Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/3

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LIVRE PREMIER


LA FIN DU MONDE ROMAIN
EN OCCIDENT

(Jusqu’à l’Invasion Musulmane)




CHAPITRE PREMIER

LES ROYAUMES BARBARES DANS L’EMPIRE ROMAIN

I. — L’occupation de l’Empire


Ce serait une grave erreur de se figurer les Germains qui s’établissent à demeure dans l’Empire au ve siècle, sous les traits de leurs compatriotes du temps de Tacite. Leur contact avec Rome leur avait appris bien des choses. L’Empire, leur paraissant moins redoutable depuis qu’une première fois ils en avaient passé les frontières, leur devenait aussi plus familier. Ils s’accoutumaient à lui depuis qu’il avait cessé de leur être inaccessible. Et l’Empire à son tour, ne pouvant plus persister dans sa superbe à leur égard, se montrait plus accommodant. Julien avait permis aux Francs, en 368, de s’établir en Taxandrie à charge de service militaire. Que d’influences romaines ont dû passer, par ces Francs, de l’autre côté du Rhin ! À l’autre extrémité de l’Empire, aux bords du Danube, le rapprochement est plus grand encore. Le Goth Ulfila a rapporté de Byzance le christianisme et l’a répandu chez ses compatriotes. À vrai dire, ce christianisme est celui des Ariens qui dominaient alors en Orient. Mais les conséquences de ce fait n’apparaîtront que plus tard. L’essentiel est que, avant même leur entrée dans le monde romain, le plus puissant des peuples germaniques, les Goths, ait abandonné l’ancien paganisme et ait perdu avec lui la sauvegarde de son originalité nationale.

L’Empire lui-même fourmillait de barbares qui étaient venus prendre du service dans les légions et auxquels la fortune avait souri. C’est un barbare que Stilicon, c’en est un autre qu’Aétius, les deux derniers grands hommes de guerre de l’Antiquité occidentale. Et que l’on imagine ce qu’il devait y avoir de leurs compatriotes poussés par la protection de tels hommes, dans l’administration civile aussi bien que dans l’administration militaire. On rencontrait même à Rome ou à la cour impériale des fils de rois du nord, qui venaient s’y initier à la langue et à la civilisation latines. L’accoutumance se faisait donc insensiblement. On se connaissait mieux. Le péril existait toujours, mais il était moins pressant.

L’invasion des Huns en Europe (372) lui rendit brusquement toute sa gravité. Les Goths, qui s’étaient établis sur les deux rives du Dniester, les Ostrogoths, comme leur nom l’indique, à l’est du fleuve, les Wisigoths à l’ouest, ne cherchèrent pas à résister à ces cavaliers mongols, dont le seul aspect les frappait d’effroi. Devant eux, les Ostrogoths refluèrent en désordre ; les Wisigoths, pressés par leur recul, se trouvèrent jetés sur la frontière du Danube. Ils demandèrent le passage. La soudaineté de l’événement avait empêché de prendre des mesures. On n’avait rien prévu. La terreur même des Wisigoths prouvait qu’ils n’hésiteraient pas à recourir à la force si on repoussait leur prière. On leur permit de passer, et ils passèrent durant plusieurs jours sous les yeux des postes romains ébahis, hommes, femmes, enfants, bétail, sur des radeaux, dans des canots, les uns accrochés à des planches, d’autres à des outres gonflées ou à des tonneaux. C’était tout un peuple qui émigrait, conduit par son roi.

Mais en cela justement gisait le danger de la situation. Que faire de ces nouveaux venus ? Il était impossible de les éparpiller dans les provinces. On se trouvait devant une nation ayant tout entière quitté son territoire pour occuper une nouvelle patrie. Cette patrie, il allait donc falloir la lui faire dans l’Empire, admettre à vivre sous la souveraineté romaine, un peuple qui conserverait ses institutions propres et son roi particulier. C’était la première fois qu’un tel problème se présentait. On chercha à s’en tirer par une subtilité. Le roi des Wisigoths fut reconnu comme général romain, si bien que, sans cesser d’être le chef national de son peuple, il entrait dans l’administration impériale, solution bizarre et équivoque d’un état de choses qui ne l’était pas moins.

La première conséquence en fut de donner à la révolte des Wisigoths qui éclata peu après (378)[1] un caractère très déroutant. C’était en réalité le soulèvement d’un peuple étranger qui, au sein même de l’Empire, exigeait des terres et un établissement fixe. Cependant on pouvait aussi la considérer comme une mutinerie militaire, et cela permettait de négocier. Pour éviter le pillage de la Thrace, l’empereur Arcadius, régnant en Orient, chargea les Wisigoths d’occuper l’Illyrie que son frère Honorius, régnant en Occident, tenait, prétendait-il, au mépris de ses droits. Les révoltés ne demandaient qu’à profiter de cet « ordre ». Ils occupèrent consciencieusement l’Illyrie. Mais cette âpre contrée ne répondait pas à leurs désirs. L’Italie était toute proche. Ils se mirent en route vers elle en longeant les rivages de l’Adriatique. Le péril germanique, qui avait jusqu’alors menacé les deux moitiés de l’Empire à la fois, se détournait décidément de l’Orient pour se concentrer sur l’Occident. Le monde grec ne devait plus être en contact avec les Germains[2].

Pour sauver l’Italie menacée, l’Occident réunit toutes ses forces en un effort suprême. Stilicon rappela de Gaule, de Norique, de Rhétie, les légions qui défendaient le passage du Rhin et du Danube. Il défit les barbares dans deux grandes batailles, à Pallanza et à Vérone, et les rejeta dans le Frioul. Les flatteurs ne manquèrent pas de le comparer à Marius. Un poème en son honneur, qui nous a été conservé, étonne tristement par l’enthousiasme qui s’y manifeste encore pour la grandeur romaine et par la conviction qui l’anime de l’immortalité de l’Empire.

Hélas ! l’Empire était perdu. Ses finances épuisées ne lui permettaient plus d’entretenir sur les frontières les armées solides qui eussent pu contenir partout la poussée des Germains refoulés par Attila dont les hordes continuaient à s’avancer triomphantes vers l’ouest, culbutant devant elles les peuples les uns sur les autres. Stilicon n’avait sauvé l’Italie qu’en laissant sans défense toutes les provinces situées au nord des Alpes. Le résultat ne devait pas s’en faire attendre.

Les Vandales traversent le Rhin avec des bandes de Suèves, descendent en pillant à travers la Gaule, franchissent les Pyrénées et ne s’arrêtent qu’arrivés au bord de la Méditerranée où ils s’installent au sud de l’Espagne et sur la côte d’Afrique. Les Burgondes suivent le cours du Rhône et se répandent dans son bassin jusqu’au golfe du Lion. Cependant, moins aventureux, les Alamans se contentent de coloniser l’Alsace, les Francs Ripuaires, le pays de Cologne jusqu’à la Meuse, et les Francs Saliens les plaines de l’Escaut et de la Lys.

Une seconde attaque fond en même temps sur l’Italie. Des bandes de Germains venant de Norique et de Rhétie traversent les Alpes sous la conduite de Radagaise, ravagent la Cisalpine et marchent vers Rome en demandant des terres. Une seconde fois Stilicon barre le passage au flot. Les envahisseurs sont taillés en pièces et massacrés sous les murs de Florence (405). Puis, le vainqueur lui-même périt assassiné (408). Ce furent les Wisigoths qui se chargèrent de venger Stilicon. Sous prétexte de châtier ses assassins, ils reprennent la route de Rome. L’armée de Stilicon existait encore ; mais en vraie armée de mercenaires elle n’avait garde de s’opposer aux vengeurs de son chef. Il n’y eut pas de résistance. Honorius s’enferma dans Ravenne pendant qu’Alaric entrait à Rome. C’était la première fois, depuis l’invasion des Gaulois en 380 avant Jésus-Christ, que des barbares franchissaient les portes de la ville étemelle. Ils se contentèrent, en vrais barbares, d’en arracher les ornements d’or et de métal précieux qui brillaient au forum et aux frontons des monuments publics. Ils ne lui voulaient pas de mal et ne maltraitèrent pas la population. Ce qu’ils cherchaient, c’étaient des terres ; la séduction du pays, toujours plus grande à mesure qu’ils avançaient vers le sud, leur fit continuer leur route à travers les enchantements de la Campanie. Alaric voulait les conduire en Sicile, quand il mourut subitement non loin de Cosenza (410). Ses compagnons lui firent des funérailles épiques. Dans le lit du Busento, dont les eaux furent détournées de leur cours, on creusa la tombe du guerrier. Puis les flots furent ramenés sur sa dernière demeure et l’on égorgea les esclaves chargés des travaux afin de conserver à jamais secret l’emplacement d’une sépulture qui est encore inviolée.

Les Wisigoths reconnurent comme successeur d’Alaric son frère Athaulf. On peut se faire une idée des progrès de la romanisation chez les barbares en le voyant désirer passionnément son entrée dans la famille impériale. Pour se débarrasser de lui, Honorius se résigna à lui donner en mariage sa sœur Galla Placidia. Les noces furent célébrées en grande pompe, avec l’accompagnement obligé d’épithalames conviant Vénus et l’Amour à combler de leurs dons les nouveaux époux. Athaulf cherchait visiblement à se faire pardonner son origine, tant par sa femme que par les Romains. Il ne demandait, disait-il, qu’à mettre les forces de ses barbares au service de l’Empire. On le chargea de les employer à expulser les Vandales qui infestaient encore le sud de la Gaule. Il les conduisit en Aquitaine où ils s’établirent à demeure ainsi qu’au nord de l’Espagne.

Mais l’Empire allait-il rester aux Germains ? Ou plutôt Germains et Romains n’allaient-ils pas partager le même sort et tomber sous le joug tartare ? Le péril jaune, pour la première fois, menaçait toute l’Europe. Attila continuait sa marche en avant, asservissant au passage ou chassant devant lui les populations germaniques. Déjà il franchissait le Rhin et ses hordes, se dirigeant vers le sud-ouest, envahissaient le nord de la Gaule. C’est là que, près de Châlons-sur-Marne, le dernier homme de guerre de l’Antiquité, Aétius, vint lui offrir la bataille décisive. Les Francs, les Burgondes, les Wisigoths lui avaient envoyé des renforts et l’armée qu’il commandait était vraiment l’image de cet Empire qui, submergé de Germains, ne consentait pourtant pas à disparaître. Avant de mourir, il rendit encore au monde le service suprême de refouler l’invasion hunnique. La tactique supérieure qu’Aétius devait à la civilisation pour laquelle il combattait sauva celle-ci de la ruée des barbares. Après deux journées de lutte, Attila décampa et reprit le chemin de la Germanie. Cette retraite n’était pas encore une déroute, et l’année suivante le « Fléau de Dieu » ravagea la Haute-Italie. Mais il se retira encore, et, l’an 453, mourait subitement au milieu d’une orgie.

L’Empire de ce prédécesseur de Ghengis-Khan s’effondra aussi rapidement que devait le faire huit siècles plus tard celui de son émule, sans laisser de son passage sur le monde autre chose que des ruines et qu’un long souvenir d’effroi dans les traditions populaires. Aétius, son vainqueur, fut assassiné sur l’ordre de l’empereur Valentinien III. Avec lui disparut, dit un chroniqueur contemporain, le « salut de l’État occidental ». Rome fut prise et pillée par les Vandales en 455 ; le noble Majorien faillit venger cette injure. Mais de plus en plus, le pouvoir passait à des chefs germains : Ricimer, Oreste, Odoacre se mirent successivement à la tête des soldats et des aventuriers germains qui, depuis la catastrophe des Huns, affluaient en Italie, avides de terres.

Les derniers empereurs sont déposés ; le tout dernier, Romulus Augustule, fils d’Oreste, est relégué en Campanie et le barbare Odoacre, n’osant se donner le nom d’empereur, se fait attribuer le seul titre dont les Germains disposent, celui de roi.

C’est au milieu de ce lamentable désordre que descend des Alpes un autre roi, conduisant derrière lui tout un peuple, Théodoric. Les Ostrogoths qui le suivent, après avoir été repoussé du Dniester vers le Haut-Danube par Attila, puis soumis par lui, ont profité aussi de leur affranchissement pour réclamer leur part d’Italie. Entre eux et la cohue désorganisée qui reconnaît Odoacre, la fortune ne balance pas longtemps. L’aventurier hérule, vaincu en rase campagne (488), se réfugie dans Ravenne. Ne parvenant pas à achever le siège, Théodoric l’invite, sous la foi du serment, à une entrevue et le tue de sa main (493). Désormais l’Italie lui appartient. C’est la dernière vague de l’invasion qui s’étale. Tout l’Empire, en Occident, est maintenant englouti sous elle. Une bigarrure de royaumes couvre toutes ses provinces : royaumes anglo-saxons en Bretagne, royaume franc au nord de la Gaule, royaume burgonde en Provence, royaume wisigoth en Aquitaine et en Espagne, royaume vandale en Afrique et dans les îles de la Méditerranée, royaume ostrogoth enfin en Italie. À vrai dire, cet Empire dont le territoire est ainsi dépecé, n’a pas cédé un pouce de son sol à ses envahisseurs. En droit, ils ne sont que des occupants et leur titre royal ne compte que pour les peuples qu’ils ont amenés avec eux. Cela est si vrai que, quoique chacun d’eux règne sur un bien plus grand nombre de Romains que de Germains, ils ne s’intitulent ni roi de Gaule, ni roi d’Italie, mais roi des Francs, roi des Ostrogoths, etc. Mais quoi ? Il n’y a plus d’empereur. Et l’Empire disparaît, peut-on dire, en vertu de cet adage du droit romain, qu’« en matière de possession, occupation vaut titre ».


II. — Les nouveaux États


Si l’on compare une carte de l’Empire romain en Occident avec une carte linguistique de l’Europe moderne, on constate que le domaine des langues germaniques ne s’est agrandi que très faiblement dans cet Empire pourtant tout entier aux mains des Germains.

Cinq provinces frontières seulement, en tout ou en partie, sont devenues de langue germanique, sans compter la Bretagne insulaire : la Belgique seconde où l’on parle flamand, les deux Germanies (province rhénane, Alsace), la Rhétie et le Norique (Suisse, Bâle, Wurtemberg, Bavière méridionale, Autriche) où l’on parle allemand. Partout ailleurs le latin s’est conservé jusqu’à nos jours sous la forme qu’il a prise dans les diverses langues romanes : français, provençal, espagnol, portugais, romanche, italien. Ce n’est que sur l’extrême frontière de l’Empire que les Germains ont glissé en masse et ont noyé au milieu d’eux la population latinisée, qui devait d’ailleurs, dans ces territoires si menacés, s’être singulièrement raréfiée. Partout ailleurs le phénomène contraire s’est opéré. Les Germains, qui ont pénétré plus profondément dans l’Empire, s’y trouvant en minorité, ont eux-mêmes été absorbés par les provinciaux. Au bout de deux ou trois générations leur langue a disparu ; les croisements par mariage ont fait le reste. Le nombre des mots français ou provencaux d’origine germanique ne s’élève guère au delà de 500. On chercherait vainement aujourd’hui parmi les populations de Provence, d’Espagne et d’Italie, les cheveux blonds et les yeux bleus des envahisseurs du ve siècle (et si l’on en trouve, ne s’agira-t-il pas de Gaulois ?). Les mœurs et les coutumes n’ont pas mieux résisté. Les monuments que nous avons conservés du droit wisigothique, par exemple, nous le montrent dès le vie siècle, complètement romanisé. Ceci prouve combien à voir les choses au vrai, la germanisation de l’Empire dans son ensemble a été superficielle. Il n’est donc pas exact de dire que le monde romain se soit germanisé. Il s’est barbarisé, ce qui n’est pas la même chose.

À l’exception des Anglo-Saxons de Bretagne, les peuples germaniques n’ont pas transporté leurs institutions politiques dans l’Empire. Et l’exception confirme la règle : en Bretagne, en effet, les provinciaux se retirèrent devant les envahisseurs, et ceux-ci, se trouvant seuls, continuèrent naturellement à se gouverner comme ils l’avaient fait dans leur ancienne patrie. Mais partout ailleurs la population romaine, non seulement resta sur place, mais y resta à peu de chose près dans les mêmes conditions d’existence où elle s’y trouvait avant la conquête. Il y eut évidemment, et en très grand nombre, des pillages, des massacres, des violences individuelles ; il n’y eut pas de spoliation systématique et moins encore d’asservissement. Il n’y eût pas plus de résistance nationale (sauf d’honorables exceptions en Gaule et en Bretagne), chez les provinciaux, que d’hostilité pour eux chez les Germains. Un peu de mépris peut-être et un peu de respect. D’ailleurs on ne savait pas trop si les Germains n’étaient pas des soldats de l’Empire.

Et puis, les Germains, comme les Romains, étaient chrétiens.

Et, s’ils pénétraient en vainqueurs dans l’Empire, ils s’y soumettaient à l’Église, qui confondit, sous son autorité, Germains et Romains.

Le christianisme qu’ils professaient fut certes une des causes essentielles de leur rapprochement immédiat avec les populations des pays conquis, et il paraît certain que, si les barbares abandonnèrent aussi facilement leurs langues nationales, c’est que la langue de l’Église était le latin.

Les Germains ne cherchèrent pas d’ailleurs à se superposer aux Romains ; ils se juxtaposèrent à eux. Dans le sud de la Gaule, les Wisigoths s’établirent suivant les principes appliqués pour le logement des armées romaines (la tertia), d’après lesquels le tiers de la demeure de l’habitant devait être mis à la disposition du soldat. On étendit la mesure aux terres, l’occupation étant désormais permanente, et il se fit paisiblement une espèce d’expropriation sur laquelle on est d’ailleurs fort mal renseigné. Dans le nord de la Gaule, les nouveaux venus furent casés sur les domaines du fisc ou sur des terrains non occupés. Quant à la condition juridique des personnes, elle resta de part et d’autre ce qu’elle était. Germains et Romains continuèrent à vivre conformément à leur droit national, conservant chacun leurs coutumes spéciales en matière de propriété, de famille, d’héritage. La « personnalité » du droit se substitua à la « territorialité » qui ne reparut, la fusion des deux peuples étant complète, que dans le courant du ixe siècle.

Cet entrelacement de deux nationalités distinctes mais égales excluait évidemment la possibilité d’appliquer à la plus nombreuse et à la plus civilisée les institutions politiques de l’autre. Aussi bien, ces institutions, applicables à la vie barbare, ne l’étaient plus au nouvel état de choses dans lequel les Germains venaient d’entrer. Elles tombèrent d’elles-mêmes sans que personne songeât à les relever.

Rien ne montre mieux la transformation qui s’opère à cet égard, dans le courant du ve et du vie siècle, qu’un coup d’œil sur la situation de la royauté.

Les Germains, on le sait, avaient des rois. Mais le pouvoir royal était chez eux complètement subordonné à l’assemblée du peuple qui d’ailleurs en disposait, puisqu’il était électif. Plus rien de tel après la conquête. Mis hors de pair désormais par la puissance qu’elle lui a donnée, le roi possède en fait une autorité absolue. Il n’y a plus qu’un pouvoir dans l’État, le sien ; la constitution se réduit au simple exercice du gouvernement personnel. De son origine primitive, le roi ne conserve rien. En réalité, ce n’est plus à ses ancêtres germaniques qu’il ressemble, c’est à l’empereur romain. Du moins, en possède-t-il l’irresponsabilité et l’autocratie.

Il se donne volontiers d’ailleurs comme son lieutenant. Si vis-à-vis de ses sujets germaniques, il apparaît comme un roi national, il n’est, pour les Romains, qu’un général de l’Empire, et les titres dont il se pare, ou qu’il réclame de l’empereur, permettent à ce dernier de le considérer comme le représentant de l’autorité impériale.

Installé à Ravenne, après la fixation des Goths dans l’Italie du nord, Théodoric continue la tradition romaine et est reconnu par la population et par l’Église comme le représentant de la légalité. Genséric lui-même, après qu’il eut conquis, à la tête des Vandales, l’Afrique, la plus riche et la plus prospère des provinces d’Occident, et malgré sa rupture avec Rome, apparaît comme un roi romanisé, dont l’absolutisme se manifeste par la répression sanglante des velléités d’indépendance de l’aristocratie germanique, et dans le cadre des institutions romaines. La cour des Wisigoths, à Toulouse d’abord, à Tolède ensuite, est, elle aussi, toute romaine. La population des anciennes provinces conquises conserve ses institutions, ses fonctionnaires romains adoptés par le pouvoir nouveau, ses juges, et reste soumise à l’impôt. L’armée germanique installée suivant le principe de « l’hospitalité » au milieu de la population conquise, après moins d’un siècle, est mélangée avec elle au point d’avoir perdu toutes ses anciennes institutions nationales, sa langue et jusqu’à son organisation militaire.

L’éphémère royaume burgonde, qui devait dès 534 se fondre dans la Francia mérovingienne, réalisa d’emblée la fusion des vainqueurs et des vaincus sous l’absolutisme d’un roi barbare plein de respect pour l’Empire romain, dont il se réclamait, et dont il respectait, à Lyon comme à Vienne, les institutions municipales.

Seuls les Francs devaient conserver dans le nord de la Gaule leurs mœurs, leur langue et leurs institutions. Mais, éloignés de la capitale de leurs rois brusquement maîtres d’un immense royaume gallo-romain, ils ne devaient exercer sur les destinées de la Francia aucune influence avant l’époque carolingienne. De tous les rois barbares, ce sont les rois francs qui sont les plus éloignés de la conception romaine du pouvoir. Ils considèrent le royaume comme leur terre patrimoniale et appliquent à la succession au trône les principes qui, d’après la loi salique, règlent la succession aux immeubles : à la mort du roi, ses fils se partagent le royaume en parts équivalentes. On surprend là une idée grossière de la royauté despotique, qui s’écarte aussi complètement des coutumes germaniques que de l’absolutisme impérial. Pourtant le roi est, comme l’empereur, le chef militaire suprême, il est le souverain justicier du royaume, c’est à lui qu’il incombe d’y faire régner la paix.

Les rois francs devaient d’ailleurs se romaniser rapidement. Ils devaient en effet, dès leur installation dans l’Empire, prendre, vis-à-vis de la Germanie, une attitude nettement défensive, qui leur fit oublier leur peuple cantonné sur l’extrême frontière du nord, au point de le laisser conserver, jusqu’en plein viie siècle, sa religion païenne. L’ancienne administration impériale, qu’ils trouvèrent en Gaule, devait, d’autre part, leur imposer la conception romaine.

Le roi franc se sert, il est vrai, pour administrer ses biens et ses royaumes, du personnel de sa cour. Elle se compose de quelques dignitaires dont les noms indiquent qu’ils descendent d’anciens esclaves, tel que l’on en trouvait auprès de tous les grands d’origine germanique : le maréchal (l’esclave des chevaux), le sénéchal (l’ancien esclave), le bouteiller (l’esclave de la cave), le majordome (le chef de la domesticité). Mais ces serviteurs à fonctions ménagères participèrent à la fortune de leur maître et, tout naturellement, ce qui est royal étant public, ils devinrent ses ministres. À côté d’eux d’ailleurs, un fonctionnaire du type romain, le référendaire, placé à la tête des scribes repris à la bureaucratie impériale, expédiait les préceptes ou diplômes royaux.

Si l’administration du pays tombe en décadence du fait qu’elle se trouve séparée de Rome, c’est-à-dire du gouvernement central, dont tous les rouages dépendaient, elle se maintient cependant tant bien que mal.

Le roi confie le gouvernement des provinces, qui presque partout coïncident avec les anciennes « cités » romaines, à des comtes, (comites), des ducs (duces), des préfets (praefecti) rétribués, en grande majorité gallo-romains, mais ce sont, en général, des favoris du roi, et parfois de la plus basse extraction. Aucune surveillance, aucun contrôle ne s’exerce sur eux. Il suffit qu’ils fournissent annuellement au trésor quelques sommes d’argent ; pour le reste ils peuvent à l’aise pressurer le peuple, et ils ne s’en font pas faute. Il faut avoir lu Grégoire de Tours pour se représenter la brutalité et la cruauté des comtes mérovingiens. Leur arbitraire et leur démoralisation trouvaient d’ailleurs à se justifier par l’exemple de la cour.

On n’a peut-être jamais assisté à un spectacle plus désolant que celui qu’offrit le monde pendant les deux siècles qui suivirent l’invasion germanique. Au contact trop brusque de la civilisation, les barbares, pressés d’en jouir, en ont pris les vices, et les Romains, n’étant plus réfrénés par la main de l’État, ont pris la brutalité des barbares. C’est un déchaînement général des passions les plus grossières et des appétits les plus bas, avec leur accompagnement obligatoire de perfidies et de cruautés.

Mais toute décadente, toute barbarisée qu’elle soit, l’administration n’en reste pas moins romaine. On ne trouvera que dans le nord des agents royaux à noms germaniques : grafio, tunginus ou rachimburgi.

Les finances, elles aussi, restent romaines. La fortune privée du roi est nettement séparée du fisc. Le système monétaire et l’impôt sont toujours à la base de la puissance royale. Le sou d’or est maintenu partout en usage. Bien plus, la frappe de la monnaie d’or continue. L’État, il est vrai, ne sait plus ni la régler, ni en garantir le titre. Le roi franc en abandonne même la fabrication à des particuliers, sans s’inquiéter de l’altération des coins qui en est la conséquence même.

Ainsi tous les royaumes barbares qui se partagent l’Empire d’Occident présentent une série de caractères communs, qui font d’eux, non pas des États barbares, mais des royaumes romains barbarisés. Tous ont abandonné leur langue nationale et leur culte païen. Chrétiens, ils sont par le fait même devenus les fidèles sujets de l’Église toute imprégnée de la civilisation romaine. Pourtant, comme l’Empire, ces royaumes sont essentiellement laïques. Les évêques, nommés théoriquement par le clergé, sont en fait désignés par le roi ; leur influence, pour grande qu’elle soit, reste du domaine religieux : aucun évêque ne remplit de fonctions publiques avant l’avènement des Carolingiens. Le roi, d’ailleurs, ne tient son pouvoir que de lui-même sans aucune intervention de l’Église. Il est, comme l’empereur, un souverain absolu, dégagé de toute tutelle populaire, car si les armées germaniques se sont réunies parfois en conventus, rien cependant ne rappelle l’ancienne Assemblée du peuple.

Enfin, les États nouveaux – et c’est là un point essentiel – conservent une organisation fiscale et un trésor considérable. Le fisc possède des ressources immenses : le domaine impérial avec ses villas, ses forêts, ses mines, ses ports et ses routes, son trésor d’or monnayé, le rendement des impôts qui, quoique diminuant de jour en jour, demeure longtemps encore considérable.

L’administration financière, avec ses bureaux et ses livres, reste savante et trouve toujours pour se recruter – quoique de plus en plus difficilement – des laïcs instruits à la romaine.

Les disponibilités financières des rois barbares furent, jusqu’à la décadence mérovingienne, beaucoup plus considérables que ne le seront celles d’aucun État occidental jusqu’à la fin du xiiie siècle.

Ces royaumes ne sont pas seulement romains parce que la civilisation romaine leur a donné des cadres dans lesquels, et grâce auxquels, ils ont pu se former, mais aussi parce qu’ils veulent être romains. Le roi parle de son palatium, de son fiscus, donne à ses fonctionnaires des titres empruntés à la hiérarchie constantinienne, fait imiter par sa chancellerie le formulaire et le style des édits impériaux. En Italie, Théodoric prend Cassiodore comme premier ministre, protège longtemps Boèce, relève les aqueducs dans la campagne de Rome, donne des jeux dans le cirque et construit à Ravenne, en pur style byzantin, Saint-Apollinaire et Saint-Vital. Les rois vandales, les rois wisigoths l’imitent de leur mieux, et il n’est pas jusqu’aux fils de Clovis qui ne se fassent gloire de protéger le pauvre poète Venantius Fortunatus, qui est venu chercher fortune à leur cour.

Il subsiste, d’autre part, une classe cultivée et ce sont des juristes romains qui codifient, pour les rois barbares, les lois germaniques et romaines de leurs sujets. Certes le niveau des écoles laïques tombe très bas, et sauf en Italie, on n’en compte plus que quelques rares qui végètent. Elles sont en partie compensées par les écoles religieuses qui se créent à côté des églises et, bientôt, des monastères.

Quoiqu’il en soit, quelque décadence grave que subissent la culture et l’instruction sous les rois mérovingiens, ceux-ci disposent toujours de fonctionnaires lettrés.

Le monde civilisé, tel qu’il apparaît après les invasions, ne présente donc pas le spectacle de la jeunesse, mais celui de la déchéance de la civilisation impériale, et Grégoire de Tours, qui a vécu au milieu d’elle et en a été épouvanté, a mélancoliquement résumé son impression dans ces paroles découragées : Mundus senescit (le monde vieillit).

  1. Le 9 août 379, Valens est battu à Andrinople. En 382, la paix de Théodose permet aux Goths de s’établir en Mésie. Nouvelle révolte sous Alaric en 395.
  2. Trois quarts de siècle plus tard, Byzance subira de nouveau la pression des deux Théodoric et des Ostrogoths, mais, cette fois encore elle saura les détourner vers l’Italie.