Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/11

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CHAPITRE II

LA DIVISION DE L’EUROPE

I. – Le Traité de Verdun

À l’unité romaine s’étaient substitués, à l’époque des Invasions, des États indépendants les uns des autres, conquis par des peuples différents et gouvernés par des dynasties appartenant à ces peuples. L’Europe d’alors, au point de vue de la division politique, était beaucoup plus proche de l’Europe des Temps Modernes qu’elle ne le fut longtemps après. Tous ces États – sauf les anglos-saxons et les wisigoths d’Espagne – vinrent se fondre dans la conquête carolingienne et s’absorber dans la grande unité politico-religieuse de l’Empire. C’est sur ses ruines que se constituèrent les États de l’Europe continentale. Mais le processus de leur formation fut cette fois bien différent de ce qu’il avait été à la fin de l’Empire romain. Rien de national n’apparaît dans les partages de la monarchie sous les fils de Louis le Pieux. La question ne se pose pas entre les peuples. Et comment d’ailleurs se serait-elle posée ? Puisque le gouvernement auquel ils étaient soumis avait un caractère universel et ecclésiastique, les partages politiques n’avaient en rien pour conséquence de les subordonner à l’un d’entre eux. Les Carolingiens étaient fongibles ; ils pouvaient gouverner n’importe où, leur nationalité n’importait pas plus que la nationalité du pape importe à l’Église. La différence, très réelle mais dont les peuples n’avaient pas conscience, entre Romains et non Romans, n’a donc joué aucun rôle. La querelle de Lothaire et de ses frères, l’un voulant maintenir l’unité à son profit, les autres voulant le partage, aboutit au compromis de Verdun (843).

C’est le premier des grands traités de l’histoire européenne et celui dont les conséquences ont été les plus durables. Aujourd’hui encore, la trace en reste visible dans l’Europe occidentale, où, entre la France et l’Allemagne, la Hollande, la Belgique, la Suisse et l’Italie représentent la part de Lothaire.

Mais hâtons-nous de dire que c’est l’histoire qui a donné au traité cette signification et non pas ses négociateurs. Ceux-ci voulurent tout simplement faire trois parts égales. Le point de vue auquel il se placèrent leur fut imposé par la constitution économique du temps. La société était purement agricole ; le commerce n’existait pas ; il n’y avait plus de villes. Dès lors, on ne pouvait chercher qu’à donner à chaque co-partageant, une région de revenu à peu près égal, et on n’avait à tenir compte ni des voies de communications, ni de l’étendue des côtes, ni de toutes ces considérations qui eussent rendu le découpage de l’Europe, tel qu’il y fut procédé alors, impossible, s’il avait eu lieu seulement plus tard. Tout le destin dépendit de la part à donner à Lothaire, l’aîné et le titulaire du titre impérial qui lui conférait à l’égard de ses frères une primauté tout au moins morale. Il devait évidemment avoir la part centrale. Elle fut constituée par l’Italie puis, en gros, à l’est par le cours du Rhin, à l’ouest par celui du Rhône et de la Saône, de la Meuse, puis par une ligne allant de Mézières à Valenciennes, et enfin par le cours de l’Escaut.

Cette part centrale étant constituée, le reste alla à ses frères : Charles le Chauve eut tout ce qui était à l’ouest jusqu’à la mer ; Louis tout ce qui était à l’est jusqu’aux confins des marches dressées contre les Slaves. C’est le hasard qui a voulu que la part de Louis fût purement composée de peuples germaniques et celle de Charles, de peuples presque entièrement romains. Mais il suffit de considérer le lot de Lothaire pour voir combien peu les différences nationales furent prises en considération. Il est constitué aussi complètement qu’il est possible à rebours des conditions géographiques et ethnographiques. Coupé par les Alpes et par le Jura, il comprend, du nord au sud, des Frisons, des Flamands, des Wallons, des Allemands, des Provençaux et des Italiens. On ne s’est évidemment pas plus inquiété des populations que les États modernes ne s’occupent des tribus nègres quand ils se partagent l’Afrique. Et c’était très bien ainsi : personne ne pouvait se plaindre, puisque les peuples ne sentaient que le gouvernement de l’aristocratie et que partout l’aristocratie était locale. Il n’existait pas de nations au ixe siècle. Il n’existait que la chrétienté. On pouvait découper l’Europe en État comme en diocèses sans que personne en souffrît. C’était une répartition pour la dynastie, qui passait par dessus les peuples et ne gênait personne. Le Traité de Verdun s’adapte donc parfaitement à une Europe dans laquelle la politique est universelle et l’économie domaniale sans débouchés. Sans ces deux conditions essentielles, il eût été impossible dans la forme qu’il prit.

Ainsi le premier pas fait dans la voie qui devait mener l’Europe, à travers tant de sang, à sa répartition en États nationaux, fut fait sans la moindre préoccupation des nationalités, et même à vrai dire à rebours d’elles. Le même esprit devait se manifester durant toute la décadence carolingienne.

À la mort de Lothaire (855), ses trois fils se partagèrent son Empire. L’aîné Louis eut l’Italie avec la dignité impériale, le second, Charles, le pays du Jura à la Méditerranée, le troisième, Lothaire, les territoires au nord du Jura. Le partage semble, cette fois, déterminé par des considérations géographiques, mais les nationalités furent à nouveau, complètement oubliées. Le royaume de Lothaire II est disparate et c’est pourquoi, faute de pouvoir lui donner un nom national, on l’appela de son nom : Lotharingia, Lotharingie. Lorsque Charles mourut sans enfant (863), ses deux frères se partagèrent très naturellement sa part, Louis prenant le sud et Lothaire le nord. Mais il n’en alla plus aussi régulièrement quand Lothaire II disparut à son tour, lui aussi sans héritiers légitimes (869). Si l’on avait procédé suivant la règle, Louis II aurait dû être son héritier. Mais le malheureux étant trop faible, ses deux oncles, Charles et Louis ambitionnèrent l’un et l’autre sa succession. Ils se rencontrèrent à Meersen et, au lieu de combattre, traitèrent. La Lotharingie fut divisée en deux, cette fois à peu près suivant la frontière linguistique, non par principe mais parce qu’elle se répartissait en deux moitiés sensiblement égales. Charles le Chauve, à la mort de son frère Louis (876), cherche à reprendre ses États. Il fut battu par son neveu Louis III, alors roi de Germanie, à Andernach. C’est la première bataille dans laquelle une armée française et une armée allemande se soient disputé la Lotharingie, quoiqu’il ne soit encore question ni de France, ni d’Allemagne. Il l’est si peu, que les contemporains appellent du même nom de France le royaume de l’est et celui de l’ouest, ajoutent seulement occidentale et orientale. La mort (6 octobre 877) ne laissa pas à Charles le temps de renouveler sa tentative. Son fils Louis le Bègue qui lui avait succédé, mourut peu après (10 août 879). Louis III profita habilement de troubles qui éclatèrent à ce moment parmi les vassaux de celui-ci, pour se faire céder tout le territoire que Charles le Chauve avait acquis. Cette fois, la Lotharingie se trouva tout entière rattachée au royaume oriental.

Pendant que cette partie septentrionale des pays de Lothaire Ier était ainsi disputée, un autre de leurs fragments, en la même année 879, s’érigeait spontanément en royaume ; le comte Boson de Vienne, gendre de l’empereur Louis II (875), se fit élire, par quelques évêques et quelques grands, roi de Basse-Bourgogne ou de Provence : de plus en plus l’aristocratie mène les choses. Cependant, c’est encore là une simple manifestation locale. En 885, la famille des Carolingiens, étant presque éteinte[1], tout l’Empire, à l’exception de la Bourgogne, adopte Charles le Gros comme souverain. Et ceci encore prouve à quel point les questions nationales sont absentes dans tous ces événements. Car Charles est le dernier fils de Louis le Germanique et pourtant la France tout entière le reconnaît.

Mais son incapacité et les honteux traités qu’il consentit aux Normands, lassèrent la patience de l’aristocratie. Arnould, qui gouvernait la Carinthie, se révolta contre lui. Il fut déposé par les Orientaux en 887 et s’en alla mourir dans un monastère, tandis qu’Arnould de Carinthie se voyait conférer la couronne par les grands. Arnould appartient encore à la famille carolingienne, mais il n’est que le bâtard de Carloman, fils de Louis le Germanique. L’héritier légitime des Carolingiens était le petit Charles le Simple ; mais c’était encore un enfant, personne ne le reconnut. Les grands du Royaume occidental firent comme les Bourguignons, ils se donnèrent un roi, et désignèrent comme tel Eudes, comte de Paris qui avait défendu la ville contre les Normands en 886 et dont le père, Robert de Paris, était mort en les combattant. Enfin, en 888, un nouveau royaume, œuvre encore de l’aristocratie, apparaît en Haute-Bourgogne (du Jura aux Alpes Pennines) au profit du comte Raoul. Quant à la Lotharingie qui avait reconnu Arnould, elle fut, en 895, érigée par lui en royaume pour son fils Zwentibold. Les grands du pays l’avaient vraisemblablement exigé.

Cependant Eudes étant mort en 898, Charles le Simple, alors majeur, fut proclamé roi de France ; l’idée dynastique subsistait donc toujours. Arnould mourut l’année suivante (899) et Zwentibold fut tué par les grands en 900. Comme jadis Charles le Gros, Charles le Simple eût pu reconstituer l’unité carolingienne. Il n’en fit rien cependant. Les grands de la Francia Orientalis reconnurent pour roi le fils d’Arnould, Louis l’Enfant, à peine âgé de sept ans et qui se rattachait encore aux Carolingiens.

Y a-t-il dans ces faits un commencement de division nationale ? Les Français n’ont pas reconnu Arnould en 887, ni les Allemands, Charles le Simple, en 899. Il est impossible cependant d’y voir une division nationale. Les Français, en 883, avaient reconnu Charles le Gros parce qu’il était empereur depuis 881. Charles le SImple ne l’était pas et Louis l’Enfait était Carolingien. Il y avait là une continuation du partage de la monarchie dans la dynastie. Mais la dynastie était très ébranlée et l’Empire était disputé par les principicules italiens. Évidemment l’unité européenne se rompait. L’aristocratie disposait des couronnes à sa guise. D’autre part, à la périphérie de l’ancien Empire, on avait perdu tout intérêt pour ce qui se passait au centre, dans le vieux pays historique d’entre-Seine et Rhin, ainsi que le prouvent les séparations de la Bourgogne et de l’Italie. Or les princes qui reconnurent Louis l’Enfant étaient surtout des transrhénans. L’idée nationale était à ce point absente dans l’aristocratie qu’après la mort de Louis l’Enfant, survenue en 911, les grands de Franconie, Souabe, Bavière et Saxe, les quatre duchés allemands, nommèrent roi le duc Conrad de Franconie, tandis que les grands de Lotharingie, Allemands contre Romans, se détachant de la Francia Orientalis à laquelle ils avaient été rattachés depuis le règne d’Arnould de Carinthie, reconnurent pour leur souverain, après la mort de leur roi Zwentibold, le roi de la Francia Occidentalis, Charles le Simple, qui leur laissa, sous Regnier au Long Col, leur autonomie. Les transrhénans, en nommant Conrad, avaient nettement rompu avec la dystanie carolingienne. Désormais, celle-ci ne fut plus qu’une dynastique locale, elle avait perdu son caractère universel. On peut dater de l’élection de Conrad la dissolution définitive de l’unité carolingienne ; elle était fatale du moment que la dynastie ne ceignait plus la couronne impériale. La grande Francia n’existe plus. Son nom se restreint dès lors, chose intéressante, au pays où règne encore un Carolingien. Mais il n’est plus qu’un nom spécial. Il faut parler désormais de royaume de France et de royaume d’Allemagne. Ils se sont séparés et vont suivre leurs destinées sans que les nationalités distinctes y aient poussé le moins du monde ou en aient eu conscience. De cette unité carolingienne disparue, ils conservent d’ailleurs, l’un et l’autre, le même commun héritage qui a survécu à tout, même à l’Empire : l’indissoluble union du pouvoir royal avec l’Église, tant à cause de la supériorité intellectuelle de celle-ci, qu’en vertu même de la conception, qui subsiste, des devoirs de la royauté.

II. — Les nouveaux États

Entre ces deux États distincts qui viennent de sortir de l’unité carolingienne, France et Allemagne, il n’y a aucun motif d’hostilité nécessaire et interne. Les nationalités sont différentes, mais pas plus différentes de l’une à l’autre que ne l’est dans chacun des États, le contraste, par exemple des Bavarois et des Saxons, ou des Flamands et des Provençaux. Aucune tradition d’antagonisme. Au contraire, les deux pays ont vécu ensemble, ont eu les mêmes institutions. Leur constitution économique ne les pousse pas à empiéter l’un sur l’autre. Et pourtant entre eux s’élève tout de suite cette question belge que l’on pourrait appeler la question d’Occident et qui depuis lors, périodiquement et sous des formes diverses, se retrouvera dans tout le cours de la politique européenne. Elle apparaît alors comme une question lotharingienne.

L’aristocratie lohtaringienne se rappelle que la Lotharingie a formé un royaume. Elle a beau appartenir à des nationalités diverses par la langue, elle forme un même groupe social. Sur cette frontière où sont nés les Carolingiens, dans cet extrême nord romain où les influences romaines et germaniques se croisent, un sentiment d’autonomie s’est formé chez les grands. Ils ont eu des rois à eux, Lothaire II, Zwentibold ; ils veulent continuer la tradition. Ils n’ont pas reconnu Conrad de Franconie, élu par les duchés allemands et se sont placés sous la royauté de Charle le Simple qui les a laissés sous l’autorité de leur duc Regnier ; celui-ci prend une attitude si indépendante que déjà son fils Gislebert vise à obtenir le titre royal. Conrad n’a pu l’en empêcher. Mais dès qu’avec Henri l’Oiseleur, l’Allemagne possède un roi fort, elle intervient. Pour les Carolingiens, la Lotharingie est une partie de la France depuis Charles le Simple. Pour les rois d’Allemagne, elle fait nécessairement partie du royaume d’Allemagne. Elle appartiendra au plus fort et le plus fort est l’Allemagne. Désormais il n’y a plus d’intermédiaire, dans le nord, entre les deux grands royaumes occidentaux. La frontière franco-allemande est la frontière lotharingienne Escaut-Meuse. Elle le restera pendant des siècles. La situation nouvelle, qui s’est réalisée malgré la volonté du pays, est un ferment de discorde pour l’avenir. L’aristocratie mécontente a derrière elle une puissance pour la soutenir. Ses mœurs l’attirent plus à l’ouest qu’à l’est. Il y a là un danger futur. Dans ce territoire se répercuteront à travers l’histoire les oscillations de la prépondérance politique.

La Lotharingie est devenue un duché d’Allemagne malgré elle, parce que l’Allemagne était plus forte que la France.

Cette puissance plus grande ne lui vient ni de ce qu’elle est plus riche, ni de ce qu’elle est plus peuplée. Elle est plus puissante parce que le roi est plus fort. Pourquoi l’est-il ? Pour un double motif : tout d’abord parce que l’évolution sociale y est moins avancée, ensuite parce que la frontière de l’est est attaqué par la barbarie.

L’évolution sociale est moins avancée en ce sens que l’aristocratie locale compte moins de familles puissantes ; plus on s’écarte du Rhin, en effet, moins l’organisation domaniale est développée. Les habitants, beaucoup plus proches encore de leur ancien régime tribal, vivent sous le protectorat provincial d’une dynastie locale. En Saxe et en Bavière surtout, loin des centres, le sentiment de tribu se maintient. Les ducs héréditaires sont reconnus comme de vrais chefs nationaux. Plus proche du Rhin, en Souabe et en Franconie, une situation déjà plus compliquée et plus avancée rend le pouvoir ducal moins national. Au delà, en Lotharingie, il n’en est plus du tout ainsi. Le duc n’est là que le chef de l’aristocratie, sans racines populaires, puisqu’il n’y a pas à proprement parler de nation lotharingienne. Ainsi la situation de l’Allemagne est assez simple. Au lieu d’une multitude de grands, quatre ducs, cinq au plus, disposent du pouvoir. S’ils reconnaissent la nécessité de s’allier au prince qu’ils acceptent comme roi, ils peuvent grouper tout le pays autour de lui.

Et ils le reconnaissent bientôt. Car la situation de l’Allemagne est très périlleuse, non à l’ouest où la question lotharingienne est plutôt dynastique, mais à l’est où elle est nationale. C’est de ce côté, en effet, qu’elle touche à la barbarie, et la décadence carolingienne a fait beau jeu à celle-ci. Les Wendes, le long de l’Elbe et de la Saale, les Tchèques plus au sud, se mettent à assaillir les frontières et bientôt apparaît un plus terrible ennemi, le dernier venu des peuples européens : les Magyars ou Hongrois.

C’est le dernier flot de cette inondation finnoise qui, depuis Attila, n’a cessé de battre le long de l’Europe, y envoyant les Avars, et enfin ces Magyars qui, eux aussi, après avoir traversé la steppe russe, se sont enfoncés dans le couloir du Danube, poussés par les Petchénègues. Leurs premières razzias se sont exercées dès la fin du ixe siècle et déjà Arnould de Corinthie a dû combattre contre eux. Leur arrivée en Europe est de la plus grande importance pour les Slaves occidentaux qu’ils coupent en deux. Ils détruisent le royaume de Moravie fondé par les Tchèques de Bohême. Ceux-ci sont désormais séparés des Croates et des Serbes, ainsi que les Polonais et, par là, coupés de l’influence byzantine qui venait de se manifester en Bohême par l’envoi des évangélisateurs Méthode et Cyrille que le prince de Moravie Rathislaw avait fait venir pour échapper à l’influence franque. Du Danube, les Hongrois se lancent sur l’Allemagne et l’Italie, aussi terribles que les Normands et aussi aventureux. Un de leurs raids a pénétré jusqu’au Rhin, d’où il revint en ravageant la Bourgogne.

Contre ces dangers, Conrad n’a rien pu faire. Mais il en va autrement après l’élection du duc de Saxe Henri Ier (l’Oiseleur), en 919. Il aurait pu sembler que le pouvoir royal allait s’affaiblissant toujours, puisque, après un Carolingien et après Conrad, on élisait un roi Saxon[2]. Mais c’était le plus puissant duc d’Allemagne et son règne tout militaire rehaussa la royauté par les services qu’il rendit. Avec ses Saxons, Henri repousse les Slaves, impose un serment au duc des Bohémiens, bat les Hongrois qui ont pénétré jusqu’à Merseburg (933). Il a si bien consolidé le pouvoir que les princes ont reconnu de son vivant, son fils Othon, comme son successeur.

Henri a surtout agi par son duché de Saxe. Othon apparaît comme roi d’Allemagne. Les ducs le servent à table à son inauguration. Malgré leurs révoltes, il a pu les associer à son œuvre militaire. Elle est la continuation de celle de son père. Comme lui, il affermit le régime allemand en Lotharingie. Mais son importance est surtout à l’est. Les Hongrois sont définitivement vaincus à Augsbourg (955). Désormais ils se fixent et deviennent chrétiens, et par là, en dépit de leur origine finnoise, ils entrent pour toujours dans la communauté européenne, ce qui prouve que les différences de races ne font rien, et l’ambiance historique tout. Chez les Slaves, sont fondés des évêchés à Meissen, Mersebourg, Zeitz, Brandebourg, Havelberg, Oldenbourg, qui sont rattachés à l’archevêché de Magdebourg fondé en 968. Une expédition est envoyée jusqu’en Pologne où le duc Mesko Ier prête serment, paye tribut et devient chrétien (966), fait d’une importance considérable en ce qu’il rattache la Pologne à Rome. De même au nord, le roi de Danemark Harold à la dent bleue, est forcé de fonder des évêchés et de se convertir au christianisme.

Le rôle de l’Allemagne se dessine ainsi vers l’est. Elle commence à reconquérir sur les Slaves les pays de la rive droite de l’Elbe que les Germains avaient abandonnés lors des grandes invasions. Au reste, il n’y a pas encore là de colonisation germanique, car il n’y a pas trop d’habitants en Allemagne. Ce que veut Othon, c’est fixer les barbares, et les christianiser. Il se rapproche d’ailleurs de l’Église comme l’ont fait les Carolingiens, mais dans un mode assez différent. Chez les Carolingiens, le chef de l’État est étroitement en rapport avec le chef même de l’Église. Pour Othon pareille situation ne peut exister, et parce que la papauté de son temps est complètement dégradée, et parce qu’il n’est pas empereur. C’est auprès des évêques — non du pape — qu’il cherche son appui. Par eux, il pourra opposer un personnel politique aux grands laïques, et c’est parmi les prélats qu’il recrutera ses conseillers. Son frère Brunon est archevêque de Cologne, il en fait le duc des Lotharingiens. Cet exemple est caractéristique : les évêques vont devenir des gouverneurs. Othon les envisage plus à ce point de vue laïque qu’au point de vue spirituel. On pourrait dire que ce qui distingua sa politique de celle des Carolingiens, c’est que ceux-ci cléricalisèrent l’État, tandis qu’il laïcisa l’Église. Mais pour que l’Église lui fournisse un appui solide, il faut qu’elle soit puissante. De là des donations en masse aux évêques, de terres et de comtés. Le roi le peut, alors que ne l’eût pu le roi de France, parce que beaucoup de comtés dépendent encore de lui et qu’il procède à la confiscation des terres des grands qui prétendent lui résister. C’est parce que l’évolution de l’Allemagne est moins avancée dans le sens de la féodalité, que sa politique royale fut possible, et qu’il put faire des évêques des princes d’Empire. Toute l’Allemagne et la Lotharingie se couvrent de principautés épiscopales : féodalité d’un type spécial dont le monarque dispose à son gré. Les princes évêques sont formés dans sa chapelle, comme des espèces de pages ecclésiastiques. Ils lui doivent tout et partout où ils pénètrent, sous Othon et ses successeurs, ils se distinguent des laïques par l’idée qu’ils se font de ses droits souverains. Leur formation savante et la culture de leur esprit les élève à l’idée de discipline. Par eux, le roi est plus fort, non pas l’État, puisqu’ils en reçoivent une partie. L’évêque Gérard de Cambrai (1012-1031) refuse d’introduire la paix de Dieu dans son diocèse parce qu’il appartient au souverain seul de maintenir la paix publique. Par eux, dès le xe siècle, les Lotharingiens admirent la discipline germanique.

Et ils sont d’autant meilleurs serviteurs qu’ils sont plus instruits. Plusieurs d’entre eux entretiennent des écoles très remarquables. Celles de Liège surtout sont célèbres. La tradition carolingienne ici encore est reprise. Au reste, Othon ni ses successeurs ne se mêlent de questions dogmatiques. Il leur suffit d’avoir l’Église bien en mains. Leur Reichskirche ressemble un peu aux Landenkirchen luthériennes de l’avenir.

Le pape, absolument impuissant, laisse le champ libre à cette grande politique épiscopale du roi d’Allemagne. Loin de chercher à affermir sur lui sa primauté, il s’en fera un protecteur ; Jean XII l’appelle à son aide et, le 2 février 962, reconstitue pour lui la dignité impériale. Elle ne devait que mettre l’Église davantage dans les mains d’Othon, en attendant qu’elle fit éclater sur l’Allemagne la guerre des investitures.

L’acquisition de l’Empire par Othon n’est qu’une conséquence de sa puissance personnelle. Déjà, le marquis d’Ivrie, Bérenger fuyant devant le roi Hugues d’Italie, s’était déclaré son vassal et, en 951, Othon avait franchi les Alpes et pris le titre de roi d’Italie. La péninsule, qui avait un moment été abandonnée à elle-même et n’en avait profité que pour se déchirer, était pour des siècles rattachée à l’Allemagne.

L’intervention d’Othon ne s’y explique pas du tout comme celle des Carolingiens par l’intérêt de la papauté. C’est pour lui une question dynastique, absolument étrangère aussi à l’intérêt allemand. Rien n’attirait l’Allemagne au sud des Alpes. Son intervention dans ce pays est même en contradiction avec son mouvement d’expansion à l’Est. Othon songeait-il déjà à l’Empire quand il a fait cette première expédition ? En tous cas, l’ayant faite, il devait aller à Rome et devenir empereur. Tout pouvoir fort reparaissant en Europe, devait nécessairement graviter vers Rome.

L’Empire reconstitué au profit du roi Othon, Rome et l’Italie allaient prendre, dans la politique des souverains allemands, une place de plus en plus grande. Pourraient-ils en porter le faix ? Déjà, après le règne d’Othon (973), Othon II a été obligé de marcher contre les Sarrasins du Sud, s’est fait battre par eux en Calabre et est mort peu après à Rome (983). Othon III, son fils, perdu dans des rêveries impériales, devait s’y établir, y oublier l’Allemagne et y mourir en 1002. Cependant, en Pologne, Boleslas Chrobry se rendait indépendant, l’Église polonaise et l’Église hongroise, sous les archevêques de Gnesen et de Gratz, se détachaient de l’Église allemande ; les Wendes sous Othon II s’étaient révoltés et avaient secoué le joug, et le paganisme sous Svend Gabelbart reparaissait en Danemark. Henri II, le dernier Saxon, négligea de rétablir son autorité sur les confins de son royaume pour ne s’occuper que de l’Italie, où le marquis Ardoin d’Ivrie (1014) s’était proclamé roi. Il était évident que l’idée impériale l’emportait sur l’idée royale. A vrai dire, il n’y a pas de roi d’Allemagne ; le roi s’appellera Rex Romanorum comme l’empereur : Imperator Romanorum. Il n’y a pas de mots pour désigner l’Allemagne. On la confond avec l’Empire. Ses rois s’épuiseront à maintenir celui-ci. Ils sont tous Allemands mais ils n’ont pas de politique allemande. Ils n’ont de force qu’au nord des Alpes et ils sont continuellement attirés en Italie. Ils s’useront à cette politique. L’Allemagne a été la victime de l’Empire, mais son histoire se confond avec la sienne. Les rois d’Allemagne ont évidemment entrepris une tâche trop lourde pour leurs forces. On peut se demander quel eût été le destin de l’Europe si, au lieu de s’épuiser au sud des Alpes, ils avaient continuellement poussé vers l’est. Quant au peuple allemand, qu’on ne dise pas qu’ils l’ont abandonné. Le peuple ne voulait rien. Aucun besoin, sauf la défense des frontières, ne le poussait à l’est. Les expéditions en Italie, grâce au système économique du temps, ne l’épuisaient pas. Les souverains du XIe siècle ne pouvaient pas se faire un autre idéal de leur mission qu’un idéal religieux ou si l’on veut ecclésiastique. La tradition carolingienne dominait complètement. On comprend très bien qu’Othon ne s’y soit pas dérobé. Il n’y a pas encore de politique nationale possible. La seule conception qu’un monarque fort puisse se faire de son pouvoir, est la conception de l’universalité chrétienne. En l’absence de conscience nationale, plus l’état économique est primitif, plus l’idéalisme universel est permis aux gouvernements ou, pour mieux dire, la politique ne pouvant s’inspirer d’intérêts, se meut dans la sphère des idées.

Éteinte en Allemagne avec Louis l’Enfant en 911, la dynastie carolingienne se maintient encore en France jusqu’en 987. A la mort d’Eudes de Paris (878), les grands du royaume étaient revenus à la famille royale traditionnelle et avaient reconnu Charles le Simple, dont ils ne s’étaient écartés d’ailleurs, à la mort de Charles le Gros, que parce qu’il était mineur. De Carolingien d’ailleurs, Charles le Simple et ses successeurs n’ont plus guère que leurs noms : Charles, Lothaire, Louis. Aucun d’eux n’a porté le titre impérial, aucun d’eux n’a songé à le revendiquer. Le petit-fils de Charles le Simple, Lothaire, a laissé sans mot dire s’accomplir à Rome le couronnement d’Othon. La seule idée qui les rattache encore à leurs traditions de famille, c’est la ténacité avec laquelle ils ont prétendu recouvrer la Lotharingie. Lothaire a encore eu la satisfaction de s’avancer jusqu’à Aix-la-Chapelle où il a failli surprendre Othon II, et de tourner face à l’est l’aigle qui surmontait le toit du palais. Mais ses forces n’étaient pas proportionnées à son entreprise. La même année, 978, Othon II conduisait par représailles une armée jusque sous les murs de Paris. La Lotharingie, un moment conquise, fut perdue pour la France ; seul l’évêché de Verdun lui restait acquis.

Le fils de Lothaire, Louis V, ne régna qu’un an. A sa mort un seul Carolingien subsistait, son oncle Charles, frère de Lothaire, qu’Othon II avait fait duc de Lotharingie. Il essaya vainement de conquérir la couronne, appuyé par quelques grands de son duché, mais il fut fait prisonnier par Hugues Capet en 991. Son fils Othon, dont le nom prouve qu’il était devenu étranger à sa race, lui succéda comme duc de Lotharingie. Avec lui s’éteignit obscurément, on ne sait au juste en quelle année (de 1005 à 1012), la glorieuse dynastie carolingienne.

L’impuissance de ses derniers représentants, qui contraste si fort avec les succès et les entreprises des rois allemands, ne s’explique pas du tout par leur incapacité. Louis, le fils de Charles le Simple, et Lothaire furent des hommes énergiques et entreprenants. Mais le sol se dérobait sous eux. L’aristocratie avait achevé de prendre, dans les pays sur lesquels ils régnaient, un ascendant irrésistible. Le roi n’avait plus que le pouvoir qu’elle voulait bien lui laisser et elle ne voulait lui en laisser que le moins possible afin de pouvoir mieux absorber les comtés et constituer, par leur agglomération, ses principautés féodales. Peut-être, s’il avait fallu résister à une invasion, se fût-elle groupée autour de la couronne. Mais depuis l’établissement des Normands sur la côte en 911, la France n’a pas d’ennemis extérieurs. Les grands se désintéressent tout à fait de la Lotharingie, dont la possession n’est qu’une question dynastique. Le roi y tient surtout pour accroître sa puissance, laquelle ne s’exerce plus, en fait, que sur ses derniers domaines et sur ses derniers vassaux du pays de Laon. Il ne peut plus rien par lui-même à l’intérieur. Veut-il diriger une entreprise contre un de ses vassaux, il est obligé, pour le pouvoir, de s’allier à un autre[3]. Lothaire essaye vainement d’empêcher le comte de Flandre, Arnould, de s’avancer au sud de la Lys. La fidélité de ses vassaux se fait de plus en plus douteuse. En 922, une partie d’entre eux, abandonnant Charles le Simple, nomme roi Robert de Paris, tué l’année suivante. On le remplace par le duc Raoul de Bourgogne et Charles le Simple meurt en captivité. Sous Louis V, Hugues le Grand, fils de Robert, est tout puissant. C’est à lui que le roi a dû son élection. Aussi prétend-il le mettre en tutelle. Bientôt il se révolte ouvertement contre son autorité, et il faut qu’Othon Ier d’Allemagne vienne au secours du roi légitime pour lui conserver sa couronne (946). Tout naturellement le roi de France a donc dû chercher à se refaire une puissance en tournant ses efforts vers l’extérieur. A l’intérieur s’il parvient à se maintenir, c’est non à cause de sa force, comme le roi d’Allemagne, mais à cause de sa faiblesse. On recourt toujours à lui parce qu’il n’est pas dangereux et le plus puissant vassal à intérêt à s’appuyer sur lui pour empêcher d’autres féodaux de se dresser en concurrents de son autorité.

A la mort de Louis V, et en l’absence d’un héritier carolingien possible — le duc de Lotharingie Charles, dernier représentant de la dynastie, n’étant pas accepté par l’aristocratie de la France — l’élection de Hugues Capet (Ier juin 987) s’imposait par les traditions de sa famille ; deux de ses ancêtres avaient été rois et l’archevêque de Reims Adalbéron le soutenait. Avec son accession au trône une nouvelle dynastie commençait qui allait durer sept cents ans et prendre l’hégémonie en Europe. Rien ne l’indiquait. La nomination de Hugues Capet est une grande date, mais ce n’est pas un grand fait. Rien ou presque rien n’était changé. On avait déjà nommé des rois Capétiens, le fait n’était donc pas nouveau. La conception de la royauté ne s’en trouvait point modifiée. Il serait tout à fait faux de croire que Hugues et ses successeurs se soient fait du pouvoir royal une autre idée que les derniers Carolingiens. Rien n’est changé, ni dans le titre, ni dans les emblèmes royaux, ni dans l’organisation de la Cour. Le roi est toujours l’oint de l’Église, il se considère toujours comme le gardien temporel de l’ordre et le protecteur de l’Eglise. L’idéal carolingien est l’idéal royal, il n’y en a pas d’autre. Bien plus, le pouvoir royal n’a que des limites de fait. Personne, sauf l’Église, ne pourrait dire où il doit s’arrêter. Tout dépend de la force du roi et de l’aristocratie. C’est une question de doigté de savoir jusqu’où peut aller la puissance royale. Et les Capétiens ont accepté la situation. Ce ne sont pas du tout des rois féodaux en ce sens qu’ils auraient considéré leur pouvoir comme légalement restreint par celui de l’aristocratie. Non. Ils sont seulement des opportunistes qui sentent jusqu’où ils peuvent aller. Ils le sentent mieux que les Carolingiens pour deux motifs. Le premier c’est qu’avec eux la royauté est devenue purement élective. Elle l’était devenue déjà sous les Carolingiens, il est vrai, mais tout de même ils formaient une dynastie. Les Capétiens, au contraire, doivent en créer une. C’est ce qui leur dicte leur politique : ils veillent à ne pas mécontenter les grands, à ne pas les rendre méfiants. Ils évitent toute difficulté à l’intérieur et aussi à l’extérieur. C’est pourquoi les Capétiens laissent tomber la question lotharingienne. Ils se contentent de vivre et de laisser chaque fois, par bonheur, un héritier qu’ils font élire de leur vivant. Pour eux comme pour les premiers Othons, l’hérédité s’établit ainsi en fait ; mais si en Allemagne, elle s’impose par le prestige de la force, en France elle s’insinue par la faiblesse.

Les premiers Capétiens se terrent, sans aucun amour-propre. Philippe Ier, battu par le comte de Flandre, Robert le Frison (1071), se réconcilie avec lui et épouse sa belle-fille. Les rois ne s’appuyent que sur leur propre domaine de Paris, d’Amiens, d’Orléans et de Bourges. Ils ne peuvent constituer de principautés ecclésiastiques comme les Othons ; les grands laïques ont tout absorbé. Ils laissent faire. Et c’est l’Église, et non le roi, qui organise les « paix de Dieu ». Ils se contentent de prendre part aux fêtes et assemblées des grands, de donner des diplômes aux abbayes. Ils sont si modestes qu’ils n’ont pas d’historiens. Ils épousent de simples princesses. Ils ne sortent pas de chez eux. On ne les voit pas. Ils ne reçoivent ni n’envoyent d’ambassades. Robert le Pieux, le fils d’Hugues (946-1031) refuse la couronne d’Italie que lui offrent les grands de Lombardie. Henri Ier (1031-1060) laisse l’empereur Conrad II s’approprier le Royaume de Bourgogne. Philippe Ier (1060-1108} ne fait pas davantage parler de lui. Mais ils durent et ils s’implantent. En même temps leur résidence, Paris, qu’ils ne quittent guère, devient peu à peu une capitale. C’est la première que l’Europe ait connue. Jusque-là les rois ont été errants. Ceux-ci, princes territoriaux, se fixent et donnent un centre au pays. Il n’y avait aucun motif pour que Paris fut la capitale de la France. Elle l’a été parce qu’elle était la résidence des Capétiens.

Aussi, tandis que les rois allemands, fortifiés par la robustesse d’une société primitive, dépensent et usent leurs forces dans les entreprises grandioses et emplissent la chrétienté de leur nom, mais sans s’attacher au sol, les rois de France, au milieu d’une société plus avancée qui restreint leur pouvoir, humbles et modestes, bâtissent tranquillement et obscurément pour l’avenir. Comparés à leurs contemporains d’Allemagne, démesurés et poétiques, ils sont prosaïques et pratiques. Ce sont des gens de bon sens, qui connaissent leurs forces et qui se fortifient insensiblement. Et lorsque, sous Louis VI, fils de Philippe Ier, une ère de périls va s’ouvrir avec la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant (1066), la royauté se révélera comme déjà suffisamment affermie, pour affronter la lutte qui, désormais, va dominer l’histoire à toutes les époques.

  1. Il n’existait plus que Charles, fils de Louis le Germanique et un fils mineur de Louis le Bègue.
  2. Conrad est Franconien et donc d’un pays avancé et plus évolué. Henri, Saxon, est plus arriéré et plus fort. C’est déjà le contraste que l’on trouvera plus tard quand la Prusse prendra le pas sur les autres États allemands.
  3. Par exemple à la Flandre contre les Normands.