Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/25

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CHAPITRE IV

PHILIPPE LE BEL ET BONIFACE VIII

I. — Les motifs de la crise

La mort et la catastrophe de Frédéric II (1250) avaient clôturé la lutte séculaire de la papauté et de l’Empire. Depuis lors, le pape n’a plus d’ennemis. Le pouvoir universel qu’il exerce sur l’Église est incontesté. Il peut se consacrer à la réalisation des grands desseins de la politique pontificale : l’union de l’Église grecque et la Croisade. Il sembla un instant que la première allait se réaliser. L’empereur de Byzance, Michel Paléologue, comptant obtenir contre les Turcs l’appui de l’Occident, se déclarait prêt à reconnaître la primauté de Rome et Grégoire X, au Concile de Lyon en 1274, put proclamer la fin du schisme qui depuis trois siècles divisait la chrétienté. Ce ne fut que le triomphe et le rêve d’un moment. L’Église grecque était trop profondément enracinée dans le sentiment religieux et les traditions nationales des chrétiens d’Orient, pour consentir à se courber sous le joug des Latins. Les démarches de l’empereur furent désavouées par elle. En 1281, Martin IV n’espérant plus rien, dut l’anathématiser de nouveau. Le but auquel on se flattait d’avoir atteint, était plus éloigné que jamais. La Croisade, solennellement annoncée au Concile en même temps que la réconciliation des Grecs, ne réussit pas mieux. Louis IX avait été le dernier croisé. Sans doute Charles d’Anjou, par ambition politique beaucoup plus que par sentiment religieux, préparait une expédition qui, si elle avait pu mettre à la voile, n’eût sans doute pas mieux réussi que celles de son frère. Mais les Vêpres siciliennes l’obligèrent à détourner sa flotte contre Messines et à s’absorber dans la défense de son royaume menacé.

Ainsi la papauté n’est arrivée à son apogée que pour voir échouer ses plans grandioses de ramener les Grecs au sein de l’unité catholique et de reprendre à l’Islam le tombeau du Christ. Bien plus ! en Occident même sa situation est ébranlée. L’heure de sa victoire est en même temps celle où commence à se manifester son déclin.

On aperçoit de cela plusieurs causes. Tout d’abord la lutte contre l’empereur ayant pris fin, la cause du pape en Italie cesse de se confondre avec celle des Guelfes, avec celle des villes lombardes surtout, que l’empereur menaçait en même temps que lui. Il n’est plus désormais qu’un souverain italien et sa puissance temporelle se réduit à la mesure de ses intérêts territoriaux. Elle est médiocre, si médiocre qu’elle ne lui permet pas de résister à Charles de Valois, dont la prépondérance s’affirme bientôt dans toute la Péninsule, jusque dans les États de l’Église, jusque dans Rome même où son titre de sénateur fait de lui le protecteur, c’est-à-dire le maître du peuple. Mais cela ne suffit pas ; elle va plus loin et s’introduit au sein même de la curie. Jadis, à l’époque où l’élection des papes se faisait par le clergé et le peuple, c’est par la violence ou la corruption que les barons romains cherchaient à rallier la foule au candidat de leur choix. La création du collège des cardinaux par Nicolas II (1059) avait mis fin à ces pratiques et assuré la liberté de l’élection en la mettant à l’abri des émeutes de la rue. En 1179, pour la garantir mieux encore, Alexandre III avait décidé qu’à défaut de l’unanimité, les deux tiers au moins des cardinaux devaient être d’accord dans leur choix. Il va de soi que plus grandissait l’ascendant de la papauté dans les affaires de l’Europe, plus aussi les considérations politiques se mêlaient aux considérations religieuses pour déterminer les votes. Pourtant, les cardinaux étant presque tous italiens, l’étranger n’avait joué durant très longtemps qu’un rôle fort secondaire dans leurs délibérations. Il n’en alla plus de même depuis l’arrivée de Charles d’Anjou. Sa constante préoccupation fut de s’assurer d’un parti dans le Sacré Collège et il travailla de toutes ses forces à y introduire des Napolitains, des Provençaux et des Français, sur lesquels il pût compter. Il y réussit. Clément IV, provençal d’origine et qui lui était tout dévoué, se prêta à ses vues et laissa une véritable faction angevine se former parmi les cardinaux. La mort de Clément (1268) fut le signal d’une lutte acharnée entre ces « angevins » et leurs adversaires. Ce n’est qu’après trois ans de conflit et d’intrigues qu’ils se résignèrent à l’élection de Grégoire X (1271). Rien d’étonnant si Grégoire voulut mettre fin à un état de choses aussi préjudiciable au bon gouvernement de l’Église. C’est à lui que remonte l’institution du conclave tel à peu près qu’il existe encore de nos jours. Il décida qu’à la mort d’un pape, les cardinaux devaient se réunir dans un local fermé et sans communication avec le dehors : défense leur était faite, sous peine d’excommunication, d’en sortir avant d’avoir achevé l’élection. Ces précautions n’empêchèrent pas Charles de Valois, en 1280, de violenter le conclave et de lui faire élire le Français Martin IV, qui soutint passionnément tous ses projets. Charles mort, le parti angevin, s’il fut moins puissant, n’en resta pas moins actif. Le conclave n’exista que pour la forme. Nicolas IV ne fut élu qu’après environ un an de démêlés entre les cardinaux (1288), et quand il mourut en 1292, les querelles recommencèrent de plus belle, si bien qu’après deux ans de stérile agitation, on résolut pour en finir, et dans l’impossibilité où l’on était de s’imposer les uns aux autres un candidat, d’élire un vieil ermite, étranger aux choses du monde, que le peuple considérait comme un saint et qui fut l’innocent jouet d’intrigues qui l’eussent révolté s’il les eût comprises : Célestin V : il savait à peine le latin, et quand il eût passé de la solitude de ses montagnes au palais du Latran, abasourdi et désorienté, il ne s’aperçut pas qu’il ne servait que d’instrument au roi de Naples, Charles II d’Anjou, qui, pour mieux disposer de lui, l’installa dans sa capitale. Il n’eut bientôt plus qu’une pensée, celle d’abdiquer. Les cardinaux ne demandaient qu’à le prendre au mot. Il leur avait donné le temps de s’accorder. Le 17 décembre 1294, ils élisaient à la place du pauvre vieillard, un noble romain, Benoît Gaetani, qui prit le nom de Boniface VIII.

Avec lui apparaît sur le trône de Saint Pierre le dernier pape de la lignée des Innocent III et des Innocent IV. Son but évident a été de rendre au Saint-Siège l’éclat, le prestige, l’autorité morale et le magistère politique universel dont il avait joui dans leur temps. La pompe dont il s’entoure dans les cérémonies publiques, les deux glaives qu’il fait porter devant lui, la couronne dont il orne la tiare pontificale, sont autant de moyens d’affirmer la primauté du successeur de Saint Pierre dans l’Église, de rappeler que la puissance temporelle lui est subordonnée puisqu’aussi bien, faisant partie de l’Église, elle ne peut prétendre à secouer l’autorité du chef de celle-ci. Il n’y a là rien de neuf, rien qui n’ait été déjà indiqué par Nicolas Ier et Grégoire VII, nettement formulé par Innocent III, et logiquement démontré par les scolastiques. Les fameuses bulles adressées à Philippe le Bel ne contiennent pas autre chose que la doctrine admise par tous les théologiens sur les rapports entre les deux pouvoirs. Boniface n’a fait que recueillir et répéter les principes de ses grands prédécesseurs, sans y rien ajouter.

D’où vient donc la tempête qu’ils ont soulevée et la catastrophe à laquelle ils l’ont conduite ? Précisément de leur immutabilité. Ils ne s’accordent plus avec les réalités politiques ; les temps ont changé, et ce que le pape, conformément à la tradition, promulgue comme la vérité même, va soulever l’opposition des nations les plus avancées de l’Europe, rois et peuples d’accord pour y voir une insupportable atteinte à leurs droits et à leurs intérêts les plus légitimes.

Qu’on y prenne garde, en effet : ce n’est pas seulement avec la France que Boniface VIII s’est trouvé aux prises. Édouard Ier ne s’est pas montré à son égard de meilleure composition que Philippe le Bel, et le Parlement d’Angleterre n’a pas moins énergiquement repoussé ses prétentions que les États généraux de Paris. Si les événements ont donné au conflit avec la France la portée d’une rupture complète, il n’en est pas moins vrai que la politique pontificale a soulevé en même temps contre elle, et pour les mêmes motifs, la résistance des deux pays qui, dès la fin du xiiie siècle, possèdent une véritable constitution d’État.

Jusqu’alors, le pape n’avait eu à combattre qu’un seul ennemi : l’Empire, ou plutôt l’empereur, et la question débattue entre eux, il faut le redire encore, ne se renfermait pas dans les limites d’une nation ; elle embrassait la chrétienté tout entière. Sans doute, en sapant le pouvoir impérial, le pape sapait en même temps le pouvoir du roi d’Allemagne. Mais loin que l’opinion allemande s’en irritât, elle voyait au contraire avec plaisir l’affaiblissement du pouvoir monarchique, et les princes qui la représentaient, au lieu de résister aux entreprises de Rome lui fournirent au contraire un appui qui facilita leur succès. Avec Frédéric II, il est vrai, les circonstances se modifient. La lutte se livre maintenant plus encore pour le royaume de Sicile que pour l’Empire, et le royaume de Sicile est un État. Mais il faut observer tout d’abord que cet État n’est pas indépendant, puisqu’il est un fief du Saint-Siège, et ensuite, et surtout, qu’il n’est pas un État national. Sa population hétérogène ballottée depuis des siècles entre des conquérants étrangers supporte le gouvernement despotique qu’ils lui infligent, et l’on ne surprend chez elle aucune velléité de confondre sa cause avec la leur. Les Siciliens ont fourni à Frédéric II des impôts et des soldats. Mais il savait très bien que sa querelle leur était indifférente. Il n’a pas songé un instant à les appeler à se prononcer sur la légitimité de ses droits. Il s’est borné à les faire défendre théoriquement par des légistes.

Quelle différence entre ce despote absolutiste, ce Hohenstaufen, auquel un mariage politique a donné la Sicile, et les rois d’Angleterre et de France. En Angleterre, depuis Jean sans Terre, les libertés consacrées par la Grande Charte se sont affermies. Sous le long règne de Henri III (1216-1272) les barons et les bourgeoisies conduits par Simon de Montfort ont imposé à la couronne le contrôle d’un conseil d’État. Des représentants des villes apparaissent à côté de ceux de la noblesse dans l’Assemblée nationale que le roi s’engage à convoquer trois fois par an et qui prend officiellement, pour la première fois en 1258, ce nom de Parlement qui, dans l’histoire de l’Europe moderne, est appelé à de si glorieuses destinées. Ses attributions se précisent sous Édouard Ier, et son droit essentiel, point de départ de la première des constitutions libres de l’univers, celui de consentir à l’impôt, est formellement reconnu en 1297. Désormais la nation et le souverain sont associés dans le gouvernement du pays. Si des limites sont tracées au pouvoir personnel du prince, si, seul en Europe parmi ses pareils, il doit renoncer aux guerres de pure ambition dynastique et se consacrer uniquement aux entreprises qu’approuve et que subsidie son peuple, quelle force en revanche lui donne cette adhésion Dès la fin du xiiie siècle, la politique anglaise est vraiment, dans la pleine acception du mot, une politique nationale. Elle l’est à l’intérieur comme à l’extérieur. De là le contraste frappant qu’elle présentera à travers les siècles, d’agitation et de luttes intestines au dedans, coïncidant au dehors avec une continuité dans les vues, une persistance et une opiniâtreté dans l’exécution qui ne s’est jamais rencontrée ailleurs que dans ce pays où les entreprises de la couronne sont nécessairement celles de la nation[1].

Cette grande force qui communique à l’Angleterre de la fin du Moyen Age un caractère déjà si moderne, la France en est privée. Elle en possède une autre, moins profonde, mais pour le moment aussi puissante, dans l’incomparable prestige de son roi. Car ce qu’elle est devenue, elle le doit uniquement à la royauté. C’est la royauté qui l’a affranchie du particularisme féodal, qui l’a défendue contre l’ennemi extérieur, qui a protégé ses villes naissantes, qui lui a donné les institutions financières et administratives qui mettent le peuple à l’abri de la violence et de l’exaction. Contre l’oppression qu’exerçait une dynastie toute puissante, l’Angleterre a créé la garantie du Parlement ; contre les abus résultant de la suprématie féodale, la France a trouvé la protection du roi. Aussi le roi y jouit-il de la même popularité qui, dans l’État voisin, s’attache au Parlement. Dans un pays comme dans l’autre, le sentiment national s’accorde avec la constitution politique et s’est développé en même temps qu’elle. Il se distingue surtout en Angleterre par la fierté, en France par la piété monarchique. Il donne à chacun des deux peuples son caractère individuel, son tempérament collectif, si l’on peut ainsi dire, produit de son évolution historique, que l’on méconnaît étrangement quand on invoque pour se rendre compte ce mystérieux facteur de la race qui peut tout justifier parce qu’il n’explique rien.

Philippe (IV) le Bel, qui succéda à son père Philippe le Hardi en 1285, apporta en montant sur le trône un nouvel agrandissement au royaume. Sa femme était l’héritière du royaume de Navarre et, ce qui était plus important, du comté de Champagne qui fut réuni au domaine royal. Sauf la Guyenne possédée par le roi d’Angleterre, la Bretagne qui, depuis toujours, conservait une indépendance peu gênante à cause de sa position excentrique, et la Flandre, tous les grand fiefs étaient maintenant rentrés sous le pouvoir direct de la couronne. Philippe le Hardi s’était laissé entraîner par Charles d’Anjou dans une guerre de prestige contre l’Aragon. Son fils s’empressa de la terminer, et se garda de gaspiller ses forces au profit des ambitions siciliennes du roi de Naples. Il les consacra tout entières à des fins plus utiles et plus pratiques. Achever le royaume à l’intérieur en y annexant la Flandre et la Guyenne, et continuer énergiquement à l’est et au nord à le dilater au détriment de l’Empire, tel paraît bien avoir été le double but de sa politique. En cela Philippe le Bel continue la tradition de ses devanciers. Ce qui le distingue d’eux, c’est la méthode qu’il emploie. Jusqu’à lui, les rois gouvernent au milieu de leur cour, et tous les membres de leur entourage habituel sont dans la confidence de leurs affaires. Il n’en va plus de même sous Philippe le Bel. Avec lui, des allures secrètes se substituent à l’ancienne familiarité du palais ; il se cache, pour ainsi dire, derrière les ministres qu’il emploie, se dissimule à ce point qu’on s’est demandé avec quelque naïveté si sa politique n’avait pas été tout simplement celle de ses agents et s’il ne s’était pas borné à les laisser faire. On peut se poser cette question à propos de tous les souverains modernes qui n’ont pas été des hommes de génie, et le fait qu’elle occupe les historiens de Philippe le Bel, est la meilleure preuve des nouveautés qui s’introduisent avec lui dans l’exercice du pouvoir monarchique. Le roi est désormais si fort, si sûr d’être obéi, qu’il peut se permettre de confier les plus grandes affaires à des hommes de naissance obscure, sortis de la bourgeoisie ou de la petite noblesse, mais que recommandent leur science de juristes ou leurs connaissances pratiques, en même temps que la médiocrité de leur fortune et l’espoir de l’augmenter en servant le prince garantissent leur dévouement. Sans doute, avant Philippe le Bel, quelques-uns de ces hommes nouveaux s’étaient déjà glissés dans les conseils de la couronne. Sous Philippe le Hardi, Pierre de la Brosse, devenu de simple médecin du roi son conseiller intime, avait fait scandale et finalement achevé par la potence une carrière trop brillante aux yeux de la cour. Mais ce qui n’était encore qu’une exception, devient maintenant la règle. Tous les hommes qui ont été appelés au gouvernement, chargés de missions diplomatiques ou employés au maniement des finances par Philippe le Bel, sont de simples « clercs de loi », comme Pierre Flote, Enguerrand de Marigny, Guillaume de Nogaret, ou des banquiers siennois comme les deux frères Guidi (Guy). Avec eux apparaît un personnel politique complètement distinct de la cour, ne délibérant qu’avec le roi seul, possédant seul sa confiance et seuls initiés à ses desseins. Ils sont dans la main de leur maître de simples instruments qu’il peut briser quand il le voudra. Ils savent qu’ils sont entourés de haines féroces et que le moment de leur chute pourrait bien être pour eux celui de monter au gibet. Aussi, pour conserver la faveur royale, rivalisent-ils de zèle et n’épargnent-ils personne. Sans préjugés de classe, hostiles aux privilèges de la haute noblesse qui les méprise, ils travaillent de tout cœur à fonder l’absolutisme et leur conviction est en ceci d’accord avec leurs passions et leur intérêt, car l’étude du droit romain leur a montré dans l’absolutisme la vérité politique. Ils sont secs, cassants, ironiques, impitoyables. Ce n’est pas le roi qui parle par leur bouche, mais la royauté anonyme, supérieure à tout, courbant tout sous son pouvoir, et dont ils se font les auxiliaires avec une joie triomphante, fiers de voir les plus grands seigneurs rechercher leur protection et passer publiquement pour leurs créatures. Rien d’étonnant si, maniée par eux, la politique de Philippe le Bel se caractérise par la violence froide et l’absence complète de scrupules. La considération exclusive de l’intérêt de la couronne s’est substituée à l’idéal de justice et de charité de Saint Louis. Par l’accroissement constant de sa force, le pouvoir royal en est arrivé à ne plus tolérer d’obstacles et à justifier les moyens qu’il emploie par les fins qu’il s’assigne.

On s’en aperçoit tout de suite en jetant un coup d’œil sur l’intervention de la couronne dans les Pays-Bas. Jusqu’alors, elle y avait constamment soutenu la maison de Dampierre contre la dynastie rivale des d’Avesnes, et l’avait aidée à soumettre à son influence le Namurois, le pays de Liège, la Gueldre et le Luxembourg. Par elle, elle introduisait ainsi dans ces parties de l’ancienne Lotharingie dépendant de l’Allemagne, le pouvoir d’un de ses vassaux et l’appui qu’elle donnait au comte de Flandre contre le comte de Hainaut se rattachait à son habile politique d’empiétement au détriment de l’Empire. Jean d’Avesnes avait inutilement travaillé à intéresser Rodolphe de Habsbourg à sa cause. Il n’en avait obtenu que de vains diplômes contre Guy de Dampierre. Il devenait plus évident de jour en jour pour les princes des Pays-Bas que leur suzerain traditionnel ne pouvait rien pour eux et que leur intérêt leur imposait à tous de rechercher l’amitié du roi de France, dont le comte de Flandre avait si largement profité. Jean d’Avesnes faisant volte face, s’enhardit à faire sonder la cour de Paris. Il la trouva toute disposée à accueillir ses avances. En 1293, rompant avec son passé, il entra décidément dans la clientèle capétienne. Philippe le Bel s’alliait ainsi au mortel ennemi de cette maison de Flandre dont il était le suzerain et à qui, suivant le droit féodal, il devait aide et assistance ! Mais le droit féodal n’était plus maintenant invoqué par la couronne que quand il fournissait des prétextes à ses prétentions : elle rejetait, au nom de la souveraineté les obligations qu’il lui imposait. Elle avait tiré du comte de Flandre les services qu’il pouvait lui rendre. Maintenant que les princes vassaux de l’Empire venaient à elle, il devenait inutile et même dangereux de continuer à augmenter son pouvoir en Lotharingie. Le moment était venu de lui montrer qu’il n’était rien sans l’appui du roi, et de le ramener au rôle d’un simple instrument de la couronne.

Les mouvements sociaux dont les villes flamandes étaient le théâtre depuis le milieu du xiiie siècle offraient à la politique royale une nouvelle occasion d’agir dont elle sut tirer tout de suite un merveilleux parti. Dans les grands centres industriels qu’étaient Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai, une véritable haine de classe excitait contre les patriciens qui exerçaient le gouvernement municipal, les masses ouvrières des travailleurs de la draperie, foulons, tondeurs, tisserands, etc. Ils reprochaient aux échevins de n’administrer qu’au profit de la haute bourgeoisie, de les sacrifier aux intérêts des riches marchands de drap et de laine, de les réduire à des salaires de famine. Des grève (takehans) avaient éclaté, on avait découvert des conspirations, et l’exaspération parmi le peuple allait croissant à mesure que se multipliaient les mesures de précaution ou de défense prises contre lui. En 1280, une révolte générale avait éclaté en même temps dans toutes les villes flamandes ou wallonnes provoquant dans plusieurs d’entre elles de véritables batailles de rues. Guy de Dampierre en avait profité pour intervenir. Incapable de maîtriser au moyen de ses seules forces les échevinages patriciens qui depuis longtemps méprisaient ouvertement son autorité, il s’était montré plein de bienveillance pour le peuple afin de l’intéresser à défendre les prérogatives princières. Contre l’alliance menaçante du comte et du « commun », les patriciens cherchèrent aussitôt un protecteur dans le suzerain de leur prince, le roi de France. Déjà en 1275, sous le règne du roi Philippe le Hardi, les XXXIX de Gand[2] cassés par Guy de Dampierre en avaient appelé au Parlement de Paris. La sentence avait été équitable. Le Parlement, convaincu des abus qui leur étaient reprochés, les avait déboutés de leur plainte, sans approuver pourtant la nouvelle organisation que le comte avait donnée à la ville. À cette impartialité du droit, les légiste de Philippe le Bel devaient substituer bientôt le parti pris politique. Ne se laissant guider que par l’intérêt de la couronne, la question pour eux n’est pas de juger entre le comte et les patriciens, mais de soutenir systématiquement ceux-ci contre celui-là. Rien n’est épargné pour leur montrer qu’ils peuvent en tout compter sur le roi, et la protection qui leur est accordée se manifeste d’autant plus puissante qu’elle a recours à des procédés plus humiliants pour le comte. De simples « sergents » sont envoyés dans les villes flamandes comme « gardiens » au nom de la couronne ; la bannière fleurdelisée est arborée sur leurs beffrois et leur confère une immunité qui leur permet de braver en face leur seigneur et ses baillis. La ploutocratie orgueilleuse qui domine les villes n’a plus rien à craindre depuis qu’elle se couvre de l’emblème redoutable de la puissance royale. Elle peut se rire désormais des efforts du comte et du « commun ». Elle se fait gloire de ce nom de « gens du lys », de leliaerts, que le peuple lui décerne par opprobre.

Aux méthodes nouvelles de la politique impitoyable qui s’acharnait contre lui, Guy de Dampierre, menacé au dehors par l’alliance de Philippe le Bel avec Jean d’Avesnes, au dedans par le protectorat du roi sur ses grandes villes, n’aurait eu rien à opposer, si la guerre qui venait de reprendre entre la France et l’Angleterre ne lui avait fourni l’espoir d’opposer la force à la force.

Depuis le commencement du xiiie siècle, la royauté anglaise absorbée par les glorieux troubles civils d’où devait sortir la constitution nationale, n’avait pu continuer l’œuvre d’expansion commencée par Henri II. Dans les montagnes de l’ouest, la principauté de Galles conservait son indépendance, et au nord, les rois d’Écosse ne se souciaient plus de la vassalité qui leur avait été imposée par le grand Plantagenêt. Un tel état de choses ne pouvait durer longtemps. L’unité géographique d’une île tend nécessairement à y introduire l’unité politique. Les Gallois et Écossais étaient d’ailleurs pour l’Angleterre les plus incommodes et les plus dangereux voisins, et lorsque Édouard Ier résolut de les soumettre, la nation seconda ses desseins avec empressement. Le pays de Galles fut réuni au royaume en 1284, en conservant une autonomie dont le nom de prince de Galles porté par l’héritier de la couronne fut depuis lors le symbole. La guerre contre l’Écosse fut plus malaisée. Malgré leur origine diverse et leur idiome différent, anglo-saxon dans le « bas pays » du sud, celtique dans les montagnes du nord, les Écossais étaient animés d’un même sentiment d’autonomie. lorsque le roi Jean Baliol eût reconnu la suzeraineté anglaise et prêté serment de fidélité à Édouard (1292), leur indignation fut telle que Baliol dut rompre les obligations qu’il venait de contracter et se décider à prendre les armes. Peut-être eut-il hésité s’il n’avait été encouragé dans son attitude par Philippe le Bel. Le roi de France avait cru, en effet, devoir saisir le moment des difficultés d’Édouard avec l’Écosse pour balayer l’Angleterre de ses dernières possessions continentales. Il avait donné ordre d’occuper la Guyenne en même temps qu’il se liait à Baliol par un traité inaugurant ainsi cette politique d’alliance de la France et de l’Écosse qui, à travers les fluctuations de l’histoire d’Europe, reparaîtra durant des siècles, unissant les deux pays contre l’ennemi commun. Le premier essai en fut d’ailleurs malheureux. Édouard se bornant à la défensive en Guyenne, tourna toutes ses forces contre Baliol, s’empara de sa personne après l’avoir vaincu à Dunbar (1296) et fit transporter la pierre sur laquelle on couronnait les rois d’Écosse à l’abbaye de Westminster, où elle se trouve encore. Le royaume d’Écosse avait momentanément cessé d’exister et n’était plus qu’une province anglaise.

Édouard pouvait maintenant se tourner contre la France. Mais l’attaquer avec ses seules forces ne présentait guère de chances de succès. Il entreprit de lui opposer une coalition comme celle que Jean sans Terre avait quatre-vingts ans plus tôt réunie contre Philippe Auguste. Si déchu que fut en Allemagne le pouvoir royal, il se mit en rapport avec Adolphe de Nassau ou, pour parler plus exactement, le prit à sa solde et lui fit déclarer la guerre sous prétexte de territoires de l’Empire annexés par la France dans les derniers temps. Mais c’est surtout sur les princes des Pays-Bas qu’il fondait son espoir. Car son plan consistait à attaquer la France par le nord, c’est-à-dire par le seul côté de son territoire où elle ne soit pas protégée par des frontières naturelles. Il s’attacha surtout à gagner le comte de Flandre et ses avances devaient trouver chez lui un terrain tout préparé par les rigueurs de Philippe le Bel. Le 9 janvier 1297, Guy de Dampierre envoyait défier son suzerain. La guerre commença au mois de juin. Adolphe de Nassau, qui n’avait voulu que toucher les livres sterlings de l’Angleterre, ne parut pas. Édouard débarqua en Flandre, mais à peine y était-il arrivé qu’une révolte générale éclatait en Écosse. Dès lors, il ne chercha plus qu’à se tirer d’une expédition qu’il lui était impossible de mener à bien. Le 9 octobre, il concluait une trêve avec le roi de France, et se hâtait de courir tenir tête à l’ennemi du nord. Le choc menaçant les deux grands États occidentaux était ajourné. Guy de Dampierre abandonné par Édouard qui, en 1299, signait sans l’y comprendre une paix définitive, restait seul pour tenir tête à l’armée française. Elle eut vite fait de conquérir le comté où les Leliaerts désorganisaient la résistance (mai 1300). Le vieux comte fut traité en vassal félon et emprisonné avec ses fils. La Flandre, confisquée, reçut un gouverneur royal. Et son annexion semblait présager à bref délai celle de tous les Pays-Bas. Le comte de Hainaut, Jean d’Avesnes, devenu l’allié intime de Philippe le Bel, héritait des comtés de Hollande et de Zélande et faisait piteusement reculer le nouveau roi d’Allemagne, Albert d’Autriche, qui s’était avancé jusqu’à Nimègue pour les occuper. Déjà, on commençait à considérer en France le cours du Rhin comme la frontière naturelle du royaume. La puissance capétienne était arrivée à son apogée !


II. — La crise


Ces événements furent l’occasion de la crise qui allait porter une atteinte mortelle à ce pouvoir arbitral assez mal défini que la papauté s’arrogeait sur les princes et les peuples, du fait de leur appartenance à l’Église.

Sur le point d’en venir aux prises, Philippe le Bel et Édouard Ier avaient rivalisé de préparatifs militaires et par conséquent de dépenses. L’un et l’autre avaient largement taxé les biens d’Église comme s’il s’était agi d’une Croisade. Des réclamations n’avaient pas manqué de se produire. Rome en avait été avertie et Boniface VIII crut devoir saisir cette occasion de rappeler solennellement aux princes les limites que la théologie assigne au pouvoir temporel. La bulle Clericis laïcos, (25 février 1296), défendait strictement aux laïques d’imposer le clergé sans le consentement du pape, annulait toutes dispenses qui auraient pu être accordées à cet égard, et menaçait de l’excommunication tous les contrevenants. Le texte s’adressait à la chrétienté en général ; ni le roi de France, ni le roi d’Angleterre n’y étaient cités, mais personne ne pouvait douter qu’il ne fut dirigé contre eux. Il ne contenait rien, au surplus, qui s’écartât des principes constamment proclamés par les autorités religieuses. Depuis la fin de l’Empire romain, les immunités financières du clergé n’avaient cessé de s’étendre et étaient depuis des siècles considérées comme aussi naturelles que ses immunités judiciaires.

Dans le conflit qui s’ouvrait, ce n’était pas le pape, c’étaient les rois qui violaient la tradition. Les rôles étaient répartis exactement à l’inverse de leur distribution pendant la guerre des investitures. Là, Henri IV, en face de Grégoire VII, avait agi en conservateur défendant ses droits acquis contre des prétentions révolutionnaires. Ici, les droits acquis étaient du côté de Boniface VIII, et les prétentions révolutionnaires partaient de Philippe et d’Édouard. Seulement, entre Henri IV et Grégoire VII la question se posait sur le terrain religieux et l’opinion publique s’était prononcée par cela même en faveur du pape. Entre Boniface et les deux rois, elle se portait au contraire sur le terrain politique ; elle mettait en question la souveraineté monarchique, l’existence même de l’État, les intérêts les plus évidents des nations, et cette fois le sentiment général, au lieu de soutenir Rome, devait se tourner contre elle.

Le pape ne s’est évidemment pas attendu à l’opposition qu’il allait soulever. Toute sa conduite prouve qu’il n’a pas compris qu’il y avait quelque chose de changé en Europe depuis Innocent IV et Frédéric II, et que la France et l’Angleterre de 1296 n’étaient plus ce qu’elles étaient un siècle auparavant. Il n’a pas vu que les droits de la couronne s’y appuyaient sur le consentement des peuples, et que la solidarité nationale y était devenue assez puissante, non seulement chez les laïcs mais au sein du clergé lui-même, pour repousser toute tentative d’intervenir dans les affaires du roi, de paralyser son gouvernement et de compromettre ses finances et sa force militaire, au nom des privilèges de l’Église. Que l’on suppose Philippe et Édouard abandonnés par leurs sujets, soit par motif de conscience religieuse, soit par indifférence, il ne leur restait qu’à se soumettre humblement. Ce qui les a fait triompher, c’est la conscience d’avoir pour eux l’assentiment de leurs peuples, c’est-à-dire la force morale, la seule qui leur permît de vaincre dans un conflit de ce genre.

Ni l’un ni l’autre ne jugea bon de s’expliquer. Édouard considéra la bulle comme non avenue et continua de lever l’impôt prohibé. Philippe agit de façon à montrer au pape combien il était dangereux d’intervenir dans ses affaire : menacé dans ses finances, il menaça lui-même les finances du pape. Il interdit la sortie des monnaies et des lettres de crédit hors des frontières du royaume. Du coup, tous les revenus que la papauté tirait de la France et tous ceux qu’elle y faisait passer par l’intermédiaire de ses banquiers italiens, se trouvèrent interrompus. Plus ses besoins d’argent étaient grands et sa fiscalité développée, plus ce coup qui la frappait, était sensible. Un siècle auparavant une telle riposte eût été impossible, faute des moyens pour l’exécuter. Mais la royauté française possédait maintenant un pouvoir si étendu et une administration si complète et si bien dressée que l’ordre donné fut ponctuellement accompli. L’État attaqué se défendait par ses propres moyens et l’Europe assista à ce spectacle nouveau d’un souverain résistant aux ordres de Rome en leur opposant une simple mesure administrative. L’imprévu de l’événement désorienta Boniface VIII. Son intervention dans la guerre de Sicile, et dans ses propres États la révolte des Colonna, lui imposaient un pressant besoin d’argent. Il fallait avant tout que la frontière de France se rouvrît. Pour l’obtenir, il se résigna à faire au roi des avances qui durent coûter beaucoup à son caractère altier. Sans retirer la bulle, il l’atténua au point de lui ôter toute importance pratique, et la canonisation de Saint Louis, prononcée en 1297, put paraître un hommage rendu à la maison de France.

L’incident à peine clos, il s’en ouvrait un autre. Comme ses prédécesseurs, Boniface VIII se berçait de l’espoir d’unir l’Europe en une nouvelle Croisade. La guerre entre la France et l’Angleterre, les deux plus puissants États de l’Occident, rendant une telle entreprise irréalisable, il offrit sa médiation aux belligérants. Il fut entendu, pour ménager leur susceptibilité, que ce n’était là qu’une démarche toute privée et faite en nom personnel. Pourtant, la paix ayant été solennellement promulguée dans une bulle, Philippe le Bel y vit une atteinte à ses droits souverains, l’affirmation de la suprématie temporelle de la papauté sur sa couronne, et il en manifesta aussitôt son ressentiment en accordant ouvertement son appui aux Colonna.

Au moment où la situation allait ainsi se tendant de plus en plus, s’ouvrit le grand jubilé de l’an 1300. C’était la première solennité de ce genre que voyait l’Europe, et elle fut pour le pape un triomphe incomparable. De tous les points de la chrétienté, les fidèles affluèrent à Rome par centaines de milliers (on dit 200.000), pour gagner les indulgences acquises à ceux qui visiteraient le tombeau des apôtres. Les hommages de vénération et d’amour que leurs masses enthousiastes prodiguèrent à Boniface VIII l’enivrèrent d’orgueil. Il oublia les mésaventures des dernières années ; d’avoir vu tant de pèlerins prosternés à ses pieds, il crut que les rois et les peuples étaient tout prêts à s’incliner aussi devant ses ordres. Il put bientôt s’apercevoir que la sincérité de leur ferveur religieuse et de leur dévouement à l’Église n’allait pas jusqu’au sacrifice de leur indépendance et de leur dignité.

Édouard Ier avait profité de sa paix avec Philippe le Bel pour se retourner contre des Écossais. A l’appel de ceux-ci, Boniface VIII était intervenu, l’avait accusé de violence et d’injustice et revendiqué le droit de prononcer entre les deux parties. Il ne s’adressait qu’au roi ; le roi résolut de s’adresser à la nation, et au mois de janvier 1301, le Parlement fut appelé à se prononcer sur les prétentions du pape. Ainsi, cette fameuse question de la souveraineté temporelle et de ses limites dont ne s’étaient occupés jusqu’alors que des ermites, des théologiens et des légistes, allait être abordée par les mandataires de tout un peuple. Leur réponse fut une affirmation catégorique des droits souverains de la couronne. Prélats, barons, chevaliers et bourgeois furent également indignés de l’immixtion du pape dans une guerre qui était populaire et qu’avait glorieusement terminée la bataille de Falkirk (22 juillet 1298). « Jamais », répondirent-ils, « nous ne souffrirons que notre roi se soumette à des exigences aussi inouïes. »

Boniface ne releva pas ces paroles. Au moment où elles lui parvinrent, ses relations avec la France avaient pris un tel caractère de gravité qu’elles ne lui permettaient pas de les compliquer d’une querelle avec l’Angleterre. A la demande de l’archevêque de Narbonne, se plaignant de la confiscation de certains fiefs relevant prétendument de son Église, il avait envoyé à Paris comme légat, l’évêque de Pamiers, Bernard Saisset. Le langage hautain du légat avait blessé le roi. Il n’en montra rien, le laissa rendre compte de sa mission à Rome, puis, à peine revenu dans son évêché, le fit arrêter et accuser par Pierre Flote, son chancelier, de lèse-majesté, de rébellion, d’hérésie, de blasphème et de simonie. Une assemblée de prélats et de docteurs le reconnut coupable, et demande fut faite au pape de le destituer de ses fonctions épiscopales.

À ces mesures, le pape répondit en exigeant la libération immédiate de Saisset, en remettant en vigueur la défense d’imposer les biens d’église et en convoquant à Rome le clergé de France pour délibérer avec lui sur les moyens d’amender le roi. En même temps, il adressait personnellement à celui-ci la bulle Ausculta fili dans laquelle il lui rappelait que Dieu avait placé le successeur de Saint Pierre au-dessus des princes et des États. « C’est pourquoi », lui disait-il, « ne crois pas ceux qui voudraient te persuader que tu n’as pas de supérieur. Qui pense ainsi se trompe, et qui persiste dans cette erreur est un infidèle ». Innocent III n’aurait pas parle autrement, et Saint Thomas d’Aquin, au milieu du siècle, avait longuement exposé la théorie dont s’inspirent ces paroles. Elles suscitèrent cette fois, parmi les juristes et les docteurs, des contradicteurs passionnés. Pierre Dubois, Jean de Paris, l’auteur du Dialogue entre un clerc et un chevalier, repoussèrent avec indignation la prétention du pape d’intervenir en matière temporelle. Sa compétence ne s’étend, d’après eux, qu’aux matières purement religieuses. Ils vont jusqu’à discuter la légitimité de sa souveraineté romaine et l’un d’eux (Jean de Paris) fait remonter à la donation de Constantin la décadence de l’Église ! Frédéric II et Pierre de la Vigne avaient déjà, ou à peu près, dit tout cela. Ces discussions d’ailleurs n’agitaient que les lettrés et la crise n’eut pas été bien grave si elle se fut bornée à une bataille de pamphlets. Mais Philippe le Bel, comme Édouard Ier l’année précédente, et sans doute s’inspirant de son exemple, résolut de faire de sa querelle la querelle de son peuple. La France n’avait pas de Parlement. Jamais encore les délégués de toute la nation n’avaient été appelés à conseiller la couronne. Ce fut ce grand débat où le principe même de la souveraineté royale était en jeu qui fut l’occasion de la première réunion des États généraux, début digne de ces assemblées dont la dernière devait, cinq siècles plus tard, proclamer les droits de l’homme et ouvrir la Révolution.

Les délégués du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie, se réunirent à Notre-Dame de Paris, le 10 avril 1302. L’opinion avait été adroitement surexcitée par des manœuvres dans lesquelles se trahit bien l’esprit d’un gouvernement à qui tous les moyens sont bons s’ils donnent le succès. De fausses bulles outrageantes pour le roi, une fausse réponse outrageante pour le pape avaient été largement répandues, procédés encore grossiers mais caractéristiques d’une époque où la politique commençait à sentir le besoin de s’appuyer sur le sentiment populaire. Pierre Flote exposa la querelle devant les États. Tous, le clergé comme les laïcs se déclarèrent avec enthousiasme pour le roi. Le clergé fit parvenir au pape sa réponse en langue latine, les deux autres ordres adressèrent la leur en français aux cardinaux.

Dès lors, la cause du pape était perdue. Les États généraux, avec bien plus d’éclat que ne l’avait fait l’année précédente le Parlement d’Angleterre, tranchaient en faveur de la couronne, c’est-à-dire en faveur de l’État, la question de la souveraineté. Il avait suffi qu’une assemblée nationale se prononçât, et le résultat que les empereurs s’étaient épuisés à poursuivre durant deux siècles de luttes qui avaient ensanglanté l’Allemagne et l’Italie, était atteint. A la force brutale des Césars germaniques, Rome avait jadis opposé victorieusement la force morale ; sa résistance à leurs tentatives de domination universelle avait rallié les nations à sa cause et l’Italie, en s’unissant à elle contre les Hohenstaufen, avait en même temps combattu pour sa propre liberté. Aujourd’hui, ses anciens alliés l’abandonnaient parce qu’elle menaçait à son tour leur liberté et leur indépendance. L’Allemagne ne s’était pas solidarisée avec la politique des empereurs ; la France se solidarisait avec celle de son roi. Que faire contre cette déclaration de guerre de tout un peuple ! A qui s’adresser ? A l’Angleterre ? Mais la querelle de la France était, en ce point, celle même de l’Angleterre. Bien plus, elle était celle de toutes les nations. Car, à la différence des empereurs, la France ne prétendait pas violenter la papauté et l’opprimer à son profit ; elle exigeait seulement que la papauté ne s’arrogeât pas le droit d’intervenir dans son gouvernement ; elle ne menaçait personne ; elle ne revendiquait que son autonomie temporelle, et l’intérêt de chaque État devait lui faire souhaiter qu’elle réussît. Boniface VIII se trouva donc isolé devant elle. L’ironie de l’histoire voulut que, ne sachant à qui recourir, il se tournât vers le roi d’Allemagne, Albert d’Autriche, dont il avait refusé jusqu’alors de reconnaître l’élection et que, rehaussant par nécessité cette majesté impériale que ses prédécesseurs avaient si fort humiliée, il lui rappelât qu’elle possédait la primauté sur tous les royaumes « et que les Français mentaient en disant qu’ils n’avaient pas de supérieur, puisqu’ils étaient en droit subordonnés à l’empereur ». La bulle Unam sanctam qu’il publia le 18 novembre 1302 est la dernière affirmation solennelle que Rome ait faite de sa primauté sur le pouvoir temporel. On y retrouve longuement exposée la théorie traditionnelle des deux glaives, et la subordination de tous les princes au successeur de Saint Pierre, ratione peccati.

Ainsi les prétentions contradictoires de l’État et de l’Église se heurtaient de front. Les choses eussent pu en rester là. Car la déclaration de principes contenue dans la bulle n’était qu’une manifestation désormais inoffensive. Mais Philippe le Bel était décidé à renverser son adversaire. Il pouvait employer contre lui une arme terrible et sa politique n’avait pas coutume d’épargner l’ennemi.

La situation personnelle de Boniface VIII à son égard était, en effet, très mauvaise. L’orthodoxie du roi était trop complète et trop évidente pour qu’il fût possible de lancer contre lui, comme jadis contre Frédéric II, la redoutable accusation d’hérésie. Sur le terrain religieux, sa situation était inébranlable et celle du pape ne l’était pas. L’élection de Boniface, accomplie du vivant de son prédécesseur et grâce à l’abdication de celui-ci, était un fait si étrange que ses ennemis n’avaient pas manqué de l’invoquer depuis longtemps comme une cause de nullité. Les Colonna allaient répétant que le pape n’était qu’un intrus et Philippe le Bel avait trop d’intérêt à ce qu’il en fut ainsi pour ne pas croire ou feindre de croire qu’ils avaient raison. Au mois de juin 1303, une nouvelle assemblée des Ëtats généraux approuva son dessein de soumettre la question à un Concile général. L’élan était donné et fut soigneusement entretenu par les partisans de la couronne. L’Université de Paris, des monastères, des villes, se mirent à l’envi à réclamer le concile, pendant que le gouvernement travaillait les États étrangers en faveur de ce projet.

Cependant Nogaret était envoyé en Italie pour s’y mettre en rapports avec les Colonna, s’emparer de la personne du pape et essayer de lui arracher son abdication. Il le surprit le 15 août à Anagni. La violence ne put avoir raison du vieillard. Menacé de mort par les Colonna, il demeura inébranlable, opposant à leurs fureurs une majesté hautaine et restant digne de lui-même dans sa catastrophe. Mais ce dernier coup l’avait brisé. Délivré par un soulèvement populaire, il ne rentra à Rome que pour y mourir le 12 octobre 1303.

Sa mort ne tranchait rien. L’appel du roi de France au Concile allait peser comme une menace sur ses successeurs. Benoît XI (1303-1304) vécut trop peu de temps pour résoudre cet angoissant problème. Clément V (1305-1314) n’y échappa qu’en engageant la papauté dans une crise qui acheva de ruiner l’incomparable prestige dont elle avait joui au XIIIe siècle.

Son élection, à laquelle les cardinaux ne se résignèrent qu’après onze mois de délibérations, était déjà un désaveu éclatant jeté à Boniface. Car le nouveau pape était Français et en le nommant le Conclave se courbait sous la volonté de Philippe le Bel. Il allait s’apercevoir bientôt qu’il venait de placer sur le siège de Saint Pierre un pontife incapable d’oublier qu’il était né sujet du roi de France. Clément V ne se contenta pas de faire entrer en masse dans le Sacré Collège des parents et des protégés de son souverain ; imbu de la prééminence que sa patrie a acquise en Europe, il est insensible à la majesté de Rome et à la tradition douze fois séculaire qui a fait de la ville des empereurs, la ville des papes. Pour ce Français, l’aurea Roma n’est qu’une ville comme une autre, malsaine par son climat, peu sûre par sa population mobile, et qui lui paraît sans doute bien inférieure à Paris. La papauté n’est-elle pas où est le pape ? Et qu’importe dès lors qu’il habite au Latran et pontifie à Saint-Pierre ? Clément V s’est fixé à Avignon ; ses successeurs devaient y demeurer jusqu’en 1378. Avignon sans doute est une possession de l’Église romaine. Mais entourée de domaine du roi de France, de fait elle est en France et l’étranger ne s’y est pas trompé. En abandonnant les bords du Tibre pour ceux du Rhône, les papes descendaient de la position qu’ils avaient occupée depuis un siècle entre Dieu et les rois et se réduisaient sinon toujours en fait, du moins en apparence, au rang de protégés et d’instruments de la couronne de France. C’est à cela qu’avait conduit la politique de Boniface VIII ! Qu’importait désormais le procès fait à sa mémoire ? Philippe le Bel continua encore quelques années à effrayer le pape. Après lui avoir arraché en 1312 la condamnation des Templiers, dont il convoitait les richesses, il n’en parla plus. A quoi bon ? Que restait-il désormais des hautaines déclarations de la bulle Unam sanctam et quelle possibilité que les papes, en s’adressant à l’avenir aux rois de France, leur parlassent encore sur ce ton ? Il est vrai que les propositions qu’elle renfermait, continuaient à subsister. En théorie, les prétentions de la papauté étaient intactes. En réalité, elles n’étaient plus, au moins à l’égard de la France, que des déclamations inoffensives. Philippe le Bel n’en demandait pas davantage. En politique, le résultat pratique seul est à envisager et il avait été plus décisif et surtout plus rapide qu’on n’eût osé l’espérer. Dans le choc de l’Église avec l’État national, celui-ci s’était montré le plus fort. La papauté chancelait à son tour sur les ruines du pouvoir impérial qu’elle avait abattu. Il semblerait presque qu’en quittant Rome pour Avignon, elle ait voulu chercher sur un théâtre moins en vue, à dissimuler son humiliation.

Ainsi le xiiie siècle vit à la fois sa plus haute puissance et sa chute. Au moment où, triomphant de l’Empire, elle croyait pouvoir prendre la direction de l’Europe, l’unir dans un même élan contre l’Islam et placer tous les peuples sous sa tutelle, les transformations économiques comme les transformations politiques qui s’étaient accomplies sans qu’elle y eût pris garde, rendaient impossible la réalisation de ses desseins. Le haut idéal qu’elle avait conçu à une époque de civilisation agricole et de régime féodal ne correspondait plus aux réalités sociales. La foi restait aussi vive et aussi générale que jadis, la discipline ecclésiastique s’imposait même plus complètement qu’elle ne l’avait jamais fait. Mais les hommes ne voyaient plus dans la Croisade qu’une chimère irréalisable, tant les progrès du commerce et de la vie urbaine avaient profondément modifié les mœurs et le genre de vie. Et en même temps, la constitution, en France et en Angleterre, d’États nationaux, puisant dans la nécessité de se maintenir le besoin d’une administration autonome et d’une politique indépendante, devait amener nécessairement le conflit où sombra Boniface VIII. Pendant le court moment du règne de Saint Louis, la politique chrétienne a pourtant pu se réaliser. C’est aussi le plus beau moment du xiiie siècle, une accalmie dans cette tempête continuelle où les forces tumultueuses de la vie emportent l’humanité.






  1. Il faut remarquer que Simon de Montfort et les barons ont en même temps obligé le roi à sanctionner les libertés anglaises et à renoncer à ses projets sur la Sicile.
  2. Échevins, représentants du patriciat, qui gouvernaient la commune.