Histoire de l’Affaire Dreyfus/T5/6

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Eugène Fasquelle, 1905
(Vol. 5 : Rennes, pp. 569–584).

APPENDICE

I. Arrêt des Chambres réunies, 569. — II. Mise en accusation de Mercier ; lettre de Lebret au président de la Chambre, 576. — III. Lettre ouverte à Mercier sur le bordereau annoté, 578. — IV. Lettres de Galliffet à Waldeck-Rousseau, 579. — V. La grâce de Dreyfus ; rapport de Galliffet à Loubet, 582.




I

Arrêt des Chambres réunies.


au nom du peuple français,

La Cour de cassation a rendu l’arrêt suivant, sur le réquisitoire du Procureur général, dont la teneur suit :

Le Procureur général près la Cour de cassation expose que, des pièces du dossier et notamment de l’enquête à laquelle il a été procédé par la Chambre criminelle et par les Chambres réunies, résultent les faits suivants, qui résument les éléments principaux de la demande en revision du jugement du Conseil de guerre, en date du 22 décembre 1894, condamnant Dreyfus à la déportation et à la dégradation pour crime de trahison.

Ces faits, les voici :

1° Le faux Henry, rendant suspect le témoignage sensationnel fait par Henry devant le Conseil de guerre ;

2° La date du mois d’avril assignée au bordereau et à l’envoi des documents, tant dans le procès Dreyfus que dans celui d’Esterhazy, date qui a servi de fondement à la condamnation de l’un et à l’acquittement de l’autre, tandis que, aujourd’hui, cette date est reportée au mois d’août, ce qui enlève au jugement de 1894 toute base légale ;

3° La contradiction manifeste existant entre l’expertise de 1894, dans le procès Esterhazy, et, de plus, le nouvel avis de l’un des experts de 1894, ayant pour résultat de déplacer la majorité de l’expertise de 1894 ;

4° L’identité absolue, avec le papier pelure sur lequel est écrit le bordereau, du papier pelure ayant servi à Esterhazy pour écrire deux lettres en 1892 et 1894 reconnues par lui ;

5° La preuve absolue, résultant de plusieurs lettres d’Esterhazy, de ce fait qu’il a assisté aux manœuvres d’août à Châlons en 1894, et d’autres documents de la cause que c’est lui seul qui a pu écrire cette phrase du bordereau : « Je vais partir en manœuvres », tandis qu’il résulte d’une circulaire officielle du 17 mai 1894, non produite au procès de 1894, que Dreyfus, non seulement n’est pas allé à ces manœuvres, ni à d’autres postérieures, mais qu’il ne pouvait pas ignorer qu’il ne devait pas y aller et qu’il n’a pu, par suite, écrire cette phrase ;

6° Le rapport officiel de la Préfecture de police, non produit aux débats de 1894, établissant que, contrairement aux renseignements fournis par Guénée et retenus par l’accusation, comme arguments moraux, ce n’était pas Dreyfus qui fréquentait les cercles où l’on jouait et qu’il y avait eu confusion de nom ;

7° La scène si dramatique qui s’est produite dans le cabinet de M. Bertulus et qui justifie les présomptions les plus graves sur les agissements coupables d’Henry et d’Esterhazy ;

8° La dépêche du 2 novembre 1894, sur le sens de laquelle tout le monde est d’accord aujourd’hui, non produite au procès, et de laquelle il résulte, à l’encontre d’une autre dépêche qu’on avait invoquée contre Dreyfus, que Dreyfus n’avait eu aucune relation avec la puissance étrangère visée dans cette dépêche ;

9° Les documents officiels qui établissent que Dreyfus n’a eu aucune relation directe ou indirecte avec aucune puissance étrangère ;

10° Enfin, les protestations et les présomptions graves d’innocence résultant des pièces du dossier et de la correspondance de Dreyfus, démontrant que Dreyfus n’a jamais avoué ni pu avouer sa culpabilité ;

Et attendu qu’aux termes de l’article 443 du Code d’instruction criminelle, § 4, la revision peut être demandée :

« Lorsque, après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l’innocence du condamné. »

Attendu que tous les faits ci-dessus précisés constituent des faits nouveaux ou des pièces nouvelles, dans le sens de la loi ; — que c’est donc le cas de les admettre et de casser, par suite, le jugement du 22 décembre 1894 :


Par ces motifs,
Le Procureur général,

Vu les pièces du dossier et de l’enquête ;

Vu les articles 443, § 4, 444, 445 du Code d’instruction criminelle ;

Requiert qu’il plaise à la Cour,

Admettre les faits nouveaux et les pièces nouvelles ci-dessus visés, comme étant de nature à établir l’innocence de Dreyfus.

Ce faisant, déclarer recevable au fond comme légalement justifiée la demande en revision du jugement du Conseil de guerre, en date du 22 décembre 1894 :

Casser et annuler ledit jugement, et renvoyer la cause et Dreyfus, en l’état d’accusé, devant tel Conseil de guerre qu’il lui plaira désigner.

Fait au Parquet, le 27 mai 1899.

Le Procureur général :
Signé : J. Manau.

La Cour,

Ouï M. le président Ballot-Beaupré, en son rapport, M. le procureur général Manau, en ses réquisitions, et Me Mornard, avocat de la dame Dreyfus, ès qualités, intervenante, en ses conclusions ;

Vu l’article 443, § 4, du Code d’instruction criminelle ainsi conçu : « La revision pourra être demandée… lorsque, après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l’innocence du condamné ;

Vu l’article 445, modifié par la loi du 1er mars 1899 ;

Vu l’arrêt du 29 octobre 1897, par lequel la Chambre criminelle, ordonnant une enquête, a déclaré recevable en la forme la demande tendant à la revision du procès d’Alfred Dreyfus, condamné le 21 décembre 1894 à la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire pour crime de haute trahison ;

Vu les procès-verbaux de ladite enquête et les pièces jointes ;


Sur le moyen tiré de ce que la pièce secrète, dite « ce canaille de D… », aurait été communiquée au conseil de guerre :

Attendu que cette communication est prouvée, à la fois, par la déposition du président Casimir-Perier et par celle des généraux Mercier et de Boisdeffre eux-mêmes ;

Que, d’une part, le président Casimir-Perier a déclaré tenir du général Mercier que l’on avait mis sous les yeux du Conseil de guerre la pièce contenant les mots « ce canaille de D… », regardée alors comme désignant Dreyfus ;

Que, d’autre part, les généraux Mercier et de Boisdeffre, invités à dire s’ils savaient que la communication avait eu lieu, ont refusé de répondre, et qu’ils l’ont ainsi reconnu implicitement ;

Attendu que la révélation, postérieure au jugement, de la communication aux juges d’un document qui a pu produire sur leur esprit une impression décisive et qui est aujourd’hui considéré comme inapplicable au condamné, constitue un fait nouveau de nature à établir l’innocence de celui-ci ;


Sur le moyen concernant le bordereau :

Attendu que le crime reproché à Dreyfus consistait dans le fait d’avoir livré à une puissance étrangère ou à ses agents des documents intéressant la défense nationale, confidentiels ou secrets, dont l’envoi avait été accompagné d’une lettre missive, ou bordereau, non datée, non signée, et écrite sur un papier pelure « filigrané au canevas après fabrication de rayures en quadrillage de quatre millimètres sur chaque sens » ;

Attendu que cette lettre, base de l’accusation dirigée contre lui, avait été successivement soumise à cinq experts chargés d’en comparer l’écriture avec la sienne, et que trois d’entre eux, Charavay, Teyssonnières et Bertillon, la lui avaient attribuée ;

Que l’on n’avait, d’ailleurs, ni découvert en sa possession, ni prouvé qu’il eût employé aucun papier de cette espèce et que les recherches faites pour en trouver de pareil chez un certain nombre de marchands au détail avaient été infructueuses ; que, cependant, un échantillon semblable, quoique de format différent, avait été fourni par la maison Marion, marchand en gros, cité Bergère, où l’on avait déclaré que « le modèle n’était plus courant dans le commerce » ;

Attendu qu’en novembre 1898 l’enquête a révélé l’existence et amené la saisie de deux lettres sur papier pelure quadrillé, dont l’authenticité n’est pas douteuse, datées l’une du 17 avril 1892, l’autre du 17 août 1894, celle-ci contemporaine de l’envoi du bordereau, toutes deux émanées d’un autre officier qui, en décembre 1897, avait expressément nié s’être jamais servi de papier calque ;

Attendu, d’une part, que trois experts commis par la Chambre criminelle, les professeurs de l’École des chartes Meyer, Giry et Molinier ont été d’accord pour affirmer que le bordereau était écrit de la même main que les deux lettres susvisées, et qu’à leurs conclusions Charavay s’est associé, après examen de cette écriture qu’en 1894 il ne connaissait pas ;

Attendu, d’autre part, que trois experts également commis : Putois, président, et Choquet, président honoraire de la Chambre syndicale du papier et des industries qui le transforment, et Marion, marchand en gros, ont constaté que, comme mesures extérieures et mesures du quadrillage, comme nuance, épaisseur, transparence, poids et collage, comme matières premières employées à la fabrication, « le papier du bordereau présentait les caractères de la plus grande similitude » avec celui de la lettre du 17 août 1894 ;

Attendu que ces faits, inconnus du Conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n’aurait pas été écrit par Dreyfus ;

Qu’ils sont, par suite, de nature, aussi, à établir l’innocence du condamné ;

Qu’ils rentrent, dès lors, dans le cas prévu par le paragraphe 4 de l’article 443 ;

Et qu’on ne peut les écarter en invoquant des faits également postérieurs au jugement, comme les propos tenus le 5 janvier, par Dreyfus, devant le capitaine Lebrun-Renaud ;

Qu’on ne saurait, en effet, voir dans ces propos un aveu de culpabilité, puisque non seulement ils débutent par une protestation d’innocence, mais qu’il n’est pas possible d’en fixer le texte exact et complet, par suite des différences existant entre les déclarations successives du capitaine Lebrun-Renaud et celles des autres témoins ;

Et qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter davantage à la déposition de Depert, contredite par celle du directeur du Dépôt qui, le 5 janvier 1895, était auprès de lui ;

Et attendu que, par l’application de l’article 445, il doit être procédé à de nouveaux débats oraux ;

Par ces motifs, et sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens :


Casse et annule le jugement de condamnation, rendu, le 22 décembre 1894, contre Alfred Dreyfus par le 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris ;

Et renvoie l’accusé devant le Conseil de guerre de Rennes, à ce désigné par délibération spéciale prise en chambre du Conseil, pour être jugé sur la question suivante : Dreyfus est-il coupable d’avoir, en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère, ou un de ses agents, pour l’engager à commettre des hostilités, ou entreprendre la guerre contre la France, ou pour lui en procurer les moyens en lui livrant des notes et documents mentionnés dans le bordereau sus-énoncé ?

Dit que le présent arrêt sera imprimé et transcrit sur les registres du 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris, en marge de la décision annulée.


Fait et prononcé par la Cour de cassation, Chambres réunies, à l’audience publique du trois juin mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf.

Présents : MM. Mazeau, premier président ; Ballot-Beaupré, président-rapporteur ; Lœw, Tanon, présidents ; Petit, Sallantin, Dareste, Lepelletier, Voisin, Crépon, Sevestre, George-Lemaire, Chambareaud, Lardenois, Cotelle, Denis, Faure-Biguet, Bernard, Paul Dupré, Durand, Ruben de Couder, Faye, Accarias, Loubers, Marignan, Bard, Letellier, Dumas, Serre, Chévrier, Reynaud, Alphandéry, Roullier, Falcimaigne, Fauconneau-du-Fresne, Rau, Focher, Fabreguettes, Boulloche, Zeys, Calary, Maillet, Atthalin, Duval, Lasserre, Dupont, Le Grix, conseillers ; Manau, procureur général ; Mérillon, avocat général ; Ménard, greffier en chef ; Saige et Tournier, greffiers.

En conséquence, le Président de la République française mande et ordonne à tous huissiers, sur ce requis, de mettre ledit arrêt à exécution ; — Aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les Tribunaux de première instance d’y tenir la main ; À tous commandants et officiers de la force publique de prêter main forte lorsqu’ils en seront légalement requis.

En foi de quoi, le présent arrêt a été signé par le premier président, le rapporteur et le greffier en chef.

Signé : MM. Mazeau, premier président ;
Ballot-Beaupré, président-rapporteur,
et L. Ménard, greffier en chef.
Pour expédition conforme :
Le Greffier en chef de la Cour de cassation,
L. Ménard.

La Chambre des députés, dans sa séance du 5 juin 1899, invite le Gouvernement à faire afficher, dans toutes les communes de France, l’arrêt de la Cour de cassation relatif à l’affaire Dreyfus.

vu
Le Président du Conseil,
Ministre de l’Intérieur et des Cultes,
Charles Dupuy.

II

Mise en accusation de Mercier.

Lettre du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice,
au Président de la Chambre des députés.


Paris, le 5 juin 1899.


Monsieur le président,

L’arrêt des Chambres réunies de la Cour de cassation, du samedi 3 juin 1899, renferme le passage suivant :

« Sur le moyen tiré de ce que la pièce écrite : « Ce canaille de D… » aurait été communiquée au conseil de guerre :

« Attendu que cette communication est prouvée à la fois par la déposition du président Casimir-Perier et par celle des généraux Mercier et de Boisdeffre eux-mêmes ;

« Que, d’une part, le président Casimir-Perier a déclaré tenir du général Mercier qu’on avait mis sous les yeux du conseil de guerre la pièce contenant les mots : « Ce canaille de D… » regardés alors comme désignant Dreyfus ;

« Que, d’autre part, les généraux Mercier et de Boisdeffre, invités à dire s’ils savaient que la communication avait eu lieu, ont refusé de répondre, et qu’ils l’ont ainsi reconnu implicitement. »

Le fait dont l’existence est ainsi constatée, à la charge d’un ancien ministre de la Guerre, par l’arrêt de la Cour, paraît tomber sous le coup des articles 114 et suivants du Code pénal.

D’autre part, l’article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 dispose, paragraphe 2, que « les ministres peuvent être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat ».

Dans ces conditions, le Gouvernement a l’honneur de vous demander de saisir la Chambre, à laquelle il appartient, conformément à l’article 12 sus-visé, de décider s’il y a lieu à renvoi devant le Sénat.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de ma haute considération.

Le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice,
Georges Lebret.

III

Lettre ouverte au général Mercier[1]

au Général Mercier,

Général,

Dans votre déposition vaillante et loyale, irrésistible, vous avez dit une grande partie de la vérité ; mais l’avez-vous dite tout entière ? J’en doute, voici pourquoi :

Vous constatez que l’Empereur d’Allemagne s’occupe personnellement des affaires d’espionnage, qu’à la suite de la remise du bordereau, l’Empereur d’Allemagne a éprouvé une violente colère, telle que, pendant quelques heures, la guerre vous parut imminente.

Mais ce que vous ne dites pas, c’est ce qui a d’abord irrité l’Empereur au point de menacer de la guerre et ce qui l’a ensuite calmé.

Votre silence sur ce point laisse planer sur votre déposition et sur toute l’affaire une obscurité regrettable et que je sens dans tous les esprits.

Un homme des plus sérieux m’a expliqué ainsi qu’il suit le drame dont vous n’avez soulevé qu’un coin :

Le bordereau avait été écrit par Dreyfus sur papier fort et envoyé au chef de l’espionnage allemand, l’empereur Guillaume. En face de chaque pièce se trouvait indiqué le prix exigé. L’empereur renvoya le bordereau à Paris avec une note de sa main, en allemand, dont le sens était que « décidément cette canaille de Dreyfus devenait bien exigeant et qu’il fallait veiller à ce qu’il livrât le plus tôt possible les documents annoncés ».

Le bordereau, ainsi annoté, fut remis au colonel Henry. On comprend l’émoi à l’ambassade d’Allemagne quand on s’aperçut de sa disparition du précieux document. M. de Munster court à l’Élysée, tempête, menace. Il ne se calme que quand le bordereau lui a été rendu, avec promesse solennelle de ne jamais parler de l’incident.

Mais, avant de communiquer aux ministres politiques le bordereau, le ministre de la Guerre en avait fait une photographie.

Vous possédez un des exemplaires de cette photographie et vous l’avez apporté sur vous à Rennes.

Ces faits expliquent le quiproquo Esterhazy. Pour motiver la poursuite sans découvrir l’Empereur d’Allemagne, on chargea Esterhazy de décalquer sur papier pelure la photographie du bordereau, en omettant l’annotation de l’Empereur d’Allemagne.

Ainsi Esterhazy a pu dire avec vérité que le bordereau avait été écrit par lui et vous avez pu soutenir avec vérité qu’il était l’œuvre de Dreyfus.

Si cette information très sérieuse est exacte, confirmez-la. Si elle est en partie erronée, rectifiez-la. Si elle est fausse, démentez-la. Quoi que vous disiez, la France honnête et patriote l’acceptera comme l’expression définitive de la vérité.

Respectueusement votre serviteur.


IV

Lettres du général de Galliffet à Waldeck-Rousseau.


Vendredi 8, septembre 1899.


Mon Président et Ami,

Je livre à vos réflexions les appréciations qui suivent : S’il y a condamnation et condamnation à l’unanimité, ou presque unanimité ; s’il arrive, comme c’est possible et probable, que le conseil de revision de Paris, oubliant que sa mission consiste à envisager la forme et ses vices — et rien de plus — entre dans la peau des juges de Rennes et se refuse à casser leur jugement, — nous ne pourrons nous dissimuler qu’il y a dans l’armée un parti pris, et absolument pris de ne pas vouloir l’acquittement de Dreyfus.

Cet état d’esprit se généralisera d’autant plus que tous les indécis se rallieront à tous ceux que l’on nommera les vainqueurs — (je parle des indécis de l’armée).

S’il en est ainsi, comme c’est archi-probable, il y aura d’un côté l’armée et de l’autre côté « les autres ». Si le ministère pouvait rester au-dessus des uns et des autres, la chose serait simple, et il suffirait d’un peu d’énergie.

Mais, d’après ce que vous m’avez dit hier soir, le gouvernement, par les actes du Garde des Sceaux, devra intervenir et provoquer la cassation du jugement de Rennes pour excès de pouvoir. Ce sera le combat contre deux conseils de guerre et deux conseils de revision. Ce sera le combat contre toute l’armée, concentrée dans une résistance morale. N’oubliez pas qu’à l’étranger, partout à l’étranger, la condamnation sera jugée avec une sévérité extrême ; que, parmi les revisionnistes de France, beaucoup, fatigués de la lutte, vont passer du côté des conseils de guerre. N’oublions pas qu’en France la grande majorité est antisémite. Nous serons donc dans la posture suivante : d’un côté toute l’armée, la majorité des Français (je ne parle pas des députés et des sénateurs), et tous les agitateurs ; — de l’autre, le ministère, les dreyfusards et l’étranger.

Nous n’avons pas été et nous ne voulons pas être le ministère de l’acquittement, mais celui qui s’inclinerait devant la sentence du conseil de guerre quelle qu’elle fût. Cette solution sera moralement acquise lors même qu’elle aurait été précédée de vices de forme.

En supposant (ce que je ne puis admettre) qu’elle n’ait pas été résolue par des hommes s’inspirant de leur conscience, il faudrait, pour la combattre, avoir pour soi une très grosse majorité dans le Parlement et dans le pays ; ce ne sera pas le cas. D’où, sans vous ennuyer de plus longues réflexions, j’en arrive à conclure que le gouvernement ne peut entrer en lutte contre les arrêts réfléchis de deux conseils de guerre et, à mon avis, il entrerait en lutte s’il ne combattait pas tout ce qui peut, d’ailleurs sans résultat utile, prolonger l’agitation. Les Chambres seules pourront plus tard imposer à un ministère une pareille entrée en campagne. Ce ne sont que des réflexions. Amitiés.

Galliffet.


Mercredi, 13 septembre 1899.



Monsieur le Président du Conseil
et cher Collègue,

J’ai pu, depuis deux jours, recueillir l’impression de beaucoup de mes camarades de l’armée et je m’empresse de les porter à votre connaissance.

Aujourd’hui que la justice a suivi son cours régulier et que tout le monde s’est incliné devant le verdict du conseil de guerre de Rennes, chacun est envahi par la pitié. On constate que le condamné a subi, dans des conditions exceptionnellement dures, la moitié de la peine à laquelle il a été condamné au point de faire craindre pour sa vie. On sent que le moment est venu de pacifier les esprits, de mettre fin à nos querelles, pour nous permettre de songer aux besoins du pays et de ne pas oublier que l’Exposition universelle de 1900 doit ouvrir avec le nouveau siècle une ère de paix et de travail.

J’estime, et, en cela, je crois être d’accord avec la plupart de mes camarades, que M. le Président de la République nous obtiendrait les résultats que je me permets de souhaiter, s’il se décidait à signer un décret de grâce en faveur du condamné Dreyfus.

J’estime en même temps que cette mesure de souveraine pitié ne serait pas comprise de tous, s’il n’était pas résolu, en principe, de mettre pour toujours hors de cause les officiers généraux ou autres qui ont été mêlés à cette malheureuse affaire.

Il faut leur ouvrir les portes de l’oubli.

Croyez, Monsieur le Président et cher Collègue, à mes sentiments de haute considération.

Général Galliffet.


V

La grâce du capitaine Dreyfus.

MINISTÈRE DE LA GUERRE
Rapport au Président de la République française.


Paris, le 19 septembre 1899.


Monsieur le Président,

Le 9 septembre courant, le conseil de guerre de Rennes a condamné Dreyfus, par cinq voix contre deux, à dix années de détention ; à la majorité, il lui a accordé des circonstances atténuantes.

Après s’être pourvu devant le conseil de revision, Dreyfus s’est désisté de son recours.

Le jugement est devenu définitif et, dès lors, il participe de l’autorité même de la loi devant laquelle chacun doit s’incliner. La plus haute fonction du gouvernement est de faire respecter, sans distinction et sans arrière-pensée, les décisions de la justice. Résolu à remplir ce devoir, il doit aussi se préoccuper de ce que conseillent la clémence et l’intérêt public Le verdict même du conseil de guerre, qui a admis des circonstances atténuantes, le vœu immédiatement exprimé que la sentence fût adoucie, sont autant d’indications qui devaient solliciter l’attention.

À la suite du jugement rendu en 1894, Dreyfus a subi cinq années de déportation. Ce jugement a été annulé le 3 juin 1899, et une peine inférieure, tant au point de vue de sa nature que de sa durée, lui a été appliquée. Si l’on déduit des dix années de détention les cinq années qu’il a accomplies à l’île du Diable, — et il ne peut en être autrement, — Dreyfus aura subi cinq années de déportation, et il devra subir cinq années de détention. On s’est demandé s’il n’était pas possible d’assimiler la déportation à la réclusion dans une prison cellulaire et, dans ce cas, il aurait presque complètement purgé sa condamnation. La législation ne semble pas le permettre ; il suit de là que Dreyfus devrait accomplir une peine supérieure à celle à laquelle il a été effectivement condamné.

Il résulte encore des renseignements recueillis que la santé du condamné a été gravement compromise et qu’il ne supporterait, pas, sans le plus grave péril, une détention prolongée.

En dehors de ces considérations, de nature à éveiller la sollicitude, d’autres encore, d’un ordre plus général, tendent à la même conclusion. Un intérêt politique supérieur, la nécessité de ressaisir toutes leurs forces ont toujours commandé aux gouvernements, après des crises difficiles, et à l’égard de certains ordres de faits, des mesures de clémence ou d’oubli. Le gouvernement répondrait mal au vœu du pays, avide de pacification, si, par les actes qu’il lui appartient, soit d’accomplir de sa propre initiative, soit de proposer au Parlement, il ne s’efforçait pas d’effacer toutes les traces d’un douloureux conflit.

Il vous appartient, Monsieur le Président, par un acte de haute humanité, de donner le premier gage à l’œuvre d’apaisement que l’opinion réclame et que le bien de la République commande.

C’est pourquoi j’ai l’honneur de proposer à votre signature le décret ci-joint.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’hommage de mon respectueux dévouement.

Le Ministre de la Guerre,
Général Galliffet.


DÉCRET

Le Président de la République française, Sur le rapport du Ministre de la Guerre ; Vu la loi du 25 février 1875 ;

Vu l’avis de M. le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice ;

Décrète :

Article premier. — Il est accordé à Dreyfus (Alfred) remise du reste de la peine de dix ans de détention prononcée contre lui par arrêt du conseil de guerre de Rennes, en date du 9 septembre 1899, ainsi que de la dégradation militaire.

Art. 2. — Le Ministre de la Guerre est chargé de l’exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 19 septembre 1899.

Émile Loubet.

Par le Président de la République,

Le Ministre de la Guerre,
Général Galliffet.



FIN
  1. Gaulois du 14 août 1899.