Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/5

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CHAPITRE III

L’INVASION MUSULMANE

I. — L’invasion


Il n’y a pas, dans l’histoire du monde, un fait comparable pour l’universalité et la soudaineté des conséquences, à l’expansion de l’Islam au viie siècle.

La rapidité foudroyante de sa propagation n’est pas moins surprenante que l’immensité de ses conquêtes. Il ne lui a fallu, depuis la mort de Mahomet (632), que soixante-dix ans pour se répandre de la Mer de Chine à l’Océan Atlantique. Rien ne résiste devant lui. Du premier choc, il renverse l’Empire perse (637-644), puis il enlève successivement à l’Empire byzantin chacune de ses provinces qu’il attaque : la Syrie (634-636), l’Égypte (640-642), l’Afrique (698), l’Espagne (711). Les Wisigoths avaient repris l’Espagne aux Byzantins. Leur dernier roi Roderich disparaît à la bataille de Cadix (711).

La marche envahissante ne prendra fin qu’au commencement du viiie siècle, quand le grand mouvement par lequel il menace l’Europe des deux côtés à la fois aura échoué sous les murs de Constantinople (717) et devant les soldats de Charles Martel dans la plaine de Poitiers (732). Alors il s’arrête. Sa première force d’expansion est épuisée, mais elle a suffi à changer la face de la terre. Partout où il a passé, les vieux États qui poussaient leurs racines au plus profond des siècles ont été arrachés comme par un cyclone ; l’ordre traditionnel de l’histoire est bouleversé. C’en est fait de ce vieil Empire perse, héritier de l’Assyrie et de Babylone ; de ces régions hellénisées de l’Asie qui ont constitué l’Empire d’Alexandre le Grand et ont continué depuis à graviter dans l’orbite de l’Europe ; de cette antique Égypte dont le passé se conservait encore sous la couche grecque qui le recouvrait depuis les Ptolémées ; de ces provinces africaines conquises jadis par Rome sur Carthage. Tout cela désormais est soumis à l’obédience religieuse et politique du potentat le plus puissant qui ait jamais existé, le khalife de Bagdad.

Et tout cela est l’œuvre d’un peuple de nomades, resté jusqu’alors à peu près inconnu dans des déserts pierreux, méprisé par tous les conquérants et comptant infiniment moins d’habitants que la Germanie. Mais ce peuple vient d’être converti par un prophète sorti de son sein. Il vient de briser ses vieilles idoles pour passer brusquement au monothéisme le plus pur qui soit, et il a de ses devoirs envers Dieu une conception d’une simplicité redoutable : obéir à Allah et contraindre les infidèles à lui obéir. La guerre sainte devient pour lui une obligation morale qui porte en elle-même sa récompense. Les guerriers tombés les armes à la main jouiront des béatitudes du paradis. Pour les autres, le butin des riches courtiers, qui de toutes parts entourent la pauvre Arabie, sera le prix légitime de l’apostolat militaire. On ne peut douter que le fanatisme, ou si l’on préfère l’enthousiasme religieux, n’ait été le ressort qui a lancé les Musulmans sur le monde. Entre les invasions de ces sectaires qui se mettent en mouvement en invoquant Allah et celles des Germains qui ne sortent de chez eux que pour acquérir des terres plus fertiles, l’opposition morale est éclatante. Il est certain pourtant que la constitution sociale des Arabes les appropriait merveilleusement à leur rôle. Nomades et pauvres, ils étaient tout préparés à obéir à l’ordre de Dieu. Il leur suffisait de seller leurs chevaux et de se lancer. Ils ne sont pas, comme les Germains, des émigrants traînant derrière eux femmes, enfants, esclaves et bétail ; ils sont des cavaliers habitués depuis l’enfance aux razzias de troupeaux et auxquels Allah fait un devoir de se lancer en son nom à la razzia de l’Univers.

Il faut reconnaître d’ailleurs que la faiblesse de leurs adversaires a prodigieusement facilité leur tâche. Ni l’Empire byzantin, ni l’Empire perse, surpris l’un et l’autre par l’imprévu de l’attaque, n’étaient en mesure de lui résister. Après Justin II, le gouvernement de Constantinople n’avait cessé de s’affaiblir, et nulle part, de la Syrie à l’Espagne, les envahisseurs ne trouvèrent d’armées à combattre. Leur fougue ne rencontra devant elle que le désarroi. Des conquêtes de Justinien il ne subsistait plus, dès 698, que l’Italie. Le christianisme qui avait régné sur toutes les côtes de la Méditerranée ne conservait plus que celles du nord. Sur les trois quarts de son étendue, les rivages de cette mer, qui avait été jusqu’alors le centre commun de la civilisation européenne, appartenaient à l’Islam.

Et ils ne lui appartenaient pas seulement par l’occupation, mais aussi par l’absorption religieuse et politique. Les Arabes n’ont pas, comme les Germains, respecté l’état de choses qu’ils ont trouvé établi chez les vaincus. Il ne pouvait en être autrement. Tandis, en effet, que les Germains, en abandonnant leur religion pour le christianisme, fraternisèrent tout de suite avec les Romains, les Musulmans apparaissaient en propagateurs d’une foi nouvelle, exclusive, intolérante, à qui tout devait céder. La religion, partout où ils dominèrent, fut la base de la société politique, ou, pour mieux dire, l’organisation religieuse et l’organisation publique sont pour eux identiques ; l’Église et l’État forment une seule et même unité. Les infidèles ne peuvent continuer à pratiquer leur culte qu’en qualité de simples sujets, privés de toute espèce de droits. Tout fut changé de fond en comble conformément aux principes du koran. De l’administration tout entière, justice, finances, armée, il ne resta rien. Des kâdis et émirs remplacèrent les exarques de la contrée. Le droit musulman se substitua partout au droit romain et la langue arabe expulsa à son tour la langue grecque et la langue latine, devant lesquelles avaient disparu depuis si longtemps les vieux idiomes nationaux des côtes de Syrie, d’Afrique et d’Espagne.

C’est en ces deux éléments, la religion et la langue, que consiste l’apport arabe dans la civilisation musulmane. Pour le reste, si brillante qu’elle ait été pendant les premiers siècles de l’Islam, elle est, à tout prendre, peu originale. Les peuples vaincus étaient tous plus policés que leurs vainqueurs nomades et ceux-ci leur empruntèrent de toutes mains. Ils traduisirent les œuvres de leurs savants et de leurs philosophes, s’inspirèrent de leur art, s’assimilèrent leurs procédés agricoles, commerciaux et industriels. L’étendue et la diversité des pays et des nations sur lesquels ils dominaient les ouvrirent à quantité d’influences qui se mélangèrent les unes aux autres et firent de la civilisation musulmane quelque chose de très nuancé, mais sans grande profondeur. De ces influences, celle de l’hellénisme rivalisa avec celle de la Perse. On ne peut s’en étonner si l’on songe que les Arabes occupaient justement les parties les plus riches et les plus peuplées du monde grec d’alors, l’Égypte et la Syrie. Leur architecture donne une idée assez exacte de la variété et de l’importance relative de leurs emprunts. On y rencontre dans la décoration des caractères venant évidemment de la Perse ou de l’Inde, mais la conception générale et les membres essentiels du monument n’en trahissent pas moins une parenté évidente avec l’architecture byzantine. La prédominance grecque se manifeste davantage encore dans le domaine de la pensée. Aristote est le maître des philosophes arabes, qui d’ailleurs n’y ont rien ajouté d’essentiel. En somme, dans l’ordre intellectuel, la civilisation musulmane n’a pas exercé d’influence profonde sur les peuples européens et cela s’explique très simplement et par ce qu’il y a chez elle d’artificiel, et par le fait que les sources auxquelles elle a surtout puisé étaient pour la plupart des sources européennes.

Il n’en va pas de même si on l’envisage du côté économique. Ici, les Arabes ont été, grâce à leur contact tout à la fois avec l’Occident et l’Extrême-Orient, des intermédiaires précieux. De l’Inde, ils ont transporté la canne à sucre en Sicile et en Afrique, le riz en Sicile et en Espagne (d’où les Espagnols l’apporteront en Italie aux xve-xvie siècles), le coton en Sicile et en Afrique ; ils ont acclimaté en Asie la fabrication de la soie que les Chinois leur ont apprise ; c’est d’eux encore qu’ils ont connu et répandu le papier, sans lequel l’invention de l’imprimerie serait restée inutile ou plutôt ne se serait pas faite ; qu’ils ont importé la boussole. Au reste, ces innovations et bien d’autres ne devaient passer que beaucoup plus tard aux peuples chrétiens. Au début, elles n’ont servi qu’à faire de l’Islam, pour ses voisins d’Europe, un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était plus riche et mieux outillé. Du viie au xie siècle, c’est lui qui sera sans conteste le maître de la Méditerranée. Les ports qu’il y construit, Le Caire qui succède à Alexandrie, Tunis, Kaïrouan, sont les étapes du commerce qui circule du Détroit de Gibraltar à la Mer de Chine par les ports d’Égypte qui communiquent avec la Mer Rouge, par ceux de Syrie où aboutit la route de Bagdad et du Golfe Persique. La navigation chrétienne se borne à un timide cabotage le long des côtes de l’Adriatique, de l’Italie du Sud et parmi les îles de l’Archipel.

Toutes les grandes voies de mer sont aux Musulmans.


II. — Les conséquences


Un événement imprévu entraîne toujours une catastrophe proportionnée à son importance. Il se jette pour ainsi dire au travers du courant de la vie historique, interrompt les séries de causes et de conséquences qui la constituent, les fait refluer en quelque sorte, et par leurs répercussions inattendues, bouleverse l’ordre naturel des choses. C’est ce qui se passa lors de l’invasion musulmane. Depuis des siècles, l’Europe gravitait autour de la Méditerranée. C’est par elle que s’était propagée la civilisation, par elle que ses diverses parties communiquaient les unes avec les autres. Sur tous les rivages l’existence sociale, dans ses caractères fondamentaux, était la même, la religion la même, les mœurs et les idées les mêmes ou très proches de l’être. L’invasion germanique n’avait rien modifié d’essentiel à cette situation. Malgré tout, au milieu du viie siècle, on peut dire que l’Europe constituait encore, comme au temps de l’Empire romain, une unité méditerranéenne.

Or, sous la poussée soudaine de l’Islam, cette unité se rompt tout à coup. Dans la plus grande partie de son étendue, cette mer familière et presque familiale, cette mer, que les Romains appelaient « notre mer » (mare nostrum), devient étrangère et hostile. L’intercourse qui s’était jusqu’alors opérée par elle entre l’Occident et l’Orient est interrompue. Ils sont brusquement séparés l’un de l’autre. La communauté dans laquelle ils avaient vécu durant si longtemps cesse pour de longs siècles, et l’Europe d’aujourd’hui s’en ressent encore.

Obligé de faire front à l’est, l’Empire ne peut plus tenir sur le Danube. Les Bulgares, les Serbes, les Croates se répandent dans les Balcans et les villes seules restent grecques. Ils ne se mélangent pas à la population comme les Germains. L’Empire byzantin cesse d’être universel pour devenir un État grec.

Les Bulgares, en 677, soumettent les tribus slaves et se fondent avec elles, en Mésie. Au milieu du ixe siècle, leur prince Boris est converti par Methôdius et prend le nom de Michel.

L’Empire byzantin, désormais confiné entre la côte d’Illyrie et le Haut-Euphrate, consacrera le meilleur de ses forces à résister à la pression de l’Islam. Sa longue histoire, jusqu’au jour où il succombera enfin, au milieu du xve siècle, sous les coups des Turcs, aura encore des moments de splendeur et verra se développer une civilisation dont l’originalité consiste dans le mélange des traditions antiques avec le christianisme orthodoxe et une orientalisation croissante. Mais la plupart du temps, cette histoire sera étrangère à celle de l’Europe occidentale. Venise conservera seule le contact avec Byzance et trouvera, dans son rôle d’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient, le point de départ de sa future grandeur. Au reste, si Byzance cesse d’intervenir en Occident, elle n’en exercera pas moins une influence qui lui survivra à travers les siècles. C’est elle qui a christianisé les Slaves du sud et de l’est ; Serbes, Bulgares et Russes, et c’est son peuple, qui, après avoir subi le joug turc pendant 400 ans, a reconstitué au xxe siècle la nationalité grecque.

Pour l’Occident, sa séparation d’avec Byzance le mettait dans une situation toute nouvelle. Elle semblait le reléguer a l’écart de la civilisation, car dès l’origine des âges, c’est de l’Orient que lui étaient venues toutes les formes de la vie policée et tous les progrès sociaux. Avec les Arabes, établis en Espagne et sur la côte d’Afrique, l’Orient, il est vrai, se rapprochait de lui. Mais entre son peuple chrétien et cet Orient musulman, la différence des confessions religieuses empêchait, en dépit du contact matériel, le contact moral. Pour la première fois, depuis la formation de l’Empire romain, l’Europe occidentale se trouvait isolée du reste du monde. La Méditerranée, par laquelle elle avait correspondu jusqu’alors avec la civilisation, se fermait devant elle. Ce fut là peut-être le résultat le plus important pour l’histoire universelle de l’expansion de l’Islam[1]. Car le christianisme d’Occident, coupé dans ses communications traditionnelles, devenu un monde à part ne pouvant plus compter que sur lui-même, sera forcé de se développer par ses propres forces. Détourné de la Méditerranée, il portera son effort vers les régions encore barbares d’au delà du Rhin et les rives de la Mer du Nord. La société européenne va s’agrandir et dépasser enfin les anciennes frontières de l’Empire romain. Une Europe nouvelle se constitue avec l’Empire franc, dans laquelle s’élaborera cette civilisation occidentale appelée à devenir celle du monde entier.







  1. On verra à ce sujet : Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne.