Histoire de l’Affaire Dreyfus/T6/1

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Eugène Fasquelle, 1908
(Vol. 6 : La revision, pp. 1–158).

CHAPITRE PREMIER

L’AMNISTIE

I. Dreyfus rendu aux siens ; lettre de Zola à Mme Dreyfus, 1. — Obsèques de Scheurer-Kestner, 2. — Ordre du jour de Galliffet : « L’incident est clos », 3. — Protestations contre le projet d’amnistie, 5. — Mathieu Dreyfus à la recherche du fait nouveau ; protestation du professeur Mosetig, à Vienne, contre la déposition de Czernuski, 6. — Faux témoignage de Savignaud à Rennes ; opinions contradictoires de Trarieux et de Mornard ; Picquart ne porte pas plainte contre Savignaud, 7. — Picquart demande à Millerand d’obtenir de Galliffet un supplément d’enquête sur l’affaire Boulot et celle des pigeons-voyageurs ; avis de Manau que tout supplément d’enquête serait illégal et que le procès devant le conseil de guerre doit suivre son cours, 9. — II. Ma première rencontre avec Dreyfus aux Villemarie, 10. — Zola demande qu’il soit donné suite à son procès pour la lettre « J’accuse » ; je fais une déclaration analogue au sujet du procès qui m’est intenté par Mme Henry, 15. — III. Le Gouvernement décide d’ajourner nos procès et de déposer un projet de loi d’amnistie pour tous les faits connexes à l’Affaire Dreyfus, 16. — Arguments de Waldeck-Rousseau en faveur de l’amnistie ; ses conversations avec Zola et avec moi, 19. — IV. L’opinion publique, fatiguée, accueille avec faveur la promesse de l’amnistie, 22. — Article de Lavisse sur « la réconciliation nationale », 23. — Attitude des différents partis : feinte hostilité de la droite ; républicains et radicaux, 25. — Les socialistes, 26. — Les militants de l’Affaire, 28. — V. Dislocation des progressistes ; lettre » de Jonnart à Méline et à Cornély, 29. — Guérin rend le fort Chabrol à la police, 30. — Instruction de l’Affaire Buffet, Déroulède, Guérin et autres ; Bérenger, 31. — Autorité croissante de Waldeck-Rousseau, 33. — « La politique de l’Exposition », 34. — Reprise de la lutte contre les congrégations et les partis d’Église ; projet de Waldeck-Rousseau sur le contrat d’association, 35. — Perquisition chez les Assomptionnistes, 43. — Projets de Leygues et de Millerand, 44. — Projets de Galliffet ; réforme des Conseils de guerre, 45. — VI. Rentrée des Chambres ; interpellation, 46. — Discours de Waldeck-Rousseau sur le programme républicain, 49. — VII. Dépôt du projet d’amnistie au Sénat, 50. — Ajournement des procès, 51. — Polémiques contre l’amnistie, 53. — VIII. Élection de Mercier au Sénat, 57. — Échec de Ranc à Paris, 58. — IX. L’affaire du complot devant la Haute-Cour, 59. — Scènes scandaleuses, 61. — Déposition de Roget, 62. — Arrêt ; condamnation de Déroulède, Guérin et Buffet, 65. — X. Le décret de Galliffet sur les commissions de classement ; effet produit parmi les officiers, 66. — Hostilité témoignée aux officiers juifs par leurs camarades ; Hartmann et Freystætter, 68. — Articles de Gohier contre l’armée ; Jaurès se solidarise avec lui ; Clemenceau invoque le principe de la liberté d’opinion, 69. — Mon article du Siècle : « Assez », 71. — XI. Esterhazy à Londres, tentative de chantage ; ses lettres à Waldeck-Rousseau et sa protestation contre l’amnistie, 72. — Déposition devant le consul général de France à Londres, 76. — XII. Session parlementaire de 1900 ; discours de Deschanel, 80. — Commission sénatoriale de l’amnistie ; Nouveau projet de Waldeck-Rousseau, 81. — Protestation de Dreyfus contre l’amnistie, 82. — Je propose à Picquart et à Zola de demander à être entendus par la Commission ; explications que nous lui soumettons, 83. — Article de Lepelletier dans l’Écho de Paris ; Picquart et moi nous le poursuivons pour diffamation, 84. — XIII. Ouverture de l’Exposition Universelle, 85. — Mon discours à Digne, 86. — Polémiques qu’il provoque 87 ; élections municipales ; succès des nationalistes à Paris, 88. — La Reprise de l’Affaire ; article de l’Éclair sur un complot de police organisé par Waldeck-Rousseau, 89. — XIV. Le bureau des Renseignements maintenu par Galliffet qui lui enlève seulement les services de police et de contre-espionnage, 90. — François, Mareschal et Fritsch, 91. — Les « fiches » d’Henry, 93. — Le Gouvernement allemand demande l’extradition de Wessel, 96. — Piège tendu par Lajoux à Tomps ; voyage à Madrid à la recherche de Cuers, 97. — Le bureau des Renseignements contre la Sûreté générale ; le général de Lacroix jette au feu le rapport de François sur les affaires Wessel et Cuers, 98. — Lettres de Tomps à Mathilde, 99. — Wessel arrêté à Nice ; il accuse Mareschal de l’avoir dénoncé, 100. — Fritsch et les papiers de Wessel, 102. — Enquête de Tomps à Nice ; Galliffet renvoie dans leurs régiments les officiers du bureau des Renseignements, 107. — Przyborowski, Brücker et Fritsch, 108. — Przyborowski à l’Éclair, 110. — Fritsch remet à Le Hérissé la photographie des lettres de Tomps à Mathilde, 111. — XV. Interpellation de Castellane sur « le discours de Digne » ; interpellation de Gouzy, 112. — Discours de Waldek-Rousseau et de Ribot, 113. — Ordre du jour de Chapuis « invitant le gouvernement à s’opposer énergiquement à la reprise de l’Affaire Dreyfus », 114. — Discours d’Alphonse Humbert sur les lettres de Tomps à Mathilde, 115. — XVI. Aveux de Fritsch ; il est mis en retrait d’emploi, 116. — Séance du 25 mai ; discours de Galliffet, 117. — Discours de Waldeck-Rousseau, « la félonie d’un officier », 118. — Démission de Galliffet, 119. — André ministre de la Guerre, 121. — XVII. L’amnistie au Sénat, 122. — Discours de Clamageran, de Trarieux et de Delpech, 124. — Discours de Waldeck-Rousseau, 125. — Flétrissure de Mercier ; vote du projet, 127. — XVIII. Démission de Delanne et de Jamont, 128. — Retards apportés au vote de l’amnistie par la Chambre, 129. — Condamnation de Lepelletier, 131. — XIX. L’Exposition ; le banquet des maires, 132. — Congrès socialistes ; le « cas Millerand », 133. — Discours de Waldeck-Rousseau à Toulouse ; le milliard des congrégations, 135. — XX. Dreyfus en Suisse, 137. — J’entreprends d’écrire l’histoire de l’Affaire Dreyfus, 138. — XXI. Appel de Lepelletier contre sa condamnation ; la « prise à partie », 140. — La cour d’assises se déclare compétente dans mon procès avec Mme Henry ; pourvoi du Procureur général, 141. — L’amnistie à la Chambre, 142. — Discours de Drumont et de Méline ; amendement Vazeille, 144. — Discours de Waldeck-Rousseau, 145. — Vote de la loi, 146. — XXII. Articles de Séverine et de Rochefort sur le bordereau annoté, 147. — Le Sénat adopte le texte de la loi d’amnistie qui lui a été renvoyé par la Chambre, 148. — XXIII. Lettre de Picquart à Waldeck-Rousseau ; il retire son pourvoi contre le décret qui l’a mis en réforme, 149. — Lettre de Dreyfus ; il demande une enquête sur le bordereau annoté, 157.



I

Ces premiers temps qui suivirent la grâce de Dreyfus furent empreints, pour presque tous ses partisans, d’une grande douceur. La fin de ses souffrances matérielles les soulagea d’une angoisse qui était elle-même devenue physique. La vision du malheureux sur son rocher s’interposait depuis des années entre eux et ce qui fait à l’ordinaire la vie aimable ; Dreyfus rendu aux siens, l’humanité satisfaite, l’amertume qui s’était mêlée aux choses s’évapora. Le récit, par un témoin oculaire, de ses premières heures de liberté[1], l’évocation, par Zola, dans une lettre à Mme Dreyfus[2], du « refuge familial » où « le pauvre être » allait renaître à la vie, « réchauffé par des mains pieuses », firent couler de bonnes larmes. Les femmes surtout goûtèrent profondément « cette minute délicieuse » du retour, sans s’inquiéter « qu’on eût obtenu de la pitié ce qu’on ne devrait tenir que de la justice ». Zola, très peuple, comprit très bien que c’était le sentiment des braves gens et n’insista pas sur « son deuil de citoyen » : « Un innocent souffrait le plus effroyable des supplices, je n’ai vu que cela, je ne me suis mis en campagne que pour le délivrer de ses maux, » L’innocent était délivré, c’était donc « jour de grande fête, de grande victoire ».

Les obsèques de Scheurer donnèrent lieu à d’imposantes manifestations. Son cercueil, transporté d’abord de Luchon à Paris, fut accompagné par un long cortège à la gare de Strasbourg pour être conduit de là au cimetière de Thann[3]. Il avait écrit dans ses Mémoires : « Les Allemands me verront revenir toujours dans mon pays qui n’est pas le leur[4]. » Lalance, à la maison mortuaire, donna lecture d’une lettre émouvante de Dreyfus.

Il arriva pour Scheurer ce qui arrive pour la plupart des hommes qui ont fait leur devoir sans se préoccuper de la gloire ou de la popularité. La mort les grandit, en même temps qu’elle diminue ceux qui ont reçu pendant leur vie une bruyante récompense, ou, plutôt, elle leur rend à tous leurs exactes proportions. La noblesse du caractère de Scheurer, la beauté de son rôle vont apparaître davantage à mesure qu’on s’éloignera des événements.

Malgré le calme avec lequel les soldats avaient accueilli la grâce de Dreyfus, Galliffet adressa un ordre général à l’armée. Il avait la manie d’écrire, écrivait de verve, d’un style vif, brusque, incorrect, mais d’une incorrection de grand seigneur qui ne prend pas la peine d’épurer, affectait la crudité d’expression et la trivialité comme une élégance de haut goût, lançait ses boutades comme des charges. Et, là encore, il était double ; tantôt, vraiment débridé, il jetait sur le papier, sans ménagement ni pudeur, tout ce qui lui passait par la tête ; tantôt, parce qu’on le croyait moins sûr de sa plume que de son sabre, il faisait passer, sous le couvert de l’emportement, des méchancetés ou des imprudences calculées. — Il ne décidait rien d’important, depuis qu’il était ministre, sans consulter Waldeck-Rousseau, jusqu’à exagérer le respect ; il n’en fit rien, cette fois, et cela de propos délibéré, pour n’avoir pas à rengainer sa prose ; il la communiqua directement aux chefs de corps et aux journaux :


L’incident est clos ! Les juges militaires, entourés du respect de tous, se sont prononcés en toute indépendance. Nous nous sommes, sans arrière-pensée aucune, inclinés devant leur arrêt. Nous nous inclinerons, de même, devant l’acte qu’un sentiment de profonde pitié a dicté à M. le Président de la République. Il ne saurait plus être question de représailles, quelles qu’elles soient.

Donc, je répète, l’incident est clos.

Je vous demande et, s’il était nécessaire, je vous ordonnerais d’oublier ce passé pour ne songer qu’à l’avenir.

Avec tous mes camarades, je crie de grand cœur : « Vive l’armée ! » à celle qui n’appartient à aucun parti, mais seulement à la France[5].


La formule : « l’incident est clos… », qui lui plut tant qu’il l’avait répétée deux fois, irrita les amis de Dreyfus. Ils protestèrent que cette tragédie qui avait remué la France aux entrailles n’avait rien d’un fait divers ; le rideau, qu’on vient de baisser, n’est pas tombé pour ne pas se relever ; ils ne se sont pas inclinés et ne s’inclineront pas devant le jugement de Rennes ; la grâce n’a pas été dictée seulement par la pitié. Mais le gros du public, qui était excédé de l’Affaire, en jugea tout autrement, à la fois amusé par l’insolente formule et point fâché qu’une voix un peu rude signifiât aux acteurs du drame qu’on les avait assez vus.

Waldeck-Rousseau trouva fort mauvais que le général ne lui eût point soumis son manifeste ; il l’aurait arrêté au passage ou, tout au moins, remanié ; surtout, quand le Président de la République et tous les ministres s’étaient prononcés déjà pour l’amnistie[6], il était incorrect que le ministre de la Guerre, s’adressant, à l’armée, se donnât l’air de l’imposer, de la décréter à lui seul. Il s’en expliqua avec lui, en présence de Loubet qui marqua le même déplaisir, et il refusa de publier l’« ordre général » au Journal officiel.

Galliffet reçut ces observations avec une déférence professionnelle, mais qui ne trompait pas sur le fond ; il avait réussi son coup ; s’il perdait un peu de la confiance, jusqu’alors aveugle, de Waldeck-Rousseau, il retrouvait la faveur de son « monde ». Il racontait aux républicains qu’il méprisait « ces gens-là » ; de fait, il ne les estimait guère, mais il y tenait. Aux obsèques de Brault, son chef d’état-major, quelques jours après, il parla encore pour eux : « Dieu nous a enlevé cet homme de bien… Consolons-nous en pensant que ce soldat chrétien a reçu sa récompense dans un monde meilleur. » L’hypocrisie était bien le seul vice qu’on ne lui eût pas encore reproché. Les catholiques lui marquèrent leur satisfaction par la bouche d’Arthur Meyer, récemment baptisé, qui s’écria : « Dieu reparaît ! »

Cependant la lassitude était si générale que les polémiques ne se rallumèrent point, comme Waldeck-Rousseau en avait eu la crainte. Je m’inscrivis contre l’amnistie annoncée, ainsi que Clemenceau et Havet[7] ; Drumont, Judet ripostèrent que Dreyfus était déclaré coupable par un sixième ministre de la Guerre ; et ce fut tout pour l’instant, parce que c’était trop tôt. On avait besoin, de part et d’autre, de reprendre haleine, de laisser passer la fatigue d’un long combat, lourde aux épaules les plus robustes.

Deux ou trois d’entre nous, qui n’auraient pas hésité à braver cette fatigue pour amorcer tout de suite une deuxième procédure en revision, furent arrêtés par d’autres obstacles.

Comme la revision peut être demandée quand un des témoins entendus a été poursuivi et condamné pour faux témoignage[8], il suffisait d’établir juridiquement un seul faux témoignage, parmi tant de dépositions mensongères qui avaient été produites à Rennes, pour saisir à nouveau la Cour de cassation. Mathieu Dreyfus pensa d’abord à Cernuski. Il me raconta que le roman du prétendu héritier des rois serbes (à la séance du huis-clos) reposait sur des confidences qu’un de ses compatriotes, Adamovitch, aurait reçues d’un professeur viennois, le docteur Mosetig, conseiller aulique[9], et il me pria de me mettre en quête de ce dernier. Le hasard voulut que le journaliste autrichien à qui je m’adressai, Frischauer, fût précisément le frère de l’avocat qui devait plaider pour l’autre Mosetig, le complice de Przyborowski, dont l’arrestation avait si fort ému Mareschal et Rollin et que Cernuski avait transformé en conseiller aulique pour donner du poids à ses mensonges. Dès que l’avocat fut informé par son frère de la déposition de Cernuski, il en avertit le conseiller aulique qui fit paraître aussitôt dans les journaux un démenti : il n’avait jamais connu ni le serbe Adamovitch, à qui il aurait raconté que la Prusse entretenait en France quatre espions, dont Dreyfus, ni l’officier supérieur allemand de qui il aurait tenu ce récit ; bien plus, il n’avait connu les noms de Dreyfus et d’Esterhazy que par leurs procès[10].

La protestation du professeur Mosetig était si formelle, l’imposture si manifeste que l’idée d’introduire aussitôt une plainte en faux témoignage contre Cernuski ne parut pas d’abord déraisonnable. À la réflexion, de l’avis formel de Mornard, il n’y eut pas de doute qu’il fallait y renoncer. La déposition de Cernuski au huis-clos, la seule où il eût donné des noms, n’ayant pas été recueillie par les sténographes, il serait toujours loisible à l’ancien officier autrichien de contester les dires des plaignants ; dès lors, la condamnation en faux témoignage n’était rien moins que certaine ; un acquittement, même faute de preuves, serait vivement exploité contre Dreyfus. Ainsi l’on risquait de compromettre le sûr progrès qui, par la seule force du temps, devait s’opérer dans les esprits.

Trarieux suggéra alors de dénoncer Savignaud, l’ancien planton de Picquart en Tunisie, qui prétendait avoir porté à la poste des lettres du colonel à Scheurer et qui avait été suborné par Henry, à l’époque de Cavaignac[11]. On n’avait pas encore la correspondance de Leblois et de Scheurer[12], qui donnait la preuve matérielle que celui-ci, en 1897, ne connaissait pas Picquart ; mais Scheurer, au cours du procès de Rennes, avait écrit à Jouaust qu’il avait vu Picquart pour la première fois au procès Esterhazy et que, précédemment, il n’avait pas reçu de lettres de lui ; et l’ordonnance de Picquart, Roques, avait déposé que c’était lui qui, en Tunisie, avait toujours porté les lettres de son chef à la poste. Il y avait donc, selon Trarieux, des chances sérieuses de faire condamner Savignaud ; comme la loi ne distingue pas entre les faux témoins dont le mensonge a pesé sur le jugement et ceux que les juges ont tenus pour négligeables, la demandé en revision serait recevable. Cependant il ne fut pas donné suite à l’avis de Trarieux, parce que le lien était par trop ténu entre l’incident Savignaud et l’affaire Dreyfus, et parce que l’opinion n’eût pas compris qu’on essayât de rentrer dans un aussi grand drame par une si petite porte.

Picquart, qui avait seul qualité pour porter plainte contre Savignaud et qui souhaitait le procès, n’insista pas. Aussi bien avait-il sacrifié assez à la cause de Dreyfus et conquis le droit de penser un peu à lui-même. En effet, il était toujours sous le coup de l’absurde plainte en conseil de guerre, que Cavaignac avait déposée contre lui et que la Cour de cassation n’avait pas réussi à écarter pour l’affaire Boulot et celle des pigeons[13], et il se préoccupait, non sans raison, d’échapper aux juges militaires qui ne l’épargneraient pas plus, pensait-il, que Dreyfus.

La procédure à laquelle il avait songé pour ne point passer en conseil de guerre et pour éviter ainsi à l’armée une nouvelle injustice semblait, à première vue, très praticable. Il s’agissait d’obtenir de Galliffet qu’il ordonnât, ou fit ordonner par le gouverneur de Paris, un supplément d’enquête qui aboutirait à un non-lieu[14]. Picquart me pria, et j’acceptai aussitôt, de lui ménager une entrevue avec Millerand. Les bonnes dispositions de Millerand m’étaient connues et il s’était mis en crédit auprès de Galliffet[15].

Bien que les ministres fussent déjà d’accord pour « liquider » par l’amnistie toutes les affaires connexes qui avaient précédemment été ajournées, à savoir : la demande de mise en accusation contre Mercier, le procès en espionnage contre Picquart, la plainte des officiers du premier conseil de guerre contre Zola et celle de Mme Henry contre moi, Millerand ne se refusa pas à examiner le moyen que nous lui indiquions pour mettre tout de suite Picquart hors de cause. La question était par malheur moins simple que nous l’avions pensé. Le procureur général Manau, chargé par Monis de l’étudier, conclut qu’il fallait laisser suivre leur cours aux deux misérables affaires qui restaient retenues contre Picquart. Il aurait été heureux de le soustraire à la fois aux risques d’un conseil de guerre et à la promiscuité d’une amnistie avec Mercier ; mais la loi était la loi. En effet, quand la Chambre criminelle avait été saisie de la demande de Picquart en règlement de juges au sujet des différentes plaintes qui avaient été portées contre lui, les procédures étaient terminées[16], toutes ces affaires « en état », à la veille d’être plaidées. C’était donc pour être jugées au fond que la Chambre criminelle avait renvoyé les unes à la juridiction civile, les autres à la juridiction militaire. L’affaire du petit bleu avait été jugée le 13 juin par la Chambre des mises en accusation ; pareillement, il n’y avait plus qu’à faire juger par le conseil de guerre l’affaire Boulot et celle des pigeons voyageurs. Tout supplément d’enquête aurait été illégal[17].

Quand Picquart connut les conclusions du vieux procureur général, il en conçut beaucoup d’humeur contre Waldeck-Rousseau.

II

J’ai raconté précédemment que je ne m’étais jamais rencontré avec Dreyfus et pour quelles raisons je n’avais pas assisté au procès de Rennes. Je ne fis sa connaissance qu’au mois d’octobre de cette année, à la campagne des Villemarie, près de Carpentras, où il était l’hôte de sa sœur aînée, Mme Valabrègue.

Il m’attendait avec sa femme derrière la grille du jardin. Mme Dreyfus, qui avait quitté ses vêtements de deuil, vint au-devant de moi : « Mon mari », me dit-elle, comme si elle avait eu besoin de le nommer. Nous nous serrâmes la main ; il me dit, sans aucune émotion apparente : « Merci », et ce fut tout, ce seul mot en guise de salut, et j’eus l’orgueil de trouver cela également digne de lui et de moi.

Beaucoup de ses partisans, à qui il ne manifesta point sa gratitude avec plus d’expansion, en furent au contraire froissés et commencèrent dès lors à accréditer qu’il n’était pas sympathique et que son innocence était sa principale vertu. L’esprit de la plupart des hommes est fait ainsi que la plus incomprise des beautés morales, c’est la simplicité des attitudes et des paroles dans les grandes catastrophes de la vie, ou dans les premiers temps qui les suivent, quand la victime qui leur a échappé est devenue un personnage historique. On trouva généralement que Dreyfus continuait à mal jouer son rôle, parce qu’il n’en jouait aucun, restait simplement lui-même ; on prit la pudeur qu’il avait de ses sentiments pour de la sécheresse ; on fit passer pour vide ce cœur plein, mais qui ne débordait pas.

S’il y avait alors un homme qui aurait été excusable de se parer de ses souffrances, sinon de les exploiter, c’était bien lui ; et il faut avouer que nombre de ses partisans lui en auraient su gré, afin d’entretenir les passions qui devaient hâter la victoire. Or, il s’obstina à mettre sa fierté à ne pas faire appel à la pitié, et, encore, à dissimuler les ravages de tant de misères qui l’avaient épuisé, la fatigue de son cerveau, la faiblesse de ses membres encore ankylosés qui ne se mouvaient qu’avec peine et dont les jointures criaient. Sa femme et ses sœurs, en l’obligeant, devant moi, à suivre un régime de convalescent, lui causaient une sorte d’humiliation qu’il supportait mal ; il aurait voulu écarter même la commisération physique et que son corps parût aussi invaincu que son âme.

J’ai su seulement plus tard, par Mme Dreyfus, que, presque toutes les nuits, pendant les deux années qui suivirent son retour de l’île du Diable, ses fièvres le reprenaient ; qu’il se réveillait dans l’hallucination d’être encore là-bas et qu’il devait se lever, faire de la lumière, arpenter la chambre pour chasser l’abominable cauchemar, échapper au prolongement nocturne de son supplice.

Au moment où je lui fis ma visite, il n’avait encore rien raconté à ses enfants, de peur d’ébranler leurs jeunes imaginations d’une secousse trop forte et, surtout, de les troubler dans le patriotisme sans réserve où il avait voulu qu’ils fussent élevés en son absence. Les enfants croyaient toujours qu’il revenait d’un long voyage, où il avait été très malade.

Dès que nous nous trouvions seuls, nous n’avions nécessairement pas d’autre sujet de conversation que l’Affaire ; j’étais beaucoup plus ému que lui, car il m’en parla dès lors, toutes fraîches que fussent encore ses plaies, avec une étonnante sérénité et presque comme de l’aventure d’un autre. Il commençait à se rendre compte du prodigieux bouleversement dont sa tragédie avait été l’occasion, mais sans réussir toutefois à se pénétrer de l’atmosphère du drame, c’est-à-dire soit à s’assimiler les passions de ses défenseurs, soit à comprendre l’obstination féroce de ses adversaires. Il ne jugeait qu’avec sa raison de mathématicien, ce qui permit de dire qu’il n’était pas « dreyfusard », selon l’affreux vocable qu’on avait adopté de part et d’autre, et il restait très-soldat ; il souffrait pour les chefs de l’armée, plus qu’il ne leur en voulait, de leur aveuglement ou de leur injustice, et, pour lui-même, des généralisations violentes dont il était le prétexte. Les articles de Gohier, qui se déchaînait à nouveau après s’être à peu près contenu pendant le procès de Rennes, ne l’indignaient pas moins que ceux où Drumont et Judet l’accusaient de s’être reconnu coupable par le fait de la grâce sollicitée et acceptée.

On a vu qu’il avait fallu toute l’insistance de Mathieu pour le décider à retirer son pourvoi et à permettre au gouvernement de déchirer le verdict de Rennes[18] ; mais cette histoire de la grâce n’était pas encore connue ; elle ne l’a été que bien des années après, par le récit que j’en ai fait ; ceux qui avaient été mêlés à cet épisode étaient tenus pour l’instant par une manière de secret professionnel, et les versions qui s’en étaient répandues étaient inexactes ou volontairement mensongères. Ceux des revisionnistes qui avaient été opposés à la grâce, et qui gardaient le droit de la critiquer, ne tinrent pas tous le langage qu’il eût fallu. Ils allaient répétant que Dreyfus avait fait preuve de faiblesse ; il avait sacrifié à des considérations personnelles la grande affaire politique et d’un intérêt général qu’était devenu son cas particulier. Clemenceau, notamment, eut des paroles dures mêlées à de la déclamation : « Oh ! je n’ignore pas qu’on va poursuivre la réhabilitation de Dreyfus devant la Cour de cassation. Nos juges civils finiront, après je ne sais quelle procédure, par mettre en morceaux la prétendue justice qui, par le mensonge des circonstances atténuantes et par l’abaissement de deux degrés de la peine, s’est infligée à elle-même le plus éclatant démenti. Cela peut être excellent pour Dreyfus, et, après l’expérience qu’il a faite des conseils de guerre, il est excusable de chercher dans la justice civile une sécurité supérieure. Mais, au-dessus de Dreyfus, il y a la France dans l’intérêt de qui nous avons d’abord poursuivi la réparation du crime judiciaire…

Dreyfus s’occupe de Dreyfus ; c’est bien. Nous, nous songeons à notre patrie succombant sous l’implacable iniquité de la secte romaine et sous l’imbécile brutalité du fer impuissant contre l’étranger.[19] »

Le manque de sympathie qui apparaissait sous cette rhétorique était très pénible à Dreyfus et, comme il ne connaissait pas encore Clemenceau, il s’en étonnait ; surtout, il n’arrivait pas à apercevoir quel genre de service il aurait rendu au parti qui avait repris à son occasion la vieille lutte contre le césarisme et contre l’Église, s’il était allé mourir dans une prison, ne laissant à réhabiliter qu’un cadavre.

Il n’était pas sans se rendre compte du bénéfice, sinon moral, du moins théâtral, que lui aurait valu une attitude plus inflexible, s’il avait refusé la liberté offerte, la joie de retrouver les siens ; mais il comptait que la diminution de son personnage serait momentanée et que ceux qui lui reprochaient d’avoir déserté sa propre cause reviendraient à plus d’équité quand ils le verraient à l’œuvre, travaillant avec eux, d’une ténacité inlassable, à reconquérir tout son honneur.

Ayant écarté, comme on l’a vu, le moyen que Mathieu avait cru trouver dans le faux témoignage de Cernuski, nous tombâmes d’accord qu’il n’y avait pas autre chose à faire pour l’instant que de chercher un surcroît de lumière dans deux des procès qui restaient en suspens, celui des juges d’Esterhazy contre Zola et celui que m’avait intenté Mme Henry.

Ni Zola ni moi, également indifférents à une condamnation pour délit de presse, ne recommencerons l’erreur de Rennes. L’obsession de l’acquittement a paralysé les avocats ; nulle offensive calculée, méthodique, poussant droit à l’ennemi ; les débats, pendant vingt-cinq audiences, se sont déroulés comme si Esterhazy et Henry étaient des comparses. On a échoué à établir, devant la justice militaire, l’innocence de Dreyfus par l’absence de preuves contre lui. Nous l’établirons, devant le jury, par la preuve du crime d’Esterhazy, avoué déjà plus qu’à demi par Esterhazy lui-même, et du crime d’Henry, d’une vérité moins criante, mais combien probable, sans lequel il n’y a plus de fil conducteur à travers le drame[20].

Zola, en juin, à son retour à Paris, dans la joie de l’arrêt de revision et n’ayant pas de doute que Dreyfus serait innocenté à Rennes, avait écrit « que son procès n’était plus utile et ne l’intéressait plus[21] ». De nouveau, maintenant, son procès l’intéressait, redevenu utile, et il avait déjà annoncé que, le 23 novembre, il serait à Versailles, prêt à recommencer la lutte « dans toute son ampleur » ; il y réclamera le témoignage de Schwarzkoppen, « le seul qui peut faire la pleine lumière[22] ».

J’avais, de mon côté, publié une déclaration analogue[23], non moins résolu à la bataille que Zola et non moins persuadé que, « si on avait la justice de laisser venir nos procès[24] », « nous cernions le crime ». Je ne faisais aucun doute que j’arracherais la vérité sur le rôle d’Henry aux cent et quelques témoins que j’avais indiqués l’hiver précédent ; l’un d’entre eux, le général de Rosen, attaché militaire de Russie à Berne, tenait directement de Schwarzkoppen qu’Henry avait été le pourvoyeur d’Esterhazy ; il en avait informé son ministre, le baron Yonine, qui l’avait raconté à l’écrivain Pavlowsky[25].

Qu’il y ait eu de l’illusion dans l’espoir que nous fondions sur les témoignages de ces étrangers qui parlaient si volontiers à des amis, mais dont pas un seul n’avait eu encore le courage de produire publiquement sa part de vérité, c’est ce que l’événement a démontré. Il reste, par contre, très vraisemblable que nos procès, en remuant à nouveau l’opinion, eussent réveillé quelques consciences, arraché des aveux, provoqué le hasard qui nous avait déjà tant servis.

De toutes façons, notre parti était pris, Ne pas réclamer qu’il fût donné suite à nos procès, c’eût été manquer à l’honneur. La réparation définitive de Dreyfus en pouvait sortir.

La voulions-nous seulement pour lui ? Nous étions très loin du mot de Clemenceau : « Dreyfus s’occupe de Dreyfus… » Zola écrivit à Mme Dreyfus : « Que l’innocent soit réhabilité, et seulement alors la France sera réhabilitée avec lui[26]. »

III

Le gouvernement, dès qu’il fut informé de notre intention, ne cacha point la sienne d’y faire obstacle par tous les moyens de procédure, c’est-à-dire d’ajourner nos procès jusqu’au vote du projet qu’il avait décidé de présenter : amnistie pleine et entière pour tous les faits connexes à l’affaire Dreyfus, extinction des actions pénales ou civiles qui y étaient relatives.

Peu d’hommes politiques ont été atteints à un moindre degré que Waldeck-Rousseau de ce que Renan appelait « la maladie de la certitude », parce qu’il apercevait, presque à la fois, d’un œil très clair, le pour et le contre qui sont dans les choses ; et très peu ont eu, à un plus haut degré, le sentiment de la responsabilité. Lorsqu’il se trouvait en présence d’une résolution importante à prendre, il en éprouvait une angoisse qui n’était pas seulement morale. Quelle que fût son habitude des grandes affaires, il appréhendait toujours de se tromper et de faire porter à son client, à son parti ou à son pays, les conséquences d’une erreur de jugement qu’il commettrait. Il savait qu’on hasarde toujours quelque chose, avec quelque circonspection qu’on procède, mais il s’ingéniait à hasarder le moins possible. Il refaisait cent fois dans son esprit le tour des problèmes que les circonstances lui posaient. Les affaires du monde sont à l’ordinaire emmêlées à ce point qu’elles ne peuvent pas se résoudre simplement. Il faut chercher à concilier des intérêts et des droits qui sont presque également respectables, des devoirs contradictoires. Cette conciliation est parfois impossible. Le plus scrupuleux doit parfois faire taire ses scrupules. Il a dit, par la suite, qu’il n’éprouva jamais de plus vives inquiétudes de conscience qu’avant de se résigner à arrêter le cours de la justice, dans l’intérêt, qui lui parut supérieur, de la paix publique.

Cependant, il s’y était résolu, et cela dès septembre, durant la semaine qui suivit la condamnation de Dreyfus, pressé par Galliffet et par Loubet, qui ne firent pas formellement de l’amnistie la condition de la grâce, mais qui n’eurent pas plutôt consenti à la grâce qu’ils réclamèrent l’amnistie. Il se persuada alors lui-même qu’il n’y avait pas d’autre moyen, après cette nouvelle faillite de la justice militaire, de mettre un terme à la crise violente où le pays se déchirait, s’épuisait depuis deux ans.

On a prétendu qu’il fit aviser Mathieu Dreyfus, qu’il m’avertit que la grâce serait la préface de l’amnistie. Il n’en fit rien[27], et fit bien. S’il se trompa souvent sur les hommes, il connaissait très bien le cœur humain. La plupart de ceux qui avaient mené la bataille pour Dreyfus étaient encore trop émus, remués à de trop grandes profondeurs, pour voir au delà de l’idée qui les avait si longtemps dominés et absorbés. Il ne vaincrait pas leurs scrupules, qu’« il honorait[28] ». De tous les revisionnistes, j’étais le plus près de sa confiance. Il ne m’aurait pas persuadé qu’il fallait aller, non par la justice à l’apaisement, mais par l’apaisement à la justice. Ou bien, s’il m’avait convaincu, la grâce aurait eu l’apparence d’un marché.

Je n’avais donc appris qu’avec tout le monde, par le rapport de Galliffet à Loubet sur la grâce, que le gouvernement s’engageait pour l’amnistie ; mais personne n’en fut alors surpris, parce que personne ne doutait que Galliffet quitterait la partie plutôt que de consentir au procès de l’ancien État-major et de la haute armée dans la personne de Mercier[29]. Cela seul, dans l’état des choses, rendait l’amnistie inévitable ; le départ de Galliffet aurait provoqué une crise ministérielle ; puis, le successeur, quel qu’il eût été, de Waldeck-Rousseau se serait prononcé pour l’effacement et pour l’oubli. Je ne pus toutefois me résigner à l’amnistie. Je me rendais un compte assez exact des nécessités politiques ; je m’avouais même que, si Dreyfus, au lieu d’être condamné, avait été acquitté à Rennes, je ne me serais point fâché qu’un voile fût jeté sur le passé des officiers coupables[30] ; pourtant, l’idée de justice pesait plus fort dans l’autre plateau, et je tenais pour certain que l’impunité des crimes, surtout s’ils sont commis par les grands, est une cause de démoralisation et qu’elle ouvre la porte aux recommencements.

C’est ce que j’allai dire à Waldeck-Rousseau, dès mon retour de Carpentras, et ce que Zola lui dit également. Après avoir hésité longtemps entre « le grand pardon du mépris public » et les « sanctions nécessaires », Zola avait écrit, après l’arrêt de la Cour de cassation, « qu’il fallait dresser un pilori, pour que la foule, le petit peuple sût enfin[31] ». C’était encore son sentiment ; surtout, il refusait de laisser porter atteinte « à son droit de citoyen à être jugé pour ses accusations contre le conseil de guerre qui avait acquitté Esterhazy » ; il lui fallait son procès.

Waldeck-Rousseau nous écouta avec attention[32], nous posa la même question : Étions-nous, l’un ou l’autre, assurés de provoquer à l’audience la révélation d’un fait nouveau qui permettrait de casser le jugement de Rennes ? Et, comme notre réponse fut la même, à savoir que « la vérité n’est pas un objet matériel qu’on apporte dans sa poche[33] », mais qu’il y avait toutes chances de faire sortir des clartés nouvelles de l’interrogatoire de nos témoins, surtout des attachés militaires étrangers, il s’arma de notre réponse contre nous. — S’il s’est heurté lui-même au refus direct de l’Empereur allemand, quand il a demandé à Berlin quelques-unes des pièces énumérées au bordereau, à plus forte raison serons-nous déboutés ; ni Schwarzkoppen, ni Panizzardi, ni même le russe Rosen n’obtiendront de leurs gouvernements l’autorisation de venir déposer à Paris ou de s’expliquer sur nos commissions rogatoires ; nos procès, merveilleusement propres à faire revivre au milieu d’une nouvelle agitation tout le drame, seront impuissants à en accélérer le dénouement. Non moins convaincu de l’innocence de Dreyfus que nous-mêmes et non moins désireux de lui voir rendre un jour tout son honneur, Waldeck-Rousseau a réfléchi plus que nous aux causes profondes qui ont soulevé beaucoup plus de la moitié de la France contre la revision et arraché aux juges de Rennes la condamnation du malheureux. Il n’en faut accuser que le déchaînement des passions qui ont obscurci la claire intelligence française et l’obscurcissent encore. Pour que l’affaire puisse être utilement et définitivement jugée, il ne suffit pas d’un fait nouveau arraché à quelque témoin ou découvert par hasard ; il faut encore que la nouvelle revision s’engage dans une atmosphère épurée, dans le calme et le silence. Or, ce calme nécessaire à la manifestation victorieuse de la vérité ne peut venir que du temps. Les passions, qui sommeillent depuis la grâce, se réveilleront plus violentes si les anciennes actions criminelles sont rouvertes, surtout si Mercier est traduit devant la Haute-Cour. Aussi bien la condamnation de Mercier n’est-elle rien moins que certaine. Mercier, en communiquant aux juges de 1894 un dossier secret, en frappant l’accusé par derrière et dans l’ombre, a commis un acte abominable ; mais il alléguera que les chefs de l’ancien État-major et de nombreux officiers, Picquart lui-même qui en est convenu, ont connu à l’époque son acte et l’ont approuvé, sans le moindre scrupule de conscience et par ignorance du droit. Trarieux, tout ancien ministre de la Justice qu’il fût, n’a-t-il pas dit au procès de Zola : « Si Dreyfus était un traître, la forme eût-elle été violée contre lui, je n’oserais élever la voix et je ne le ferais pas[34] » ? La majorité du Sénat, qui a voté la loi de dessaisissement, condamnera-t-elle Mercier ? Un gouvernement, pour peu qu’il soit sage et prévoyant, ne se lance pas dans une telle aventure. Quand les passions auront cédé à l’action du temps, quand les juges ne se croiront pas, comme à Rennes, appelés à choisir entre Mercier et Dreyfus, quand les coupables, couverts par l’amnistie, n’auront plus un intérêt personnel à faire maintenir la condamnation d’un innocent, alors, mais alors seulement, on pourra achever l’œuvre interrompue. Il suffira d’ailleurs de très peu d’années pour désarmer les haines, car la résolution que la France tient le moins, c’est celle de haïr. Ainsi l’amnistie, préjudiciable en apparence à Dreyfus, le servira. Et, certainement, il est pénible, après avoir tant réclamé la justice, d’accorder le bénéfice de l’impunité à des coupables avérés. Mais la justice est-elle toute la politique ? Mercier et ses complices ne seront pas les premiers criminels qui auront été amnistiés, parce que l’intérêt général aura commandé d’effacer les traces d’une guerre civile et de pacifier les esprits.

Waldeck-Rousseau, rien qu’à regarder à l’événement, a vu très avant. Pourtant, de ce que l’amnistie n’a point empêché la revision, ou même de ce qu’elle l’a rendue plus aisée, il ne s’en suit pas que la revision ne se serait pas faite sans l’amnistie. Il n’y aurait eu qu’à fouiller tout de suite aux bureaux de la Guerre ; on y trouvait, pour peu qu’on l’eût voulu, qu’on ne fermât pas les yeux de parti pris, les dossiers qui avaient été cachés à la Cour de cassation, qui n’avaient pas été envoyés à Rennes ; tout de suite, sans nos procès, on avait des faux nouveaux et le « fait nouveau ».

La revision, la réparation de l’injustice ne venaient qu’assez loin dans les préoccupations de Waldeck-Rousseau ; il s’assura seulement que l’amnistie ne porterait pas un préjudice irréparable à l’homme et il fit l’amnistie pour supprimer l’Affaire. L’Affaire supprimée, le gouvernement ressaisira toutes ses forces, le pays rentrera dans sa vie normale.

Grand et incontestable avantage, mais acheté à quel prix ?

Une fois de plus, le sophisme de la raison d’État se sera élevé contre le droit individuel ; la politique aura changé ou supprimé les juges ; la justice aura été réputée incompatible, d’abord avec l’honneur de l’armée, maintenant avec la paix morale du pays ; encore une fois, aux yeux de ce peuple dont le mal profond est le culte de la force, l’image du Droit aura été obscurcie et voilée.

IV

Du premier jour, l’opinion accueillit avec une faveur extrême la promesse de l’amnistie, l’annonce que le gouvernement s’opposerait à la reprise des procès, qu’il voulait le silence sur l’Affaire.

Ce qui détermina avant tout le courant fut une cause presque physique, le besoin profond de repos qu’avait le pays après ces deux années, les plus intenses qu’il eût vécues depuis la guerre. Comme courbaturé après cet effort trop prolongé, il demandait qu’on lui laissât détendre ses membres, ses nerfs. Quel autre pays au monde se fût ainsi déchiré, et aussi longtemps, pour la cause d’un seul individu ? Vraiment, on a droit à souffler un peu, à retrouver un peu de calme, à n’entendre plus parler de quelque temps de cette cruelle histoire qui a brisé tant de liens de famille, rompu tant d’amitiés, qui, chaque fois qu’on en reparle, fait éclater à nouveau les passions !

Cette fatigue matérielle, après tant d’agitations, après une telle crise, il n’y avait aucune honte à l’avouer ; mais les intérêts, en France, appellent presque toujours le sentiment à la rescousse, se décorent, se relèvent d’une belle formule ; ici encore, ce fut le cas.

Lavisse, avec sa double autorité d’éducateur et d’historien, propose « la réconciliation nationale[35] ».

Rappelant la parole fameuse du chancelier de l’Hôpital : « Ôtons ces mots diaboliques de huguenots et de papistes », il supplie « qu’on ôte ces mots plus diaboliques encore de dreyfusards et d’antidreyfusards », qu’on fasse, de part et d’autre, « le sacrifice de ses haines ».

Est-ce possible ? Comme Lavisse lui-même convient que « la grandeur et la capitale importance de l’Affaire, c’est d’avoir mis aux prises deux façons différentes de comprendre notre vie nationale », « ce qui est et ce qui veut être », et que « ces deux Frances, entre les mêmes frontières », tant qu’il y aura une France, continueront à se combattre, les adversaires de l’amnistie ont beau jeu pour railler ce projet « d’embrassade générale », et Clemenceau n’y manque pas[36]. Mais Clemenceau annonce aussi que l’incendie va redoubler de fureur, et c’est le contraire qui apparaît déjà ; car un incendie, auquel son principal aliment a été enlevé, est condamné à décroître ; il flambe encore quelque temps, crache de la fumée et du feu, mais il ne s’étend plus, en attendant qu’il s’épuise peu à peu, s’éteigne de lui-même.

Une autre considération, qui ne procédait pas seulement d’une pensée d’union, rangea les républicains actifs du côté de l’amnistie.

Le cas de Dreyfus n’a pas seulement mis aux prises l’ancienne France et la nouvelle, mais aussi les républicains entre eux, on l’a assez vu au cours de ce long récit, les radicaux comme les modérés, et la majorité des républicains est loin encore, au lendemain de la grâce, d’être convertie à l’innocence du Juif. Il y en a encore beaucoup qui se roidissent contre l’évidence, des cœurs faibles qui n’ont pas de goût pour les causes malheureuses, surtout des esprits lents à qui il faut donner le temps d’arriver, et non pas seulement dans la bourgeoisie, petite ou moyenne, et parmi le menu peuple, mais aux rangs les plus élevés des différentes hiérarchies. La chose jugée, si longtemps toute puissante, sans doute affaiblie, reste très forte. Or, il a été jugé à Rennes que Dreyfus est toujours coupable, et, par conséquent, des historiens comme Sorel, des magistrats comme Baudouin[37], pour le moins deux cents sénateurs et députés, persistent à le croire coupable. Si la politique continue à tourner autour de Dreyfus, comment réunir les républicains pour l’effort nécessaire contre les partis d’Église et de dictature ? Comment poursuivre l’entreprise, à peine ébauchée, de défense, d’action républicaine ? Il faut donc donner un autre axe à la politique, ajourner, sinon éliminer, Dreyfus. Il le faut d’autant plus que les meneurs nationalistes, les fortes têtes du parti clérical, les amis de Mercier, tous ceux qui auraient le plus pressant besoin d’être amnistiés, au contraire jouent la comédie de ne pas vouloir l’être et tiennent à l’Affaire comme à leur arme la meilleure contre la République. Une heure viendra où l’arme se retournera contre eux, les frappera, frappera l’Église en pleine poitrine. Tout ce grand mouvement qui se prépare contre la puissance catholique, contre les congrégations, sort de l’affaire ; mais ce mouvement ne peut se déployer que sur un terrain déblayé. Pour que les républicains puissent faire bloc contre les partis de réaction, c’est d’entre eux qu’il faut ôter les mots « diaboliques » qui les séparent. Si l’amnistie ne fait pas la réconciliation nationale, elle est le gage de la réconciliation républicaine, « la condition essentielle » de la tâche qui s’impose aux républicains, contre l’ennemi commun[38]. Le succès de la politique d’action, — lois contre les moines, contre la main-morte, contre l’enseignement congréganiste, réformes militaires, réformes sociales, — dont la nécessité a été démontrée par l’Affaire, n’est possible que par la suppression de l’Affaire.

Les socialistes, pour les mêmes raisons qui leur étaient communes avec le gros du parti républicain, et pour d’autres encore, qui leur étaient propres, se décidèrent également contre la continuation de l’agitation revisionniste.

De tous les partis qui avaient combattu pour ou contre Dreyfus, il n’y en avait aucun qui eût déjà plus bénéficié de l’Affaire. Après avoir été, eux aussi, assez lents à se mettre en mouvement, les socialistes n’avaient point barguigné, une fois convaincus ; ils avaient rejoint ouvertement la petite armée disparate des revisionnistes, sans peur de se compromettre et plutôt, à l’occasion, compromettants. La plupart des « intellectuels » et un grand nombre de jeunes gens des écoles se prirent alors d’une vive sympathie pour eux, à cause de leur vaillance et de leur belle endurance aux heures difficiles ; ils leur trouvèrent assez généralement l’esprit plus ouvert qu’aux radicaux, se persuadèrent qu’ils les avaient méconnus jusqu’alors, ce qui avait été quelquefois le cas ; ils se laissèrent gagner par quelques-unes de leurs idées qui s’harmonisaient pour l’instant avec leur propre révolte contre l’injustice et dont la générosité, réelle ou apparente, contrastait, dans la lumière crue de la bataille, avec la dureté et l’égoïsme des anciennes classes dirigeantes. Il y a tout un socialisme bourgeois, tout un socialisme universitaire, qui date, qui sort de l’Affaire. Peu après, les socialistes parlementaires avaient renoncé à camper en dehors du parti républicain ; la majorité, très affaiblie par ses défaillances et consciente de sa faiblesse, les accueillit, comme un organisme fatigué reçoit un tonifiant. Jamais hommes ne prirent plus vite les bonnes et les mauvaises habitudes qui se contractent aux environs du pouvoir, quand on en partage la responsabilité et le profit. Tout le temps que va durer leur association avec les républicains, il n’y aura pas de politiques plus politiques, d’« opportunistes » plus « opportunistes », comptant avec les faits et avec le moment, ne paraissant occupés que du « possible », enchantés de faire figure de législateurs réguliers, de jour en jour plus avides des faveurs du pouvoir, de places et de décorations pour leur clientèle, et, tout à la fois, ne cédant rien sur le fonds, mettant leur empreinte aux lois, « socialisant » la République. Dans cette question de l’amnistie, quand Dreyfus, sorti de prison, rendu aux siens, ne parle plus à l’imagination, ne touche plus la fibre populaire, pourquoi ces réalistes s’obstineraient-ils ? Il y a pour eux des avantages plus positifs que des arrêts de justice à tirer du formidable ébranlement qu’a produit l’Affaire.

Grand soulagement pour Waldeck-Rousseau, pour les radicaux, pour tout le monde, quand les socialistes lâchent ainsi la partie, renoncent à réclamer le bagne pour Mercier, car il ne peut y avoir d’agitation inquiétante que par eux, dans les réunions ou dans la rue. Du coup, ils reçoivent leurs lettres de grande naturalisation politique.

La plupart des nouvelles recrues du socialisme, celles qui lui étaient venues par l’Affaire, mais qui étaient presque toutes universitaires et bourgeoises, refusèrent de suivre le mouvement et cherchèrent à retenir Jaurès ; mais Jaurès subissait alors l’ascendant de Millerand. Tout décidé qu’il fût à reprendre son rôle dans la tragédie quand le rideau se lèvera sur le dernier acte, il ne l’était pas moins à ne pas s’user dans l’entr’acte, à ne point paraître hypnotisé par Dreyfus. Il déclara aux amis qui le pressaient qu’il n’attendait rien de nouveau d’aucun des procès en suspens, ni de celui de Zola ni du mien ; « il était dangereux de faire mine de poursuivre Mercier », puisqu’on ne pouvait pas l’atteindre par la procédure légale ; en conséquence, il ne combattra pas l’amnistie, il laissera faire[39].

Ranc, qui était parmi les radicaux le plus voisin des socialistes, adopta la même attitude ; il a toujours mis son orgueil à être avant tout politique ; l’amnistie est une opération politique : il ne s’y opposera pas.

Il n’allait donc rester contre l’amnistie, avec les trois hommes (Zola, Picquart et moi) qui avaient un intérêt personnel à la repousser, que la Ligue des Droits de l’homme avec Trarieux, une demi-douzaine de journalistes avec Clemenceau, quelques rares républicains, dans les deux Chambres, qui ne pouvaient se résigner ni à l’impunité des grands crimes ni « aux hypocrisies d’apaisement[40] » ; et derrière eux, quelques milliers de revisionnistes militants, qui, gardant encore toute l’impulsion du drame, ne voyaient rien au delà de l’idée de justice, leur seule politique depuis deux ans. Mais telle était la force de l’objection morale qu’ils représentaient, qu’il faudra à Waldeck-Rousseau plus d’un an pour faire entrer l’amnistie dans la loi.

V

Méline, au lendemain de Rennes, poussé par les nationalistes, avait réclamé la convocation d’urgence des Chambres (14 septembre). Waldeck-Rousseau s’y refusa : les Chambres, en ce moment, ne feraient rien que recommencer le procès Dreyfus, jugé à Rennes, et interpeller sur le complot royaliste, déféré à la Haute-Cour. Il les maintint en vacances, pendant deux mois de plus, jusqu’au 14 novembre.

Ici encore, l’opinion républicaine fut avec lui, parce que cette soudaine tendresse des plébiscitaires pour le Parlement ne pouvait tromper que des complices. Jonnart (ancien ministre de Casimir-Perier et gendre d’Aynard, l’un des hommes qui, par sa droiture et son talent, avait le plus honoré le Centre) saisit l’occasion pour rompre avec Méline. Il lui écrivit vivement que la Haute-Cour suffisait à juger le complot des royalistes et de Déroulède ; quelques jours après, dans une autre lettre, à Cornély, il constata la faillite du parti modéré en raison de son attitude pendant l’Affaire[41].

Les modérés, avec Méline et Billot, auraient pu avoir tout l’honneur de la revision quand Scheurer-Kestner la leur avait apportée ; ils pouvaient s’associer, après les aveux et la mort d’Henry, aux efforts de Brisson : ils l’avaient renversé ; enfin, quand Waldeck-Rousseau, par un dernier coup de fortune, leur, offrit de réparer leurs fautes et d’organiser avec lui la défense républicaine, ils l’avaient d’abord dégoûté par leurs exigences, puis rejeté vers les radicaux et les socialistes. Maintenant, les conséquences de tant de maladresses et de misères commençaient à apparaître ; c’étaient le pouvoir passé, pour des années, aux « avancés » ; l’enrôlement des socialistes dans l’armée républicaine, alors que ni Bourgeois ni Brisson n’avaient osé auparavant « déplacer les frontières des partis » ; l’imminence d’une nouvelle lutte contre les gens d’Église, « conspirateurs incorrigibles, battus toujours, au 16 Mai, avec Boulanger, et remontant toujours à l’assaut de la République » ; la liberté d’enseignement menacée : « C’est l’odieuse doctrine à laquelle les Provinciales ont infligé une impérissable flétrissure qui vient de triompher à Rennes ; cette doctrine s’enseigne quelque part… » ; la guerre religieuse, déchaînée par les antisémites, « qui se portera contre les catholiques » ; « les uns ont tourné le dos à la justice ; les autres tournent le dos à la liberté » ; et « l’ébranlement des consciences dans les masses profondes de la nation ».

Cette lettre de Jonnart irrita vivement les modérés, comme fait presque toujours la vérité ; aussi refusèrent-ils de convenir de leurs erreurs et en commirent-ils de nouvelles.

On se souvient que Guérin avait reçu la consigne d’attendre dans son fort Chabrol la fin du procès de Rennes ; la condamnation ou l’acquittement de Dreyfus provoquerait quelque trouble dont il profiterait[42]. Aucun incident ne s’étant produit, il entama, par l’intermédiaire de Millevoye, des pourparlers avec le préfet de police, ne posant qu’une condition : que ses compagnons ne seraient pas inquiétés, et se rendit à un officier, à l’heure même où Dreyfus quittait Rennes (20 septembre). Ses compagnons se dispersèrent, « sans avoir fait acte de rébellion[43] », fort mécontents de lui et portés, pour la plupart, à le croire, contre toute vraisemblance, à la solde de la police.

L’instruction de « l’affaire Buffet, Déroulède, Guérin et autres » dura tout octobre.

Bérenger, le président de la Commission, fils de magistrat et lui-même ancien magistrat, avait toute sa vie été un modèle d’intégrité et d’honneur, poussant le scrupule de la légalité jusqu’à l’excès, s’il peut y avoir excès, en pareille matière, ne poussant pas moins loin celui de la liberté, d’esprit précis et ferme, naturellement grave et se plaisant à l’être, d’une indulgence raisonnée qui lui avait inspiré la loi fameuse du sursis, d’une grande sévérité de mœurs qui lui avait valu beaucoup de railleries à cause de son acharnement à poursuivre la littérature et l’imagerie obscènes, catholique pratiquant, qui n’aurait pas été de Port-Royal, mais qui aurait visité chez ces Messieurs et les eût aidés de ses conseils, et, au physique, de belle taille, le visage massif, les traits accentués, le front haut d’où semblaient sortir la justice et la bonté. Nulle complaisance à attendre d’un tel homme et personne, ni procureur ni avocat, ne se fût risqué à lui en demander.

Quand les coups de force réussissent, l’histoire n’a pas de peine à réunir les preuves du complot qui les a précédés ; ce sont les conspirateurs eux-mêmes qui les apportent comme des titres ou des créances. Il n’en est pas de même quand la vigilance des gouvernements a surpris les conspirateurs avant l’heure.

Bérenger interpréta systématiquement le doute en faveur des accusés et les textes, parce qu’il s’agissait de droit pénal, dans leur sens le plus étroit.

Sur les soixante-sept individus que la police, en août, avait arrêtés, Fabre, juge d’instruction, en avait déjà relâché quarante-cinq faute de preuves. La commission de la Haute-Cour en mit encore cinq hors de cause (Girard, Parseval, Monicourt, Guixou-Pagès et Thiébaud) et elle ne retint contre les autres que l’inculpation du complot[44]. Celle d’attentat fut écartée à l’unanimité, parce qu’il y avait sur ce point chose jugée en faveur de Déroulède. Le complot — s’emparer de l’Élysée par la jonction de l’émeute avec l’armée, changer la forme du gouvernement — fut retenu « avec cette circonstance qu’il avait été suivi d’actes commis ou commencés pour en préparer l’exécution[45] ».

Aux interrogatoires, les trois principaux accusés, Buffet, Déroulède et Guérin, refusèrent de répondre, réservant leurs explications pour l’audience. Les autres, seconds rôles comme de Ramel ou Godefroy, comparses comme Dubuc ou Baillière, protestèrent surtout qu’il n’y avait eu aucun concert entre royalistes et plébiscitaires ; ils n’ont pas suivi la même voie, mais des chemins parallèles ; ils ont conspiré au grand jour, en plein air, ils n’ont pas comploté ; s’ils ont tâché, en effet, les uns et les autres, de renverser ou de modifier la République, ils n’ont pensé qu’à l’armée, pour la défendre contre les traîtres et leurs complices.

Ainsi, ici encore, reparaissait l’Affaire, et il y avait quelque chose de singulier à demander, au même moment, l’amnistie pour une moitié de l’Affaire et des châtiments pour l’autre moitié, à opposer le beau mot d’apaisement à certains procès et à risquer d’aviver par un autre procès les colères et les haines. Mais ces contradictions, relevées surtout par les gens de droite, ne touchaient pas les républicains[46].

Barrès essaya d’apitoyer sur Déroulède, raconta que le ministère, ou le Syndicat, avait voulu le faire « crever ». Déroulède, ayant touché au brouet qu’on lui donnait, eut, pendant trois jours, des vomissements. Il fit savoir à qui de droit que, s’il mourait, ses amis exigeraient une autopsie. Les vomissements cessèrent[47]. Il n’y eut personne qui ne haussât les épaules.

Quelque scrupule, par contre, que Bérenger et ses collègues apportassent à leur instruction, ils ne parvenaient pas à faire oublier que la Haute-Cour était une juridiction politique. C’est le vice profond de ces sortes d’institutions qu’elles seront toujours soupçonnées de manquer de l’impartialité et de la sérénité sans lesquelles il n’y a pas de justice, alors même qu’elles s’efforcent le plus d’en faire preuve. La Constitution eût dû créer une Cour suprême, distincte du Sénat, composée d’hommes étrangers absolument à la politique. Pour l’opinion, dès qu’il s’agit d’accusés politiques, point d’autre crime que la défaite. « Ils savaient les risques de leur tentative. Ils ont perdu la partie. Ils iront en prison ou en exil. »

Cependant, l’autorité de Waldeck-Rousseau s’imposait tous les jours davantage, parce qu’il donnait à tous, adversaires ou amis, l’impression d’une volonté et que cette volonté, calme et réfléchie, tendait par tous ses efforts à refaire un gouvernement. Il y travaillait par des actes parfois contradictoires et avec des éléments étonnés de se trouver ensemble ; mais c’est que l’art de gouverner ne consiste pas, comme celui de l’écrivain, à développer seulement les conséquences d’un principe abstrait ; l’homme d’État est tenu de prendre les choses telles qu’elles sont, telles qu’il les trouve, pour ne pas se briser contre elles ; il emploie des hommes, non des mots.

Il eût préféré que son ancien parti ne se fût pas dérobé à l’heure des lourdes responsabilités et du danger ; il aurait préféré aussi que Dreyfus eût été acquitté à Rennes, et que l’indulgence envers les coupables fût le corollaire de la victoire. Mais, comme les événements avaient tourné autrement, c’était la force même des choses qui l’obligeait, non pas à suivre une autre politique que celle qu’il s’était proposée, à savoir de ramener la tranquillité et de renouer la tradition républicaines, mais à faire parfois usage d’une autre procédure et d’autres tactiques.

C’était, pour tout esprit équitable, l’évidence que Waldeck-Rousseau ne pouvait pas opérer, avec les impatientes milices qu’il lui avait fallu engager, à la place des vieilles troupes qui lui avaient faussé compagnie, comme il eût fait avec celles-ci, et sur un sol bouleversé par une nouvelle iniquité comme sur le ferme terrain de la justice.

Les journaux de droite n’arrêtaient pas de railler sa paradoxale tentative d’attacher les socialistes à une politique d’ordre ; le monde des affaires, sentant une main solide qui tenait les rênes, reprenait confiance.

Les travaux activement poussés de l’Exposition universelle qui doit ouvrir au printemps de 1900, la fierté qu’on ressent d’avance de cette nouvelle manifestation de notre génie artistique et industriel, la perspective de fêtes brillantes pendant plusieurs mois, l’attente d’un flot énorme d’étrangers qui dépenseront sans compter, aidèrent beaucoup à la détente des esprits. Fatigué d’émotions, on escomptait le plaisir et le gain. « Cette politique de l’Exposition », comme on l’appela, n’était pas très noble, mais ces sortes de réactions se sont toujours produites au lendemain des grandes fièvres publiques et elles font partie de l’hygiène nécessaire au rétablissement de la santé.

Enfin Waldeck-Rousseau arrêta la liste des projets qu’il soumettrait aux Chambres à la rentrée et par où la politique du Gouvernement serait définie et circonscrite[48]. La déclaration ministérielle, en juin, n’avait formulé aucun programme que « la défense républicaine », parce qu’il n’y avait alors rien à faire que d’attendre la justice et de rétablir l’ordre[49]. Maintenant le gouvernement avait l’obligation de préciser sa pensée autrement que par des mots.

Waldeck-Rousseau ne croit pas à l’imminente menace du péril social[50] ; le danger, à la fois moins scientifique et moins lointain, vient du côté opposé : l’émeute seule a été conjurée ; la contre-Révolution a maintenu ses positions ; son parti, le parti clérical, prépare de nouvelles luttes.

Il y avait encore beaucoup de républicains qui doutaient de l’innocence de Dreyfus. Il n’y en avait plus beaucoup, même parmi les plus modérés, à qui l’Affaire n’eût ouvert les yeux sur le changement profond qui s’était opéré dans l’esprit français depuis que la loi Falloux avait livré aux congrégations l’éducation et l’instruction d’une partie de la jeunesse.

La propagande enragée des Assomptionnistes, leur bonne presse, leurs 130 millions de feuilles semées annuellement, le filet aux mailles serrées d’une organisation électorale, à la fois grossière et savante, étendu sur tout le pays, c’était de beaucoup le moindre mal. L’œuvre des œuvres, c’est toujours l’enseignement, la formation (la déformation) des cerveaux, la création d’une mentalité tournée vers le passé, hostile à la science, au libre examen, l’empoisonnement des sources, d’où celui des eaux qui en sortent, se répandent dans toutes les directions, promènent et exhalent les germes.

Longtemps latente, tout à coup, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, la contre-Révolution s’est dressée. De combien peu s’en est-il fallu qu’elle ne l’emportât ! Nulle nécessité ne pouvait paraître plus évidente que de mettre non seulement la République, mais la société, la France moderne, à l’abri d’une nouvelle entreprise des forces et des idées du passé.

Les forces assaillantes, on les avait arrêtées plutôt que brisées. L’idée subsistait tout entière, proclamée, prêchée, enseignée, au nom du Syllabus, par les chefs politiques, par les congrégations. « La France, c’est le catholicisme. » La Révolution, « le mal révolutionnaire », c’est l’ennemi qui perd la France[51].

L’esprit de la contre-Révolution, qui s’identifie ainsi lui-même avec l’esprit catholique, s’était infiltré partout, dans la bourgeoisie, dans l’armée, dans l’administration ; l’on pouvait dire sans exagérer qu’il ruinait ce qui avait fait la force et la grandeur de la France, son unité morale.

Il y avait près de trente ans, au lendemain des désastres de 1870, que Renan avait écrit : « La question qui est au fond de toutes les autres, c’est que la France a voulu rester catholique ; elle en porte les conséquences. Le catholicisme est trop hiératique pour donner un aliment intellectuel et moral à une population ; il fait fleurir le mysticisme transcendant à côté de l’ignorance ; il n’a pas d’efficacité morale ; il exerce des effets funestes sur le développement du cerveau. Les nations catholiques qui ne se réformeront pas seront toujours infailliblement battues par les nations protestantes. Les croyances surnaturelles sont comme un poison qui tue si on le prend à trop haute dose… La supériorité intellectuelle et militaire appartiendra désormais à la nation qui pensera librement[52]. » — On venait d’avoir la preuve que toute la partie de la nation, qui avait reçu l’éducation des moines, ne pensait pas librement ; bien plus, qu’elle exerçait sa contagion sur l’autre partie. Quel autre moyen d’empêcher le mal de s’étendre que d’en supprimer les propagateurs, c’est-à-dire les congrégations ?

Ce n’avait pas été la solution de Renan : « Ce qu’il faut désirer, disait-il, c’est une réforme libérale du catholicisme, sans intervention de l’État. » Cette réforme est-elle possible ? Il s’est toujours rencontré une minorité d’esprits catholiques très distingués pour en reconnaître la nécessité et y travailler ; ils ont été suspectés aussitôt d’hérésie, de protestantisme inconscient, condamnés, réduits à l’apostasie ou au silence.

Les Bretons ont beau passer à la libre-pensée, ils gardent des croyances de leur enfance, sinon une empreinte, du moins un souvenir ému qui résiste à toutes les considérations scientifiques ou politiques. Pour Renan, la foi, la foi catholique, sera toujours « chose exquise[53] » ; Waldeck-Rousseau n’a pas seulement le respect, « l’estime extérieure de la religion[54] », comme peut l’avoir tout esprit tolérant, mais il lui a conservé une manière de tendresse filiale qui le fait s’inquiéter pour elle des fautes commises en son nom. Voilà sa position très spéciale dans la grande querelle qui recommence et dont les événements le font momentanément l’arbitre. Pour qui n’a pas pénétré à ce tréfond de sa pensée où continue à brûler la petite lampe de l’autel, sa politique est contradictoire. — Ayant des yeux « unitaires », comme la plupart des Français, au dire des Italiens, il déclare intolérables la coexistence de deux jeunesses, « moins séparées par leur condition sociale que par l’éducation qu’elles reçoivent », celle de deux sociétés, « l’une, de plus en plus démocratique, emportée par le large courant de la Révolution ; l’autre, de plus en plus imbue de doctrines qu’on pouvait croire ne pas avoir survécu au grand mouvement du dix-huitième siècle, et destinées un jour à se heurter[55] ». De l’école des grands légistes français qui n’ont jamais admis la constitution de communautés ecclésiastiques « sans la permission expresse du roi », il ne condamne pas seulement la mainmorte « parce qu’elle menace le principe de la circulation des biens », mais parce qu’elle permet « la constitution dans l’État d’une puissance rivale » dont elle est le formidable et inépuisable budget. Obstinément concordataire, parce qu’il tient que le Concordat garantit à la fois les droits incontestables de l’État et « les droits indéniés de la conscience », il tire argument autant du Concordat que du Code Civil contre les congrégations, parce que le grand statut napoléonien « a réservé au clergé séculier et hiérarchisé, soumis au contrôle de l’État, et la célébration du culte, et la préparation aux fonctions ecclésiastiques, et la prédication dans les églises ». Mais il est préoccupé aussi du tort que l’Église, que la religion éprouvent du fait des congrégations, des « moines ligueurs » et des « moines d’affaires », des dévotions grossières dont ils font commerce, de leurs prédications offensantes pour le bon sens et provocatrices, de la bassesse ou de la violence de leurs journaux, de leurs perpétuelles incursions à main armée dans la politique. Ainsi, ce n’est pas seulement dans l’intérêt de l’État laïque et de la société civile qu’il veut supprimer toutes celles des congrégations qui ne sont pas protégées par des droits acquis ; c’est encore dans l’intérêt des séculiers, de l’Église et de la religion elle-même. Débarrasser l’Église des congrégations qui l’exploitent et la compromettent, la ramener à la stricte pratique du Concordat, c’est, à ses yeux, la condition première de la réforme libérale du catholicisme. Affranchis de la tyrannie des moines, les prêtres se consacreront exclusivement à leur mission de consolation spirituelle, « l’Église restera l’Église[56] » ; « le mariage de raison entre l’État et l’Église » ne sera plus troublé, ce mariage qui était apparu à Gambetta comme une possibilité souhaitable, le soir même de l’élévation de Léon XIII au pontificat[57] ; la religion, nécessaire encore pendant longtemps à des millions de Français, ne risquera plus de subir les représailles que ses imprudentes ou détestables milices déchaînent périodiquement contre elle.

Il ne le dit pas — ou, du moins, il ne le dit pas avec cette netteté — parce que les catholiques, à l’exception de quelques esprits réfléchis et clairvoyants, le taxeraient d’hypocrisie, et parce que le gros des républicains qui, eux, visent l’immuable Église, et, même, la religion, au travers des moines, s’alarmeraient de cette sollicitude comme d’une illusion périlleuse ou d’une défaillance ; mais c’est sa tenace pensée de derrière la tête et il ne se lassera pas de protester, le long de la guerre qu’il va engager, que dissoudre celles des congrégations qui ne se soumettront pas à la loi, leur prendre (ou leur reprendre) leurs biens, leur interdire l’enseignement, ce n’est pas « attaquer l’Église[58] ». Il l’émonde des branches folles qui boivent le meilleur de sa sève ; il ne la scie point au tronc.

Il traduit cette fine et forte politique dans un projet qui n’est ni moins vigoureux ni moins subtil.

Peu d’hommes sont entrés dans la vie politique avec des solutions plus arrêtées et leur sont restés plus fidèles à travers les changements les plus imprévus. Ce projet de 1899 sur le contrat d’association, qui, tout à la fois, fonde une liberté, — de toutes les libertés celle qui contient en germe le plus grand nombre de réformes sociales, — et qui fait rentrer dans le droit commun les congrégations, — sans les nommer, d’ailleurs, ni dans le dispositif ni même dans l’exposé de la loi, rien que par l’application automatique de la définition d’où vient de sortir la nouvelle liberté, — c’est la reproduction presque textuelle du projet qu’il a déposé, une première fois, après la chute du ministère Gambetta, en 1882, et, de nouveau, l’année d’après, au nom du ministère Ferry. À dix-huit ans de distance, même méthode, même artifice : écarter les arguments politiques, feindre de les ignorer, procéder par la seule interprétation des principes généraux du droit, écrire simplement en tête de la loi que « le contrat d’association, l’association, est une convention », — ce qui est l’évidence, mais ce dont il fallait s’aviser, — comme le sont la vente, le louage et la société ; et tout le reste en découle. — En effet, si l’association est une convention, elle n’a pas plus besoin que les autres conventions « de l’agrément du gouvernement » ; elle se forme librement comme elles, sans autorisation préalable, non plus « sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer[59] » ; elle ne deviendra pas délictueuse, comme sous le régime injustifiable du Code pénal, parce qu’elle compte plus de vingt membres ; et voilà fondée la liberté qui décuplera, centuplera les forces de l’individu. Mais, d’autre part, puisque l’association est une convention, elle ne pourra, elle aussi, être établie, comme le louage et la vente, que « sur une cause et en vertu d’un objet licites » ; dès lors, elle sera nulle quand elle sera contraire aux lois, ou à la Constitution, ou à l’ordre public, ou quand elle comportera « renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce » ; — car ces prohibitions sont écrites formellement dans le Code[60] ; — et voilà subordonnées à la loi civile, soumises aux mêmes obligations que les associations de laïques, ces associations de moines, les congrégations non autorisées que la complicité et la faiblesse des pouvoirs publics ont laissé se constituer en marge du Code et, même, du Concordat. Les unes et les autres, désormais, les religieuses comme les laïques, quand elles seront établies « sur une cause et en vertu d’un objet illicites », seront déférées aux tribunaux et dissoutes en justice. — Pour les congrégations, « antérieurement autorisées et reconnues », leur situation étant devenue légale, leurs droits acquis doivent être tenus pour intangibles[61]. — Enfin, pour la première fois, la personnalité civile des associations est définie dans la loi. L’association, en soi, qu’elle soit composée de laïques ou de religieux, est « indépendante de toute possession de biens ». Elle peut devenir « une société de biens », « elle ne l’est point nécessairement ; « on doit même dire qu’elle n’est une association pure et simple qu’autant qu’elle met seulement en commun des facultés, des efforts personnels, dans un but autre que de partager des bénéfices. » La loi ne demande donc à ces associations, « qui se bornent à mettre en commun des intelligences », que d’avoir un but et un objet licites ; même si chacun de ses membres fournit quelque apport, « afin de fortifier l’action collective par des ressources pécuniaires », ou s’ils superposent à l’association une de ces sociétés ou communautés de biens d’où chacun conserve le droit, s’il vient à se retirer, de remporter sa part ou, s’il meurt, de la laisser à son héritier, les règles générales suffisent et l’État n’intervient pas. — Mais si les biens apportés à l’association, au lieu de rester la co-propriété toujours mobile de chacun de ses membres, des « personnes physiques » qui la composent, sont destinés à devenir la propriété immuable, sinon éternelle, de l’association elle-même, alors il est indispensable que l’État intervienne par une autorisation, car il s’agit ici à la fois de la création d’un être nouveau, la personne morale, et de la constitution d’une propriété d’un genre spécial, qui échappe à la circulation des biens. Lui seul pourra donc accorder la personnalité civile, c’est-à-dire « cette fiction légale en vertu de laquelle une association est considérée comme constituant une personne distincte de la personne de ses membres, personne qui leur survit et en qui réside la propriété en biens de l’association[62] ». — Les associations de laïques ou de religieux, à qui la personnalité civile aura été refusée, devront se dissoudre et leurs biens seront liquidés ; mais, ici encore, il ne sera pas appliqué d’autre règle que celle de tous les contrats, à savoir que les parties sont remises au même état que si elles n’avaient pas contracté. « Ceux qui auront apporté des biens à l’association illicite pourront les reprendre ; ceux qui les auront donnés ne seront point engagés par l’acceptation qu’elle en a faite » ; leurs héritiers en ligne directe, eux aussi, pourront reprendre ces biens ; et s’il en reste qui n’aient pas été ainsi revendiqués, ils seront acquis à l’État, et l’actif, pareillement, tombera dans le domaine public, car cela aussi c’est le droit commun.

Ainsi, la loi innovera seulement pour affranchir le contrat d’association des chaînes du Code Pénal ; mais dissolution des associations de biens qui n’auront pas été autorisées, impossibilité d’en fonder de nouvelles sans l’intervention de l’État, suppression, par voie de conséquence, de presque tout l’enseignement congréganiste, reprise d’une énorme fortune immobilière, tout cela résultera des principes généraux du droit, oubliés, endormis, que Waldeck-Rousseau réveille.

Jusqu’au vote de la loi, le gouvernement va continuer à appliquer l’article 291 ; une perquisition chez les Assomptionnistes, au journal La Croix, amena la découverte d’un véritable trésor de guerre, près de deux millions, — 1.800.000 francs, — dans la cellule du père Hippolyte[63].

On connaissait surtout Waldeck-Rousseau « comme libéral et comme modéré[64] » ; on s’étonna de tant de hardiesse, tant on avait oublié depuis quelques années que les plus modérés et les plus libéraux des parlementaires, sous la monarchie de Juillet et, déjà, sous la Restauration, ne se résignaient pas à admettre que le pays se couvrît indéfiniment de congrégations et de couvents, et qu’ils déniaient aux moines la capacité d’enseigner.

De la longue lutte que le parti républicain venait de traverser, il s’était dégagé beaucoup d’aspirations, politiques et sociales, de revendications de toutes natures de théories généreuses ou imprudentes. Waldeck-Rousseau refusa également de les ignorer et de se laisser entraîner par elles. Il apporta à toutes les questions qui s’imposaient le même esprit pratique, le même sens de la mesure, le même désir de faire le nécessaire et de ne pas faire plus. Il ne déclarera pas la guerre à l’Église ; il la portera seulement chez les congrégations non autorisées[65]. Il ne supprimera pas la liberté d’enseignement ; le projet de Leygues sur la scolarité exige seulement des aspirants aux fonctions publiques, un stage de trois ans, comme sous Louis-Philippe, dans les établissements d’instruction secondaire de l’État. Il ne fera aucune concession aux utopies collectivistes ou, simplement, socialistes ; Millerand propose seulement d’élargir la loi sur les syndicats professionnels et met à l’étude une loi sur la constitution d’une caisse des retraites ouvrières, comme en Allemagne. Il n’abolira pas la justice militaire, mais se met d’accord avec Galliffet pour renvoyer à la juridiction ordinaire, en temps de paix, les crimes et délits de droit commun, faire passer à la Cour de cassation les recours contre les jugements des conseils de guerre, et réformer leurs parquets.

Tous ces projets furent adoptés à l’unanimité par le conseil des ministres où Galliffet ne se montra pas le moins résolu. L’un des rares généraux de la République qui n’eussent pas cherché à se mettre en bonne posture auprès du Père du Lac, il s’était inquiété depuis longtemps des progrès de l’esprit clérical dans l’armée, était décidé à bousculer les « jésuitières » et, possédant supérieurement le sens de l’autorité, avait signifié nettement qu’il entendait être maître chez lui. Il venait ainsi de prendre, en guise d’avertissement, un décret fortement motivé qui enlevait au Conseil supérieur de la guerre et aux commissions supérieures de classement la désignation des officiers généraux. Qu’« aux yeux des officiers qui ont l’espoir d’arriver aux plus hautes situations de l’armée, le gouvernement et le ministre de la Guerre ne soient rien », que les commissions « soient tout », c’était, selon Galliffet, « le renversement de toutes les règles de la logique et de la sagesse » ; ces règles n’avaient pu être méconnues que par la faiblesse de Freycinet quand il recherchait, par une telle abdication, la faveur des grands chefs ; désormais, plus d’oligarchie militaire, se recrutant elle-même, mais le ministre, le chef de l’armée, rétabli dans la plénitude de son pouvoir et de ses droits. Les propositions d’avancement lui seront soumises ; il choisira, décidera seul[66].

Les journaux de droite ne s’y trompèrent pas : les projets de Galliffet, surtout ceux de Waldeck-Rousseau et de Leygues, ce branle-bas de combat, dans tout le parti républicain, pour la reprise de la guerre contre les moines, ce sont les conséquences de l’Affaire ; et c’était, en effet, l’Affaire qui se continuait, non plus dans les prétoires et dans la rue, mais dans la politique et dans la loi, au fond des choses. Ses enseignements, les périls qu’elle a révélés, ramènent les républicains à la tradition et aux principes dont la méconnaissance a rendu possibles le crime judiciaire et la longue résistance, encore invaincue, à la justice.

VI

La rentrée des Chambres qui avait donné lieu, l’année précédente, à une violente agitation (la place de la Concorde envahie et toutes les forces de police mobilisées), s’opéra dans le calme ; Dreyfus n’était plus à l’île du Diable et il y avait un Gouvernement.

Waldeck-Rousseau demanda la discussion immédiate des diverses interpellations qui lui étaient adressées sur ses actes depuis quatre mois ; plusieurs étaient relatives à des incidents qui touchaient à l’Affaire, aucune à l’Affaire elle-même.

Galliffet, débutant ; à la tribune, y parut aussi à l’aise qu’à la manœuvre ou à la bataille. Ses premiers mots : « L’armée n’a pas le droit de parler… » furent acclamés par les Gauches qui ne cessèrent plus de l’applaudir. Il expliqua les mesures qu’il avait prises contre quelques officiers, scandant le récit de chaque cas par cette affirmation : « C’était mon droit. » Il eut réponse à tout. Quand ce n’était point des raisons, c’était de l’esprit. Sur le déplacement de Roget : « Le général Roget parle bien, mais il parlait trop. » Sur ces rapports avec le duc d’Orléans : « Je n’ai jamais promis mon aide à n’importe quel prétendant pour venir en France occuper l’emploi de chef de gouvernement. » Sur l’accusation d’avoir voulu influencer les juges de Rennes : « Jamais plus grande liberté n’a été laissée à un conseil de guerre. Je vais plus loin, je dirai : J’ai fait acte de faiblesse en n’usant pas de tous mes droits et de tous mes pouvoirs vis-à-vis du commissaire du gouvernement[67]. »

Cassagnac déclama contre la grâce, « soufflet donné à l’armée », comme pour se faire pardonner les articles où il avait traité Mercier de « scélérat[68] » ; Viviani annonça « qu’il essaierait de tenir en échec la proposition d’amnistie », parce que « l’apaisement ne pouvait pas découler d’une formule[69] » ; mais ni l’un ni l’autre n’insistèrent, Viviani résigné déjà à l’impunité de Mercier, Cassagnac convaincu depuis longtemps de l’innocence de Dreyfus. L’intérêt n’était plus là.

Cochin, pour la Droite, puis Méline, pour le Centre, dirigèrent le principal de leur attaque contre la participation des socialistes au pouvoir ; ils en ont été effrayés du premier jour, « comme d’une des plus graves évolutions qui aient été accomplies depuis la fondation de la République[70] » ; tous deux, mais surtout Méline, dénoncent l’Affaire comme l’origine du mal. « C’est grâce à l’Affaire, disent-ils, que le parti socialiste est parvenu à entrer au gouvernement » ; il n’exerce pas seulement son influence « sur le terrain social », mais encore, et non moins puissamment, « sur l’orientation politique du ministère ».

Millerand, pendant les vacances, avait pris plusieurs fois la parole, et précisément parce qu’il restait logique avec lui-même, avait rassuré et inquiété tour à tour les intérêts. Ainsi à Limoges, il a fortement dit aux ouvriers qu’ils ne peuvent attendre d’amélioration à leur sort « ni de mouvements tumultueux et violents, ni d’une panacée subite », que « le temps des miracles est passé » et « qu’on ne changera pas d’un coup de baguette le sort des malheureux[71] » ; mais, à Lille, quelques jours après, il a repris les affirmations de son discours de Saint-Mandé : « L’hypothèse collectiviste n’est pas seulement une hypothèse légitime et féconde ; elle est encore tous les jours vérifiée par les faits… », et il a rappelé l’objet constant de ses efforts : « Unifier le parti socialiste, le mener vers la conquête des pouvoirs publics[72]. »

Ce discours de Lille fut porté à la tribune par le député Motte, grand industriel de Roubaix ; Waldeck-Rousseau, l’année précédente, avait fort contribué à le faire élire contre Guesde, qui avait appelé Millerand à la rescousse. Motte, ayant donné lecture des déclarations de Millerand, leur opposa des discours de Waldeck-Rousseau, vieux à peine d’un an, sur le collectivisme révolutionnaire : « Il va, par des chemins où soufflent la haine et la colère, à la détresse et à la servitude… Il accumule mensonges sur mensonges. »

On eût pu objecter à Motte qu’il n’était question ici que du collectivisme révolutionnaire ; mais c’était l’avis de beaucoup que le collectivisme était d’autant plus dangereux qu’il était moins révolutionnaire. La doctrine, même réduite à l’hypothèse, professée par un membre du gouvernement, entouré de tout un cortège officiel, a fait plus de chemin en une heure qu’en dix ans de propagande.

C’est ce que Viviani, parlant au nom des socialistes, avoua avec son ordinaire franchise. Il remercia Millerand « des belles, des fortes et honnêtes paroles » prononcées à Lille. Millerand, par ce discours, n’a pas seulement justifié « le lien qui l’unissait à son propre parti », mais encore « celui qui unissait le gouvernement aux masses populaires ». Ainsi, dans la bataille contre la réaction, « les socialistes ne demandent qu’à paraître au premier rang, assez forts pour porter seuls, si on le veut, toutes les responsabilités ».

Grosse difficulté tout de suite pour Waldeck-Rousseau. Il perd sa majorité s’il rompt avec les socialistes, et il ne veut pas être leur prisonnier, pour ne pas cesser d’être lui-même.

Il répond donc qu’aucun des membres du cabinet n’a eu à sacrifier ses opinions particulières, — « sur l’autel de la cruelle déesse du pouvoir », avait-il dit autrefois ; — que, pour lui, il n’a pas changé d’avis sur certaines doctrines, « parce qu’il redoute toujours qu’au delà d’une immense espérance, il y ait de terribles déceptions » ; mais qu’il faut juger le gouvernement sur ses actes et sur son programme. Et ce programme, c’est la laïcité de l’État, la vieille bataille républicaine contre le parti clérical et les congrégations.

Plus de 300 voix approuvèrent cette déclaration de guerre[73].

Waldeck-Rousseau vit très bien que, tant que durerait la lutte contre les moines, les socialistes, engagés en première ligne, ajourneraient leurs projets de cité future ; mais il ne vit pas au delà.

Méline annonça la victoire prochaine de « la révolution sociale » : « Vous avez logé l’ennemi dans la place sous prétexte de la défendre[74]. » Clemenceau écrivit que « l’on s’apprêtait à continuer de parler sans agir[75] ».

VII

Waldeck-Rousseau, dès qu’il eut son vote de confiance, porta son projet d’amnistie au Sénat[76].

Il y avait, au Luxembourg, une commission chargée d’examiner une loi d’amnistie pour toutes sortes de délits de presse, de réunion, de grève, de désertion, de fraude, de pêche et de chasse, qui avait été votée l’année précédente par la Chambre[77]. Waldeck-Rousseau proposa d’y ajouter « tous les faits criminels ou délictueux connexes à l’affaire Dreyfus, ou ayant été compris dans une poursuite relative à l’un de ces faits » ; en outre, « toutes actions criminelles ou civiles relatives à ces faits seront éteintes ».

Ainsi un seul jugement subsistait, celui de Rennes, parce qu’il n’eût pas été possible de le supprimer sans priver Dreyfus de son droit d’en poursuivre la revision ; — il n’y avait pas d’exception à l’extinction des actions criminelles, même pour la trahison et le meurtre ; et l’extinction des actions civiles ne constituait pas moins qu’un retour au droit royal d’abolition.

Milliard, ancien garde des Sceaux, qui faisait partie de la commission, demanda si le gouvernement ne serait pas disposé à étendre l’amnistie au complot qu’il avait déféré à la Haute-Cour. Waldeck-Rousseau répondit que non.

Le procès de Zola avait été indiqué pour le 21 novembre à Versailles, le mien pour le 21 décembre à Paris. Ils furent aussitôt rayés des rôles par ordonnances des présidents d’assises, ajournés à une date indéterminée. « Attendu que les faits visés par la citation paraissent être de ceux qui doivent être couverts par le projet d’amnistie[78]. » À quoi bon mettre en mouvement toute la machine judiciaire, entendre des témoins, plaider pendant des audiences, pour un arrêt qui ne sera jamais exécuté ?

On s’étonna que le seul fait par le gouvernement d’avoir saisi une commission sénatoriale d’un paragraphe à ajouter à un vieux projet d’amnistie, fût suffisant pour arrêter le cours de la justice. Clemenceau, surtout, s’en indigna : « Le beau de l’amnistie, c’est que, pour produire ses effets, elle n’a pas besoin d’être… Vous portez la main sur toutes les garanties des citoyens ; vous semez dans les consciences le mépris des lois[79]. »

Picquart, quelques jours auparavant[80], avait adressé à Waldeck-Rousseau une lettre très vive. Depuis qu’il avait échoué dans sa demande d’une enquête supplémentaire sur l’affaire Boulot et celle des pigeons voyageurs, il insistait pour être jugé, réclamait de Galliffet la réunion du conseil de guerre ; il tint à le dire dans une lettre publique : « J’ai hâte de démontrer que les accusations portées contre moi reposent sur la fraude et le mensonge… Je proteste contre l’amnistie de toutes mes forces. Amnistier un homme injustement accusé, c’est lui enlever la réparation morale à laquelle il a droit. » Il demandait en outre l’ouverture d’une instruction contre Gonse, « toujours en possession de son grade », en raison « de son rôle louche dans l’affaire du faux Henry », et contre Gribelin, « toujours pourvu d’un emploi de confiance au ministère de la Guerre ».

Nulle protestation plus légitime ; mais aucun gouvernement, même hostile à l’amnistie, n’aurait engagé de poursuites sur l’insinuation que Gonse aurait été associé au faux d’Henry.

La convocation du conseil de guerre dépendait du gouverneur de Paris ; Brugère ne prit pas d’ordre de jugement ; mais on opposa l’amnistie à la plainte de Picquart contre le beau-frère de Rochefort qui avait produit dans son journal[81] la fausse photographie, sortie des ateliers d’Henry, où il était représenté en conversation avec Schwarzkoppen. On l’opposa également aux procès de Zola contre Judet et contre les experts. Un seul procès fut retenu, celui de Labori contre la Libre Parole, pour les articles où il était accusé de s’être fait tirer une balle dans le dos, d’avoir machiné de toutes pièces l’attentat de Rennes. Drumont fit défaut, dans l’impossibilité où il était d’alléguer, non pas même l’ombre d’une preuve, mais une apparence de bonne foi, et il fut condamné, comme le demandait Labori, à un franc de dommages-intérêts et deux cent quarante insertions dans les journaux (13 décembre). — Drumont ayant fait opposition, un accord intervint par la suite entre lui et Labori qui se contenta d’une rétractation du diffamateur.

Ces suspensions de la justice, par trop semblables à des dénis de justice, indignèrent fort les adversaires de l’amnistie. Les amis de Mercier, maintenant rassurés, racontaient que le projet de Waldeck-Rousseau avait été « pensé » par Picquart et « rédigé par moi[82] ». Manœuvre grossière qui fit des dupes, poussa aux polémiques.

J’avais essayé, jusqu’à la dernière minute, de dissuader Waldeck-Rousseau ; son projet même fortifiait mon principal argument : « Vous excluez Dreyfus de l’amnistie ; c’est pour lui conserver son droit à la justice ; lui laissez-vous tous les moyens de le faire valoir ?… » Je ne partageais pas l’opinion que Mercier, mis en accusation, serait absous par la Haute-Cour ; je ne tenais pas, d’ailleurs, à ce qu’il souffrît dans sa chair ; seul l’exemple importait à la leçon de morale et de justice sans laquelle ni l’armée ni le pays lui-même ne retrouveraient leur équilibre : « Que vous demandons-nous ? D’attendre, pour amnistier, que l’encre soit sèche sur le verdict qui aura dit que la forfaiture est et reste un crime ? Non, pas même cela. Vous amnistierez, nous amnistierons avec vous, quand l’encre sera humide sur l’arrêt. Quelle hâte vous emporte ? Laissez seulement rendre l’arrêt vengeur. Laissez seulement passer la justice…[83] »

Les articles de Clemenceau furent d’un ton plus âpre. L’amnistie, à ses yeux, n’est pas seulement une erreur ou, même, une faute, mais un « crime », une « honte » ; il l’appelle « l’amnistie scélérate » ; c’est l’un des symptômes « d’une débâcle morale comme il ne s’en est pas vu de pareilles dans l’histoire d’un peuple réputé maître de ses destinées ». « Lorsque des politiques, écrivait-il, voire des plus avancés, se vantent de trouver des conditions de paix dans cet effondrement total de la Justice et de la Vérité ; lorsque surtout le peuple, indifférent à toute autre chose qu’aux illusions de la phraséologie, se grise de mots sans chercher la réalisation des idées, c’est que tous les éléments de vie par lesquels une nation subsiste et grandit sont en voie de régression définitive[84]. » Il malmena fort les ministres, « gens faibles de cœur », apeurés devant la Jésuitière bottée ». « Ils se font les complices des bandits ». « Ils ajournent la volonté, ils ajournent le courage et ils appellent cela gouverner la République française. » « On n’apaisera rien ou, si l’on fait le silence, ce sera le silence d’une agonie. »

Les articles de Clemenceau et les miens, ceux d’Yves Guyot et de Pressensé, les lettres « ouvertes » de Trarieux et d’Havet, une lettre de Dreyfus au Sénat, le conjurant de ne pas lui enlever ses moyens de réhabilitation, entretenaient l’ardeur des militants, provoquaient des répliques de Drumont et de Lemaître, donnèrent à penser à quelques républicains. L’« éponge », soit, mais pas si vite, sur des crimes encore si frais ! À la commission sénatoriale, le vieux Clamageran, républicain de la grande époque et de la bonne école, était résolument opposé au projet. Il commença par demander des explications sur l’anéantissement de l’action civile. Il ne contesta pas que l’extinction des actions publiques fût la conséquence nécessaire de l’amnistie, mais jugeait exorbitant que l’action civile fût interdite aux plaignants, à la veuve d’Henry[85] comme à Picquart et aux juges d’Esterhazy. Le droit d’abolition, privilège exclusif du roi, a disparu avec la Monarchie. La République peut-elle le faire revivre ? Clemenceau, traduisant la pensée de Clamageran, écrivit fortement : « La Révolution aurait-elle eu tout simplement pour effet de déplacer la source d’iniquité, de la faire descendre des hauteurs du trône dans le marais populaire[86] ? »

Comme il y avait vraiment difficulté à proposer au Sénat, qui siégeait, en tant que Haute-Cour, en permanence, « de prononcer des condamnations politiques le jeudi et d’amnistier, le vendredi, des crimes de droit commun[87] », la commission s’ajourna sine die. Le gouvernement n’insista pas. L’illusion nous vint que nous aurions gain de cause, encore une fois, en dépit des obstacles accumulés et par la seule force de la raison. J’écrivis dans le Siècle[88] :


Ce nuage noir, qui menaçait d’envahir tout le ciel, de crever sur notre moisson de justice, fauchant les épis encore verts, à peine dorés, il s’éloigne, sous le vent, vers l’horizon… Quand le Dieu rémunérateur et vengeur disparaît du ciel, les religions sont mortes. Quand le juge rémunérateur et vengeur disparaîtra de la terre, ce sera la fin des sociétés civilisées… Il faut un exemple qui empêche, de longtemps, les Mercier de recommencer.


VIII

Mercier, avec son audace accoutumée, releva le défi, se porta candidat au Sénat. Si la proposition de le mettre en accusation est réveillée et adoptée, si la Chambre le renvoie devant la Haute-Cour, il comparaîtra devant elle comme sénateur.

Ni l’arrêt de Rennes, qui recondamnait l’innocent, ni le décret de grâce, qui condamnait les juges et les accusateurs de l’innocent, n’avaient troublé un instant l’extraordinaire placidité de Mercier. Pendant que Boisdeffre s’enterrait plus profondément dans son manoir et que Gonse geignait dans sa retraite de « demi-solde », Mercier restait invaincu et debout. On le rencontrait souvent dans les rues, toujours jeune d’allure, la tête haute et droite, et qu’il redressait encore quand il se croisait avec quelque défenseur notoire de Dreyfus.

Apparemment, il y a des hommes qui sont dépourvus de conscience, comme d’autres du sens de l’odorat ou du toucher.

Barrès, par dilettantisme et perversité, Cavaignac, par sottise, d’autres, pour se justifier devant eux-mêmes, l’avaient adopté. À la mort de Chesnelong, quand son siège de sénateur inamovible échut au département de la Loire-Inférieure, les royalistes offrirent la candidature à Mercier. Ils y étaient maîtres de l’élection. Il eut l’air de se faire prier, posa ses conditions : « Sa candidature sera nationaliste ; elle restera placée en dehors et au-dessus des luttes habituelles des partis. » « Il ne connaît pas les préférences politiques » des délégués sénatoriaux et « il ne parlera pas des siennes » : « France, d’abord ; réunissons nos efforts pour arracher notre pays aux sans-patrie[89]. »

Les comités de Nantes, leur porte-paroles, le comte de Juigné, les descendants des Chouans, tous ces catholiques bretons d’une lignée ininterrompue de royalistes, passèrent par où il voulut, l’acceptèrent malgré son passé républicain[90] et ses attaches protestantes, parce qu’il était celui qui, sciemment, avait fait condamner par deux fois le Juif innocent. Ainsi l’ordonnait le prétendant. Son père n’était descendu qu’à Boulanger.

Quelques vieux orléanistes en ressentirent un peu de honte.

Mercier fut nommé par plus de 700 voix contre un peu moins de 300 au candidat républicain, Riom, ancien maire de Nantes, qui se savait battu d’avance, mais qui s’était porté pour l’honneur (28 janvier 1900).

Le nombre des sénateurs à remplacer s’élevait à 99 ; 95 républicains furent élus ou réélus, parmi lesquels Freycinet, Poirrier, Jean Dupuy, Demôle, Cordelet, Barbey, Thézard ; mais trois des sénateurs sortants qui avaient pris parti ouvertement pour Dreyfus, Ranc à Paris, Thévenet dans le Rhône, Siegfried dans la Seine-Inférieure, échouèrent devant le suffrage restreint, comme Jaurès et moi nous avions échoué devant le suffrage universel. Ce fut le fait caractéristique du scrutin et la leçon ne fut point perdue pour les députés.

IX

Le Sénat, constitué en Haute-Cour pour l’affaire du Complot, siégea du 9 novembre au 4 janvier, pendant quarante-sept audiences.

Malgré la dure fatigue et l’ingrate besogne, il ne se produisit aucune défaillance.

Le « plan[91] » des accusés nationalistes se dessina du premier jour : donner aux membres de la Haute-Cour physionomie d’hommes de parti, d’« exécuteurs », et, pour cela, lasser leur patience par le vacarme et l’injure. Comme l’avocat Falateuf eût voulu prendre sa tâche au sérieux, Déroulède lui dit que ce serait peine perdue : « Pas d’illusions ; vous ne serez pas devant un tribunal ; nous entrons dans une porcherie. Leur passer la main sur le dos ! Ça me salira et ça ne leur fera même pas plaisir ! Il n’y a qu’à leur taper sur le museau[92]. »

Les royalistes qui ne se souciaient pas d’être condamnés soulevèrent la question de compétence. Selon Devin, avocat de de Ramel, la Haute-Cour, compétente pour juger le crime d’attentat, ne l’était pas pour celui de complot. Ce fut également l’avis du vieux Wallon et des deux premiers présidents de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, Mazeau et Boulanger. Wallon, « le père de la Constitution », comme on l’appelait, alla jusqu’à dire que « juger autrement serait une forfaiture ». Le procureur général Bernard, à l’audience publique, et Chaumié, sénateur de Lot-et-Garonne, à l’audience secrète, leur répliquèrent. La Cour se déclara compétente, comme elle avait fait dans le procès de Boulanger et pour les mêmes raisons, mais, seulement par 157 voix contre 91. Elle décida ensuite que ceux de ses membres qui n’avaient pas assisté à sa première séance, du 18 septembre, ne pourraient pas siéger.

L’appel et le défilé des témoins, au nombre de trois cents, fut l’occasion d’un premier scandale. Ceux qui étaient cités par les accusés les acclamèrent, en passant devant la Cour, et chantèrent, par manière de défi, la Marseillaise. Barrès, qui en était, expliqua « qu’ils étaient excités par le mépris que leur inspirait le lieu ». Il s’amusa beaucoup de son camarade Papillaud qui interpella ainsi un sénateur : « Enfin ! vous appelez-vous Bidard, Bidon, Bidault ou Bidet[93] ? » Guérin, de temps à autre, se levait, donnait au président « des conseils pour l’organisation d’un meilleur service d’ordre ».

Fallières présida avec beaucoup d’impartialité et l’indulgence qui était de son caractère[94].

Les interrogatoires des royalistes occupèrent trois audiences. Buffet ne cacha rien de ses sentiments. Il a « la haine » de la République ; « même en prison, il travaillera à sa destruction » ; mais il n’a conspiré ni avec les plébiscitaires, ni avec les antisémites. Toutefois « deux liens » unissent les accusés disparates « dont plusieurs ne se sont jamais parlé » : c’est la recherche de l’homme qui débarrassera le pays de la République, — quel qu’il soit, cet homme aura l’aide de Buffet, — et c’est « la défense de l’armée contre les outrages dont on l’abreuve ». — De Ramel, la tête certainement la plus forte du parti, et Godefroy ne contestèrent pas qu’ils s’étaient donné beaucoup de mouvement pour recueillir de l’argent, mais c’était « pour fonder un grand journal royaliste », nullement pour aider à un coup de force. — Les autres, Chevilly, Sabran, Bourmont, le baron de Vaux, Fréchencourt étaient des correspondants du Duc, ou avaient brouillonne à côté des événements.

On passa alors à Déroulède. De sa plus aigre voix, il raconta à nouveau son histoire, telle qu’il l’avait arrangée peu à peu et à laquelle il avait fini par croire : comment il s’était « servi » de Gambetta, avait « suscité » Boulanger, mis ensuite son espoir en Casimir-Perier et en Félix Faure. Il ne s’est résolu à travailler seul, à renverser la République parlementaire par la force, qu’après l’élection de Loubet : « À Président indigne, présidence troublée… » (La Cour lui inflige trois mois de prison pour outrage au Président de la République.) Enfin le coup qu’il avait manqué, en février, à Reuilly, il avait résolu, en juin, de le recommencer et il en avait arrêté la date : le jour du jugement de Rennes, et quel que fût ce jugement, car, pensait-il, si le traître était acquitté, ses amis vainqueurs se livreraient dans Paris « à des saturnales » et, s’il était condamné, « ils provoqueraient une émeute ». Cependant Déroulède n’a jamais opéré qu’avec sa Ligue et sans aucune entente avec les royalistes ; sauf Godefroy, Cailly et Guérin, il n’a connu aucun de ses prétendus complices avant de les rencontrer en prison ; il tient au surplus le duc d’Orléans pour « un mauvais roi ». Ses hommes, Baillière et Barillier, dirent comme lui ; puis Guérin s’expliqua longuement sur ses équipées et, non moins longuement, sur ses tares, les accusations d’escroquerie et de vol qui avaient été portées contre lui par d’anciens associés et lui avaient valu des condamnations. Il donna l’impression d’un chef, aussi beau parleur et de beaucoup plus dangereux que Déroulède ; mais la plupart de ses co-accusés avaient honte de lui, maintenant qu’ils n’avaient plus besoin de lui, et le lui marquaient.

Le scandale éclata dans son plein aux dépositions. Les principaux témoins à charge, dans une affaire comme celle-ci, appartenaient nécessairement à la police. C’eût été miracle s’ils eussent recueilli seulement des renseignements exacts. Ce fut surtout ce qu’ils avaient surpris de la vérité qui servit de prétexte aux colères et au tapage. Cailly, Dubuc, Brunet, Barillier, dressés sur leurs bancs, vociféraient, invectivaient tantôt les témoins (Lépine, Puybaraud, Hennion), tantôt le ministère public et les juges ; ils les traitaient de « misérables » et de « coquins », leur montraient le poing. À bout de patience, le procureur général requit leur exclusion pour plusieurs audiences et quelques peines de prison. Un avocat (Hornbostel) se fit suspendre pour trois mois.

Ces scènes, la goujaterie naturelle des uns, la violence à froid des autres, faisaient les délices du beau monde.

Parmi les témoins à décharge, les uns rendirent seulement hommage au caractère des accusés ; les autres, plus ou moins leurs complices, protestèrent surtout qu’il n’y avait aucune entente entre les royalistes et les plébiscitaires.

Déroulède était malade, ou fit le malade[95], pour la déposition de Roget. Le général, plus loquace et plus sourd que jamais, répéta ses déclarations antérieures, à savoir qu’à Reuilly, au retour des obsèques de Félix Faure, il n’avait entendu ni les propos que Déroulède, à la bride de son cheval, lui avait hurlés à l’oreille, ni ceux que le chef des « patriotes » avait tenus un peu plus tard, dans la cour de la caserne. Des soldats les avaient entendus (l’un d’eux, nommé Michel, en déposa) ; lui, point. Comme plusieurs membres de la Cour (Denoix, Chaumié, Bidault) le pressaient un peu, la droite s’indigna, demanda si le général était accusé ou témoin. Fallières le protégea : « Personne n’a le droit de le soupçonner, mais personne n’a le droit non plus d’empêcher que des questions soient posées[96]. »

Fallières, comme Waldeck-Rousseau, chercha à dégager les généraux, à garder à tous une réputation, même imméritée, de loyalisme. Il a existé tout un dossier des complicités militaires ; mais le ministère public n’en fit point usage.

Marcel Habert, le Pylade de Déroulède, qui s’était soustrait par la fuite à l’arrestation préventive, se constitua prisonnier le 19 décembre, — la procédure de contumace suivie contre lui finissait le 20, — et demanda que sa cause fût jointe à celle des autres accusés.

La Cour s’y refusa, dans le double intérêt de la justice et des accusés. Le procès se poursuivait depuis déjà trente-cinq audiences. Il eût fallu recommencer tous les débats.

Belle occasion pour Déroulède de jouer l’une de ses scènes ordinaires de fureur. Il n’assistait pas aux audiences depuis quelques jours, se disant malade et « par répugnance morale[97] ». Il y retourna pour appuyer la requête de son ami : « Marcel Habert ne vient pas ici pour prolonger un débat, mais pour s’offrir comme moi et avec moi à votre vengeance. » Et, tout de suite, dès que le Procureur général eût conclu contre la jonction, un flot d’invectives : « Connaissant l’obéissance de la magistrature aux ordres du gouvernement… Cette Assemblée est infâme… J’ai témoigné mon mépris à la Haute-Cour et je le témoigne encore ; vous êtes les domestiques de l’illégalité. » Le Procureur général requiert l’application de la loi pour outrages à des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions ; Déroulède reprend : « Allez jusqu’au bout de vos peines. Plus je serai frappé par vous, plus je serai honoré par la France… Vous pourrissez mon pays ! Vous êtes des misérables ! Vous êtes des bandits !… Votre Président de la République déshonore la République comme vous déshonorez la France ! » Il fallut l’enlever. Du seuil de la salle, il cria encore à Fallières : « Je ne respecte que vous ici, et encore vous présidez une Assemblée de gredins qui vous font peur. »

La Cour le condamna séance tenante à deux ans de prison et prononça son exclusion des débats jusqu’au réquisitoire (20 décembre).

Barrès, qui feint d’admirer très fort ces imprécations de Déroulède, observe cependant : « Je vous dis qu’il possède de naissance la notion du ridicule, mais qu’il se hausse jusqu’au courage de braver le ridicule[98]. »

Les débats furent clos le 26. Bernard commença son réquisitoire en déclarant qu’il abandonnait l’accusation contre Brunet et Cailly, du groupe antisémite, Baillière, et trois royalistes, Chevilly, Fréchencourt et Bourmont. Ils étaient acquittés d’avance faute de charges convaincantes ; un triage plus sévère parmi les inculpés aurait pu les faire relâcher plus tôt.

Le réquisitoire et les plaidoiries achevés, et chacun des accusés ayant une dernière fois repris la parole, la Haute-Cour passa deux grandes journées à rendre son arrêt (2 et 3 janvier 1900). Engagés comme ils l’étaient dans la bataille des partis, outragés comme ils l’avaient été depuis deux mois, ses membres auraient pu céder quelque chose à la colère ; ils n’en firent rien, mirent leur honneur à être des juges, rien que des juges, non seulement impartiaux, mais indulgents. Ils acquittèrent Barillier à la presque unanimité, Sabran et de Ramel à la majorité, Godefroy, Dubuc et de Vaux à la minorité de faveur, et ne condamnèrent que Buffet, Déroulède et Guérin, Sur le chef du complot, et en accordant à chacun d’eux des circonstances atténuantes. Les peines suivantes furent ensuite votées : dix ans de bannissement contre Buffet et Déroulède[99], dix ans de détention contre Guérin.

Les trois condamnés n’avaient pas seulement avoué qu’ils avaient travaillé à renverser la République par la force ; ils s’en étaient glorifiés.

Le mois d’après (19-22 février), Marcel Habert fut condamné pour complot à cinq ans de bannissement[100].

Le public vit surtout que la rue serait de quelque temps tranquille et que les agitateurs laisseraient désormais les officiers à leur métier.

X

Malgré les procédés tour à tour fermes et apaisants de Galliffet, le corps d’officiers restait nerveux, rétif ; il ne revenait pas à la ligne droite de la discipline. C’était l’un des grands soucis de Waldeck-Rousseau. Le décret de Galliffet sur l’avancement des officiers généraux, son projet sur le rajeunissement des cadres provoquèrent une nouvelle effervescence.

Il y avait plus de quinze ans que les commissions supérieures de classement, en majorité réactionnaires et qui votaient au scrutin secret, ne proposaient au choix, pour le grade de général, que des officiers « bien pensants » et des nobles, travaillant ainsi à la constitution d’une véritable caste militaire, ouvertement hostile au régime et qui considérait l’armée comme une chose à elle. Vers la fin de cette année 1899, le nombre des lieutenants et sous-lieutenants à particule étant à peine de 10 pour 100 (sur 8.000), celui des généraux de division appartenant à des familles d’ancien régime ou anoblies était de 30 pour 100 (sur 110). Ainsi l’officier noble avait trois fois plus de chances de devenir général que son camarade roturier, fût-il sorti des Jésuites avec des opinions monarchistes. — Quiconque était soupçonné d’attachement au gouvernement républicain était noté comme « faisant de la politique ». On savait en haut lieu le sens de la formule. « Il n’y avait pas d’exemple d’un officier auquel le fait d’être républicain n’eût pas nui[101]. »

En cet état de choses, le décret de Galliffet sur les commissions supérieures de classement, par lequel il brisait leur omnipotence et se réservait la nomination des généraux[102], parut une manière de révolution ; et c’en était une, en effet, puisque les officiers républicains allaient enfin pouvoir dire, « sans risque de se perdre[103] », qu’ils ne méprisaient pas le gouvernement du pays, et puisque l’accès des hauts grades se rouvrait devant eux ; — mais rien aussi ne pouvait irriter davantage les privilégiés de naissance, de fortune et d’opinion qu’un retour à l’équité et à l’égalité ; ils l’interprétèrent comme une injustice.

Même au plus fort de la crise, les manifestations publiques d’officiers avaient été rares. Il ne s’en était produit qu’une seule depuis la grâce de Dreyfus, parmi de tout jeunes gens et à l’issue d’un banquet ; — une demi-douzaine de lieutenants d’infanterie avaient fait scandale dans les rue de Montélimar ; l’un d’eux, plus ivre que ses camarades, avait crié : « À bas Loubet[104] ! » — Mais l’ordre matériel n’est pas tout l’ordre, surtout dans l’armée ; une sorte d’indiscipline morale, de rébellion latente, est plus grave de conséquences que des actes isolés d’insubordination.

Si le décret de Galliffet avait eu besoin d’être justifié après l’expérience des dernières années, il l’aurait été par l’hostilité aussitôt accrue des coteries militaires. Galliffet eût supprimé radicalement les commissions, réclamé pour lui seul le droit d’avancer au choix les officiers de tous grades, alors qu’il débouchait seulement l’étroit couloir où étouffaient les républicains, le mécontentement n’aurait pas été plus vif. Aussi bien vit-on dans son décret une préface, un commencement. Le ministère, qui avait fait si peu d’exemples, qui témoignait d’une si grande volonté d’apaisement, fut, plus que jamais, « le ministère Dreyfus » ; plus que jamais, les officiers firent montre de leurs sympathies pour les ennemis et les plus grossiers insulteurs de la République. Partant, leurs propos colportés, leur attitude provocatrice, les commentaires de la presse nationaliste et cléricale, impatientaient les républicains et allaient préparer d’autres fautes.

Une chose, laide entre toutes, porta beaucoup, dès qu’elle fut connue, sur l’opinion : la « mise en quarantaine » des quelques officiers qui avaient osé déposer à la Cour de cassation et à Rennes comme témoins à décharge, et des officiers juifs. À Rochefort, les camarades de Freystætter n’eurent avec lui que des relations de service, ne saluaient pas sa jeune femme. Hartmann, à Versailles, ne fut pas mieux traité ; il fallut, pour éviter un éclat, l’adjoindre à son ami Ducros, à l’atelier d’artillerie de Puteaux, isoler ces deux lépreux qui n’avaient pas voulu parler contre leur conscience.

Comment faire coexister une grande démocratie, absolument libre et profondément divisée, et une armée qui ne peut tenir que par la discipline et qui périra si la politique y pénètre ? La République, entrant dans sa trentième année, apercevait enfin le problème.

Problème difficile, si la République n’avait eu affaire qu’à la caste militaire, à son dédain pour le gouvernement légal, à sa prétention d’être maîtresse chez elle, à son esprit d’envahissement ; mais combien plus difficile encore depuis que les fautes et les erreurs des grands chefs, les crimes de quelques-uns, les secrets de l’État-major divulgués, l’injustice répétée des conseils de guerre, avaient porté à l’institution militaire elle-même, une pire atteinte que celle des défaites ! En vain, tout le long du drame, nous avions averti les chefs et les prétendus défenseurs de l’armée qu’ils l’engageaient dans la pire des aventures. Maintenant le mal apparaissait. Il n’y avait pas d’« ennemis de l’armée » à l’époque où les meilleurs citoyens, Scheurer ou Grimaux, étaient accusés de l’être. Un an plus tard, nombre de socialistes et d’« intellectuels » exaspérés l’étaient devenus. Le militarisme a produit l’antimilitarisme. Encore un peu, l’antipatriotisme sera la réaction imbécile ou scélérate contre les patriotismes de carrefour.

Avant tous, Gohier avait proposé et prêché la détestable croisade. « L’épisode romanesque du capitaine millionnaire, sacrifié par de méchants camarades et par des chefs criminels[105] », n’avait jamais intéressé l’ancien royaliste que comme une occasion ou un prétexte. Il attendait une révolution, une « catastrophe » ; l’affaire Dreyfus, comme autrefois l’affaire du Collier, ne sera qu’un prologue : « Des mains audacieuses ont arraché les voiles et la défroque somptueuse des idoles sociales ; on a vu ces idoles nues ; on les a trouvées pourries ; encore un coup de pic : elles s’effondrent[106]. »

C’était à précipiter « les idoles pourries » et, d’abord, l’institution militaire qu’il s’employait dans l’Aurore et, comme on peut penser, à la grande satisfaction de ses anciens amis, non point qu’il y eût quelque accord secret entre eux, mais à cause du profit qu’ils tiraient contre nous de sa frénésie. Désavoué déjà par quelques uns des revisionnistes les plus autorisés[107], il ne l’avait pas été cependant avec la vigueur qu’il eût fallu. Beaucoup en avaient peur. En octobre, quand Galliffet réclama des poursuites contre lui, à l’occasion d’un article plus particulièrement odieux, Jaurès se solidarisa avec lui : « Si Gohier est coupable, nous le sommes ; si Gohier peut être poursuivi, nous pouvons et nous devons l’être[108]. » Clemenceau consentit une fois de plus à invoquer en sa faveur « le principe de la liberté qui suppose le droit d’émettre toute opinion, même la plus choquante[109] ».

Clemenceau, en décembre, ayant quitté l’Aurore, parce que Gohier se targuait d’avoir été seul à tirer de l’Affaire « des arguments d’ordre général[110] », le furieux ne connut plus aucune contrainte. Qu’on juge de cette polémique forcenée par un seul passage :


Il y a cinq ans, la vue de l’uniforme éveillait chez le bon citoyen de tristes souvenirs. Il se rappelait les désastres sans nom, les lâchetés, les trahisons, les troupeaux de généraux livrant les tas de drapeaux, les capitulations honteuses, la patrie rançonnée, mutilée. Il se rappelait encore le massacre de trente-cinq mille Parisiens ; les Galliffet, les Boulanger, les Déroulède, se vautrant dans le sang français, égorgeant les vieillards et les femmes, rôtissant les blessés, pour se rattraper de leur couardise devant l’ennemi… Maintenant, sur l’uniforme militaire, la boue a recouvert le sang[111].


Enfin, je n’y pus tenir. Briser ouvertement avec Gohier, ne pas me contenter de dire, comme avait fait Clemenceau, que a je n’étais point disposé à contresigner tout ce qu’il écrivait[112] », mais crier que ses diatribes étaient haïssables et impies, me parut un devoir. Je publiai dans le Siècle un article intitulé « Assez ![113] » :


Il n’y a pas eu en 1870, monsieur Gohier, que des Bazaine… Faut-il les nommer, ceux qui tombèrent sur les champs de bataille, ceux qui, tel jour, purent croire qu’ils tenaient la victoire et qui certainement ont sauvé l’honneur ?… On a abusé du Gloria victis ! La pure, la sainte inspiration d’Antonin Mercié a été, depuis quelques années, dénaturée, faussée. Il y avait plus de santé morale, de revanche latente, de victoires en puissance dans le Væ victis ! du vieux brenn gaulois. Cependant, il y a une auréole sur les grands deuils de la patrie, malheur à qui la méconnaît !… Quoi ! la vue de l’uniforme n’évoque aujourd’hui, pour M. Gohier, que la pensée d’Esterhazy et d’Henry ! Malheureux que vous êtes, cet uniforme n’est-il pas aussi, ou n’a-t-il pas été, celui des Picquart, des Freystætter et des Hartmann ? Et, alors même que ces justes ne se seraient pas trouvés dans l’armée, de quel limon croyez-vous qu’est faite l’âme de ceux que vous appelez des « honnêtes hommes », quand vous écrivez qu’ils ne voient sur l’uniforme français que la boue recouvrant le sang ?… Raillez-moi, monsieur Gohier, mais je continue à saluer dans ces hommes qui ont été trompés, qui seront détrompés un jour, j’en ai la ferme espérance, et qui, même s’ils ne doivent jamais être détrompés, n’en sont pas moins dignes de respect et d’estime, parce que la pensée qui les guide, et qui les trompe, a sa source dans l’amour de la Patrie et de l’armée… Nous avons montré, nous autres, que le sentiment du Droit n’est point mort dans notre pays. Ils ont montré eux, tout en faisant erreur sur les faits, quelle est, dans notre corps d’officiers, l’ardeur d’un patriotisme jaloux. Moi, qui, peut-être plus que vous, ai été insulté, outragé, vilipendé, traîné dans la boue et haï, je m’incline devant leur patriotisme et je les en honore.


L’article fit grand bruit, soulagea beaucoup de consciences de revisionnistes, étonna dans l’autre camp beaucoup de braves gens qui avaient cru au Syndicat juif, à la campagne, organisée systématiquement, avec l’or allemand, contre l’armée.

Je reçus de Gohier une bordée d’injures ; Picquart dit à Clemenceau « qu’il y avait en moi du sang de Judas Macchabée[114] ».

XI

La condamnation de Dreyfus à Rennes dut fort divertir Esterhazy. — Il avoue le bordereau ; pour les juges militaires, il faut que Dreyfus en reste l’auteur. L’innocence juridique du traître demeure entière. — Par contre, son principal métier, celui de « maître chanteur », va tomber à rien.

On n’a pas oublié sa dernière opération : en juillet, il annonce qu’il part pour Rennes ; en août, tout à coup, il décide de rester à Londres ; puis, tout le temps du procès, il écrit à Carrière et à Roget qu’il va produire des documents et n’en produit aucun[115]. — Maintenant, il aperçoit dans le projet d’amnistie une suprême occasion de tirer de son sac une dernière mouture. Parce que, seule, la découverte de quelque crime encore ignoré peut faire échouer l’amnistie, obliger le Gouvernement à laisser la justice suivre son cours, il se flatte de faire craindre à la fois à Waldeck-Rousseau et à Boisdeffre (ou à Gonse) que la révélation viendra de lui. Il écrit donc à Waldeck-Rousseau que, malgré son désir « de ne pas fournir des aliments nouveaux à des polémiques désastreuses », il va se trouver dans la nécessité de porter de terribles accusations contre ses anciens chefs[116] ; et il avise ceux-ci qu’il est entré en négociations avec le gouvernement pour lui livrer ses fameux papiers. Des deux côtés, pense-t-il, on lui payera son silence.

Le plan n’était pas inférieur à d’autres qui avaient réussi ; seulement les temps étaient changés.

Sauf qu’il continua des relations actives avec les gens de la Libre Parole, nous ne savons rien de son opération du côté de ses anciens protecteurs ; nous avons, par contre, ses lettres à Waldeck-Rousseau, deux ou trois par semaine durant trois mois, d’une fureur monotone, où l’accusation, selon les règles de cette littérature spéciale, ne se précise pas, reste dans le vague. Waldeck-Rousseau soupçonna bien que tout n’y était pas mensonge ; mais le vrai et le faux y étaient si étroitement, si diaboliquement mêlés, qu’il eût mieux valu qu’Esterhazy ne dît jamais la vérité et mentît toujours.

Il revient sans cesse à Henry, et c’est évidemment par calcul, pour se couvrir de lui, de l’homme, « qui a connu tous ses faits et gestes », « qui n’a jamais cessé d’être en relations avec lui », « qui, à aucun moment, n’a rien ignoré de lui » ; — mais il y a de l’obsession aussi dans cette perpétuelle évocation de l’ami dont il a été le mauvais génie et qui s’est tué à cause de lui. De tous ceux qui ont joué un rôle dans le drame, Henry est le seul dont il ne médise jamais ; tous les autres, Du Paty, Gonse, surtout Boisdeffre et Roget, sont des « misérables », des « faux témoins », de « lâches et immondes canailles » ; ils l’ont « bassement sacrifié », ont sacrifié « plus laidement » encore « l’honnête et brave soldat » qu’était Henry. — Il a lu l’étude, que je fis paraître à cette époque, sur Le Rôle d’Henry[117]. Il m’injurie à ce propos, avec son ordinaire violence ; mon étude est un « pamphlet infâme et stupide » ; pourtant, j’ai eu raison d’écrire qu’Henry et lui « ont toujours été en rapports directs et intimes[118] ». — Quand la veuve d’Henry proteste contre l’amnistie, aussitôt il surgit à ses côtés, car « il souhaite, lui aussi, écrit-il à Clamageran ; que la lumière soit faite d’une façon éclatante sur le rôle d’Henry, si intimement lié au sien[119] ». Aussi bien « tous les autres » chefs étaient également informés, connaissaient ses actes, « les approuvaient et en profitaient[120] ».

Entre temps, après plus d’un an, son procès avec son cousin Christian finissait par être appelé et le descendant des palatins de Hongrie était condamné à trois ans de prison pour escroquerie[121]. J’émis l’avis que le gouvernement devait demander son extradition, le faire juger contradictoirement[122]. On l’aura sous la main ; un jour ou l’autre, il parlera. Waldeck-Rousseau et Monis s’y refusèrent.

Esterhazy a-t-il supposé que Waldeck-Rousseau était plus inquiet pour son amnistie qu’il ne voulait le paraître ? La justice anglaise, au premier mot, l’aurait livré ; pourquoi ne le réclamait-on pas ? Que serait-ce s’il menaçait de rentrer en France, de se livrer lui-même ?

Il imagine, en attendant, de mettre Clemenceau dans son jeu, lui propose son alliance, sans embarras, comme la chose la plus simple du monde, d’égal à égal. Il lisait ses véhéments articles contre l’amnistie, où les ministres, surtout Waldeck-Rousseau et Millerand, étaient fort malmenés. « Vous ne voulez pas, lui écrit-il, de l’amnistie, et moi, je n’ai qu’une idée dans la tête : me venger des lâches qui m’ont abandonné… Je suis en mesure, grâce à quelques papiers en ma possession, de faire beaucoup de mal à ces misérables… Je sais quelles sont les intentions du gouvernement qui veut les sauver. Voulez-vous associer en secret vos haines aux miennes ?… Envoyez-moi quelqu’un de sûr[123]. »

Clemenceau, comme on pense, ne répondit pas, mais il publia la lettre, « la soumit respectueusement à MM. les sénateurs, membres de la Commission de l’amnistie[124] ».

Bernard Lazare aurait voulu que Mathieu Dreyfus, par quelque intermédiaire, achetât à Esterhazy ses papiers ; Mathieu objecta qu’on avait déjà persuadé à trop de gens qu’Esterhazy était « l’homme de paille » des juifs ; Esterhazy ne manquera pas d’avertir Drumont que le « Syndicat » a tenté de le corrompre. On n’aura même pas les papiers.

Esterhazy, repoussé par Clemenceau et ne voyant rien venir du côté des Dreyfus, joua son grand air. Il écrivit à Waldeck-Rousseau qu’il avait pris son parti, qu’il était décidé à aller jusqu’au bout : « Je suis prêt à rentrer en France… Je me livrerai pour mes actes à vos tribunaux. Ils sont méprisés de l’univers, mais ils ne m’empêcheront pas, au jour de l’audience, d’établir devant le monde entier l’infamie de ceux dont votre ambition veut assurer l’impunité. » (26 janvier.) Puis, deux jours après, dans une lettre à Monis, il demanda formellement à être entendu par un magistrat.

Waldeck-Rousseau, cette fois, le prit tranquillement au mot. Il savait qu’Esterhazy jouait la comédie, une comédie qui tournait à la farce, et qu’il se garderait bien de rentrer, à cause de sa condamnation pour escroquerie qui serait confirmée contradictoirement ; mais l’occasion lui parut bonne pour en finir avec ce perpétuel chantage, ces perpétuelles menaces de révélations non seulement contre l’ancien État-Major, mais contre Brisson, contre Galliffet et contre lui-même. En conséquence, il invita Lequeux, consul général à Londres, à faire savoir à Esterhazy qu’il était autorisé « à recueillir ses déclarations et à recevoir ses documents dans l’intérêt de la justice[125] ».

Voilà Esterhazy bien surpris. Au lieu de vendre au plus offrant son sac, le vider pour rien ne faisait pas son affaire. Comment se dérober ? C’était avouer qu’il n’avait plus rien à dire, tuer son commerce déjà malade. Il se rendit donc chez Lequeux, traîna sa déposition, à travers de fastidieux bavardages, pendant quatre audiences[126] ; mais entre chaque audience, il écrivait à Waldeck-Rousseau que, s’il avait déjà produit de bien redoutables accusations, ce n’était rien pourtant en comparaison de ce qu’il lui restait à dire et qu’il y aurait un bien grand intérêt patriotique à ne pas le laisser achever : « C’est avec une profonde douleur que j’en arrive là… Il est terrible pour moi d’en arriver à dépasser les Urbain Gohier, les Clemenceau dans leur œuvre… J’avais cependant prévenu le Cavaignac imbécile et le Boisdeffre hypocrite… » Et comme Waldeck-Rousseau continuait à ne pas entendre : « Vous voulez donc que je montre que, dans cette armée, jadis vaillante, la lâcheté au feu n’est plus une tare… Je vais donc raconter les canailleries de Galliffet… Vous voulez de la m..... Allons-y, comme disait ce pauvre Henry ! » Et, finalement, la note enfin sincère, comique : « J’ai refusé, il y a peu de temps, de parler pour 250 livres, et cette fois ce sera gratis ! »

Quand Waldeck-Rousseau lut la déclaration d’Esterhazy, il lui parut qu’elle n’ajoutait pas grand’chose à sa déposition devant la Cour de cassation[127]. C’était, une fois de plus, le récit de la collusion, des secours que l’État-Major avait portés au misérable contre Scheurer-Kestner et Picquart, de ses rapports avec Du Paty. Sur les lettres de l’Empereur allemand, rien que ce qu’on savait déjà : « Je ne les ai jamais vues, mais j’en ai entendu parler et je les ai toujours déclarées idiotes. » À l’en croire, c’est lui qui en a démontré la fausseté à Henry. Sur Henry, l’affirmation répétée de leur constante intimité ; Henry a tout de suite reconnu que le bordereau était de son écriture, mais Sandherr connaissait, lui aussi, son écriture, puisqu’ils avaient travaillé ensemble en Tunisie et, déjà, à des affaires de contre-espionnage ; Henry a été vraisemblablement assassiné. Sur ses rapports avec Schwarzkoppen : « Ils ont été de tout temps parfaitement connus », notamment de Boisdeffre et de Du Paty. — Comme le consul n’avait point charge de l’interroger, mais seulement de consigner ses déclarations, il dit et esquiva ce qu’il voulut. — Enfin, il avait fait voir quelques billets autographes d’Henry et de Du Paty, notamment celui d’Henry : « Il faut faire le silence sur les épîtres du Q couronné (l’Empereur allemand) ; donnez la consigne[128] » ; mais il n’en voulut déposer aucun ; et il avait ajouté, en terminant, « qu’il se réservait de compléter ses explications devant la justice française ».

En résumé, aucun fait nouveau, aucune pièce nouvelle que Dreyfus aurait pu alléguer pour demander une deuxième revision ; et, d’autre part, aucun argument contre l’amnistie. Au contraire, selon Waldeck-Rousseau, des arguments de plus en faveur de l’amnistie, puisque l’ancien État-Major s’était encore plus sottement et plus vilainement compromis qu’on ne l’avait cru.

Esterhazy avait-il en sa possession d’autres pièces que ces quelques billets de Du Paty et d’Henry ? Il le donna à entendre, mais rien ne le prouve.

Waldeck-Rousseau fut persuadé qu’il n’avait rien de plus ; par conséquent, il pouvait bien continuer à crier si cela lui plaisait, mais il n’était pas en son pouvoir de « rouvrir l’Affaire », comme il en menaçait, par un nouveau scandale.

Quand Esterhazy comprit qu’il avait été joué ou, pis encore, qu’il s’était joué lui-même, il éclata, lança contre Waldeck-Rousseau une furieuse imprécation :


Je me déclare coupable, s’écrie-t-il, j’ai des complices, je vous somme de me poursuivre et de poursuivre tous les responsables, et vous n’en faites rien ! Comment ! vous m’arrachez mes épaulettes et vous les laisseriez sur le dos de tous ces gens ! Comment ! vous me faites voler ma solde et vous leur laisseriez leurs traitements ! Comment ! vous m’arrachez mon nom et vous les laisseriez honorés ! Non, non, pas de ça… « Il n’y a rien », dit votre Garde des Sceaux ; et je vous ai montré cependant, vous m’avez forcé à montrer que le faux et le crime, le vol et le mensonge, sont, avec les pires lâchetés, les moyens d’action de l’armée… Ils se sont dit, ces généraux, parce qu’ils sont tous lâches et incapables de me comprendre, que, vieux, fatigué, malade, sans pain, moi, l’homme habitué à la vie aisée et facile, je ne résisterais pas, et que, plus ils me frapperaient, plus ils m’anéantiraient… Ils ne me connaissent pas et vous ne me connaissez pas… Je suis prêt à tout, je ne reculerai devant rien, j’irai en France, devant les juges serviles, provoquer et entendre les témoins parjures, jeter les vérités de honte à la face de ces soldats abjects, et, ainsi, du fond de la boue où vous me plongez, je serai le grain de sable qui fait sauter la chaudière, le noyau durci qui fait éclater la meule[129].


Waldeck-Rousseau lui fit simplement demander s’il consentait à se dessaisir des pièces qu’il avait produites au cours de sa déposition ; nécessairement, Esterhazy refusa.

Il écrivit encore quelques lettres d’injures, réfléchit enfin qu’il perdait sa peine, chercha un autre emploi de ses facultés et ne tarda pas à trouver. Une dame française, qui tenait une maison de rendez-vous, où elle travaillait, quand il le fallait, de sa personne, le prit pour amant de cœur, recruteur et secrétaire. Le ménage marcha assez bien pendant deux ans. Elle s’aperçut alors qu’il la volait, le mit à la porte et, ayant liquidé sa maison, rentra en France où elle épousa un gendarme.

XII

La session parlementaire fut très calme. — Deschanel, réélu président, l’ouvrit par un discours sur « la terrible crise que le pays venait de traverser ». Comme il avait eu soin de ne pas s’y engager, (même avant de monter au fauteuil, où le président, en effet, « doit rester en dehors de la lutte des partis »), il put distribuer au parti de la Justice, dont avait été son père, et à l’autre, la même dose d’éloges et de regrets, d’avertissements et de conseils. Il affirma ainsi que, des deux côtés, « de nobles esprits, des consciences droites et de généreux cœurs avaient lutté et souffert », recommanda aux hommes clairvoyants, dans les deux camps, « de répudier les exagérations et les excès qui compromettent les plus respectables causes », et, saluant « la trêve de l’Exposition », demanda pourquoi elle ne durerait pas.

La discussion du budget occupa presque toute la session. Waldeck-Rousseau, satisfait de l’ajournement de nos procès, laissait, depuis quatre mois, sommeiller l’amnistie ; volontiers, il l’aurait laissée dormir plus longtemps. La commission sénatoriale la réveilla par un scrupule de légalité. Le règlement n’accorde pas aux ministres le droit d’amender les propositions qui émanent de l’initiative parlementaire ; Waldeck-Rousseau et Monis ayant commis cette erreur[130], le Sénat n’était pas régulièrement saisi.

Le principe d’une loi d’oubli accepté, trois objections ont été faites aux propositions primitives du gouvernement : on n’amnistie que des condamnés ; ni Picquart ni moi nous ne le sommes, et l’opposition de Zola a fait tomber le jugement rendu par défaut à Versailles ; — il faut excepter le meurtre (l’attentat contre Labori) de l’amnistie ; — la survivance de l’action civile est de droit étroit. Waldeck-Rousseau renonça donc à demander expressément l’amnistie pour les faits connexes à l’Affaire et déposa un projet « sur l’extinction de certaines actions pénales[131] ». C’étaient « toutes les actions publiques à raison de faits se rattachant à l’affaire Dreyfus et toutes poursuites commencées ou non », à la seule exception de celles qui étaient engagées ou pourraient l’être pour crime de meurtre ou d’assassinat ; les actions civiles étaient, cette fois, réservées.

Le nouveau projet sauvegardait mieux les apparences que le précédent ; en fait, il aboutissait, sauf pour moi, aux mêmes conséquences. Mercier, les faussaires du deuxième bureau et les faux témoins de Rennes échappent aux lois ; Zola, Picquart et moi, nous sommes soustraits à nos juges naturels ; et ni Picquart ni Zola n’en trouveront d’autres, parce qu’aucun intérêt civil n’est engagé dans leurs procès[132] ; seule, la veuve d’Henry pourra réclamer des dommages-intérêts.

Waldeck-Rousseau, entendu par la commission[133], n’eut qu’un argument : « la question n’est pas de juger ou d’absoudre les actes accomplis ; il s’agit seulement de mettre les partis dans l’impuissance de faire revivre un douloureux conflit ».

Milliard lui demande à nouveau de comprendre dans l’amnistie les condamnés de la Haute-Cour : « Non, dit-il, leurs condamnations ont assuré la paix publique. »

Ainsi la paix publique est à deux fins ; pour le même intérêt, Guérin restera en prison, Déroulède en exil, et Mercier au Sénat.

Dreyfus adressa de Carpentras une nouvelle protestation à Clamageran :


Ce projet éteint les actions publiques d’où j’espérais voir sortir des révélations, des aveux peut-être, qui m’auraient permis de saisir la Cour de cassation ; il me prive de ma plus chère espérance… Je n’avais sollicité aucune grâce. Le droit de l’innocent, ce n’est pas la clémence, c’est la justice… Nul ne souhaite plus ardemment que moi l’apaisement, la réconciliation des bons Français, la fin des horribles passions dont j’ai été la première victime. Mais la Justice seule peut faire l’apaisement… L’amnistie me frappe au cœur ; elle ne se ferait qu’au profit exclusif du général Mercier… Je supplie le Sénat de me laisser mon droit à la vérité, à la justice[134].


Je proposai à Picquart et à Zola de demander à être entendus par la Commission. Zola écrivit à Clamageran : « Je veux être jugé et achever mon œuvre. » Picquart : « La loi m’atteindrait deux fois, puisqu’elle m’amnistierait d’un délit que je n’ai pas commis et me comprendrait dans une même mesure avec le général Mercier et ses complices. » J’invoquai mon droit « de prouver devant le jury que j’avais fait œuvre d’historien » : « J’ai été soucieux seulement d’établir le véritable rôle des principaux auteurs d’un crime judiciaire[135]. »

La Commission nous reçut quelques jours après[136], nous écouta avec attention, mais son parti était pris. Sauf son président Clamageran, elle était décidée à supprimer nos procès.

Le jour même où elle entendit nos explications, Esterhazy lui écrivit : « J’ai fait, devant le consul général de France, quatre longues dépositions Le prétexte d’apaisement est un mensonge… Ce qu’on veut, ce que vous allez faire par ordre, c’est assurer certaines impunités et sauver Reinach et Picquart… Chacun sait que tout cela est convenu d’avance entre Reinach et ceux qui lui obéissent servilement, »

Cette vilaine sottise (que Waldeck-Rousseau était secrètement d’accord avec Picquart et avec moi) avait été inventée par le journal d’Arthur Meyer[137]. Depuis, elle remplissait les journaux de droite, circulait dans les cercles, dans les couloirs de la Chambre. Drumont appelait l’amnistie « l’amnistie juive » ; Rochefort avait appris de source sûre qu’elle avait été négociée, en ma faveur, avec le Pape. — On sait l’amitié ancienne qui m’unit à Waldeck-Rousseau ; on feint de ne pas comprendre qu’étant amis, nous pouvons différer d’opinion. Nous avions parlé souvent de l’amnistie sans nous convaincre[138] ; Picquart ne s’était jamais rencontré avec lui.

Le lendemain de notre audition par la commission, un journaliste radical, devenu nationaliste, Edmond Lepelletier, reprit violemment l’antienne. « L’amnistie est perfide et honteuse » ; elle a été préparée par Waldeck-Rousseau « avec les compères Dreyfus, traître en chef, et les sous-traîtres, Picquart, Reinach, Zola » ; « ce trio de scélérats sue de peur à l’idée que l’amnistie pourrait être refusée[139]. »

Nous décidâmes, Picquart et moi, de poursuivre le journal ; Zola refusa de se joindre à nous, parce qu’il s’était imposé depuis longtemps la loi de laisser tout dire et de se consoler par le mépris.

La commission adopta le projet de Waldeck-Rousseau et confia le rapport à Guérin ; il avait présidé la commission pour la loi de dessaisissement et avait été ministre de la Justice avec Mercier et Dupuy.

  1. Jules Huret, En liberté, dans le Figaro du 22 septembre 1899.
  2. La Vérité en marche, 163 et suiv.
  3. 25 septembre 1899. Presque tous les ministres et le président du Sénat, Fallières, assistèrent aux obsèques. Des discours furent prononcés par Cazot, Siegfried, Brisson et Ranc.
  4. Souvenirs de Jeunesse, 22.
  5. 21 septembre 1899.
  6. Voir t. V, 565.
  7. Siècle du 22 septembre 1899, Aurore des 24 et 26, etc.
  8. Article 443 du Code d’instruction criminelle.
  9. Voir t. V, 487.
  10. Nouvelle Presse libre du 5 octobre 1899. — Je publiai la protestation du docteur Mosetig dans le Siècle et dans le Figaro du lendemain.
  11. Voir t. III, 105.
  12. Elle ne fut publiée qu’en 1901 (7 à 10 mai), dans le Siècle.
  13. Voir t. V, 141.
  14. « Picquart demandait une enquête supplémentaire d’où le non-lieu serait nécessairement sorti. » (Clemenceau, Injustice militaire, 387.)
  15. L’entrevue eut lieu le 4 octobre. Picquart m’écrivit le lendemain qu’il avait été très satisfait de son entretien avec Millerand : « Je vous remercie beaucoup de m’avoir fait faire sa connaissance. » Millerand m’avait écrit précédemment : « Dès maintenant, je crois pouvoir vous dire qu’il n’y a rien à craindre, car nous avons causé de l’affaire de Picquart et il a été formellement entendu qu’elle serait ajournée en attendant l’heure où elle pourrait, avec quelques autres, être définitivement liquidée. » (24 septembre 1899.)
  16. Articles 127 et suivants du Code d’Instruction criminelle.
  17. Ce qui n’empêchera pas Clemenceau d’écrire que « Galliffet refusa brutalement » la demande d’enquête supplémentaire qui avait été formée par Picquart. (Aurore du 14 novembre 1899.)
  18. Voir t. V, 559.
  19. Aurore du 24 septembre 1899.
  20. Zola croyait, comme moi, à la complicité d’Esterhazy et d’Henry ; il me l’écrivit de Londres à plusieurs reprises. — Voir t. V, 621 et suiv. — Dans son article du 5 juin 1899, à son retour en France, il y insista : « Oui, je soupçonnais Henry déjà, mais sans preuve, à ce point que je crus sage de ne pas même le mettre en cause. Je devinais bien des histoires, certaines confidences étaient venues à moi, si terribles, que je ne me sentis pas le droit de les risquer, dans leurs effroyables conséquences. »
  21. Voir t. V, 124.
  22. La Vérité en marche, 157 et 159. (Aurore du 12 septembre 1899.)
  23. Siècle du 22 septembre : « Le procès que Zola, par son retour, a réveillé, ne sera pas stérile, ni le procès qui m’est intenté pour la gloire d’Henry… On luttera, on rusera encore contre nous. C’est entendu, prévu. Luttes et ruses tourneront contre l’iniquité… Nous cernons le crime, il ne peut plus échapper. »
  24. Lettre de Zola : « Si on a la justice de laisser venir nos procès, ce sera sûrement la victoire définitive. »
  25. Voir t. IV, 432.
  26. La Vérité en marche, 177.
  27. Voir t. V, 363.
  28. Sénat, séance du 2 juin 1900, discours de Waldeck-Rousseau sur l’amnistie.
  29. Voir t. V, 79 et 213.
  30. Voir t. V, 124.
  31. La Vérité en marche, 141. — Voir t. V, 123.
  32. J’ai connu à la fois par Waldeck-Rousseau et par Zola leur discussion au sujet de l’amnistie ; cette conversation eut lieu à un dîner intime au ministère de l’Intérieur. Je résume en une fois, pour éviter des redites, cet entretien et les entretiens que j’eus, un peu après, avec Waldeck-Rousseau.
  33. C’est ce que Zola répéta par la suite à la commission sénatoriale de l’amnistie (voir p. 83) et dans sa « lettre au Sénat » (La Vérité en marche, 201).
  34. Procès Zola, I, 180. — Voir t. III, 357.
  35. Revue de Paris du 1er octobre 1899.
  36. Aurore du 2 octobre 1899.
  37. Voir plus loin p. 287.
  38. Chambre des députés, séance du 2 juin 1900, discours de Waldeck-Rousseau.
  39. Dépêche du 3 janvier 1900.
  40. Louis Havet, dans le Petit Bleu du 8 novembre 1899.
  41. Figaro du 21 septembre 1899.
  42. Voir t. V, 426.
  43. Haute-Cour, t. IV, 41.
  44. Par 7 voix (Bérenger, Cazot, Chovet, Cordelet, Develle, Dusolier, Morellet) contre deux (Franck-Chauveau et Tillaye).
  45. Haute-Cour, V, 125 et suiv.
  46. Elles furent relevées cependant par Clemenceau et par moi. (Siècle du 25 octobre et du 2 novembre 1899 ; Aurore du 2, du 9, etc.)
  47. Scènes et Doctrines du Nationalisme, 251.
  48. Chambre des députés, séance du 16 novembre 1899, discours de Waldeck-Rousseau.
  49. Voir t. V, 188.
  50. « Dans le discours dont on parle, on ne trouvera pas qu’une seule fois j’aie présenté ce qu’on appelle le péril social comme un danger imminent pour une société dont je vantais l’esprit d’individualisme, l’esprit d’épargne et le goût de propriété. » (Chambre des députés, séance du 16 novembre 1899.)
  51. Voir t. III, 546 et suiv. — Profession de foi d’Albert de Mun, dès février 1876 : « Convaincu que la foi catholique est, dans l’ordre social aussi bien que dans l’ordre politique, la base nécessaire des lois et des institutions ; que, seule, elle peut porter remède au mal révolutionnaire, conjurer ses effets et assurer ainsi le salut de la France… »
  52. Réforme intellectuelle et morale, 97, 98, 100.
  53. Ibid : « La foi, comme toutes les choses exquises, est susceptible… »
  54. Discours de Gambetta à Lille, 6 février 1876.
  55. Discours du 28 octobre 1900, à Toulouse.
  56. Discours de Gambetta à Lille, 6 février 1876.
  57. Lettre à Mme Léonie Léon.
  58. Discours du 11 avril 1900 à la Chambre des députés, du 28 octobre à Toulouse, etc.
  59. Article 291 du Code pénal.
  60. Articles 1128, 1131, 1133, 1780 du Code civil.
  61. Article 16 du projet. — Chambre des députés, séance du 17 janvier, discours du rapporteur Trouillot : « Par un esprit de tolérance qu’on pourra juger excessif. »
  62. Article 10.
  63. Procès-verbaux de perquisition, nos 1 et 2, du 11 novembre 1899, signés : Saugrain (en religion : le père Hippolyte, assistant général et trésorier des Assomptionnistes) et Péchard (commissaire de la ville de Paris).
  64. Anatole France, préface d’Une Campagne laïque, recueil des discours de Combes.
  65. 905 congrégations de femmes et 5 congrégations d’hommes autorisées ; 606 congrégations de femmes et 147 congrégations d’hommes non autorisées.
  66. 29 septembre 1899 : « Le ministre décide (seul) des nominations à soumettre, en conseil des ministres, à la signature du Président de la République. »
  67. 14 novembre 1899.
  68. Ils lui furent rappelés, dans une interruption, par Viviani.
  69. Clemenceau écrivit dans l’Aurore : « Quels cris auraient poussés certains ministres, et surtout certains de leurs partisans, si Méline nous avait proposé d’amnistier les scélérats de l’État-major, comme il n’aurait certes pas manqué de le faire ! Ceux qui auraient crié applaudissent : voilà la principale différence. Grâce à quoi, avec Viviani et Reinach et Picquart, nous sommes quatre à protester contre l’amnistie. » (17 novembre 1899.)
  70. Chambre des députés, séance du 16 novembre 1899.
  71. 1er octobre 1899.
  72. 15 octobre.
  73. L’ordre du jour de confiance fut voté par 317 voix contre 211. Ribot s’abstint. La moitié environ des progressistes (Poincaré, Cochery, Jonnart, Barthou) vota avec le gouvernement.
  74. Séance du 16 novembre 1899.
  75. Aurore du 17.
  76. 17 novembre 1899.
  77. 21 novembre 1898.
  78. Ordonnances du président Ditte pour l’affaire Zola, du président Mercier pour la mienne.
  79. Aurore du 29 novembre 1899.
  80. 12 novembre 1899.
  81. Le Jour.
  82. Gaulois du 20 novembre 1899.
  83. Siècle au 13 novembre 1899.
  84. Aurore du 17 novembre.
  85. Mme Henry écrivit, le 18 décembre 1899, à Waldeck-Rousseau : « Mon droit est violé et sous les plus scandaleux prétextes. Le tribunal, il y a quelques jours, acceptait de juger un procès intenté par Me Labori à un journal, sans s’arrêter aux raisons de connexité et d’amnistie qu’on m’oppose. La connexité et l’amnistie ne sont donc bonnes que contre moi. Je m’adresse donc à vous, non pour vous demander une grâce, mais pour vous demander des juges. » — J’avais écrit dans le Siècle, dès le 25 octobre : « De quel droit le législateur viendra-t-il dire au général de Luxer et à ses six camarades : « Vous ne revendiquerez pas votre honneur ! » De quel droit fermera-t-il la bouche aux instigateurs du procès Henry ? » Et encore le 13 novembre et le 11 décembre.
  86. Aurore du 20 novembre 1899.
  87. Aurore du 20 novembre 1899.
  88. 2 décembre 1899.
  89. Lettre du 2 décembre 1899 au comte de Juigné ; lettre aux délégués sénatoriaux de la Loire-Inférieure,
  90. Général André, Cinq ans de ministère, 228 : « Comment le républicain libre-penseur Mercier est-il devenu le sénateur réactionnaire et clérical que l’on connaît ? ».
  91. Barrès, Scènes et Doctrines du Nationalisme, 151.
  92. Barrès, 151.
  93. Ibid., 255.
  94. Clemenceau lui en fit grief : « Il paraît tomber de la lune… Le caractère et l’autorité sont les deux principales qualités dont Fallières est le plus manifestement dépourvu. » (Aurore du 12 novembre 1899.)
  95. Clemenceau, dans l’Aurore du 2 décembre 1899.
  96. Audience du 2 décembre 1899. — Clemenceau : « Le piteux Fallières, au lieu de répondre que certains témoins peuvent passer au banc des accusés suivant ce que les témoignages découvrent de vérité, s’empressait de promettre à Roget sa protection contre toute éventualité de justice menaçante… » (Aurore du 4.).
  97. Audience du 20 décembre 1899, Déroulède : « J’ai surmonté ma douleur physique et la répugnance morale que j’éprouve à venir ici. ».
  98. Scènes et Doctrines, 263.
  99. Fallières déclara que la peine de deux ans de prison à laquelle Déroulède avait été condamné pour injures se confondait avec la peine principale.
  100. Par 73 voix contre 47 et 4 abstentions, la Haute-Cour avait décidé que tous les sénateurs élus ou réélus le 28 janvier 1900 ne pourraient point prendre part au jugement. De là, le petit nombre des votants.
  101. Temps du 3 décembre 1899 : Lettres libres sur la nation et l’armée, par un colonel.
  102. Voir p. 45.
  103. Lettres libres.
  104. Le sous-lieutenant de Bernard ; Galliffet le mit en disponibilité par retrait d’emploi et envoya le régiment à Gap.
  105. Urbain Gohier, Histoire d’une trahison (1889-1903), 5.
  106. Ibid., 7.
  107. Voir t. IV, 149.
  108. Petite République du 27 octobre 1899.
  109. Aurore du 31 : « Des prétoriens, revenus triomphants des plus grandes capitulations de l’histoire, prétendent mettre les soldats français aux ordres des congrégations romaines… Quand Gohier ferait cent ans de forteresse, je ne vois pas en quoi cela ferait que la justice et les lois n’aient pas été impunément violées par une bande scélérate de soldats factieux. » — « Gohier sait en quelle estime je tiens son caractère et son talent ; je le plaindrais s’il me croyait capable de le lâcher sous le feu de l’ennemi. Je serai présent à son procès, et je ne permettrai à personne, le cas échéant, de dénaturer ma pensée, » etc.
  110. « J’ai négligé avec soin, avait écrit Gohier, le côté individuel, personnel de l’Affaire Dreyfus, pour en tirer des arguments d’ordre général… Je me permettrai de rappeler que j’ai fait et poursuivi cette démonstration tout seul ici, durant de longues semaines, sous les outrages de l’ennemi, sous la réprobation et les reproches des défenseurs de la personne de Dreyfus. » (Aurore du 15 décembre 1899.) Clemenceau, qui avait, lui aussi, mais comme nous tous, « tiré de l’affaire des arguments d’ordre général », écrivit le jour même à Vaughan : « Après les attaques de Gohier contre moi, dans le numéro de ce matin, vous ne serez pas surpris que je vous envoie ma démission de rédacteur de l’Aurore. Je ne veux pas polémiquer avec mon collaborateur, pour la plus grande joie de nos adversaires, et il ne me convient pas de rester sous sa férule. » Malgré l’insistance de Vaughan et de Pressensé, Clemenceau refusa de revenir sur sa décision, récrivit, le 17, au directeur du journal : « Je vous prie de recevoir ma démission, motivée, comme vous le savez, par un dissentiment de rédaction que je juge grave. » Vaughan dans le volume où il raconte ses souvenirs de l’Affaire, ne semble pas croire à la réalité du motif allégué par Clemenceau. « Pourquoi Clemenceau a-t-il quitté l’Aurore ? Si on vous le demande, répondez que vous n’en savez rien, ni moi non plus, et que Clemenceau n’en sait probablement pas davantage. » Il en est réduit aux hypothèses : « Parce qu’il n’est pas homme à rester longtemps à la même place… Parce que, les revenus (du journal) diminuant, il se croyait menacé dans ses intérêts légitimes… Parce qu’il ne jouissait pas de la liberté de supprimer la liberté des autres… Parce qu’il espérait y être rappelé et pouvoir rentrer en maître… Parce que d’autres personnalités que la sienne s’y mettaient en lumière… » (Souvenirs sans regrets, 178.) Clemenceau rentra à l’Aurore en 1902, comme rédacteur en chef. Dans l’intervalle, il collabora régulièrement à la Dépêche et publia une gazette hebdomadaire, Le Bloc, qu’il rédigeait tout seul. Ses articles de cette époque sur l’affaire Dreyfus ont été réunis sous ce titre : La Honte.
  111. Aurore du 20 janvier 1900.
  112. Aurore du 31 octobre 1899.
  113. Siècle du 21 janvier 1900.
  114. Clemenceau, dans le Bloc du 7 avril 1901.
  115. Voir t. V, 27 et suivantes.
  116. Lettre du 10 novembre 1899.
  117. Grande Revue du 1er janvier 1900.
  118. Lettres du 10 novembre, du 5 décembre 1899, du 26 janvier 1900, à Waldeck-Rousseau, etc.
  119. Lettre du 28 janvier 1899 à Clamageran.
  120. Lettre du 26 janvier 1899 à Waldeck-Rousseau.
  121. 6 novembre 1899, neuvième Chambre correctionnelle. Voir t. II, 493 et suiv.
  122. Siècle du 8 novembre 1897.
  123. 21 novembre 1899.
  124. Aurore du 23 novembre 1899.
  125. 10 février 1900.
  126. 22 et 26 février, 1 et 5 mars.
  127. Voir t. IV, 520 et t. V, 28.
  128. Voir t. III, 397.
  129. Lettres des 26 mars, 9 et 17 avril 1899.
  130. Voir p. 50.
  131. 1er mars 1900.
  132. Il résultait de l’arrêt de la Cour de cassation sur la première condamnation de Zola qu’il n’avait point diffamé tels ou tels officiers, mais le conseil de guerre permanent. Labori, au procès de Versailles, en avait tiré que les juges d’Esterhazy ne pourraient pas être admis comme partie civile au procès criminel. (Voir t. II, 550, 551 ; t. III, 55, 56.)
  133. 10 mars 1900.
  134. 8 mars 1900.
  135. 9 mars.
  136. 13 mars.
  137. Voir p. 53.
  138. Je crois pourtant avoir contribué à le décider à abandonner l’article qui portait extinction des actions civiles.
  139. Écho de Paris du 14 mars 1900.