Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/30

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LIVRE IX


LA RENAISSANCE ET LA RÉFORME




La période qui s’écoule du commencement du xive siècle jusque vers le milieu du xive a fourni le spectacle d’une société agitée et tourmentée, se débattant contre la tradition qui l’oppresse et qu’elle ne parvient pas à secouer. La digue que le passé oppose à la poussée de l’avenir résiste ; elle paraît solide encore et pourtant, minée par des affouillements invisibles, tout à coup elle cède et les forces qu’elle retenait s’épanchent largement et donnent au paysage historique un aspect tout nouveau.

Jusqu’à la Renaissance l’histoire intellectuelle de l’Europe n’est qu’un chapitre de l’histoire de l’Église. Il y a si peu de pensée laïque que même ceux qui luttent contre l’Église sont entièrement dominés par elle et ne songent qu’à la transformer. Ce ne sont pas des penseurs libres, mais des hérétiques. Avec la Renaissance, la maîtrise de l’Église sur la pensée est mise en question. Le clerc perd le monopole de la science. La vie spirituelle à son tour se laïcise ; la philosophie cesse d’être la servante de la théologie, et l’art comme la littérature s’émancipent de la tutelle séculaire qui s’impose à eux depuis le viiie siècle. A l’idéal ascétique se substitue un idéal purement humain et cet idéal, on en trouve la plus haute expression dans l’Antiquité. L’humaniste prend la place du clerc comme la vertu (virtus) celle de la piété. Sans doute, si l’on peut dire avec assez d’exactitude que la Renaissance substitue l’homme au chrétien, elle n’est pas anti-religieuse. N’a-t-elle pas compté plusieurs papes parmi ses promoteurs les plus enthousiastes ? Mais il est très vrai de dire qu’elle est anti-cléricale. Non seulement pour les humanistes italiens, mais pour des chrétiens aussi convaincus qu’un Érasme ou un Thomas Morus, la prétention des théologiens de régenter la science, les lettres et même la morale, est aussi ridicule que malfaisante. Ils rêvent de concilier la religion avec le monde. Ils sont tolérants, peu dogmatiques, très hostiles au travail séculaire que la scolastique a superposé à la Bible. Ce qui les intéresse avant tout, ce sont les questions morales. Leur programme, que l’on trouve dans le Miles Christianus et dans l’Utopie, est celui d’un christianisme large, rationnel, tout à fait dépouillé de mysticisme et laissant subsister l’Église, non plus comme la fiancée de Jésus-Christ et la source de salut des âmes, mais comme une institution de moralisation et d’éducation dans le sens le plus élevé du mot. Ils sentent bien que pour l’amener à ce point, il faut la réformer. Mais ils sont optimistes et ils espèrent la pousser doucement à s’engager dans la voie nouvelle.

On peut donc dire que la Renaissance s’est posée à sa manière le problème religieux. Mais elle n’a fait qu’esquisser la solution modérée, prudente et aristocratique qu’elle lui préparait. La Réforme s’est jetée à la traverse avec la fougue, la violence, l’intolérance, mais aussi avec la foi profonde et le besoin passionné d’arriver à Dieu et au salut, qui devaient lui conquérir et lui subjuguer les âmes. Entre elle et la Renaissance, rien de commun. Elle en est, à proprement parler, l’opposé. Elle remet le chrétien à la place de l’homme, elle raille et humilie la raison, même quand elle rejette et condamne le dogmatisme ; Luther est beaucoup plus apparenté aux mystiques du Moyen Age qu’aux humanistes, ses contemporains. Il a même fait horreur à la plupart d’entre eux. Érasme et Morus se sont bientôt écartés, de ce révolutionnaire dont la brutalité et le radicalisme inquiétaient autant leur intelligent opportunisme qu’ils froissaient leurs goûts d’élégance et de pondération. Ils ont deviné la tragédie qui allait s’ouvrir, en ont frémi d’avance et ont compris que c’en était fait de leurs espoirs de conciliation.

Le luthéranisme ne déchaîne pas pourtant la catastrophe des guerres de religion. Après une première effervescence populaire caractérisée par le soulèvement des paysans allemands et l’insurrection des Anabaptistes, il se soumet docilement à la direction des princes. Il abandonne l’Église au pouvoir laïque si bien que, quand Charles-Quint se décide à agir contre lui, ce sont des princes qu’il doit combattre et que la lutte qui s’engage est beaucoup plus politique encore que religieuse. Quant à Rome, surprise des succès d’un événement dans lequel elle n’avait vu d’abord qu’une querelle de moines, tout occupée des intérêts temporels, ayant laissé la ferveur s’attiédir au sein des masses catholiques, elle ne peut opposer tout d’abord au flot montant de l’hérésie que d’impuissants ana-thèmes. Les royaumes du nord adoptent la confession nouvelle. Henri VIII fonde en Angleterre une Église d’État mi-schismatique mi-hérétique, qui est surtout l’Église nationale à laquelle déjà aspiraient les partisans de Wycliff. Tout cela s’opère sans grand trouble ; quelques bannissements, quelques supplices, mais pas de citoyens armés les uns contre les autres, beaucoup moins de sang versé, incomparablement moins que n’en ont fait couler la guerre des Albigeois et l’Inquisition.

Mais Calvin paraît et, avec lui, le cours jusqu’alors assez paisible que la Réforme a suivi sous la direction de l’État, se modifie brusquement. Une religion austère, exclusive, intolérante, prétend s’imposer aux gouvernements et les soumettre, fût-ce par la révolte, à la parole de Dieu. Le calvinisme ne se contente plus de l’existence nationale qui a suffi jusqu’alors au protestantisme. Sa propagande aspire à lui conquérir le monde. La foi qu’il inspire aux « élus » les pousse à l’action politique et avec lui s’ouvre l’époque tragique des guerres de religion.

Le succès de la Renaissance comme celui de la Réforme ont eu pour condition indispensable cet affaissement de l’Église catholique que nous avons vu s’accentuer sans cesse depuis le commencement du xive siècle. Lui seul a rendu possible l’affranchissement de la pensée et le renouvellement de la foi. La société européenne était trop vigoureuse pour ne pas faire sauter les liens qui la rattachaient encore au passé. Et ce n’est pas seulement dans le domaine de la foi et de la pensée que, depuis le milieu du xve siècle, se manifeste un mouvement de renouveau. On le constate partout. En même temps que les penseurs secouent le joug de la scolastique et les artistes celui du style gothique, on voit les industriels, les capitalistes, les politiques protester à leur tour et s’insurger contre le régime restrictif des corporations de métiers, les limitations économiques, les traditions et les préjugés qui grèvent la libre expansion de leur activité. Tout se transforme à la fois, le monde intellectuel comme le monde économique ; le capitalisme moderne naît à peu près en même temps que paraissent les premiers travaux scientifiques et collabore avec eux à la découverte des Indes orientales et de l’Amérique. La constitution des États subit de son côté l’influence des idées, des besoins, des appétits, des ambitions qui travaillent le corps social. A vrai dire, c’est trop peu de limiter le sens du mot « Renaissance » à l’orientation nouvelle de la pensée et de l’art ; il faut l’étendre à tout le champ de l’activité humaine, telle qu’elle se révèle dans ses manifestations les plus diverses depuis le milieu du xve siècle. Si l’on pense en même temps que cette vie exubérante s’épanche dans une Europe où vient de se former un État nouveau, la Bourgogne, où l’Espagne vient de monter au rang de « grande puissance » et où l’arrivée des Turcs pose en Orient des problèmes redoutables, on appréciera dans toute sa grandeur et son passionnant intérêt le spectacle que fournit l’histoire au moment où, vers 1450, elle se précipite et fait encore ressortir, par la vigueur de sa décision et la netteté de son élan, la confusion et les tâtonnements douloureux de la période précédente.


CHAPITRE PREMIER

TRANSFORMATION DE LA VIE SOCIALE
DEPUIS LE MILIEU DU xve SIÈCLE

I. — L’Italie et son influence

La Renaissance, dans le sens le plus général de ce mot, ne paraît pas être un phénomène plus spécifiquement italien que ne l’a été, à la fin du xie siècle, l’expansion de la vie urbaine. Ni l’une ni l’autre n’auraient pu se répandre si rapidement si les conditions favorables à leur succès n’avaient existé au nord des Alpes. Mais il est vrai que ces conditions, pour l’une comme pour l’autre, ont été en Italie plus hâtives et plus favorables que partout ailleurs. De même que Florence l’a emporté sur toutes les villes du Moyen Age, de même aussi la Renaissance italienne témoigne d’une variété, d’une originalité, d’une vigueur qui n’a été atteinte nulle part et à qui elle doit l’influence étonnante qu’elle a exercée.

C’est que les autorités traditionnelles qui s’imposaient à la vie sociale comme à la vie intellectuelle s’affaiblissent ou disparaissent en Italie beaucoup plus tôt que dans le reste de l’Europe. Et cela est, en grande partie, une conséquence du développement extraordinaire de la vie urbaine. Tout d’abord, la noblesse habitant les villes, y est entraînée dans les conflits incessants de la bourgeoisie, mais aussi prend insensiblement l’habitude de s’intéresser au commerce, si bien que peu à peu la distinction si nette qui sépare ailleurs le noble du non-noble s’efface et rapproche dans une communauté de mœurs et d’intérêts, indépendamment de la naissance, les descendants des chevaliers et ceux des marchands arrivés à la fortune. La condition sociale l’emporte sur la condition juridique ; ajoutons à cela que la noblesse italienne, au cours du xive siècle, se détourne de la profession des armes, perdant ainsi la raison d’être de sa constitution en classe distincte et privilégiée. La guerre devient une profession abandonnée à des entrepreneurs spéciaux, les condottiere, gens de toute origine, parvenus heureux pour la plupart, et chez lesquels rien ne rappelle l’ancienne fidélité féodale. Et pendant que le noble se dépouille de ses caractères spécifiques de classe, une transformation analogue s’accomplit au sein de la bourgeoisie riche. Les progrès de l’organisation économique, le développement des sociétés commerciales, le perfectionnement des instruments de crédit ont pour résultat tout d’abord d’exiger du banquier ou de l’homme d’affaires une formation intellectuelle qui ne se rencontre pas au même point chez les marchands du nord, et ensuite de l’asservir beaucoup moins que ceux-ci à son genre de vie. Tout en dirigeant son commerce, il se réserve des loisirs, peut se livrer à des distractions intellectuelles, embellir sa demeure d’œuvres d’art et s’imprégner d’une élégance qui le font contraster singulièrement avec les « patriciens » de l’Allemagne, de la Flandre ou de la France. Dès lors, alimentée à la fois par la noblesse et la bourgeoisie, il se constitue entre tous ceux que rapproche leur genre de vie, leur instruction, leurs goûts et leurs plaisirs, une espèce d’aristocratie mondaine qui n’a d’analogue dans aucun pays. L’ancienne société se désagrège. Il se forme des groupements nouveaux, non plus déterminés par la convention et le préjugé, mais s’opérant librement en vertu des affinités et, disons le mot, dans lesquels l’esprit de classe cède à l’esprit d’humanité.

Le développement du capitalisme entraîne d’autres conséquences encore[1]. Il faut noter, comme un phénomène tout à fait extraordinaire la principauté effective que les Médicis exercent à Florence, et qui n’a d’autre origine que leur fortune.

Florence présente tous les genres de problèmes politiques et sociaux, tous les contrastes de fortune, et se prête à toutes les combinaisons de l’esprit politique qu’elle éveille. C’est la seule ville européenne que l’on puisse comparer à Athènes, et elle est comme elle, dans toute la force du terme, un État ayant autant de questions à régler au dehors qu’au dedans. Rien d’étonnant si les premiers théoriciens politiques dignes de ce nom, Machiavel (1469-1527) et Guichardin (1483-1540), sont nés sur ce sol si fécond. Avec eux, plus rien de doctrinal n’influence le jugement politique. Ils sont aussi indépendants des conceptions théologiques que des constructions juridiques qui ont jusqu’alors pesé sur l’appréciation de la politique. La vie urbaine déborde des cadres étroits du Moyen Age et devient vie civique[2].

Le spectacle des autres villes italiennes montre aussi complètement la rupture de la tradition en politique. La, à la suite des rivalités intestines, on a fini par s’en remettre à des tyrans, tous parvenus, et qui exercent, sans aucun titre légitime, s’appuyant seulement sur la force, un gouvernement contre lequel il n’y a guère d’autre recours que l’assassinat. Aeneas Sylvius (qui fut pape sous le nom de Pie II) dit : « Dans notre Italie, amoureuse du changement, où rien ne dure et où n’existe aucune seigneurie ancienne, des valets peuvent facilement aspirer à devenir rois. » Ces tyrans, qui se font donner par les empereurs des titres que rien ne légitimait, tels les Visconti à Milan, établissent un pouvoir monarchique qui n’a rien de commun avec celui des rois ou même des princes ultramontains. On ne pourrait concevoir une Jeanne d’Arc en Italie ! A sa place, les souverains se servent de gens dont ils ne sont jamais sûrs et qu’il est bon de faire disparaître dès qu’ils deviennent puissants. Leur principe est la raison d’État. Ils sont en dehors de toute tradition, ne sont liés par rien, ni suzeraineté, ni chartes jurées, ni coutumes, ni privilèges quelconques, et moins encore par une pensée soit religieuse, soit juridique. Comme les anciens empereurs romains, ils peuvent tout se permettre. Il y a parmi eux des monstres comme Jean Marie Visconti (1412) qui nourrissait ses chiens de chair humaine, ou comme Jean Galeas Sforza que Cominnes décrit : « bâtisseur de la Chartreuse de Pavie, grand et mauvais tyran, mais honorable. (livre VII, chap. 7) »

L’absence d’unité politique de l’Italie que Machiavel regrette si fort, a été sans doute la condition de sa rupture avec le passé. N’ayant pas été enserrée dans un État unique, l’Italie a pu être alors vis-à-vis du reste de l’Europe un peu ce que la Grèce a été jadis pour Rome. Qu’on suppose la politique de Frédéric II ayant réussi à unifier l’Italie, et Florence était impossible[3].

Avec l’ébranlement des traditions sociales et politiques, va de pair la dissolution des mœurs et de la morale. Tout entière dominée par l’Église, la morale du Moyen Age avait été essentiellement ascétique. La perfection, elle la plaçait dans le renoncement. Elle faisait de la vie laïque quelque chose de secondaire, d’inférieur ; son idéal était le moine, et les laïques eux-mêmes l’admettaient. De là l’expansion extraordinaire des fondations pieuses, ces monastères, ces couvents, ces hôpitaux, élevés à l’envi par les princes, par la noblesse, par la bourgeoisie. Ceux qui ne vivent pas dans les cloîtres, veulent racheter leur infériorité en fondant des cloîtres, et assurer leur salut en s’attirant une partie de leurs mérites. De là aussi la vénération dont jouit, non pas le prêtre séculier, mais le clergé monastique ; ces princes se faisant ensevelir dans un froc de frère mineur, ces marchands et ces banquiers ordonnant à leurs exécuteurs testamentaires de restituer leurs biens mal acquis. Que de consciences bourrelées parmi eux, au dernier moment ! Car, à vrai dire, dans la rigueur de la règle théologique, tout profit commercial, toute spéculation heureuse, tout marché à terme est condamnable comme découlant du péché d’avarice ; la doctrine du juste prix limite le gain au minimum nécessaire à l’entretien du vendeur et de sa famille. Il faut lire des recueils comme ceux de Césaire de Heisterbach (1180-1240) ou de Thomas de Cantimpré (1201-1263), pour se faire une idée exacte de la mentalité précise du xiiie siècle à l’égard du commerce. Elle ne se représente guère le coffre-fort du marchand sans imaginer le diable accroupi sur le couvercle. Dès le début et jusqu’au bout, l’Église n’a cessé d’amplifier ce texte de Saint Jérôme : Homo mercator vix aut nunquam potest Deo placere.

L’ascétisme se rattache si intimement à la conception pessimiste de la vie qui est à la base du christianisme médiéval, qu’il est impossible de l’en séparer. Il lui arrive de reprendre son empire sous le choc d’une puissante excitation morale, ce qui explique le succès prodigieux de Savonarole dans la Florence si riche, si luxueuse, si libertine de la fin du xve siècle, et les autodafe de bijoux, de parures, d’instruments de musique, de livres et d’œuvres d’art, misérables vanités mondaines, que provoquèrent ses sermons. Mais ce n’est là qu’une flamme momentanée, arrachée à un foyer qui s’éteint sous ses cendres. La vie est désormais trop prenante, trop absorbante, trop passionnante pour que les esprits, même les plus nobles, puissent se sentir à l’aise dans une conception qui la condamne. Pour les autres, ils s’y abandonnent et cela d’autant plus facilement que le clergé, dans sa plus grande partie, leur en donne l’exemple. Car lui-même se laisse entraîner par le courant. La cour pontificale affiche le luxe le plus éclatant et rien n’est moins édifiant que la conduite des prêtres séculiers. Les moines eux-mêmes, dans l’Église tourmentée et ébranlée du xve siècle, les moines surtout peut-être, contribuent à l’attiédissement de la foi. Non sans doute que leurs mœurs justifient les attaques, les sarcasmes, le mépris que la littérature se met si largement à déverser sur eux. Les cloîtres restent encore l’asile de quantité d’âmes hautes et pures. Mais, dans l’ensemble, ils ne répondent plus à leur mission parce qu’ils ne sont plus adaptés aux besoins et aux exigences du moment. La formation scolastique et mystique des moines les rend trop étrangers aux idées régnantes pour qu’ils puissent encore agir sur elles. L’aristocratie lettrée les considère comme les représentants d’une époque dépassée ; ils lui font pitié, et entre la pitié et le dédain, la distance est bientôt franchie. Eux-mêmes le sentent et se résignent à n’exercer plus qu’un apostolat populaire qui les dégrade parce qu’il n’est pas volontairement consenti. Leur recrutement d’ailleurs ne se fait plus qu’au sein du peuple et de la petite bourgeoisie, et il est certain que quantité de leurs nouveaux confrères ne le sont devenus que pour mener une vie assurée à l’abri de la règle conventuelle. C’en est donc fait du prestige exercé si longtemps par les Franciscains et les Dominicains. Les laïcs instruits n’en parlent plus que sur le ton du persiflage et les pieux récits que l’on se transmettait jadis à leur propos ont fait place à des histoires salées incessamment renouvelées par la chronique scandaleuse. Il faudra attendre, pour que les moines reprennent leur action sur le monde, qu’un nouvel ordre apparaisse, celui des Jésuites, chez lequel l’ascétisme s’emparera, pour en combattre les effets, de la culture moderne de l’esprit. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que les hommes du xve siècle aient perdu le sentiment de la sainteté. Loin de là. Il suffit pour le prouver de citer leur vénération pour les Chartreux. Un tyran tel que Jean Galeas Sforza n’a-t-il pas entouré la Chartreuse de Pavie du plus magnifique cadre architectural comme on sertit d’orfèvrerie une relique vénérée ? Mais les Chartreux sont de purs contemplatifs ne se mêlant pas à la vie, abandonnant à elle-même la société qui les admire et sur laquelle ils n’espèrent pas agir autrement que par la prière.

Si la Renaissance s’est affranchie de la morale ascétique du Moyen Age, elle ne l’a remplacée par aucune autre. Les âmes les plus hautes et les plus fortes se sont imposées un idéal de vertu et d’honneur ; la gloire a été pour d’autres le mobile dominant, mais le plus grand nombre ne paraît avoir obéi à d’autres règles qu’à celles de l’intérêt personnel ou s’est laissé conduire par ses penchants ou ses passions. Le relâchement des liens conjugaux, la fréquence des assassinats, des empoisonnements, des perfidies de tout genre et a tous les degrés de l’échelle sociale, attestent une crise morale incontestable. Et pourtant, on voit poindre, au milieu de ce désordre, le sentiment de la liberté individuelle, celui de la dignité de l’homme, de la beauté de l’énergie et de la responsabilité de chacun devant sa propre conscience. Est-ce aller trop loin que de faire honneur à la Renaissance d’avoir pressenti que la morale ne peut uniquement consister en un code de préceptes et que, pour être complète, il lui faut la libre adhésion de la personnalité ? C’est là une conception aristocratique sans doute, en ce sens du moins qu’il est donné à peu de gens d’y arriver. Mais l’œuvre tout entière de la Renaissance n’est-elle pas aristocratique ? N’est-ce pas par la formation d’une élite intellectuelle qu’elle se caractérise surtout et qu’elle s’oppose si complètement au Moyen Age avec sa caste sacerdotale possédant le monopole de l’instruction et de la science ? Et n’est-ce pas à cette élite intellectuelle qu’elle doit son trait le plus frappant et qui, en Italie surtout, achève de lui donner sa physionomie propre, le retour à l’Antiquité ?

On sait que, dans son acception première, le mot lui-même de Renaissance ne signifie pas autre chose que Renaissance de l’Antiquité. Il est certain pourtant qu’à l’employer dans ce sens, on en restreint singulièrement la portée. Le changement des idées, des mœurs et de la morale au xve siècle n’a pas été la conséquence, on vient de le voir, de la culture des auteurs classiques. Il découle naturellement de la vie sociale de l’Italie. Si la littérature antique avait eu la force de la provoquer, la Renaissance se serait produite dès le règne de Charlemagne. Car enfin, la plupart des écrivains latins étaient connus et étudiés dès cette époque, jusque vers la fin du xiie siècle ils n’ont cessé d’être recopiés et leur influence se décèle facilement dans le style de quantité de chroniqueurs. Virgile surtout était tenu en singulier honneur par les clercs du Moyen Age et si grand était le respect dont il jouissait qu’on le considérait comme un précurseur du christianisme. Dante se fait accompagner par lui dans l’autre monde, et l’hommage qu’il lui rend dans la Divine Comédietu duca, tu signore e tu maestro — est plus enthousiaste, plus sincère et plus éloquent que tous les panégyriques des humanistes en l’honneur du poète de Mantoue. Pourtant, entre l’Eneide et la Divine Comédie, il y a un abîme. Dante n’a pas compris Virgile, et il ne pouvait pas le comprendre. Il était pour cela trop hautement, trop profondément chrétien et mystique. De l’Antiquité, ce que le Moyen Age a pu sentir et goûter, ce sont quelques sentences, quelques histoires, quelques « moralités » prises dans un sens symbolique, ce n’en a été ni la forme, ni l’esprit. Et ce qui est vrai de la littérature l’est davantage encore de l’art. Les maîtres inconnus qui ont élevé les cathédrales romanes et les cathédrales gothiques avaient encore sous les yeux quantité de monuments antiques et ils ont vécu au milieu d’eux sans les voir. Leur conception du beau était exclusive, comme l’est celle de toutes les écoles puissantes et sincères. Il n’y a eu d’égale à leur incompréhension de l’art classique que l’incompréhension dont l’art du Moyen Age devait lui-même devenir l’objet après le triomphe de la Renaissance. En réalité, il en est un peu de l’influence exercée par l’Antiquité sur la Renaissance comme de l’influence exercée par le Moyen Age sur le Romantisme. Sans une orientation préalable des esprits et des sentiments, ni la première à la fin du xive siècle, ni le second au commencement du xixe, n’auraient suscité des adeptes si nombreux et si fervents. Pendant longtemps on avait regardé leurs œuvres sans les voir, on avait lu leurs livres sans les comprendre. Ce ne sont donc ni ces œuvres, ni ces livres qui se sont imposés par eux-mêmes. On est venu à eux, on les a admirés, on les a compris ou cru les comprendre quand est tombé le bandeau qu’on avait sur les yeux et que l’autorité qui dominait les intelligences a cessé de s’imposer à elles. De même que sans l’abandon de l’idéal classique rationaliste et cosmopolite du xvie siècle le Moyen Age n’aurait pas enthousiasmé les romantiques, de même sans l’affranchissement de la tradition théologique et ecclésiastique, les hommes de la Renaissance n’auraient pas trouvé dans l’Antiquité une source nouvelle de science et de beauté.

D’ailleurs, il faut reconnaître tout de suite que l’influence de l’Antiquité a été incomparablement plus profonde et plus féconde à l’époque de la Renaissance que celle du Moyen Age à l’époque du Romantisme. Le Moyen Age, en effet, n’apportait aux romantiques que du pittoresque et de la couleur locale. L’Antiquité offrait au contraire à la pensée laïque, au moment où elle s’éveillait, un trésor de science et d’humanité paré de tous les prestiges de la forme. Au moment même où l’Église ne suffisait plus aux besoins de l’esprit, il se trouva, par un bonheur extraordinaire, qu’un art et une littérature incomparables se présentaient pour les satisfaire. On sortait de la cathédrale et, en face, tout grand ouvert se trouvait le temple antique.

Rien d’étonnant si le culte de l’Antiquité a débuté par l’Italie. Il n’y avait jamais cessé tout à fait. Le souvenir de Rome restait vivant. Voyez déjà Arnaud de Brescia. Pétrarque considère les autres peuples comme des barbares. Dès que les yeux s’ouvrent et remarquent la beauté antique, on croit retrouver un lien de famille. L’art du Moyen Age est taxé de gotico. Le grec arrive de Byzance.

Il ne peut être question ici d’esquisser même à traits rapides la physionomie de l’humanisme italien du xve siècle. En dépit de ses exubérances et de ses outrecuidances, il n’en a pas moins agi de la manière la plus durable sur la pensée moderne. Tout d’abord, il a fait du latin, non plus du latin scolastique des universités et des juristes, langue d’école et d’affaires sacrifiant entièrement la forme à la clarté, mais du latin classique, correct et élégant, la langue internationale de tous les gens instruits jusqu’à nos jours. Il a créé ainsi à l’usage des laïcs une culture uniforme, assez semblable, par l’extérieur, à celle dont le clergé avait jusqu’alors conservé le monopole. Ce faisant, il a achevé la constitution de cette aristocratie intellectuelle que l’évolution sociale suscitait au sein de la nation. Mais il a fait plus encore et a aristocratisé en même temps le développement de toutes les littératures modernes. Les écrivains, formés par l’étude des classiques ont transporté aux langues nationales l’idéal de beauté qu’ils y avaient découvert. Écrire est devenu un art, un art qui, s’il s’inspire de l’Antiquité, ne s’y asservit pas et garde vis-à-vis d’elle la même liberté dont la sculpture et l’architecture de la Renaissance témoignent de leur côté à l’égard de leurs modèles grecs et romains. On s’assimile les formes et les pensées antiques sans se laisser dominer par elles. Les esprits sont assez affranchis pour conserver leur indépendance et ne point abdiquer leur personnalité et leur originalité. On imite, ou si l’on veut même, on pastiche les anciens lorsqu’on écrit en latin. Mais dès qu’on passe à la langue nationale, on cherche à rivaliser avec eux, librement, et l’imitation fait place à l’émulation. L’admiration de l’Antique et ses leçons n’ont servi qu’à susciter et à affiner sans l’étouffer le génie créateur. Cela est vrai d’un Donatello, d’un Andrea del Sarto, d’un Bramante, d’un Rafaël, comme d’un Arioste, d’un Tasse, d’un Guichardin ou d’un Machiavel.

Ces deux derniers noms rappellent combien, en même temps qu’elle s’élève en beauté, la littérature nationale s’étend et s’approfondit par la pensée. Sans doute, le latin restera longtemps encore la langue de la science. Mais il n’en a plus le monopole. Les langues modernes sont maintenant assez souples et assez riches pour se prêter à l’expression des idées les plus hautes, et celui qui s’en sert est sûr de trouver des lecteurs dans cette aristocratie intellectuelle chez laquelle s’est éveillé le besoin de penser. La curiosité est universelle. De la philosophie antique, on ne connaissait guère qu’Aristote, et l’image qu’en avaient fait les scolastiques l’a discrédité. On ne s’en porte qu’avec plus d’enthousiasme vers le Platonisme. La littérature grecque, que dès avant la prise de Constantinople par les Turcs, des réfugiés byzantins sont venus révéler à l’Italie, ouvre à l’esprit des horizons nouveaux. Déjà même, quelques précurseurs rêvent d’aller plus loin encore et abordent le domaine des études hébraïques et de la philologie orientale. Enfin, les sciences exactes commencent leur glorieuse carrière. La physique, l’astronomie, les mathématiques fleurissent dans ce printemps de la pensée moderne qui donne à l’Italie du xve siècle son charme incomparable. Il ne faut pas oublier que Copernic a étudié à Padoue et à Bologne, et que les travaux scientifiques de Toscanelli et de Luca Paccioli ont largement contribué à la découverte du Nouveau Monde.

II. — La Renaissance dans le reste de l’Europe

La Renaissance du nord est bien loin de n’être qu’une simple imitation de l’Italie. Si elle n’avait été que cela, elle serait un phénomène assez superficiel et sans très grande portée. Non. L’essentiel est qu’au moment où elle reçoit la Renaissance italienne, elle est, tout à fait indépendamment de l’Italie, dans une crise de transformation sociale et économique. Le milieu du xve siècle ouvre pour elle une époque de renouveau, un travail profond qui, sans la remanier aussi violemment dans sa constitution intime que l’a fait au xiie siècle le réveil du commerce et que devait le faire au xixe siècle la force de la vapeur, l’a cependant ébranlée tout entière et lui a donné la forme qu’elle devait conserver à peu près jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. C’est ce sourd travail de 1450 à 1550 environ qu’il faut bien saisir pour comprendre et la Renaissance et la Réforme. Non point du tout qu’il en soit la cause, mais parce qu’il explique la manière dont elles ont agi, la force qu’elles ont mise en mouvement pour la résistance comme pour l’attaque.

La grande nouveauté qui apparaît alors, c’est le capitalisme. Ce n’est pas à vrai dire qu’il apparaisse pour la première fois. Il avait déjà pris des développements considérables au xiie et au xiiie siècles et le patriciat urbain est l’héritier des marchands enrichis de cette époque. Deux causes avaient arrêté cette première expansion. D’abord la concurrence irrésistible des capitaux italiens qui, dès le xiie siècle finissant, s’empare partout du commerce de l’argent. En second lieu, la réglementation des métiers en faveur de la petite bourgeoisie. A la libre expansion économique avait succédé – nous aurons l’occasion de le constater plus loin encore — une époque de réglementation.

Depuis lors, le capitalisme, au nord des Alpes, s’il n’a pas disparu tout à fait, est gêné, surveillé, ligotté. Il ne peut plus agir qu’en tournant les règlements et d’ailleurs il est faible, écrasé qu’il est par la concurrence italienne. Les lois ecclésiastiques et civiles sur le prêt à intérêts exercent aussi leur action. Bref, les patriciens se transforment en une classe de rentiers ne faisant plus d’affaires. On a pu prétendre que le grand marchand de profession n’avait pas existé au Moyen Age. C’est faux si l’on prend cette affirmation dans sa généralité ; c’est assez vrai si on la restreint au xive siècle. Les seuls individus qui fassent encore quelques affaires assez considérables, sont des gens intéressés dans des compagnies italiennes ou des courtiers. Un grand commerce, une grande banque n’existent pas au nord des Alpes. En Flandre même, le capital qui alimente l’industrie drapière, qui fournit la laine, est presqu’exclusivement un capital italien.

Or cette situation commence à se transformer dès la première moitié du xve siècle. Une nouvelle classe de capitalistes se manifeste un peu partout en Flandre, en France, en Angleterre, dans les villes de l’Allemagne du sud en relations avec Venise. Elle se compose d’hommes nouveaux. Elle n’est en rien la continuation du vieux patriciat. C’est un groupe d’aventuriers, de parvenus, comme tous les groupes qui entrent en scène à chaque transformation économique. Ils ne travaillent pas avec le vieux capital accumulé. Celui-ci ne vient à eux que plus tard. De même que les mercatores du xiie siècle, de même que les inventeurs et les industriels de la fin du xviiie et du xixe siècles, ces pionniers apportent comme simple mise du jeu de la fortune, leur énergie et leur intelligence ou leur entregent.

Ils ont une devise, l’éternelle devise des conquistadors de la richesse : liberté. C’est la liberté que leurs prédécesseurs du xiie siècle avaient réclamée contre les entraves de régime agricole et féodal qui empêchaient l’expansion du commerce. Eux, celle qu’ils réclament, c’est celle qui les affranchira de la réglementation urbaine des monopoles de métiers, des restrictions apportées à l’achat et à la vente, du contrôle des halles, de la violence des étappes, des salaires fixés par la loi, de l’apprentissage officiel, des privilèges qui, dans chaque ville, réservent le commerce aux bourgeois et réduisent l’étranger à la condition de paria. Pour eux, ils prétendent faire entrer l’industrie et le commerce dans le droit commun, les arracher à l’exclusivisme municipal, les débarrasser de ces privilèges qui étaient indispensables sans doute durant leur enfance, mais dont le poids les empêche maintenant de se développer. Ce qu’ils réclament, c’est la « naturelle liberté », la liberté tout court et non plus la liberté restrictive comprise à la bourgeoise et qui est aussi incompatible avec la liberté générale que la « liberté » de la noblesse l’était jadis avec celle des vilains. Ils veulent que les villes soient accessibles à tous, que chacun puisse participer à leur commerce, qu’elles cessent enfin de n’être des villes que « pour leurs bourgeois ». Mais ils veulent aussi pouvoir industrialiser la campagne ; puiser dans ce grand réservoir de forces de travail, occuper ces bras habitués à pousser la charrue, et par eux, grâce au bas prix des salaires, faire une concurrence d’autant plus victorieuse aux métiers des villes que, n’étant pas soumis à leurs règlements, ils pourront fabriquer à leur aise autant qu’ils voudront, employer les procédés qui leurs seront agréables ou utiles, suivre les mouvements de la mode, écouler leurs produits où il leur plaira et conclure les contrats qui leur conviendront.

Ces aventuriers, car ils le sont au même titre que les mercatores du xiie siècle, sont favorisés par les transformations politiques autant que par l’impuissance des villes à maintenir leurs privilèges au milieu des progrès de la civilisation. Les princes, dont les besoins d’argent croissent sans cesse avec le prix coûtant des guerres, ont besoin d’eux. Il est plus commode de se servir de ces hommes d’affaires que de parlementer pour l’impôt avec des États généraux. Jusqu’ici les hommes d’affaires auprès des cours de Philippe le Bel, d’Édouard III ont été des Italiens. Mais les nationaux commencent à les remplacer. En Autriche, les Fugger obtiennent l’exploitation des mines d’argent du Tyrol, de Bohême, de Hongrie, et préparent là, en dehors des villes, les bases de leur fortune. En France, l’histoire de Jacques Cœur (1466) est particulièrement intéressante. Parti de rien, il s’associe à un consortium, parmi lequel un marchand ruiné, pour la frappe de la monnaie que Charles VII leur donne à bail. Les profits ne manquent pas. Tous les maîtres des monnaies sont des voleurs qui croient légitimes les gains qu’ils font sur la frappe comme aujourd’hui ceux des banquiers sur les emprunts d’État. En 1432, au courant du commerce des métaux, il se met à exporter de l’argent en Orient et à en importer de l’or sur lequel il fait en France d’énormes bénéfices. On le voit dès lors constamment augmenter ses affaires. Il prend à ferme les mines de métaux de la couronne en Lyonnais et en Beaujolais, où il fait venir des mineurs allemands. Il devient « argentier », ce qui lui lui donne l’approvisionnement de la cour à laquelle il avance des sommes considérables au taux de 12 à 50 %. Cependant, il augmente constamment ses affaires, soit par lui-même, soit associé à d’autres capitalistes. On estime à 300 ses factoreries répandues de Famagouste à Bruges et en Angleterre. On l’accuse de « ruiner les marchands honnêtes » c’est-à-dire sans doute de spéculer et d’accaparer. Son existence n’a plus rien de commun avec celle de ces « marchands honnêtes » fidèles à la tradition du Moyen Age. Il se fait construire un palais à Bourges, des maisons à Paris, Tours, Montpellier. Il est annobli et conseiller du roi. On peut estimer sa fortune, au moment de sa chute en 1451, à plus de 22 millions de francs de nos jours.

Ces capitalistes nouveaux ne sont pas la conséquence d’une extension du marché car il n’est pas plus grand ni plus peuplé, mais des besoins nouveaux qui s’y manifestent par la formation d’États.

Si Cœur est une espèce de Rothschild du xve siècle, il n’est pas seul. Il n’est que le plus brillant spécimen d’un groupe d’hommes nouveaux qui commence à remplacer les Italiens comme les Rapondi qui jouent le même rôle auprès de Philippe le Bon. Les Laurin dans les Pays-Bas, un peu plus tard, s’enrichissent de même au service des princes. L’hôtel de Jean Laurin, seigneur de Watervliet à Malines est assez luxueux pour que la gouvernante Marguerite d’Autriche l’achète en 1507. En 1506, Jérôme Laurin construit dans son Philippus Polder la ville de Philippine. Lui aussi, par sa charge de trésorier est arrivé « de très grand povreté non ayant la valeur d’un denier à estre riche de 10000 marcs de rente ».

De même que l’intelligence avait, trois siècles auparavant, au milieu de la pesanteur agricole et féodale, créé les premiers capitaux de la bourgeoisie, de même ici, dans une société à cadres plus larges, elle sert d’instrument à des parvenus qui, découvrant de nouvelles issues, s’appuyant sur la faveur du prince, échappent au réseau dont les villes croient avoir emmaillotté à leur profit le commerce et l’industrie. Les villes ne peuvent pas lutter à armes égales contre ces hommes nouveaux qui ont partout leurs agents, accaparent, monopolisent, et soutiennent les nouvelles forces politiques. Par leurs capitaux, de nouvelles industries s’établissent au plat pays. Nous avons déjà mentionné celle des mines. Citons encore la « nouvelle draperie » en Flandre, à Hondschoot et Armentières, auxquelles les villes opposent vainement leurs privilèges. Même phénomène en Angleterre où de nouveaux centres manufacturiers se forment. La tapisserie devient aussi une industrie rurale. Et dire industrie rurale, c’est dire industrie capitaliste. Un type tout nouveau de production apparaît. A la surveillance que les métiers faisaient peser sur les travailleurs et le débit se substitue la liberté. Le paysan transformé en tisserand contracte avec un « maître » sans que son salaire et son travail soient réglementés. Les maîtres eux-mêmes sont en rapports avec un entrepreneur en grand de qui ils reçoivent la matière première et qui écoule leurs produits au dehors. Le petit atelier subsiste, mais il se dégrade si l’on peut dire, perd son indépendance en se subordonnant à un système nouveau qui est celui de la manufacture. L’industrie urbaine, entourée comme d’un rempart de ses privilèges contre le capital, arrive à se maintenir dans le domaine de la production destinée au marché local. Ses métiers persisteront jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Partout ailleurs, à moins qu’il ne s’agisse de quelques industries spéciales d’art, elle est forcée d’abandonner la lutte. Tout le développement industriel nouveau depuis le xve siècle se fait contre elle et en dehors d’elle. La draperie flamande urbaine, la grande industrie d’exportation du Moyen Age, tombe en décadence depuis le milieu du xive siècle. Elle ne peut pas lutter, à cause de ses prix trop élevés et de son conservatisme, contre la concurrence que lui fait la nouvelle draperie anglaise et celle de la draperie rurale. L’industrie de la toile qui la remplacera jusqu’à l’âge des fabriques, est toute rurale.

Naturellement l’organisation du commerce a sauté comme celle de l’industrie sous la pression du capitalisme et de la liberté. Toutes les restrictions dont on l’a entourée, halles, courtiers, obligations de ne faire de transactions que par l’intermédiaire des bourgeois, ne sont plus pour le commerce que des entraves qui le gênent. L’exemple de Bruges est caractéristique. Dès le milieu du xvesiècle, sa clientèle cosmopolite se met à la quitter pour se diriger vers le jeune port d’Anvers. Ici, la tradition ne pèse pas sur les affaires. Le commerce peut s’organiser du premier coup suivant l’esprit nouveau. C’est la ville qui convient à l’avenir, car on remarque bien en histoire économique qu’à des besoins nouveaux correspond un déplacement de classes sociales comme de centres des affaires. En Angleterre apparaissent les Merchant adventurers pendant que la marine hollandaise commence à se substituer à celle de la Hanse. Au moment où cette évolution est déjà largement dessinée, s’ouvrent des champs illimités par la découverte du Nouveau Monde. Elle a tellement modifié la surface du globe qu’elle apparaît presque comme une catastrophe planétaire. On ne peut lui comparer, comme ayant eu des résultats analogues aux siens, quoique dans des proportions beaucoup moindres, que l’expansion de l’Islam. Elle aussi avait bouleversé la surface de la terre, transformé les populations, changé les langues, acclimaté sous des cieux étrangers de nouvelles cultures ; elle avait, dans une certaine mesure, orientalisé l’Occident. Mais combien tout cela le cède en grandeur à la transformation de l’Atlantique en une mer intérieure, à la découverte du Pacifique, à l’expansion du christianisme au delà de l’Équateur, à la diffusion de l’espagnol, du portugais, bientôt du français et de l’anglais en Amérique, à la transformation de tant de peuples ou métissés ou anéantis, à l’apparition de tant de productions nouvelles changeant les conditions de la vie, thé, café, tabac s’emparant de l’Europe, et à la projection sur l’Amérique du coton, de nos animaux domestiques, à ces travaux gigantesques enfin qui ouvriront des voies nouvelles à la circulation du monde, Suez, Panama. Sans doute, tout cela ne s’est pas accompli tout de suite, et surtout les immortels marins qui « ont vu sortir des flots des étoiles nouvelles » n’ont ni souhaité ni pu deviner l’avenir qu’ils ouvraient à l’Europe. Le mobile économique n’a même influé que très faiblement sur leurs desseins. L’Europe du xve siècle n’était pas surpeuplée ; elle n’avait aucun besoin de coloniser et précisément le Portugal, dont est partie l’initiation, n’éprouvait pas la moindre nécessité d’étendre son commerce. Henri le Navigateur n’a rien d’un prince mercantiliste. Ce qui le domine, c’est la curiosité scientifique et la propagation de la foi. Ce sont des aspirations purement spirituelles qui ont été le point de départ de la découverte des pays de l’or et des épices. On ne peut en rien comparer ces expéditions à celle des Phéniciens de l’Antiquité. Mais il faut reconnaître tout de suite que, sans l’état de développement qu’avait pris la navigation méditerranéenne au commencement du xve siècle, ces découvertes eussent été impossibles. Elle a fourni les bateaux et les capitaines. Comme pour les Croisades, d’ailleurs, il y avait des excitatoria, c’étaient les vieux récits sur l’Inde, les souvenirs de voyages de du Plan Carpin et de Marco-Polo, et tout ce qui se racontait dans les ports du Levant.

Ce n’est pas ici le lieu de retracer cette admirable histoire. Il suffit d’en rappeler les dates principales, la découverte des îles Madère en 1419, des Açores en 1431, puis, peu avant la mort de Henri le Navigateur (1460) qui put l’apprendre encore, celle des iles du Cap Vert et de la Côte de Sénégambie. Dès lors, les progrès s’accélèrent après les tâtonnements du début. En 1482, Diego Cam s’avance jusqu’à l’embouchure du Congo ; en 1486, Bartholomeo Diaz aboutit au Cap de Bonne Espérance et voit s’ouvrir devant lui l’Océan Indien. En 1497, Vasco de Gama s’y lançait et atteignait en 1498 Calicut. Le Cap avait justifié le nom que lui avait donné le roi Jean II. On abordait enfin à ces Indes merveilleuses ; les caravelles occidentales, après une si longue navigation sur des mers désertes le long de côtes sauvages, rencontraient les bateaux arabes, touchaient enfin cette source de richesses dont l’Europe n’avait connu jusqu’alors que l’embouchure dans le Levant.

Les Portugais avaient été les premiers pionniers des mers inconnues. Ils avaient procédé lentement, sans perdre les côtes de vue tout d’abord, puis se renseignant à mesure qu’ils avançaient, ils franchissaient le Cap, touchaient Zanzibar, et cinglaient vers l’est : en somme, leur plan consistait, à force de patience et d’énergie, à doubler, en tournant autour de l’Afrique, la Syrie et l’Égypte, derrière laquelle on savait bien que l’on devait trouver les Indes. Ils avaient pour se guider des indications suffisantes. Partant d’un ensemble de données empiriques, ils sentaient que chacun des pas faits en avant les rapprochait du but. Les Portugais n’avaient besoin pour réussir que des progrès de la technique marine, c’est-à-dire de vaisseaux assez solides, assez grands et assez bons manœuvriers pour pouvoir tenir la mer pendant plusieurs mois.

Les voyages de Christophe Colomb, au contraire, sans la science de la Renaissance, seraient inconcevables. Avec moins d’héroïque confiance dans les travaux de Toscanelli et des géographes italiens du xve siècle, comment eut-il résolu de cingler droit à travers l’Atlantique et d’arriver aux Indes en encerclant le globe dans le sillon de ses vaisseaux ? Ses projets trop hardis effrayèrent la cour de Portugal. Celle d’Espagne se laissa persuader. Le 3 août 1492, les caravelles disparaissaient derrière l’horizon ; le 12 octobre, elles abordaient aux Antilles. Il s’en fallait de la longueur de plus d’une hémisphère que l’on ne fût aux Indes ! Le monde était bien plus grand que ne l’avait supposé Toscanelli ; tous ses calculs étaient faux, mais, comme il arrive si souvent, l’erreur de la science était féconde ; elle venait de faire découvrir l’Amérique. Les voyages suivants de Colomb (1492-1502) et celui de son compatriote Sébastien Cabot, entré au service de Henri VII d’Angleterre, firent apparaître l’immensité de la découverte en aboutissant au territoire américain, ceux-là à l’Orénoque et au Panama, celui-ci au Labrador. En 1500, Cabral y était jeté par les vents sur un autre point de son immense étendue, au Brésil. Ce n’est qu’en 1513, que l’Océan Pacifique fut aperçu du haut des montagnes de l’Isthme de Panama. En 1520, Magellan doublait le Cap Horne, se lançait sur le désert de cette immensité nouvelle et découvrait les Philippines. Ses compagnons revinrent en Espagne par les îles Moluques et l’Océan Indien. Le tour du monde était accompli.

Dès les premières années du xvie siècle, les conséquences de ces merveilleuses découvertes se manifestent dans la vie économique de l’Europe. La première fut de déplacer le centre du commerce oriental des ports italiens de la Méditerranée aux côtes de l’Océan Atlantique. Les épices que les caravanes apportaient des échelles du Levant aux bateaux de Gênes et de Venise, ne purent bientôt plus soutenir la concurrence, ni pour la quantité, ni pour le prix, avec celles que les navires portugais et espagnols allaient chercher directement aux lieux de productions par delà l’Équateur. L’Italie qui avait été jusqu’alors l’intermédiaire de l’Europe avec ces Indes si longtemps mystérieuses, vit se tarir pour longtemps la source de sa prospérité. La Méditerranée perdit, jusqu’au jour où le percement du canal de Suez (1869) devait en faire le passage vers l’Océan Indien, ce caractère de berceau du grand commerce dont elle avait joui sans interruption depuis l’aurore de la civilisation. Ce n’est pas d’ailleurs que l’Espagne et le Portugal aient occupé la place qu’elle abandonnait. Ni Cadix, ni Lisbonne ne furent les héritières de Venise et de Gênes. L’hégémonie commerciale dont elles avaient joui jusqu’alors échut en partage à Anvers.

On voit à cela deux raisons. Tout d’abord, l’importance internationale d’un port dépend à la fois de l’importation et de l’exportation. Il ne suffit pas que les navires viennent y apporter des marchandises ; il faut qu’ils puissent en prendre en échange. Venise et Gênes dans le sud, comme Bruges dans le nord, avaient durant le Moyen Age répondu à ces conditions, les premières grâce à l’industrie des villes italiennes, la seconde grâce à celles des villes des Pays-Bas. De plus leur situation géographique les mettaient en rapports avec l’Europe intérieure dont les routes se dirigeaient vers elles et y déversaient facilement les produits de l’hinterland. Ni à l’un ni à l’autre point de vue, les ports hibériques ne se trouvaient dans une situation aussi favorable. Leur position excentrique aussi bien que le peu de développement de l’industrie nationale les mettaient hors d’état d’attirer vers eux une puissante importation. Enfin, la manière dont le commerce des épices et des métaux précieux était pratiquée en Portugal et en Espagne y empêcha la naissance de puissantes maisons d’affaires. La couronne qui possédait les comptoirs et les colonies d’outre-mer en excluait les étrangers, et se réservait, à titre de monopole, la plus grande partie des arrivages. Ses agents étaient chargés de la vente mais afin de rendre celle-ci plus prompte et plus facile, on se garda d’en écarter ces mêmes étrangers auxquels on interdisait l’abord des lieux de production. Aussi, dès le début du xvie siècle, les marchands capitalistes d’Anvers entretiennent-ils à Cadix et surtout à Lisbonne des « facteurs » chargés d’acquérir les précieuses denrées. Le port de l’Escaut devient ainsi le grand entrepôt international des épices. C’est là seulement qu’elles deviennent matières de transactions commerciales et entrent dans la circulation. L’importance économique d’Anvers, on l’a vu plus haut, est antérieure à la période des découvertes. Mais l’afflux des richesses des Indes et du Nouveau Monde marque pour elle le point de départ d’une prospérité extraordinaire et qui dépasse bientôt celle de Venise à l’époque de sa plus grande splendeur. Jamais aucun port, à aucune époque, n’a joui d’une importance aussi universelle, parce qu’aucun n’a jamais été aussi ouvert à tous et, dans le sens complet du mot, aussi cosmopolite. Anvers reste fidèle à la liberté qui, au xve siècle déjà, avait fait le succès de ses foires. De toutes parts, elle attire et accueille les capitalistes auxquels elle offre, à mesure que leur nombre augmente, plus de facilités de faire fortune. Allemands, Anglais, Français, Portugais, Espagnols, Italiens, tous s’y précipitent et il n’est pas une grande maison de banque ou de commerce qui n’y soit représentée. La plus grande puissance financière du xvie siècle, celle des Fugger, a son siège à Augsburg, mais c’est sa succursale d’Anvers qui lui fait réaliser les bénéfices les plus brillants. Ce rendez-vous d’entrepreneurs, de marchands, de marins et d’aventuriers, devient le centre du monde des affaires. On ne peut imaginer de contraste plus frappant et plus complet avec l’organisation économique du Moyen Age. A Venise, les « forains » ne pouvaient acheter qu’aux Vénitiens ; à Bruges, ils devaient se servir d’un courtier appartenant à la bourgeoisie. Ici, rien de tel. Aucune surveillance, aucun contrôle : les étrangers trafiquent aussi librement entre eux qu’avec les bourgeois et les gens du pays. Dans leurs assemblées quotidiennes, l’offre et la demande se cherchent et se joignent sans intermédiaire. Les prix s’établissent, les procédés de crédit des compagnies commerciales se fondent en même temps que la spéculation commence à faire ses premières victimes. Depuis 1531, tout ce mouvement se concentre et se déploye à l’aise sous les galeries d’un bâtiment spécial construit aux frais de la ville, la Bourse, précurseur et modèle des bourses futures de Londres et d’Amsterdam.

Les grandes guerres du commencement du xvie siècle donnèrent un nouvel aliment à l’esprit capitaliste. Charles-Quint surtout, à, qui ses immenses États ne fournissaient que des ressources singulièrement disproportionnées à sa puissance, fut pour les financiers un client extraordinaire. Sans l’essor pris par le capitalisme, on peut affirmer que son règne, qui a mis en mouvement tant d’armées et tant de flottes, aurait été impossible. Les banquiers en ont d’ailleurs retiré autant de profits qu’ils lui ont rendu de services. La prospérité des Pays-Bas soutint, en grande partie le crédit de l’empereur et lui permit de rembourser ses créanciers en dépit d’un taux d’intérêt variant de 12 à 50 %. C’est aux avances qu’ils lui ont faites que les Fugger doivent, pour une large part, leur fortune. Au reste, la facilité d’emprunter chez les princes et l’appât du bénéfice chez les banquiers ne tardèrent pas à les entraîner au delà des bornes de la prudence. Les banqueroutes de Philippe II en 1575 et en 1596 mirent fin à l’alliance du capitalisme privé et de la politique monarchique.

A ce moment d’ailleurs, une autre source de gains venait de s’offrir à la soif des financiers. Vers 1550 environ, les mines d’argent du Pérou et du Mexique commencèrent à fournir l’Espagne de lingots qui ruisselèrent bientôt sur toute l’Europe en forme de monnaies. Cette inondation de métaux précieux diminuant la valeur d’achat du numéraire eut pour conséquence une hausse générale des prix. Le commerce et surtout l’industrie en reçurent une puissante impulsion et un motif de plus de s’affranchir du contrôle insupportable des corporations de métiers. La manufacture, c’est-à-dire cette forme de production où le travail à domicile est salarié et dirigé par un entrepreneur, devint, depuis le milieu du xvie siècle, la forme par excellence de l’organisation industrielle jusqu’à l’apparition de la fabrique moderne, dont on peut d’ailleurs déjà trouver, çà et là, vers cette époque quelques exemplaires hâtifs.

Si puissant qu’ait été le développement du capitalisme, il n’en faut pourtant pas exagérer la portée. Il se superposa à la vieille organisation économique des villes privilégiées ; il ne la fit pas disparaître. La petite bourgeoisie continua de vivre à l’abri des corporations de métiers et conserva partout l’approvisionnement du marché local. Boulangers, bouchers, menuisiers, cordonniers, etc. restèrent fidèles jusqu’à la fin de l’Ancien Régime au protectionnisme qui leur assurait l’exploitation de leur clientèle municipale. Nulle part, les gouvernements ne crurent prudent ou sage de les ramener au droit commun. Ils connaissaient bien les défauts du système qui devenaient de plus en plus apparents avec le temps : routine des procédés, élévation des prix, restriction de plus en plus grande de chaque profession aux mains d’un petit nombre de maîtres, mais leur crainte de la démocratie les leur fit tolérer comme le meilleur moyen de maintenir les « compagnons » dans l’obéissance. Ils se contentèrent de supprimer petit à petit les entraves que les règlements municipaux apportaient à l’essor du commerce et de la circulation : étapes, halles, courtages, etc. Ils s’appliquèrent surtout à abolir les privilèges politiques des métiers, à s’assurer la haute main, ou tout au moins le contrôle, sur les administrations urbaines, et malgré des résistances qui se manifestèrent en France pendant les troubles de la Ligue, et dont les dernières se rencontreront encore au xviiie siècle, ils y réussirent partout. Les villes n’auraient pu conserver intacte leur autonomie politique et économique qu’en conservant leur force militaire. Or que pouvaient encore leurs métiers contre les armées régulières, leurs vieilles murailles contre l’artillerie ? Elles ne se maintinrent que là où, comme en Allemagne, l’État était impuissant. Partout ailleurs elles se courbèrent. Les quelques essais de résistance qu’elles essayèrent çà et là comme les Liégeois contre les ducs de Bourgogne, les Gantois contre Charles-Quint, les Rochellois contre François Ier, montrèrent que leurs revendications ne s’inspiraient plus que d’un passé disparu sans retour. La politique démocratique dont la petite bourgeoisie s’était faite si ardemment la protagoniste au xive siècle, est désormais une cause perdue. De même que le capitalisme l’emporte dans le grand commerce, l’État l’emporte en politique.

Sous l’influence des conditions nouvelles qui s’imposent à la vie sociale, la conception de la bourgeoisie se transforme. Les caractères politiques et juridiques qui lui avaient assigné sa place spéciale dans la société du Moyen Age, à côté du clergé et de la noblesse, vont s’atténuant de plus en plus. A partir du commencement du xvie siècle, la bourgeoisie apparaît surtout comme une classe d’hommes vivant de l’exploitation ou des revenus de leur fortune. Le simple travailleur manuel, d’après les idées régnantes, cesse de lui appartenir. Elle repousse d’elle les artisans en qui la force avait résidé jadis. Elle affecte des allures nettement ploutocratiques qui, par en bas, l’opposent aux petites gens tandis que, par en haut, elles la rapprochent de la noblesse. Sans doute, elle présente dans chaque pays des nuances spéciales et il est impossible d’en faire une description qui soit à la fois applicable aux Pays-Bas, à la France, à l’Angleterre. Mais il suffit de constater que partout c’est désormais la richesse qui en est le signe par excellence. Le bourgeois du Moyen Age avait été privilégié en droit ; le bourgeois des Temps Modernes est privilégié en fait par sa situation économique.

Mais une autre différence encore sépare celui-ci de celui-là. Au Moyen Age, le bourgeois n’existe que par sa ville et pour sa ville ; la commune dont il est tenant est la garantie indispensable de sa personne et de ses intérêts ; son existence comme ses idées sont également dominées par le groupe municipal auquel il appartient. Plus rien de tel désormais. Pour le bourgeois moderne, la ville n’est plus qu’une résidence et un centre d’affaires ; elle cesse de concentrer sur elle-même ses affections, ses idées et ses intérêts. Les sources de sa fortune sont dispersées de toutes parts bien loin des limites de la banlieue communale. S’il est manufacturier, les ateliers qui dépendent de lui se trouvent à la campagne ; s’il est commerçant, ses correspondants et ses marchandises sont éparpillés dans les ports et les marchés lointains ; s’il est rentier, son argent est engagé à grande distance dans des emprunts ou des compagnies de toute espèce. Sa vie dépend maintenant de multiples conjonctures ; elle est mêlée à toute l’existence de la nation, et aux rapports de celle-ci avec les nations étrangères. Il doit être tenu au courant de ce qui se passe par le monde. De là le développement de la poste et bientôt celui de la presse qui, à ses débuts, n’a d’autre but que de mettre à la portée de tous les nouvelles qui jusqu’alors ne s’étaient transmises que par les correspondances privées.

La liberté économique, indissolublement liée au développement du capitalisme, a tout de suite imposé ses conséquences au monde des travailleurs. Si la législation corporative du Moyen Age n’empêchait pas le maître artisan de dominer la campagne, elle imposait pourtant une limite à l’exploitation de celui-ci. Les règlements de métier fixaient les droits de l’ouvrier, protégeaient son salaire, le garantissaient contre des abus trop criants, lui fournissaient souvent des secours en cas de maladie ou de vieillesse et lui permettaient même parfois une certaine intervention dans la nomination ou le contrôle des chefs de la corporation. D’ailleurs les compagnonnages qui se formèrent depuis le xve siècle entre les compagnons d’une même profession non seulement dans leur ville mais même dans tout un ensemble de villes ou un pays tout entier, créèrent des liens d’assistance mutuelle que l’on peut considérer comme un rudiment d’organisation ouvrière. Mais de tout cela, nulle trace dans le système nouveau de la manufacture. Ici, conformément au « droit commun », l’employeur et l’employé contractent directement. Entre eux ne s’interpose aucune autorité, aucune association. L’un vend son travail, l’autre l’achète et le prix ne relève que de leur « libre » volonté. Cela revient à dire qu’il est, en fait, imposé au plus faible par le plus fort. Privés de toute organisation, soit en ville, soit à la campagne, les ouvriers des nouvelles industries doivent se courber sous la loi du capitaliste. Le travail à façon qui découle de la nature même de l’industrie à domicile, se prête particulièrement bien, grâce aux conventions de tout genre dont on peut l’entourer, à l’exploitation des travailleurs. En fait, depuis le commencement du xvie siècle, les preuves abondent de la misère de leur condition et de leur mécontentement. La hausse des prix au milieu du siècle l’exaspère encore et contribuera pour une grande part au succès que la propagande mi-sociale, mi-religieuse des Anabaptistes rencontrera parmi eux. Quant au gouvernement, il les abandonne et les ignore aussi longtemps qu’ils ne troublent pas l’ordre publie. Si un précurseur comme Thomas Morus a pu rêver dans son Utopie (1516) d’une législation du travail à forme communiste, l’État et les pouvoirs publics n’envisagent et n’envisageront encore durant de longs siècles ce que l’on appellerait aujourd’hui la question ouvrière, que sous le rapport de la police. De là leur intervention depuis la fin du xve siècle contre les abus de la mendicité et, un peu plus tard, leurs réformes dans le domaine de la bienfaisance.

Ici encore, et d’une manière frappante, on peut observer combien les transformations sociales ont affaibli l’influence de l’Église. Le magnifique élan de charité chrétienne qu’elle avait provoqué au Moyen Age ne répond plus ni aux besoins, ni à l’esprit du temps. Car, d’accord avec son idéal mystique, les innombrables fondations charitables qu’elle a provoquées se bornent à secourir le pauvre, à l’entretenir dans sa condition sans chercher à l’en faire sortir. Il a sa place marquée dans la société et les âmes les plus pieuses lui vouent même une vénération qu’explique suffisamment le sentiment ascétique de l’époque. Mais à mesure que ce sentiment décline, l’auréole de sainteté qui entourait le mendiant se dissipe. On commence à le considérer comme un vagabond dangereux pour l’ordre public, comme un fainéant professionnel. D’autre part, la législation de plus en plus restrictive des métiers urbains qui empêche quantité de gens de trouver un emploi, le licenciement de bandes de mercenaires qui enlève le leur à d’anciens soldats, multiplient, vers le commencement du xve siècle, le nombre des être errants n’ayant d’autres ressources que l’aumône, au point d’en faire une véritable plaie sociale. Aussi commence-t-on à les poursuivre impitoyablement, dans l’espoir de forcer au travail ceux d’entre eux au moins qui sont valides. Les premiers règlements administratifs dirigés contre la mendicité ne l’autorisent que pour les enfants, les vieillards et les infirmes, et cherchent à en détourner les autres par la terreur de châtiments corporels. Ce n’était là évidemment qu’un palliatif. On comprit, depuis le commencement du xvie siècle, qu’il fallait attaquer le mal dans sa racine et faire disparaître la mendicité en en prévenant la cause. De là, par exemple, la réforme yproise de la bienfaisance en 1525 sous l’innuence de Vivès qui, par la concentration des ressources de tous les établissements charitables de la ville, l’institution de visiteurs des pauvres et l’envoi des enfants assistés à l’école ou leur mise en apprentissage, cherche à éteindre le paupérisme en mettant le pauvre à même de gagner sa vie. Dans tous les pays, on trouve depuis lors des essais du même genre. Et il est intéressant de constater qu’ils sont surtout nombreux et prospères là où le développement du capitalisme et de la manufacture permet aux œuvres de charité le placement de leurs pupilles. L’exemple de la Hollande et surtout de l’Angleterre est à cet égard tout à fait significatif. Les lois anglaises de 1551 et de 1562 sur le travail des pauvres sont les précurseurs du fameux Act for the relief of the poor de 1601, si admirablement adapté aux nécessités de l’industrie moderne qu’il a subsisté jusqu’à nos jours dans ses traits essentiels.

A l’organisation de la bienfaisance se réduit d’ailleurs l’apport de la société nouvelle en matière de législation sociale. Elle s’est bornée à forcer le pauvre au travail, elle n’a pas cherché, comme l’auraient fait les villes du Moyen Age, à réglementer le travail lui-même. Jusqu’au xixe siècle, elle l’a abandonné à la liberté, et cela dénote bien le caractère capitaliste dont s’imprègne désormais le monde économique.

On ne peut donc s’étonner que, depuis la seconde moitié du xve siècle, apparaisse en même temps que l’industrie libre et grandissant avec elle, un prolétariat dont l’histoire est encore à écrire. Le Moyen Age avait connu à vrai dire, dans les ouvriers de la draperie d’exportation en Flandre et à Florence, une classe de salariés qui se rapprochait fort de la condition des prolétaires. Elle en différait pourtant par l’organisation que lui donnait le régime corporatif. Placé en dehors de celui-ci, le prolétaire moderne est complètement à la merci de son employeur. Nul recours contre lui, ni celui de l’autorité publique, puisqu’elle s’abstient, ni celui que pourrait spontanément, à son défaut, fournir l’association. Car l’association des travailleurs est interdite. D’ailleurs les ouvriers sont trop misérables et trop incultes pour s’organiser et le pouvoir qui se désintéresse d’eux protège au contraire le patron et a bien soin d’intervenir quand, poussés à bout, ils se mettent en grève. Au surplus, il ne faut pas oublier que le travail à domicile, forme générale de l’organisation industrielle jusqu’à la fin du xviiie siècle, est aussi favorable à l’exploitation des travailleurs qu’il se prête mal à leur entente et à leur coopération. Il faut se garder pourtant d’exagérer et l’importance du prolétariat et celle de l’industrie libre pendant les trois cents ans qui s’écoulent depuis 1450 environ. Malgré sa forme nettement capitaliste et ses progrès continuels, la manufacture, même dans les pays où elle est la plus avancée, n’occupe encore, dans l’activité nationale, qu’une place assez restreinte. L’industrie urbaine des métiers qui, à côté d’elle, continue à pourvoir la plupart des villes, restreint singulièrement son marché. Elle le cède de beaucoup au commerce et surtout à l’agriculture qui partout demeure la branche essentielle de la production.

Mais dans l’agriculture elle-même quel bouleversement ! Ici aussi la poussée capitaliste se fait profondément sentir. Suivant les pays, elle a eu pour résultat, soif d’affranchir le paysan, soit de le replonger dans un servage beaucoup plus complet et surtout beaucoup plus dur que celui du haut Moyen Age. Rien ne se comprend plus facilement que ces conséquences contradictoires. Dans les pays économiquement les plus avancés, comme l’Italie et les Pays-Bas, les propriétaires comme les manufacturiers, et pour les mêmes raisons, favorisent systématiquement le travail libre.

De même que les corporations de métiers gênent l’expansion du capitalisme industriel, de même les vieux liens héréditaires qui attachent le paysan à la terre et lui donnent un droit sur elle, gênent celle du capitalisme foncier. Au xive siècle, les seigneurs avaient espéré augmenter leurs revenus en accentuant leurs droits sur les vilains. Ils s’aperçoivent maintenant qu’ils ont fait fausse route. Si rigoureusement qu’on les exige et les perçoive, les droits de corvée, de champart, de meilleur catel, de formariage, etc. ne fourniront jamais que des revenus médiocres et tout à fait disproportionnés à la valeur de terres qui augmente grâce aux progrès du commerce et de la circulation. Le vrai moyen de bénéficier de cette plus-value est dans le fermage libre ou dans le faire valoir direct au moyen de travailleurs libres et salariés. Aussi, dès le commencement du xve siècle, voit-on en Italie, ce qui reste de l’ancienne servitude rurale des paysans faire place à la liberté personnelle. En 1415 déjà, un statut florentin édicte la suppression obligatoire de la servitude de corps et des cens personnels, de l’attachement de l’homme à la glèbe, de toutes espèces de corvées, de toute condition juridique incompatible avec la liberté personnelle, de toute subordination féodale ou judiciaire pesant sur les individus au profit d’un autre. Dans les Pays-Bas, depuis 1515, le prince multiplie les édits en vue d’affranchir à la fois les hommes et les terres. Défense est faite aux seigneurs, en 1531, d’exiger de leurs tenanciers « dons gratuits, services, journées, secours de noces » sous peine de rendre le double et d’être punis arbitrairement. En 1520, on interdit l’établissement de nouvelle dîmes et l’on abolit tous les droits fonciers existant depuis moins de quarante ans. Partout le fermage libre se substitue aux anciennes tenures féodales et héréditaires. L’affranchissement des paysans est en réalité l’affranchissement du propriétaire qui, se trouvant désormais en face d’hommes libres détachés de sa terre, peut disposer de celle-ci par de simples contrats révocables et que leur courte durée lui permet d’adapter facilement aux progrès de la rente du sol. Sans doute, ici encore, il ne faut pas exagérer la portée de cette nouveauté. Le capitalisme n’a pas plus fait disparaître la servitude personnelle à la campagne qu’il n’a supprimé à la ville les corporations de métiers. Leur abolition à tous deux ne devait être proclamée que par la Révolution française. Mais de même que les métiers cessent de se développer et végètent depuis le xvie siècle, de même ce qui subsiste du servage n’est plus qu’un archaïsme, une survivance, un témoin d’une époque dépassée, qui se conserve sur quelques terres d’abbayes ou au fond de provinces reculées. Partout où s’épanche la vie nouvelle, il disparaît, il est emporté comme une entrave gênante.

Et aussi bien, en même temps que disparaît le servage et dans la même mesure, voit-on la technique agricole se perfectionner et progresser. La culture du riz est introduite, au xve siècle, dans la plaine lombarde ; l’élevage du vers à soie se répand dans le midi de la France sous le règne de Louis XI. En Flandre, la pratique de l’assolement triennal est abandonnée ; l’ensemencement des jachères en trèfles permet de ne plus laisser reposer les terres. Ailleurs, le développement général du commerce pousse les propriétaires à spécialiser leur production. L’Espagne et l’Angleterre sacrifient à l’élevage du mouton, en vue de l’exportation de la laine, la culture des céréales. Ce sont les troupeaux qui ont peu à peu fait de la Castille le désert pierreux et sans arbres qu’elle est devenue, et c’est à cause d’eux que les prairies ont de plus en plus recouvert le sol anglais en l’enlevant à la charrue et au paysan. Depuis le règne de Henri VI, le Parlement édite sans cesse des actes d’enclosure qui autorisent la conversion du sol arable en pâturages et poussent les tenanciers évincés dans ce prolétariat au sein duquel se recrutent les ouvriers de la manufacture.

Pendant que l’évolution capitaliste tend à faire du paysan, dans l’Europe occidentale, un fermier ou un salarié, elle crée pour lui en Allemagne une forme nouvelle de servage. La cause essentielle d’un phénomène si surprenant à première vue doit être cherchée dans la toute puissance et la brutalité de la noblesse à laquelle les princes territoriaux n’osent résister. Dès que, vers la fin du xiiie siècle, la colonisation de terres slaves d’au delà de l’Elbe a cessé, les nobles ont profité du malaise causé par l’excédent de population pour opprimer la classe rurale. Si l’agriculture avait été plus perfectionnée ou l’industrie plus avancée, il eût été possible aux paysans de trouver sur place de nouvelles ressources. Mais le faible développement économique de l’Allemagne les livra sans défense à leurs seigneurs. La situation depuis lors ne cesse d’empirer. A l’ouest de l’Elbe, elle ne se manifeste guère que par une recrudescence des corvées, des prestations, de l’arbitraire sous toutes ses formes. Au delà du fleuve, en Brandebourg, en Prusse, en Silésie, en Autriche, en Bohême et en Hongrie, elle fut impitoyablement poussée jusqu’à ses dernières conséquences. Les descendants des colons libres du xiiie siècle furent systématiquement dépouillés de leurs terres et réduits à la condition de serfs de corps (leibeigene). La grande exploitation dévora leurs tenures et les ravala à une condition servile si rapprochée de l’esclavage qu’il fut permis de vendre la personne du serf indépendamment du sol. Dès le milieu du xvie siècle, toute la région à l’est de l’Elbe et des monts Sudètes se couvre de Rittergüter exploités par des Junkers que le genre d’humanité qu’ils montrent à leurs esclaves blancs permet de comparer aux planteurs des Antilles. Le nègre dans le Nouveau Monde, le paysan allemand dans l’Ancien ont été par excellence les victimes du capitalisme moderne, et les uns comme les autres ont dû attendre jusqu’au xixe siècle l’heure de l’affranchissement. C’est là un fait qu’il ne faut jamais perdre de vue en étudiant l’histoire moderne de l’Allemagne et de l’Autriche. L’esclavage du paysan sous le noble y explique bien des choses.

L’expansion du capitalisme et le développement commercial et industriel ont été le point de départ d’un accroissement général de population analogue à celui qui a caractérisé le xiie et le xiiie siècle. Il le faut attribuer et au champ nouveau que l’industrie ouvrit au travail et aux progrès du commerce qui firent disparaître ces crises alimentaires dont le xive siècle encore avait si cruellement souffert. Il y eut encore des disettes ; il n’y eut plus de famines. Il est malheureusement impossible d’évaluer avec quelque précision le chiffre des habitants de l’Europe du xvie siècle. Il semble que l’on puisse le porter avec assez de vraisemblance à quarante habitants par kilomètre carré pour les deux régions les plus peuplées d’alors : l’Italie et les Pays-Bas. La France, vers 1550, semble avoir compté 18.000.000 d’âmes. A la même date, la métropole commerciale de l’Occident, Anvers, arrivée à son apogée, ne dépassait pas le chiffre de 100.000 habitants.

Quant à sa composition sociale, cette population offre des contrastes beaucoup plus accentués que celle du Moyen Age. L’ensemble de la fortune s’est accru, mais son accroissement s’est réparti d’une manière très inégale. Il ne profite guère qu’aux grands propriétaires fonciers, noblesse et Église, aux marchands en gros et aux manufacturiers. Cette classe moyenne composée de petits producteurs indépendants qui s’était si largement répandue au xiiie siècle, et dont les agitations donnent au xive siècle un caractère si turbulent, est en régression évidente. Dans les villes, une législation protectionniste et surannée lui permet de se maintenir sans progresser ; à la campagne, la grande exploitation, le fermage libre ou le servage se substituent à sa place. En revanche, la démarcation juridique est moins tranchée que jadis. Si la noblesse des Temps Modernes paraît à bien des égards plus orgueilleuse que celle du Moyen Age, c’est qu’elle éprouve le besoin de conserver ainsi à l’égard des « nouveaux riches » une distance que la ressemblance des fortunes, de l’instruction et des intérêts, pourrait leur faire aisément oublier. Rien de plus facile pour eux d’ailleurs que d’obtenir les lettres patentes qui leur permettent de pénétrer dans son sein et de participer à l’éclat qu’elle doit à la tradition et qu’entretient la richesse. Aristocratie et ploutocratie, voilà peut-être en fin de compte les deux mots qui caractérisent le mieux la transformation sociale qui s’est accomplie à l’époque de la Renaissance.

III. — Les idées et les mœurs

Il y a, semble-t-il, entre l’évolution intellectuelle de l’Italie et celle des pays au nord des Alpes, à l’époque de la Renaissance, une différence assez frappante. En Italie, l’orientation nouvelle des idées, des mœurs, du sentiment artistique débute au moment même où le développement économique de la nation est arrivé à son apogée. Elle ne se manifeste point en même temps que lui, mais après lui, et il commence même déjà à décliner qu’elle progresse encore. Elle est la fleur merveilleuse de toute la civilisation antérieure, l’œuvre de pensée et de beauté succédant à l’œuvre de force. Il en est d’elle comme il en a été, dans la Grèce antique du siècle de Périclès ; Athènes au ive siècle, Florence au milieu du xve siècle rayonnent d’une gloire qui ne correspond plus à leur vigueur réelle ; l’éclat éblouissant qu’elles jettent sur le monde, avant de céder la place à des successeurs plus robustes, a la splendeur mais aussi la brièveté d’un coucher de soleil. C’est au moment même où s’épanouit le génie de Machiavel, de Guichardin, de Raphaël et de Léonard de Vinci que la découverte du Nouveau Monde détourne de la Méditerranée le courant de la vie européenne.

Il en va tout autrement au nord des Alpes. Ici, la Renaissance n’est pas un coucher de soleil, mais une aurore. Avec elle commence, à tous les égards et dans tous les domaines de l’activité sociale, une vie nouvelle dont les phénomènes économiques que l’on vient d’esquisser ne donnent qu’une face et dont il faut montrer maintenant la physionomie morale. L’historien est malheureusement obligé d’exposer à part ce qui s’est passé ensemble. Mais on ne doit pas croire que le capitalisme ait provoqué le renouveau d’idées qui se manifeste en même temps que lui. L’un et l’autre sont les symptômes différents d’une même crise de croissance. Et il est curieux de constater que, pour l’un comme pour l’autre, cette crise se divise en deux périodes correspondantes. Ce que la découverte du Nouveau Monde a été pour le capitalisme, la Renaissance italienne l’a été pour le mouvement intellectuel. Il commence indépendamment d’elle, mais il ne se précipite et ne s’impose qu’en se soumettant à sa direction.

Sans doute, les symptômes d’une orientation nouvelle des esprits au nord des Alpes vers le milieu du xve siècle ne sont encore ni très nombreux, ni très accusés. La scolastique dans la science, le style gothique dans les arts, les genres traditionnels dans la littérature en langue vulgaire conservent une domination incontestable. Le mysticisme du xive siècle se prolonge et trouve dans l’Imitation de Jesus-Christ, son expression la plus complète. Les grands peintres flamands ou wallons des Pays-Bas, les Van Eyck, les de la Pasture, les Memling ne sont que les continuateurs géniaux d’une école déjà ancienne. Enfin, quand vers 1450 apparaît, cette formidable invention de l’imprimerie, personne ne prévoit son avenir. Gutenberg ne s’est fait aucune idée de la puissance future de la presse. Il n’a eu en vue que de fournir aux clercs et aux étudiants des manuscrits à meilleur marché. Son point de vue est celui d’un simple industriel, et cela est si vrai que les humanistes d’Italie, au début, n’ont témoigné que du dédain à une découverte qui leur semblait ravaler par le bon marché et le caractère mécanique de ses produits, la majesté et le charme des œuvres de la pensée.

Ainsi même dans ce que l’époque présente de plus durable et de plus remarquable, dans ce qu’elle a de plus beau et dans ce qu’elle a de plus puissant, on ne voit pas qu’elle s’oppose au passé. Et, pourtant, s’il est bien évident qu’elle le continue en grande partie, il n’en est pas moins vrai qu’en partie aussi elle s’en écarte. Comme en Italie, et avant que l’influence de l’Italie ne se soit fait sentir, la vie commence à échapper à l’emprise de la tradition. La morale ascétique du Moyen Age, ici comme là-bas, perd son empire sur les âmes. Le relâchement des mœurs et la prédominance des intérêts temporels ne sont pas moins frappants au xve siècle dans l’Europe du nord qu’en Italie. Plus la civilisation est avancée, plus l’observation est frappante. Les Pays-Bas sous les ducs de Bourgogne, entre la France et l’Angleterre, l’une épuisée par la guerre, l’autre en proie aux discordes civiles, présentent au milieu de la paix et de la richesse, un spectacle qui présente des analogies curieuses avec celui de l’Italie. On peut y observer à la cour, chez la haute noblesse, parmi les fonctionnaires et les capitalistes, propriétaires fonciers ou marchands, un genre de vie dont les traits principaux sont précisément ceux par lesquels on a coutume de caractériser les débuts de la Renaissance en Toscane ou en Lombardie : relâchement général de la moralité, amour du luxe et des fêtes, recherche de l’élégance et du confort dans les habitations privées, goût prononcé pour la toilette et pour les jouissances plus nobles de l’art, diffusion de l’instruction et de la politesse. On y distingue très clairement, au sein de l’aristocratie de naissance comme de l’aristocratie de l’argent, un genre d’existence mondaine qui n’a plus rien de commun avec la courtoisie conventionnelle du Moyen Age. Philippe le Bon, Charles le Téméraire protègent des artistes, s’entourent de peintres et de musiciens, fondent une bibliothèque dont les débris qui nous sont conservés attestent la splendeur. Le sire de la Gruuthuse se fait construire en 1465, à Bruges, un hôtel spacieux, avenant, habitation commode et large d’un grand seigneur qui est en même temps un amateur passionné de livres et le protecteur de Colard Mansion qui vient d’introduire dans la ville l’art de l’imprimerie. Le chancelier Rolin, le trésorier Bladelin commandent des tableaux à Van Eyck, à de la Pasture. Et il suffit de se rappeler les adorables paysages qui ont sûrement contribué au succès de l’école belge de peinture au xve siècle, pour se persuader que la découverte de la nature n’est pas du tout, à cette époque, une découverte purement italienne. On peut en dire autant de celle de l’homme. Le portrait individuel apparaît avec autant de vérité et est traité avec autant de conscience par le pinceau de Van Eyck et de la Pasture que par la plume de Chastellain et de Cominnes. Et avec ces deux derniers commence, je crois bien, la presse moderne, s’efforçant chez celui-là de se parer, encore qu’assez maladroitement, des prestiges du style, et nourrie chez celui-ci d’une pensée si forte que l’on ne peut guère trouver de pendant à ses Mémoires que Le Prince de Machiavel.

Cette « mondanité » de mœurs et de pensées qui s’observe autour de la cour de Bourgogne, se rencontre aussi, quoiqu’à un moindre degré, en France et en Angleterre. N’est-il pas frappant que la première maîtresse d’un roi de France dont l’histoire ait conservé le nom, soit Agnès Sorel ? On ne croira pas sans doute que les rois du Moyen Age n’aient pas eu de maîtresses. Édouard Ier donne un fief à charge de custodiendi Domino Regi sex damisellas scil. meretrices ad usum Domini Regis. Mais avec Agnès, la favorite du roi se montre en public et est devenue autre chose qu’une meretrix. Je veux bien que ce ne soit pas la marque d’un progrès des mœurs, mais c’est la preuve justement que leur relâchement va avec leur affinement. En Angleterre, le duc de Glocester (le mari de Jacqueline) fait scandale par la galanterie de ses mœurs, mais s’attire aussi l’admiration des lettrés par sa bibliothèque qu’il a léguée à Beford. Il y a là un commencement de « galanterie » qui est tout ce qu’il y a de plus opposé à la courtoisie du Moyen Age. Il ne faut pas oublier non plus le développement du luxe de la cour qui explique en partie la fortune de Jacques Cœur. Remarquez de plus que les hôtels privés, Gruuthuse à Bruges, hôtel Cœur à Bourges, hôtel Bourgtheroulde à Rouen, sont du xve siècle, et qu’il ne s’en trouve pas auparavant. L’amour du luxe a contribué sans doute à répandre cette vénalité qui apparaît si frappante dans les mœurs politiques et dont il suffit de lire Cominnes pour se convaincre. Mais ce luxe, on l’a vu par les tableaux, n’est pas purement matériel. Il s’étend à l’art et à la littérature. Je crois que le xve siècle peut être considéré comme le moment où les laïques ont commencé à lire. Il est intéressant de se demander ce qu’ils ont lu. De quoi se compose la littérature en langue vulgaire ? Quels sont les premiers livres imprimés ? Quand Caxton ouvre son imprimerie à Londres, sa clientèle, qui se compose surtout de nobles mais parmi laquelle se rencontre aussi un mercier de la cité, lui demande des traductions du français et du latin. Lui-même traduit l’Eneide. Il pense surtout à fournir des lectures aux noble men. Naturellement l’Antiquité ne fournit qu’une partie des lectures du temps. On lit tout, sans choix, mais avec avidité. L’ancienne littérature héroïque se mue en simples romans. On dévore pêle-mêle des Moralités, la Légende dorée, les Dits des philosophes, l’Ordre de Chevalerie, etc. L’imprimerie n’a pas créé le goût de la lecture qui lui est antérieur mais a hâté sa diffusion. Serait-ce trop de dire que, pour la première fois depuis Charlemagne, l’aristocratie se remet à lire ? Mais la grande différence d’avec l’époque de Charlemagne et le Moyen Age, c’est que la culture qu’ils acquièrent ainsi est purement laïque. L’Église n’y a aucune part. Évidemment, l’intérêt pour les choses intellectuelles s’éveille dans le monde. Édouard IV s’intéresse à la traduction de Cicéron par Caxton, et celle de l’Ordre de Chevalerie est dédiée à Richard III. Louis XI protège en France les commencements de l’imprimerie. Les ducs de Bourgogne et Marguerite d’York, comme le comte Rivers, la duchesse Marguerite de Somerset, bien d’autres, sont de véritables mécènes.

On ne peut douter qu’il n’y ait là une soif d’apprendre qui cherche à s’étancher, un éveil, inconscient je le veux bien, mais un éveil tout de même de la curiosité qui veut voir par delà les limites trop étroites où les traditions de caste et de religion l’ont jusque-là enserrées. Au xive siècle, Maerlant n’avait trouvées bonnes à donner aux laïcs que les œuvres de la « clergie ». Maintenant on s’en détourne. Toute cette littérature laïque se tient en dehors de l’Église. Elle est d’ailleurs plus féconde que belle. Seuls les rhétoriqueurs recherchent l’art.

L’essentiel me paraît être qu’il se forme un public pour la littérature comme pour l’art. Les artistes qui le fournissent sont de grands artistes. Les écrivains en revanche sont presque tous de troisième ordre. Je crois qu’on peut l’expliquer pour autant que l’on puisse expliquer les choses littéraires. C’est que tous les genres traditionnels sont morts. On se trouve en présence d’une littérature desséchée, comme à la fin du xviiie siècle, d’une littérature qui se survit. Se serait-elle renouvelée d’elle-même ? Qui le dira ? En tous cas, l’impulsion est venue du dehors, puissante, irrésistible, par l’Italie. Tout a été emporté, et l’art lui-même qui s’est plié à la mode et s’est mis à s’italianiser. Phénomène semblable au Romantisme au commencement du xixe siècle.

La Renaissance commence à s’imposer à la fin du xve siècle. Dans tous les arts tout d’abord, sauf en musique, et elle y apparaît comme essentiellement italienne et non antique : comme l’invasion du Gothique en Europe avait été essentiellement française. Mais qu’on remarque un fait symptomatique. Le Gothique s’est répandu hors de France, par l’Église. Ici au contraire, l’art italien de la Renaissance se répand par les arts profanes et c’est dans l’Église qu’il pénétrera en dernier lieu. Ce sont les grands et les rois qui le favorisent. François Ier fait venir Léonard de Vinci à sa cour. Guillaume de Clèves, Marguerite d’Autriche le mettent à la mode dans les Pays-Bas. Les premières constructions du style nouveau ne sont-elles pas en France les châteaux de la Loire ? En somme, la nouvelle orientation du goût est toute profane et mondaine dans ses origines.

Il n’en va pas de même pour l’influence intellectuelle qui ne pouvait s’exercer que par l’intermédiaire du latin, et qui, à la différence de la première, est plus antique qu’italienne. Le New learning, comme disent les Anglais, est un retour direct à l’antique, provoqué évidemment par l’exemple des humanistes, mais qui ne se subordonne pas à eux. Évidemment il y a eu dans le nord des humanistes, poètes surtout, comme Pierre Gilles et l’auteur des Basia, Jean Second, et dont le Certamen poeticum Haftianum d’Amsterdam continue jusqu’aujourd’hui la lignée directe. Longolius, de Malines, appartient à la même école. Mais les grands n’en sont pas. Ni Roechlin en Allemagne, ni Colet et Morus en Angleterre, ni le plus grand de tous Érasme. L’Antiquité agit moins sur eux par sa forme qu’elle ne dégage leur pensée. Elle l’affranchit de la tradition scolastique non seulement par la langue classique que tout de suite ils adoptent, mais par le point de vue nouveau auquel ils se placent. Le Miles Christianus d’Érasme peut être cité ici comme leur programme. Et qu’y apparaît-il encore ? L’esprit laïque ! Pas du tout l’esprit anti-religieux, au contraire. Mais la religion est envisagée comme une exhortation à la morale pour l’honnête homme. L’idéal n’est plus l’ascétisme, mais la vie civile avec tous ses devoirs. Elle était considérée comme un accessoire, presque comme une tolérance ; elle devient l’essentiel. De là, la lutte de sarcasmes chez Érasme, d’injures chez Ulrich de Hutten contre les moines et les magistri nostri (Epistolae obscurorum virorum, 1515). Mais de là aussi tout un plan de réformes en vue de l’avenir et notamment de réformes pédagogiques qui substitueront de nouvelles écoles aux écoles du clergé, où les enfants seront élevés dans le culte des belles lettres et où la « politesse » trouvera sa place dans une éducation qui ne doit pas préparer au cloître, mais à la vie. Les Adagia d’Érasme, parus en 1500, exercent une influence pédagogique qu’on ne peut comparer qu’à celle de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Pour la première fois, avec la Renaissance, l’école apparaît comme destinée à la culture de l’esprit. On peut dire que c’est à la conception que s’en sont fait les humanistes du nord que se rattache toute l’organisation de l’instruction jusqu’à nos jours. Le but, c’est le libre développement de la personnalité. Et de là évidemment la lutte contre les méthodes et l’ascétisme de l’Église qui doit finalement aboutir logiquement au « fais ce que vouldras » de l’abbaye de Thélème. Morus, comme Érasme, se prononce contre le monachisme, l’ascétisme, le célibat des prêtres, le culte des reliques, et il faut bien dire le mot, tendent à transformer le christianisme en une philosophia evangelica. Mais ils vont plus loin, ce n’est pas seulement la tradition ecclésiastique, mais toute la tradition sociale qu’ils veulent changer et, si l’on peut comparer les Adagia à l’Émile, on peut comparer le Moriae enconium (Éloge de la Folie), et l’Utopie au Contrat social. Évidemment l’esprit de la Renaissance dans le nord est révolutionnaire, mais il l’est purement de titre et se contente de se manifester par des frictions dont le Gargantua de Rabelais est comme la synthèse. Il ne part en guerre que contre l’Église. Il ménage l’État, attendant le succès de ses vues du progrès des lumières.

Aussi bien toutes les puissances sociales choyent-elles les humanistes comme elles ont choyé les philosophes avant la Révolution française. Elles ne voient sans doute que des jeux d’esprit dans l’Utopie (1516) où Morus leur montre une société fondée sur la tolérance religieuse, avec instruction générale, communauté des biens et travail obligatoire. Elles ne retiennent que les traits lancés contre les moines et les scolastiques. Ce sont eux qui font le prodigieux succès du Moriae encomium (1509), le livre le plus lu du temps. Et quoi d’étonnant. Morus comme Érasme ne proclament-ils pas la supériorité de la vie du siècle sur celle du cloître ? Leur optimisme les fait croire en une transformation du monde. Vivès ne veut-il pas que l’on mette dans les mains des écoliers l’Utopie en même temps que les Colloquia ? Si les gouvernements, bien plus, les papes, les rois, y applaudissent de même que tous les hauts fonctionnaires, c’est qu’ils se gardent de parler politique. Leur attitude est tout à fait celle de Voltaire. Pour le triomphe des lumières, ils ont besoin d’un gouvernement fort, d’une autorité supérieure aux partis comme à l’Église. Ils sont, sans le dire, comme tous les intellectuels, pour le « despote intelligent ». La révolution qu’ils rêvent doit se faire par en haut, parce qu’ils l’attendent essentiellement de la science, de la raison. Sans doute, ils veulent en étendre les bienfaits à tous les hommes, mais il faut commencer par le sommet, et, dans les moyens d’exécution, ils s’appuient sur l’aristocratie sociale pour arriver à la constitution d’une aristocratie intellectuelle. En 1517, Jérôme Busleyden, sur les conseils d’Érasme, fonde à Louvain le « Collège des Trois Langues », dont le but est d’appliquer, par la connaissance des trois langues courantes, (latin, grec, hébreu), la méthode philologique aux Écritures Saintes en dehors de toute théologie positive. Un peu après, François Ier installe et dote à Paris le « Collège de France ». Wolsey établit dans le même but à Oxford le « Cardinal College » (plus tard « Christ Church »). Henri VIII protège autant les hellénistes et les novateurs que le fait en France François Ier. Quand, en 1514, éclate le conflit de Rœchlin avec l’Université de Cologne, à propos de l’opinion émise par Rome sur les livres sacrés des Juifs, l’empereur, le cardinal-évêque de Gurk, l’électeur de Saxe, le duc de Bavière, le marquis de Bade, sont pour Rœchlin, et le pape qui impose silence à Cologne laisse assez voir par là sa tendance. Les Dominicains ont beau s’agiter et crier à l’hérésie, on ne leur répond que par le dédain. L’immense édifice scolastique paraît sur le point d’être jeté bas comme tant de châteaux gothiques que l’on reconstruit en style du jour. Ce n’est qu’en Espagne qu’il tient bon, la Renaissance n’y affecte que la forme mais laisse subsister l’esprit catholique.

Partout ailleurs, dans les vingt années qui s’écoulent de la fin du xve siècle à l’apparition du protestantisme[4], il semble qu’un nouveau monde soit sur le point de naître. Tout ce qui est fort et jeune et vigoureux se retourne contre le passe. Jamais peut-être les autorités sociales n’ont aussi unanimement secondé un mouvement d’idées. Il semble qu’il n’y ait plus parmi elles de conservateurs. Tout pousse dans le même sens : le pouvoir, le monde, la mode, les hommes politiques, les femmes, les artistes, les humanistes. C’est une fièvre, une joie, une confiance sans bornes. C’est l’affranchissement de l’autorité, le vagabondage au grand air, la disparition du monopole de la science et sa dispensation à la société. Et cette science qui s’écoule de la pure Antiquité est d’autant plus séduisante qu’elle se présente avec la beauté, qu’elle se confond pour ainsi dire avec elle.

Cet espèce de patriotisme romain qui a contribué pour sa part au succès de la Renaissance en Italie, n’existe pas dans le nord. L’Antiquité y est plus purement considérée en elle-même, comme source de beauté et de sagesse. Peut-être, avec moins d’affection, y inspire-t-elle plus de respect. Et puis, on sent mieux sa force libératrice, car la scolastique n’avait pas eu en Italie une prédominance aussi grande qu’en deçà des Alpes. Aussi est-elle en France, en Angleterre, en Allemagne beaucoup plus agressive qu’en Italie. En s’appropriant le latin classique, les humanistes du sud veulent seulement continuer les anciens ; ceux du nord sont heureux d’indiquer par là leur rupture avec les magistri nostri. La barbarie qu’ils reprochent bien à tort au latin universitaire et scolastique — oubliant qu’il est une langue scientifique artificielle et parfaitement appropriée à son but — leur paraît trahir la barbarie, la grossièreté, l’absurdité des idées qu’il exprime. Ils n’entreprennent pas d’ailleurs d’attaquer la philosophie du Moyen Age ; ils se bornent à la mépriser. Pour eux, tout est à refaire. Il faut reconstruire la théologie en partant de l’étude des textes sacrés. La grande œuvre d’Érasme est une édition grecque du Nouveau Testament avec traduction latine et paraphrase. Quant à la morale, sur la base chrétienne, elle doit être refaite et appropriée aux nécessités de la vie laïque.

Quand on parle du rationalisme de la Renaissance, il faut s’entendre. Elle n’a pas poussé au delà des limites du bon sens. La liberté de pensée qu’elle revendique pour l’homme s’arrête devant les grands problèmes religieux et philosophiques. Son point de vue est tout humain et terrestre. La question de la destinée, celle de l’origine du monde, elle ne se les pose pas et accepte les idées chrétiennes. Sa philosophie ne dépasse pas le domaine de la morale pratique et de la politique, et les lieux communs des anciens en ces matières lui paraissent le dernier mot de la sagesse. Par delà le monde visible, elle est toute prête à admettre l’existence de forces mystérieuses et démoniaques. Il est assez curieux de constater qu’elle coïncide avec une recrudescence des pratiques de la magie, et elle a vu débuter sans protestations ces abominables procès de sorcellerie qu’il ne faut jamais perdre de vue si l’on veut apprécier exactement la mentalité des Temps Modernes.

Ce qu’elle apporte, ce n’est donc pas la libre pensée dans le sens actuel du mot, mais ce que l’on pourrait appeler un libéralisme intellectuel et moral. Or qui dit libéralisme, dit individualisme, et sûrement l’une des conséquences les plus certaines de la Renaissance, c’est d’avoir substitué à la conception sociale du Moyen Age, où le monde apparaît comme une hiérarchie de classes nettement distinctes ayant chacune sa fonction propre, ses droits et ses devoirs, l’idée que la valeur et la considération sont choses purement personnelles appartenant à chaque homme non en vertu de son rang, mais en vertu de son mérite. Il est très intéressant d’observer qu’en ceci la Renaissance place sur la terre ce que l’Église avait réservé au ciel. Car si l’Église reconnaissait et approuvait l’inégalité, résultat des rapports terrestres, elle ne fait, en revanche, dépendre le salut que du mérite personnel, si bien que l’individu, quelque soit le rang qu’il ait occupé ici bas, trouvera, devant la justice divine et dans la vie éternelle, celui dont il est digne. La remarque valait peut-être d’être faite. Ne prouve-t-elle pas d’une manière frappante l’inspiration essentiellement laïque et mondaine qui anime la Renaissance ?

Mais remarquons aussitôt que le libéralisme de la Renaissance est un libéralisme aristocratique. Ce qu’il proclame, ce ne sont pas du tout les droits de l’homme, mais seulement les droits des hommes, comme dit Rabelais, « libères, bien nayz, bien instruictz, conversans en compeignies honnestes ». Bref, son idéal, c’est le vir bonus dicendi peritus de l’Antiquité ; ce sera l’« honnête homme », le gentleman des Temps Modernes. Les privilèges de la naissance lui paraissent absurdes, mais elle n’en revendique qu’avec plus d’énergie les privilèges de la culture de l’esprit. Son point de vue se rapproche assez sensiblement en ceci du point de vue antique. Dans ce sens, le discours de Rousseau sur les arts et les lettres détruisant l’égalité, est une protestation contre la société telle que l’a faite la Renaissance. L’opposition de l’homme libre et de l’esclave, elle la rétablit entre le lettré et l’illettré. Elle n’a que mépris pour les « professions mécaniques », et c’est d’elle que date le préjugé, encore vivant aujourd’hui, en faveur des professions libérales. Sans doute, elle est responsable en grande partie de l’indifférence pour le sort des classes populaires qui caractérise les Temps Modernes. Les idées morales y ont eu sûrement autant de part que les intérêts économiques des propriétaires fonciers et des capitalistes.

A envisager les choses de haut, il est certain que la société, telle qu’elle s’est développée depuis les débuts du xvie siècle sous l’influence de la Renaissance, présente un spectacle moins grandiose que celle du Moyen Age, dominée, instruite, inspirée par l’Église, avec sa hiérarchie de classes se répartissant le travail social, subordonnant l’individu à la communauté dont il est membre, s’inspirant chacune de la même foi religieuse et du même idéal chrétien. Mais quoi ? L’incessant travail de la vie avait miné les assises du majestueux édifice ; il penchait de tous côtés dès la fin du xive siècle, et la Renaissance n’a fait qu’en hâter l’inévitable ruine. L’unité organique qui fera défaut au monde moderne, sera compensée d’ailleurs par le mouvement prodigieux que provoque et qu’entretient l’affranchissement de la pensée et de l’action. Pour apprécier équitablement la Renaissance, il ne faut pas oublier que, durant trois siècles, l’art et la littérature de tous les peuples se sont développés dans la direction où elle s’est engagée. C’est à elle qu’on arrive en en remontant le cours. On pourrait comparer notre civilisation à un fleuve navigable seulement depuis le point où l’affluent de l’Antiquité est venu mêler ses eaux aux siennes. Sans doute le fleuve vient de beaucoup plus haut mais ses régions supérieures ne nous sont que difficilement accessibles ; il faut faire effort pour s’y engager et s’accoutumer à leur aspect pour le comprendre. Ce n’est guère que depuis un siècle que le Moyen Age a cessé d’être un objet de dédain. Mais en dépit de la réaction qui s’est opérée en sa faveur, il est trop éloigné de nous pour que nous puissions le mêler à notre vie d’une manière vraiment intime. Le néo-gothique[5] n’est le plus souvent que la forme affectée par des idées et des tendances qui sont en réalité très modernes. La Renaissance au contraire nous entoure encore de toutes parts. Ce n’est que d’hier que son mobilier commence à disparaître de nos appartements. Malgré l’admirable vigueur de l’art contemporain, les États continuent à entretenir des écoles de Rome, et nos athénées, nos lycées, nos gymnases ne sont que la continuation des écoles latines du xvie siècle. C’est de la Renaissance encore que date le développement des sciences ; longtemps sans action sur l’histoire, elles ont accumulé en silence ces connaissances nouvelles dont la fin du xviiie siècle devait voir se précipiter les découvertes qui devaient renouveler la pensée par la connaissance de la nature et centupler, par le progrès de la technique, le rendement de l’effort humain.

Au reste, la Renaissance est bien loin d’avoir agi sur la civilisation aussi efficacement que ses premières années semblaient l’annoncer. Une autre force, plus puissante qu’elle-même, la Réforme religieuse est venue la heurter au moment même où elle commençait à déterminer la direction des esprits, et c’est leur double action, parfois combinée, plus souvent opposée, qui détermina les destinées du monde moderne.

  1. Ici, il me faudrait mes livres et mes notes pour arriver à quelque précision.
  2. Cf. au contraire le passage de Cominnes décrivant les bourgeois des villes de Flandre : « Ce n’estoient que bestes et gens de villes, la plupart. » Cf. aussi les Gantois qui, sous Charles-Quint, ne trouvent rien de mieux que de reprendre leur constitution du xive siècle.
  3. Il faut aussi tenir compte de ce fait que si les États italiens — comme Milan ou Florence — sont petits, ils ont cependant par suite de leur situation politique, une action universelle.
  4. Affichage des thèses de Luther en 1517.
  5. Ceci fait allusion à l’architecture « néo-gothique » qui fleurissait, notamment en Belgique, avant la guerre.