Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE VII

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CHAPITRE VII


Successeurs d’Henri sur le siège abbatial d’Hautecombe. — Gaufred et ses œuvres.

Après le célèbre Henri, nous voyons figurer, comme abbés d’Hautecombe, Gonard, qui n’est connu que de nom et dont l’existence même peut être contestée[1] ; puis Gaufridus ou Godefridus. Ces deux noms, quelquefois employés l’un pour l’autre, se retrouvent si fréquemment dans l’histoire des maisons cisterciennes, qu’il est difficile de saisir la suite des faits se rapportant à un même personnage. Au milieu des opinions diverses, nous avons pris pour guide celle adoptée, en dernier lieu, par les continuateurs du dictionnaire de Moreri ; opinion qui, du reste, ne heurte point les données des Annales de Cîteaux.

Gaufridus, que nous appellerons, avec les auteurs du Régeste genevois, Gaufred, était né à Auxerre. D’abord disciple d’Abailard, il devint successivement moine de Clairvaux, secrétaire de saint Bernard, abbé d’Igny, au diocèse de Reims ; puis il succéda à Fastrade sur le siège de Clairvaux, en 1162.

Sa prélature fut signalée par un nouvel accroissement de l’ordre. Quatre monastères sont fondés, tant sur le sol de l’ancienne Gaule que sur celui de la péninsule Ibérique. L’ordre militaire des Oiseaux, fondé en Portugal par saint Jean Cirite, pour défendre les chrétiens contre les Maures, reconnaît sa dépendance vis-à-vis de l’ordre cistercien. Il s’engage à être visité par l’abbé de Cîteaux, ou par son délégué, et à obéir à l’abbé de Clairvaux quand ce dernier se rendra en Espagne.

Gaufred sollicita vivement, mais sans avoir pu l’obtenir encore, la canonisation de saint Bernard. Après avoir occupé six ans le siège illustré par ce grand personnage, il résigna sa charge ou en fut révoqué, en 1168, sur les instances d’Henri, frère du roi de France, qui, d’abord simple moine de Clairvaux, était devenu archevêque de Reims. Quel fut le motif de cette disgrâce ? On l’ignore. Il paraît toutefois qu’elle ne lui fut pis très préjudiciable puisque, l’année suivante, il fut envoyé auprès de l’empereur Frédéric par Alexandre, abbé de Cîteaux.

Quelques années plus tard (1175), il se retire au monastère de Fosseneuve, en Italie, à la tête duquel il est bientôt placé[2]. De la maison filiale il passe à la maison-mère, et nous le trouvons revêtu de la dignité abbatiale en 1180. À cette date, il figure, avec Jean, abbé de Bonmont, et Guillaume, abbé de Chézery, comme témoin d’une donation faite, dans la ville de Genève, par Guillaume de Grésy, fils aîné de Rodolphe de Faucigny dit l’Allemand, à l’abbaye d’Abondance[3].

Ce fut pendant les années suivantes qu’il composa un ouvrage, dont fort probablement il était loin de prévoir la portée au moment où il l’écrivit, et qui l’a mis au nombre des abbés d’Hautecombe les plus connus.

Saint Pierre de Tarentaise, regardé par les Cisterciens comme le saint le plus illustre de leur Ordre après saint Bernard, fut d’abord moine à Bonnevaux en Dauphiné. Premier abbé de Tamié pendant six ans et archevêque de Tarentaise pendant trente-six ans, il mourut le 18 mai 1174. Sa réputation de sainteté avait attiré un grand concours de fidèles, de prêtres et de pontifes à ses funérailles. Peu de temps après, le chapitre général de Cîteaux et Louis VII, roi de France, s’adressèrent au pape Alexandre III pour obtenir sa canonisation.

Sur ces entrefaites, le Saint-Siège vint à vaquer. Afin que le successeur d’Alexandre, Luce III, pût provoquer plus promptement les travaux de la canonisation, l’ordre de Cîteaux députe auprès de lui les abbés de Bonnevaux ou Bellevaux, en Dauphiné, et d’Hautecombe, avec la mission de mettre sous les yeux de Sa Sainteté tout ce qui a été fait. Le pape accueille favorablement les délégués : mais il demande que la vie et les miracles de Pierre de Tarentaise, bien que connus jusque dans les contrées les plus lointaines, soient rédigés par écrit, pour que le jugement de l’Église repose sur des preuves authentiques[4]. Des ordres du Saint-Siège sont envoyés dans ce but aux abbés de Cîteaux et de Clairvaux.

Pierre, abbé de Cîteaux, élu depuis peu évêque d’Arras, et Pierre, abbé de Clairvaux, adressent, ensuite de ces ordres, une lettre collective à leur vénérable ami Gaufred, abbé d’Hautecombe, pour lui confier le soin d’écrire la vie du saint, à l’aide des notes rédigées par les frères de Bonnevaux, qu’ils lui transmettent, à l’aide des renseignements puisés dans les rapports fréquents que Gaufred a entretenus avec l’archevêque de Tarentaise, et d’après des dépositions dignes de foi[5].

Gaufred leur répond par une lettre dont le style témoigne de son talent littéraire. Il s’excuse de ne pouvoir retracer dignement la vie d’un si grand personnage. Néanmoins, il déclare accepter cette charge par esprit d’obéissance, et pour rendre un hommage de reconnaissance à celui qui a bien voulu l’honorer de son estime. Il se soumet par avance à toutes les corrections que ses commettants croiront devoir faire ou faire faire à son travail[6].

Cet ouvrage, très fréquemment cité, a fait placer son auteur au rang des écrivains importants du xiie siècle. Écrit vers 1183, et envoyé au pape en 1183, par le chapitre général de Cîteaux, il ne put être déposé à Rome qu’après la mort de Lucius III. Les courts pontificats des trois papes qui succédèrent à Lucius en retardèrent l’examen pendant quelques années. Enfin, le 6 des ides de mai 1194, Célestin III, trois semaines après qu’il a ceint la tiare, publie la bulle de canonisation de saint Pierre, archevêque de Tarentaise, par laquelle est approuvé le livre contenant sa vie et ses miracles[7].

Le nom de Gaufred nous a encore été conservé par une transaction intervenue entre l’évêque de Genève et le comte de Genevois, analogue à celle de 1156. On se rappelle que cette dernière, connue sous le nom d’accord de Saint-Sigismond, nous avait indiqué le nom d’un des prédécesseurs de Gaufred à Hautecombe. A la suite de nouveaux différends, l’évêque Arducius et le comte Guillaume choisirent pour arbitres Robert, archevêque de Vienne, et Hugues, abbé de Bonnevaux. Ceux-ci s’adjoignirent les évêques de Grenoble, de Maurienne ; les abbés des trois monastères cisterciens de la Savoie : Hautecombe, Aulps et Tamié ; les abbés d’Abondance, de Sixt, d’Entremont ; les prieurs des chartreuses du Reposoir, de Vallon, de Pomiers ; Pierre, ancien évêque de Maurienne, et Borcard, ancien abbé de Maurice en Valais. Tous, réunis à Aix en Savoie, reçoivent du comte le serment de respecter les décisions qu’ils rendront, et, de l’évêque, une affirmation analogue ; enfin, de part et d’autre, un grand nombre d’otages. Puis ils vérifient les sentences rendues et les accords intervenus entre les deux parties, entendent leurs allégations, et, en présente d’un grand nombre de témoins amenés pour perpétuer le souvenir de cet arbitrage, ils règlent et arrêtent les droits réciproques du comte et de l’évêque sur la ville de Genève, où tous deux avaient une part de souveraineté. Ces assises solennelles eurent lieu, à Aix, en 1184[8]. Gaufred mourut dans les dernières années de ce siècle, laissant une réputation d’écrivain érudit[9]. Outre la vie de saint Pierre de Tarentaise, on lui attribue les trois derniers livres de la Vie de saint Bernard, composée, au nom de l’ordre cistercien, peu après la mort du saint ; plusieurs sermons et divers travaux sur l’Écriture sainte.

En 1190, il n’était plus abbé d’Hautecombe, soit qu’il eût changé de résidence, soit qu’il eût passé à une meilleure vie[10].

Le nom d’un autre abbé, nommé Pierre, n’apparaît qu’au début du siècle suivant. Cependant, un abbé présidait aux destinées du monastère en 1193, puisque, ayant manqué d’assister cette année-là au chapitre général de Cîteaux, et ayant en outre envoyé au couvent de Fosseneuve un visiteur « qui a été pour l’Ordre une cause de troubles, » il fut condamné par le chapitre à être six jours in levi culpa, pendant lesquels il sera au pain et à l’eau, et, de plus, à être quarante jours hors de sa stalle[11].

Trois années après, le même chapitre enjoint à l’abbé de Saint-Sulpice de faire différentes restitutions, entre autres celles de plusieurs chevaux, à l’abbé d’Hautecombe, avant la Toussaint de la même année (1198), sous peine de six jours au pain et à l’eau[12].

Ces injonctions du chapitre général furent adressées probablement à l’abbé Pierre, qui accepta, en 1201, une donation faite par Boson et Gérold d’Allinges à l’abbaye d’Hautecombe. Pierre aurait donc été le successeur de l’historien Gaufred, et cet acte de 1201 aurait été un des derniers de sa prélature ; car, Hélyas ou Hélie, abbé d’Hautecombe, est témoin, cette même année 1201, d’une donation faite par Pierre de Ternier à la chartreuse d’Oujon[13]. Vers la même époque, il est juge, avec plusieurs autres abbés, d’une contestation qui divisait les chartreux du couvent d’Escouges et les cisterciens de Bonnevaux[14].

Nous trouvons encore son nom au bas d’un titre de 1204[15] ; puis apparaît l’abbé Gui. Cet abbé ne nous est connu que par sa participation à deux actes. Le premier, de 1209, passé dans le cloître d’Yenne, est une reconnaissance des confins de la mestralie de Chambuerc, faite en faveur de Thomas, comte de Maurienne, par différents seigneurs. Le second, de 1212, est un compromis entre Durand, abbé de la Chassagne, et le prieur de la chartreuse des Portes. Gui fut partisan des libertés communales, et ce fut grâce à ses conseils et à ceux de l’abbé de Romont, que le comte de Savoie accorda à Yenne, en 1213, une charte de franchises qui inaugura en Savoie l’ère de la renaissance des communes.

Après lui vinrent Rodolphe, abbé en 1224 et en 1230 ; Humbert, abbé en cette même année 1230, suivant Besson ; Robert, qui occupa le siège abbatial d’Hautecombe depuis 1231.

Sous leurs prélatures, l’importance de notre abbaye ne cessa de s’accroître, grâce surtout aux libéralités de Thomas Ier, comte de Savoie, comme nous le verrons bientôt.

  1. Manuscrits de Guichenon (bibliothèque de Montpellier). — Récit de la fondation d’Hautecombe (archives de Turin).
    Ces deux autorités, qui probablement découlent de la même source, ne paraissent pas suffisantes pour établir la preuve de l’existence de l’abbé Gonard. Toutes deux le font passer du siège d’Hautecombe à celui de Clairvaux, et de là à celui de Cîteaux. Or, aucun abbé de ces deux maisons ne porte, à cette époque, le nom de Gonardus ou de Gonandus. Gerardus, qui se rapproche quelque peu de Gonardus, occupa le siège de Clairvaux avant 1175, après avoir été appelé de l’abbaye de Fosseneuve et non de celle d’Hautecombe.
  2. C’est entre sa mission auprès de l’empereur et son départ pour Fosseneuve, que sa biographie présente une lacune. Aussi, quelques auteurs ont-ils attribué à deux personnages distincts les faits que nous lui attribuons.
  3. Ménabréa, Mémoires de l’Académie de Savoie, 2e série, II, 302. — Rég. gén., 419.
  4. Mandatum sedis apostolicæ, etc., publié à la suite de la Vie de saint Pierre, par l’abbé Chevray.
  5. Voir cette lettre aux Pièces justificatives, n°6.
  6. Voir cPièces justificatives, n°7.
  7. Surius l’a reproduit dans son ouvrage intitulé : Vitæ sanctorum.
    De nos jours, la Vie de saint Pierre II de Tarentaise a été écrite par le chanoine Chevray, Braume, 1841.
  8. Spon, Hist. de Gen., Pr. n° 12. — Rég gen., 429.
  9. Les Mss de Guichenon, consentes à la bibliothèque de la Faculté de médecine de Montpellier, indiquent comme abbé d’Hautecombe, en 1188, Gaufred. Quelques auteurs le font mourir cette même année.
  10. Voir Document n° 8.
    Ce document contient une confirmation, par Guillaume et Âymon de Grésy, des donations (qu’ils avaient faites précédemment au monastère. Dans l’acte sont indiqués les noms des principaux religieux : Pierre, prieur ; Haimeric, sacristain ; Girod, gardien ; Aymon, chantre. L’absence de toute mention de l’abbé donne à croire que le siège abbatial était vacant à cette époque. (Pièce communiquée par M. le comte de Loche.)
  11. Martène et Durand, Thesaurus novus anecdotorum, IV, p. 1287.
  12. Martène et Durand, Thesaurus novus anecdotorum, IV, p. 1292. — Comparex Rég. gen., n°° 464 et 469.
  13. Rég.gen., n° 477.
  14. Chorier, Histoire du Dauphiné, p. 88.
  15. Rég.gen., 487.