action, c’est une tirade de vingt-cinq vers, laquelle n’est autre chose qu’une répétition du tableau précédent, seulement en d’autres termes, et avec des variantes dans les détails et les accessoires. C’est une seconde version d’un seul et même incident. La voici en entier, sauf trois ou quatre vers que je n’entends pas, et qui me semblent inintelligibles. Vous la comparerez facilement à la première.

Le duc Roland voit la mort qui le poursuit,
Il tient Durandart, qui ne lui est pas étrangère,
Grand coup en frappe au perron de Sartagne,
Tout le pourfend et tranche et brise,
Et Durandart ne ploie, ni n’est endommagée !
(Alors) toute sa douleur s’épand et déborde :
Ah ! Durandart, que vous êtes de bonne œuvre !
Ne consente jamais Dieu que mauvais homme la tienne !
J’en ai conquis Anjou et Allemagne ;
J’en ai conquis et Poitou et Bretagne,
Pouille et Calabre et la terre d’Espagne ;
J’en ai conquis et Hongrie et Pologne,
Constantinople qui sied dans son domaine,
Et Mouberine qui sied en la montagne,
Berlande en pris-je avec ma compagnie,
Et Angleterre et maint pays étranger.
Qu’à Dieu ne plaise, qui tout tient en son règne,
Que mauvais homme la ceigne, cette épée.

Jaime mieux mourir que si elle restait entre payens,
Et que France en eût douleur et dommage.

Vous le voyez, messieurs, cette seconde tirade n’est, à la lettre et dans toute la rigueur du terme, qu’une seconde version de la première ; elle n’en est ni un complément ni une suite, mais une simple variante.

Cela bien entendu, que pensez-vous qui vienne immédiatement, dans le manuscrit, après cette seconde tirade, forme variée de la première ? La suite commune de l’une et de l’autre, la description de la mort de Roland ? Non, messieurs, c’est une troisième tirade de dix-huit vers, troisième variante, troisième version des deux précédentes ; et c’est des trois la meilleure et la plus élégante, malgré quelques traits un peu grotesques, qui ne sont pas dans les deux autres. Je me bornerai à vous en citer les six vers les plus originaux ; et je citerai, sans y faire le moindre changement : c’est le moment où Roland voit qu’il n’a pu briser son épée ; alors

… Il la regrette et raconte sa vie (la vie, l’histoire de l’épée).
Hé ! Durandart, de grand sainté garnie,
Dedenz ton poing (ta poignée) a molt grand seigneurie,
Une dent saint Pierre et du sang saint Denis.
De vestement y a Sainte-Marie.
Il n’est pas droit payens t’aient en baillie (en pouvoir).

Enfin, à la suite de cette troisième variante des adieux de Roland à sa chère et précieuse Durandart, vient la description de sa mort ; et il y a également trois versions de cette description, dans trois tirades distinctes, dont chacune est censée correspondre à l’une des trois précédentes.

Je ne fais ici, pour le moment, que poser le fait de l’existence de ces variantes. Avant d’essayer d’expliquer ce fait, et de voir ce qu’il y a à en conclure, j’ai besoin d’en donner d’autres éclaircissemens, d’autres exemples, afin d’en mieux déterminer la portée et les limites. Ces différentes versions d’un même incident, d’un même moment donné, dans les manuscrits de certains romans du cycle carlovingien, sont en nombre indéterminé. Je viens d’en noter trois de suite : il y a des romans où je crois en avoir compté jusqu’à cinq ou six ; mais pour l’ordinaire, il n’y en a pas plus de deux à-la-fois pour un seul et même thème.

Celles que je vous ai citées sont de simples variétés de rédaction, variétés qui tiennent toutes à un même fond et peuvent toutes en sortir. Il y en a de plus marquées, et qui tiennent à des différences de motif, d’intention et d’idée. Celles-là sont évidemment les plus importantes. Je vous en citerai deux qui me paraissent assez curieuses. Je les tire de ce même roman d’Aiol de Saint-Gilles, dont je vous ai déjà parlé plusieurs fois, et dont j’ai besoin de vous parler encore ici, pour vous mettre à portée de bien saisir ce que j’ai besoin de vous expliquer.

Comme je vous l’ai dit, Elie, comte de Saint-Gilles, a été proscrit par Louis-le-Débonnaire, et vit dans une forêt des landes de Gascogne, ayant pour tout voisinage un ermite, et pour toute société sa femme et son fils Aiol. — Lorsque celui-ci est en âge de faire quelque chose par lui-même, son père l’envoie chercher fortune dans le monde, et lui donne, pour cela, tout ce qu’il a conservé de son ancienne puissance ; ce sont ses armes, son écu, sa lance, son épée, et un destrier d’une bonté incomparable, nommé Marchegay. Il convient, avant de passer outre, de dire qu’Elie est un héros du vieux temps, un héros de dure et fière trempe, une espèce de géant pour la taille et pour la force. Sa lance était si longue, qu’il n’avait pu la loger sous le toit de son ermitage ; et pour y faire entrer son épée, il lui avait fallu en raccourcir la lame de trois pieds et d’une palme ; et ainsi raccourcie, elle surpassait encore d’une aune la plus longue épée de France.

Aiol se mit au service de Louis-le-Débonnaire, où il eut de si bonnes et de si belles aventures, qu’il finit par être, dans l’empire, au moins l’égal de l’empereur. — Dans cette prospérité, son premier soin fut d’envoyer chercher son père et sa mère, et de les réconcilier avec Louis.

Dans le roman d’Aiol, la première entrevue de celui-ci et de son vieux père Elie est un moment assez intéressant ; aussi est-elle décrite avec un certain détail, et de deux différentes manières. Ce sont précisément ces deux variantes que je veux vous citer. — Le vieux Elie aime ses armes et son cheval à-peu-près autant que son fils ; aussi les premières paroles qu’il adresse à celui-ci sont-elles pour redemander ces armes et ce cheval. Je vais maintenant vous parler avec le romancier, et autant que possible dans les mêmes vers et les mêmes termes que lui.

Aiol ne veut quereller ni disputer avec son père :
Il lui amène Marchegay par la rêne dorée,
Le haubert, le blanc heaume et la tranchante épée,
La targe (l’écu) que l’on voit moult bien enluminée (peinte),
Et la lance fourbie et moult bien faite.
— Sire, voici les armes que vous m’avez donnée.
Faites-en vos plaisirs et tout ce que voulez.
— Beau fils, lui dit Elie, je vous tiens quitte.

Cette version du moment indiqué est fort simple : c’est celle que l’on supposerait volontiers avoir pu se présenter d’abord à l’esprit de tout romancier ayant à décrire le même moment ; mais elle a pour doublure une version dont on ne pourrait convenablement dire la même chose. En effet, outre qu’elle est plus développée, cette seconde version a quelque chose d’inattendu, de théâtral, qui tient à une intention ingénieuse, qui suppose une certaine recherche d’effet. — Vous allez en juger. Je vais vous citer en entier tout ce morceau, en cherchant, comme j’y vise toujours, à concilier le désir de citer textuellement avec le besoin d’être aisément compris.

Beau fils, a dit Elie, moult avez bien agi,
Qui reconquis m’avez tous mes héritages.
J’étais pauvre hier soir, aujourd’hui je suis puissant.
Mes armes, mon cheval, rendez-moi à cette heure,
Qu’autrefois vous donnai dans le bois au départ.
— Sire, ce dit Aiol, je n’ouis onques telle (demande).
L’heaume et le blanc haubert n’ont pu durer si long-temps.
La lance et l’épée, je les perdis au joûter,

Et Marchegay est mort, à sa fin est alé.
Dès long-temps l’ont mangé les chiens dans un fossé.
Il ne pouvait plus courir, il était tout lourdaut. —
Quand Élie l’entend, peu s’en faut qu’il n’enrage :
Il a pris un bâton avec sa sauvage fierté,
Il a couru sur lui, et le voulait tuer.
— Glouton, lui dit le duc, mal l’osâtes-vous dire
Que Marchegay soit mort, mon excellent destrier.
Jamais autre si bon ne seroit retrouvé.
Sortez hors de ma terre, vous n’en aurez jamais un pied.
Cuidez-vous, faux couart, glouton démesuré,
Pour vos chausses de soie et pour vos souliers peints,
Et pour vos blonds cheveux, que vous faites tresser,
Être vaillant seigneur, moi musart appelé ? —
Lors les barons de France se mettent à plaisanter.
Le roi Louis lui-même en a un ris jeté.
Quand Aiol vit son père à lui si courroucé,
Rapidement et tôt lui est aux pieds alé.
— Sire, merci pour Dieu ! dit Aiol le brave ;
Le cheval et les armes vous puis-je encor montrer. —
Il les fait toutes alors sur la place apporter,
Il les a richement toutes fait bien orner,
Et d’or fin et d’argent très richement garnir.
Et devant il lui fit Marchegay amener.
Le cheval était gras, plein avait les côtés ;
Car Aiol l’avait fait longuement reposer.
Par deux chaînes d’argent il le fait amener.
Élie écarte un peu son vêtement d’hermine,
Et caresse au cheval le flanc et les côtés.

Je n’insiste point sur la différence qu’il y a entre cette tirade et la précédente, tant pour la rédaction que pour les sentimens et les idées ; cette différence est si frappante, qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée.

Ce sont parfois les tirades de début, c’est-à-dire celles qui, comme je l’ai expliqué, sont formulées d’une manière uniforme, qui sont doubles et diverses entre elles. Je vous en citerai un exemple tiré d’un roman que je dois, par la suite, vous faire connaître en détail, le roman de Ferabras. Ce roman a deux débuts, dont chacun forme une tirade distincte de l’autre. Voici les sept premiers vers de l’une :

Seigneurs, ore écoutez, s’il vous plaît, et oyez
Chanson d’histoire vraie ; meilleure n’en ouirez,
Car ce n’est point mensonge, ains fine vérité ;
J’en donne pour témoins évêques et abbés,
Moines, prêtres et clercs, et les saints vénérés.
En France, à Saint-Denis, le rolle en fut trouvé.
Vous en saurez le vrai, si en paix m’écoutez.

C’est à-peu-près ainsi, et avec le même vague, que s’expriment tous les romanciers carlovingiens, en s’adressant, au début, à leur auditoire. Mais, dans l’autre version du prologue, il ne s’agit plus vaguement d’un rolle, ou d’une chronique trouvée à Saint-Denis ; il s’agit d’une histoire trouvée à Paris sous l’autel, par un moine de Saint-Denis, nommé Riquier, qui avait été chevalier et clerc dans le monde, et qui mit cette chanson en mots vulgaires, par le conseil de Charlemagne, qui l’en avait chargé.

Dans tous les romans, ou, pour parler avec plus de précision, dans tous les manuscrits de romans carlovingiens, où il y a de ces tirades qui ne sont que des variantes plus ou moins marquées les unes des autres, il y en a toujours un grand nombre ; mais je n’ai ni la patience ni le loisir de vérifier dans quelle proportion elles s’y trouvent à la totalité du roman.

Les particularités que je viens de signaler dans divers manuscrits de romans du cycle carlovingien, suffiraient déjà, ce me semble, pour rendre non-seulement plausible, mais nécessaire, maintes conséquences curieuses pour l’histoire de l’épopée carlovingienne. Toutefois, je crois devoir citer encore un fait dont ces conséquences sortiront plus nettement encore que de tous les précédens.

Parmi les diverses compositions amalgamées dans cet immense roman de Guillaume-au-court-Nez, dont je vous parlerai tout-à-l’heure, il y en a une à plusieurs égards fort intéressante. C’est un roman qui se rattache à d’autres, mais qui en est parfaitement distinct, et forme à lui seul un tout complet, bien que très court ; car il n’arrive pas à dix huit cents vers. Je vous en reparlerai peut-être ailleurs ; il suffira de vous dire ici, en somme, que ce petit roman a pour sujet la conquête de la ville d’Orange sur les Sarrasins par Guillaume-au-court-Nez.

Il est, comme tous ceux de sa classe ou de son cycle général, composé de couplets ou tirades monorimes, au nombre d’environ soixante. Il suffit de parcourir de suite quelques-unes de ces tirades, pour se convaincre aussitôt qu’elles forment (sauf quelques lacunes) deux séries parfaitement distinctes, dont chacune n’est, dans son ensemble, qu’une seconde version de l’autre ; de sorte qu’au lieu d’un roman, on en a véritablement deux qui, roulant sur le même fonds, différent plus ou moins par la diction, par les détails, par les accessoires, et sont comme entrelacés pièce à pièce l’un dans l’autre. Que ces deux romans soient de deux différens auteurs, c’est ce qui est à peine contestable, et, ce qu’au besoin, l’on établirait par diverses preuves : il y en a donc un des deux qui a servi de modèle, je dirais presque de moule à l’autre, et qui lui est antérieur d’un temps plus ou moins long.

En rapprochant ce fait des précédens, le résultat commun en est facile à déduire. Il est évident que, parmi toutes ces différentes versions d’un même passage, d’un même lieu de roman, il y en a qui ne sont et ne peuvent être que des fragmens d’un autre roman sur le même sujet.

Maintenant, comment et par quels motifs ces fragmens ont-ils été intercalés dans les romans auxquels ils ont rapport, de manière à y faire doublure et à en interrompre la suite ? C’est une question embarrassante, mais pour la solution de laquelle les données ne manquent cependant pas tout-à-fait. Seulement ce serait une discussion minutieuse et compliquée que je dois écarter pour le moment, afin de suivre le premier fil de ces recherches. Je me contenterai d’observer, en passant, que cet amalgame, cet entrelacement de plusieurs romans dans un seul et même manuscrit, ne peut pas être l’œuvre des romanciers eux-mêmes. Ce doit être celle des copistes, ou peut-être d’une classe particulière d’hommes, analogue à ces diaskevastes de l’ancienne Grèce, dont la fonction était de coordonner et ajuster ensemble les chants épiques morcelés par les rapsodes. — Mais, encore une fois, c’est une discussion que je ne puis suivre ici, et je reviens à mon sujet.

De certaines formes, de certains traits caractéristiques de ceux des romans carlovingiens qui nous restent aujourd’hui, j’ai déduit précédemment, comme une conséquence obligée, que ces romans ne pouvaient pas être qualifiés de primitifs, dans le sens absolu de ce mot. — J’ai fait voir qu’ils avaient été précédés d’autres romans sur les mêmes événemens, ou les mêmes personnages, et que ces derniers, plus anciens, et, par cela seul, plus simples et mieux assortis à leur destination populaire, s’ils n’étaient point la forme primitive de ces épopées, devaient du moins s’en rapprocher plus que les autres.

Les fragmens dont je viens de signaler l’existence sont une nouvelle preuve de ce fait, et la plus péremptoire de toutes ; car ces fragmens appartiennent de toute nécessité à quelques-uns de ces romans carlovingiens, qui ont précédé ceux que nous connaissons aujourd’hui. Or, de ces fragmens intercalés, il y en a dans les plus anciens de ces derniers romans : il y en a, par exemple, dans l’un des trois que l’on connaît sur Gérard de Roussillon, et dans celui des trois qui en est incontestablement le plus ancien ; car tout oblige ou autorise à en mettre la composition dans la première moitié du douzième siècle. Il ne serait donc pas impossible que quelques-uns des fragmens qui s’y trouvent intercalés remontassent jusqu’au commencement de ce même siècle, ou même jusqu’au siècle précédent. Dans tous les cas, l’existence des fragmens de ce genre recule toujours plus ou moins, pour nous, l’époque de l’origine de l’épopée carlovingienne.

Mais cette origine, ainsi reculée, n’en devient que plus obscure. Rien, en effet, ne nous indique si, parmi ces romans perdus auxquels font allusion ceux qui nous restent, ou dont ils contiennent des fragmens, se trouvent les types du genre, ceux auxquels conviendrait strictement le titre de primitifs. Rien même ne nous apprend quels sont, entre tous ces monumens plus ou moins anciens, existans ou perdus, ceux où l’on peut présumer que se sont maintenus le mieux les caractères primitifs de l’épopée carlovingienne, et nous représenter le mieux cette épopée à son origine. S’il y a des données pour découvrir quelque chose à ce sujet, c’est dans ces romans formés de la fusion ou de la juxta-position de plusieurs autres, liés entre eux par leurs sujets respectifs. On conçoit, en effet, qu’il doit entrer, dans ces sortes d’amalgames, des compositions d’âge et de caractères fort divers, qui marquent nécessairement différentes époques de l’art, et dont quelques-unes peuvent remonter assez haut vers son origine. Cette observation m’amène à vous dire quelques mots des romans épiques formant des cycles partiels, dans le cycle général des romans carlovingiens. Elle marque le but dans lequel j’ai à vous parler de ces cycles.

Comme je l’ai dit, toutes ces épopées carlovingiennes, bien que fourmillant de contradictions intrinsèques, ont toutes entre elles quelque point de contact apparent et extérieur, à raison duquel on peut dire qu’elles ne font qu’un seul et même tout. C’est dans ce sens que l’on dit, quoique assez improprement, ce me semble, qu’elles formaient un cycle.

Quant aux cycles particuliers que l’on a composés d’une manière plus ou moins factice dans ce cycle général, ils ne sont pas nombreux : je n’en connais que trois. Le premier et le plus borné de tous est celui auquel appartient ce roman d’Aiol dont je vous ai déjà cité divers passages. Il comprend trois romans distincts, d’abord celui d’Aiol proprement dit, celui d’Elie son père, et celui de Julien de Saint-Gilles, le père de ce dernier.

Le second n’existe qu’en italien et en prose : c’est un ouvrage resté populaire, sous le titre de Reali di Francia, équivalent à celui des princes ou chefs de la race royale de France. On y a rapproché toutes les fictions romanesques antérieures ou supposées antérieures à Charlemagne. Elles commencent à Constantin, et finissent par cette histoire de Berthe au grand pied, femme de Pépin et mère de Charlemagne, dont je vous ai déjà dit quelque chose.

Le troisième, le seul auquel je veuille m’arrêter un moment, est celui que je vous ai déjà nommé plusieurs fois, celui de Guillaume-au-court-Nez. Il comprend tous les romans qui ont pour sujet les guerres des Sarrasins d’Espagne et des chrétiens du midi de la France, sous la conduite d’Aimeri de Narbonne et de ses descendans, dont Guillaume-au-court-Nez est le plus illustre : c’est un immense roman, de près de quatre-vingt mille vers, divisé en quinze parties ou branches, qui se suivent, ou sont censées se suivre dans l’ordre chronologique des événemens et des personnes. L’ouvrage est infiniment curieux dans son ensemble, et plein de beautés dans plusieurs de ses parties. Mais ce ne sont ni ces beautés, ni ces particularités curieuses, que je me propose de vous faire connaître ici. Ce que j’ai à vous dire de ce roman est relatif à sa composition, et à quelques-unes des nombreuses pièces qui y ont été plutôt recueillies et juxta-posées que combinées et fondues.

La division en quinze branches est l’ouvrage des copistes ou des compilateurs du treizième ou du quatorzième siècle. Ces branches sont censées former chacune un roman à part ; mais cette division a été faite après coup, d’une manière inexacte et arbitraire, qui empêche d’abord de s’assurer du véritable caractère de l’ensemble et de quelques-unes de ses parties.

Ces parties diffèrent beaucoup entre elles en étendue matérielle, différence qui en entraîne et en suppose toujours d’autres plus importantes qu’elles. Les unes sont fort longues, et forment des romans à part, romans dont l’action est toujours plus ou moins complexe, dont les incidens, plus ou moins variés, sont toujours développés longuement, avec une certaine recherche d’ornemens et d’effet. Les autres, au contraire, sont très courts : l’action se réduit toujours à un fait très simple, développé avec très peu d’artifice, et d’un ton sec et austère.

Les premières ont évidemment pour objet de satisfaire une curiosité déjà exercée, ayant déjà des besoins factices : ce sont déjà des ouvrages d’art, des romans, des poèmes, ce qu’on voudra, peu importe le nom ; mais enfin des ouvrages qui ne peuvent être les premiers de leur espèce.

Les autres, au contraire, dépassent à peine, par leur dimension ou leur objet, les simples chants populaires épiques, ces chants isolés qu’à ces époques de barbarie et de semi-barbarie, tout peuple compose toujours sur les événemens qui intéressent son existence et frappent son imagination. Elles ne sont guère que des amplifications probablement un peu ornées de ces derniers chants : en un mot, si elles ne sont pas, historiquement parlant, l’épopée primitive, elles sont du moins ce qui peut le mieux nous la représenter et nous en donner l’idée la plus juste.

Quelques détails feront mieux comprendre ce que je veux dire, et me permettront de le préciser un peu plus.

L’une des branches de ce même roman cyclique de Guillaume-au-court-Nez est intitulée le Charroi de Nismes. C’est, je crois, de toutes, la plus courte : elle ne dépasse guère deux mille vers. Mais en examinant d’un peu près cette branche ou section du roman, on s’assure bien vite que la rubrique en est fausse, et qu’au lieu d’un seul roman, elle en contient réellement plusieurs, parfaitement distincts les uns des autres, bien que diversement liés les uns aux autres.

Le premier est celui auquel convient, en effet, le titre de Charroi de Nismes. C’est un récit fort étrange de la manière dont Guillaume-au-court-Nez conquiert la ville de Nismes sur les Sarrasins. — Il fait faire une grande quantité de tonneaux qu’il remplit de guerriers armés, se déguise en marchand, et introduit à Nismes, comme sa pacotille de marchandises, tous ces tonneaux, d’où ses braves sortent à un signal donné, à-peu-près comme les Grecs sortirent, dans Troie, du fameux cheval de bois ; et les tonneaux pourraient bien n’être qu’une tradition, qu’une dernière version du cheval.

Le roman qui suit le Charroi de Nismes, et qui s’y rattache, est celui même dont je vous ai parlé tout-à-l’heure, celui qui a pour sujet la conquête d’Orange, que les Sarrasins sont censés occuper encore plusieurs années après avoir perdu Nismes. — Je vous ai dit que ce second roman était double, qu’il comprenait deux différentes versions du même thème. Ainsi ce sont réellement trois compositions, trois épopées distinctes qui se rencontrent, ou qui, pour mieux dire, se confondent, sous cette seule rubrique du Charroi de Nismes. Aucune des trois ne peut être bien longue, puisque les trois ne font guère ensemble que deux mille vers ; la plus courte de toutes est le Charroi, qui ne va pas à plus de quatre cents vers ; chacune des deux autres peut en avoir à-peu-près le double.

Cette dimension n’excède pas ou n’excède guère celle à laquelle peuvent s’étendre les simples chants populaires. J’aurai à vous parler de chants serviens dont plusieurs approchent de cette étendue, et dont quelques-uns la passent.

Maintenant, le biographe du fameux duc Guillaume-le-Pieux, le Guillaume-au-court-Nez des romanciers, certainement antérieur au douzième siècle, et selon toute probabilité au onzième, ce biographe assure qu’il circulait de son temps divers chants populaires sur les exploits du duc Guillaume ; et son témoignage à cet égard n’est pas récusable, car il a admis dans sa légende des fables empruntées de ces mêmes chants.

Je ne dirai point que les deux ou trois petites épopées que je viens d’indiquer comme confondues ou rapprochées en une seule, soient la version exacte, l’équivalent absolu de quelques-uns de ces chants populaires sur Guillaume-le-Pieux dont parle le biographe de celui-ci ; mais je ne doute pas qu’elles ne s’y rattachent pour le fond, et qu’elles n’en soient une forme assez peu altérée.

Je crois être arrivé de la sorte à démêler dans les romans épiques du cycle carlovingien que nous avons aujourd’hui, quelques indices de la marche qu’ils ont suivie dans leurs développemens successifs. J’ai tâché de marquer le point curieux où ils se rattachent à ces chants populaires, dont ils ne sont, comme toutes les épopées primitives, que des transformations, que des amplifications indéfinies, plus ou moins heureuses, plus ou moins fausses, selon des circonstances de temps et de lieu, qu’il ne s’agit pas ici d’apprécier.

Quant à ces chants populaires, germes premiers de l’épopée complexe et développée, il est de leur essence de se perdre, et de se perdre de bonne heure, dans les transformations successives auxquelles ils sont destinés. Ils s’évanouissent ainsi peu-à-peu, par degrés, à fur et mesure des altérations qu’ils subissent, plutôt qu’ils ne se perdent tout d’un coup, et d’une manière accidentelle. S’il en restait aujourd’hui quelqu’un, ce ne serait qu’autant qu’il aurait été transporté dans quelque roman plus considérable, de la substance duquel il serait aujourd’hui impossible à détacher.

Toutefois, vous vous souviendrez peut-être que je vous ai cité l’année dernière, de la fameuse chronique de Turpin, des passages que j’ai cru devoir vous signaler, comme des chants populaires, primitivement isolés, dont le moine, auteur de cette chronique, aurait bigarré le fonds de sa plate légende. Tel m’a paru, entre autres, le passage où Roland, blessé à mort, essaie de briser son épée, pour qu’elle ne tombe pas entre les mains des Sarrasins au grand détriment des chrétiens. — Je persiste à croire que ce morceau si touchant et d’un si grand caractère, malgré quelques traits grotesques qui le déparent, n’appartient point au fonds de la légende où il se trouve aujourd’hui. C’est, selon toute apparence, un ornement populaire que le légendiste a transporté dans son récit, non sans l’altérer, il est vrai, mais sans parvenir à en effacer totalement la poésie.

L’ancienneté et la popularité de ce passage semblent attestées par le respect traditionnel avec lequel il fut traduit dans tous les récits de la défaite de Roncevaux : je viens tout-à-l’heure de vous en citer deux traductions ; j’aurais pu vous en citer trois, et je ne doute pas qu’il n’en ait existé un très grand nombre.

Si, comme je ne puis me défendre de le présumer, ce morceau avait été, dans l’origine, un chant populaire détaché, il marquerait, pour nous, le point le plus reculé auquel on puisse faire remonter l’histoire de l’épopée carlovingienne.