Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE IV

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CHAPITRE IV


La famille de Savoie jusqu’à Emmanuel-Philibert. — Elle s’éloigne d’Hautecombe. — Dernières inhumations de souverains avant la restauration de l’abbaye.

La période comtale de la Maison de Savoie a été considérée comme la plus glorieuse de cette dynastie. Et ce fut moins peut-être en considération de l’étendue de ses posassions, qu’à raison de ses brillantes alliances de famille, des difficultés qu’elle dut surmonter pour résister à tant d’intrigues et de luttes, à une époque où le droit public n’existait pas, et à raison des résultats qu’elle atteignit par l’extension progressive de son influence et de ses provinces, au milieu de tant d’autres souverainetés croulant peu à peu autour d’elle.

Malheureusement pour nous, l’abbaye d’Hautecombe suivit les mêmes vicissitudes et la partie la plus importante de son histoire finit avec le dernier comte de Savoie. Après avoir vu ses abbés régents du comté, conseillers intimes du souverain, prenant part aux principaux actes du gouvernement, nous les verrons désormais remplacés dans leurs augustes prérogatives par d’autres prélats et barons. La cour des ducs se prépare à prendre le chemin de l’Italie, et leur éloignement de l’ancienne nécropole la leur fera oublier, de même que les moines qui en sont les gardiens. Le dernier souverain dont nous avons relaté la sépulture était le Comte-Rouge. Son fils Amédée VIII, premier duc, ne fut point transporté à Hautecombe, malgré son désir[1],et fut inhumé sur les bords du Léman.

Louis Ier, surpris par la mort à Lyon, le 29 janvier 1463, fut transporté à Genève, dans la chapelle de Sainte-Marie de Bethléem. Cette chapelle avait été fondée dans l’église de Saint-François par la femme du défunt, la belle et impérieuse Anne de Lusignan, fille du roi de Chypre, qui exerça une si funeste influence sur son mari et toute sa cour. Elle l’avait précédée dans cette dernière demeure en novembre 1462[2].

Amédée IX, le Bienheureux, fils et successeur de Louis Ier, naquit à Thonon, le 1er février 1433. Destiné dès le berceau à Yolande de France, sœur de Louis XI, il l’épousa à l’âge de 17 ans (1432)[3]. Trois ans après être monté sur le trône, il partagea avec elle le pouvoir que ses infirmités ne lui permettaient pas de porter seul. Les intrigues, les guerres civiles et le besoin d’un air plus doux le poussèrent à descendre en Italie : il mourut l’année suivante (30 mars 1472) à Verceil, âgé de 37 ans, entouré de l’auréole de la sainteté, que lui mérita son amour de la justice et des pauvres. L’église de Saint-Eusèbe, cathédrale de Verceil, reçut ses dépouilles. Elles furent déposées dans un tombeau fort simple, sous les marches du grand-autel, ainsi que le défunt l’avait ordonné. La cérémonie des funérailles se fit deux ans après, avec celles du duc Louis et de la duchesse Anne de Chypre, au milieu d’un grand concours de fidèles, de prêtres et de prélats, parmi lesquels se trouvait l’abbé d’Hautecombe[4].

Il laissait pour successeur son fils Philibert Ier, encore enfant. Né à Chambéry le 7 août 1465, il régna sous la tutelle de sa mère Yolande, à qui les États généraux confirmèrent la régence, malgré l’opposition de ses beaux-frères, les comtes de Romont, de Bresse et de Genève. Aussi, les troubles à l’intérieur ne firent qu’augmenter. En butte aux intrigues ambitieuses des princes de Savoie, du roi de France Louis XI, de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, jamais minorité ne fut plus désastreuse. Après les défaites de Grandson et de Morat, Charles, assombri, s’indigne des tentatives faites par son alliée, la duchesse de Savoie, pour obtenir un accommodement avec la France. Il la fait enlever dans un guet-apens, près de Genève, par Olivier de la Marche, qui la met en croupe sur son cheval, tandis que les princes et les princesses, ses enfants, sont arrêtés par les autres cavaliers (1476). Le jeune duc parvient à s’échapper, regagne Chambéry, et, peu de temps après, il est confié par les États généraux à son oncle, Louis XI, seul protecteur puissant qui lui reste.

Dés lors, le roi de France tient entre ses mains le sort du duché qu’il administre comme une de ses provinces.

Néanmoins, à la prière de sa sœur captive à Rouvre, il parvient à la délivrer par un habile coup de main, va la recevoir à Plessis-lez-Tours, la conduit à Lyon, où il avait sa cour, puis il la renvoie dans ses États et se déclare son protecteur et celui de ses enfants.

Les comptes des trésoriers généraux nous fournissent quelques détails sur ce retour[5]. En octobre 1476, Hugonin de Montfalcon choisit « Jenyn le Picart chevaulcheur pour conduyre et mesner les charriots branlans despuys Chambéry jusques à Lyon pour aller querre madame en la court du roy.

« Et premièrement ay livre pour le soupper dudit Jenyn et de son cheval le xviii jour d’octobre mil ccc llxvi en Grisine auprès du lec du Bourget ou il a esté pour envoyer la nef de Aultecombe pour pourter ledit charriot despuis le Bourget jusques à Chanaz… »

Ces voitures suspendues étaient rares à cette époque, puisque la seconde ne fut trouvée qu’à Genève et que toutes deux, transportées avec beaucoup de difficultés à Lyon, furent ensuite envoyées à Plessis-lez-Tours pour ramener la duchesse de Savoie[6].

L’année suivante, Charles le Téméraire meurt dans la bataille de Nancy. Sa fille Marie, héritière de Bourgogne, aurait épousé le jeune duc Philibert, si Louis XI, qui craignait l’agrandissement de la Maison de Savoie, n’eût empêché ce mariage. Il n’abandonna point cependant sa malheureuse parente ; il traita pour elle et les princes de Savoie avec les Suisses, et la paix fut signée moyennant la cession du Bas-Valais, d’une partie du pays de Vaud et l’abandon du protectorat sur Berne et Fribourg. Après cette triste conclusion d’une guerre désastreuse, Yolande commençait à mettre en œuvre ses grandes et nobles qualités au profit de ses sujets, lorsqu’elle mourut à Montcaprel, en Piémont, le 29 août 1478. Elle fut déposée à Saint-Eusèbe de Verceil, auprès de son mari.

Philibert Ier n’avait encore que 13 ans. Les haines des partis reparurent plus menaçantes que jamais. Les États, convoqués à Rumilly, prirent conseil du roi de France qui nomma le comte de La Chambre gouverneur général des États. La politique astucieuse de Louis XI tint le jeune duc à l’écart des affaires publiques, favorisa les plaisirs de son âge et le lança dans des chasses et des exercices immodérés qui lui furent funestes. Un calcul amena sa mort soudaine à Lyon, le 2 avril 1482.

Ses entrailles furent déposées dans l’église des Célestins de cette dernière ville, auprès de celles du duc Louis, son aïeul ; son corps fut transporté à Hautecombe. La cérémonie des funérailles eut lieu, à Lyon, avec beaucoup de solennité ; on y remarquait, entre autres personnages de distinction, les comtes de Bresse et de Dunois ; Pierre d’Oriole, chancelier de France.

Bien que décédé à l’âge de 17 ans, il avait été marié à Blanche-Marie, fille du duc de Milan, qui, plus tard, épousa l’empereur Maximilien. Il n’eut pas d’enfants.

Possédant un ensemble de qualités morales et physiques qui en eussent fait un souverain digne de son illustre mère, ce prince ne put les développer et mourut après avoir reçu une éducation qui ne fit qu’étouffer les plus beaux dons de la nature. Aussi, l’histoire le connaît sous le nom de Philibert le Chasseur.

Charles Ier, dit le Guerrier, son frère, lui succéda à l’âge de 14 ans. Son règne fut glorieux et chacun se plut à exalter ses talents militaires, son amour de la science et ses éminentes vertus. Une mort prématurée vint le dérober à l’affection de ses sujets, lorsqu’il accomplissait sa 21e année[7].

Il avait reçu de Charlotte de Lusignan, épouse de Louis (II), second frère d’Amédée IX, la donation des royaumes d’Arménie, de Chypre et de Jérusalem, dont elle était héritière légitime et dépossédée. Charles Ier prit en conséquence le titre de roi (in partibus), et il le transmit à ses successeurs, qui l’ont porté jusqu’à ce qu’ils aient pris celui de roi d’Italie.

Par une habitude suivie dans les cours à cette époque, il avait été promis en mariage tout jeune encore. Louise de Savoie, sa cousine, devint sa future lorsqu’il n’avait encore que 5 ans. Cette promesse fut conclue au château d’Annecy, le 11 avril 1473, en présence des seigneurs des environs et à la suite de négociations confiées par la duchesse Yolande à Antoine d’Orlyé de Saint-Innocent, gouverneur de Nice, et à Antoine Lambert, doyen de Savoie[8]. Mais l’union ne s’accomplit point, et, douze ans plus tard (1er avril 1485), Charles épousait, à Casai, Blanche de Montferrat qui lui donna deux enfants : Yolande-Louise et Charles II, duc de Savoie.

Yolande-Louise, née à Turin le 11 juillet 1487, baptisée le 29 dans la cathédrale de Turin, fut honorée de nombreux parrains, au dire de Guichenon, entre autres, du duc de Milan, de la marquise de Montferrat, de l’évêque de Verceil, Urbain de Bonivard ; de l’archevêque de Tarentaise, Jean de Compeys ; du chancelier Champion. Mariée, à 9 ans, au jeune comte de Bresse, qui devint Philibert II, elle mourut trois ans après, le 12 septembre 1499, à Ripailles et fut inhumée à Hautecombe, si l’on s’en rapporte à l’inscription de son cénotaphe, élevé dans l’église de ce monastère d’après les données de Guichenon[9].

Charles-Jean-Amédée ou Charles II « ne fit que donner son nom à un règne de sept ans auquel il ne prit aucune part[10]. » Sa mort fit passer la couronne à Philippe, son grand-oncle.

Cinquième fils de Louis Ier, Philippe II, dit Sans-Terre, naquit au château de Chambéry, le 5 février 1438. Dès ses premières années, ses avantages physiques le faisaient remarquer, et son père, craignant qu’il n’en abusa vis-à-vis de ses frères en s’attirant l’amitié des grands et du peuple, l’envoya auprès du roi de France et lui confia le soin de l’interner. Louis XI le consigna en effet pendant deux ans au château de Loche.

Sa vie fut active et belliqueuse. On le voit tantôt conspirer contre ses frères ou neveux à chaque changement de règne, malheureusement si fréquents à cette époque, tantôt combattre à côté du roi Louis XI, tantôt préparer l’expédition de Charles VIII en Italie[11], et le suivre dans sa course aventureuse sur Naples. La grande habileté qu’il montra dans les missions délicates qui lui furent confiées pendant cette campagne, lui valut la cession de plusieurs comtés en Italie, dont il prit possession en 1493.

Ce fut l’année suivante que la mort de Charles II l’appela au trône de Savoie. Sa cour était alors une des plus brillantes de l’Europe : le pape, les rois de France, d’Aragon, les princes d’Allemagne, le duc de Milan, les Vénitiens, les Florentins et les autres États d’Italie y avaient des ambassadeurs[12].

Pendant son règne de dix-huit mois (16 avril 1496 — 7 novembre 1497), il se fit admirer par une modération et une générosité envers ses ennemis qui contrastaient avec ses allures précédentes. Par sa valeur et ses hautes qualités, il voulut que la fin de sa vie en fît oublier le commencement.

Se sentant gravement malade à Turin, il désira respirer l’air natal, dans l’espoir d’y trouver un soulagement à ses souffrances. Porté en litière jusqu’à Chambéry, il descendit au monastère de Lémenc, probablement pour y jouir d’une atmosphère plus pure que dans sa résidence de la ville, mais il n’y arriva que pour y rendre le dernier soupir, le mardi 7 novembre. Son cœur resta dans le monastère et son corps fut transporté à Hautecombe après avoir été exposé du 9 au li. Plus de deux cent cinquante messes furent dites pour le repos de son âme pendant chacun de ces cinq jours. Le 15, son corps arriva au Bourget, où se célébrèrent trois cent soixante-deux messes, puis il fut monté sur une embarcation et conduit à sa dernière demeure[13]. Dans son testament, daté du château de Pont-d’Ain, le 26 juin 1492, il avait choisi sa sépulture « en l’église de Brou lez nostre bonne ville de Bourg du diocèse de Lyon en nostre chapelle, laquelle par la grâce de Dieu avons proposé y faire édiffier et construire en l’honneur de nostre Créateur et de sa glorieuse mère, du nom et de nomination de Monsieur sainct Marc Évangéliste, et d’y fonder une religion de l’Observance de sainct Benoît…. et illec élisons notre sépulture toutes les fois que le plaisir dudit nostre Créateur plaira nous faire passer de ce monde en l’autre ; et en cas que deffalissons de ce monde avant la fondation de ladite chappelle et fondation desdits Observantins, voulons et ordonnons que de nostres propres biens soient faictes et accomplies par nos hoirs successeurs cy-dessoubs nommés toutes les choses dessoubs et après escrites[14]. »

Cette dernière éventualité s’étant réalisée, Philippe fut inhumé à Hautecombe et il transmit à son fils, Philibert le Beau, le soin d’accomplir ses dernières volontés. Mort jeune, ce dernier en confia lui-même l’exécution à sa seconde femme, Marguerite d’Autriche, qui remplit les vœux de Marguerite de Bourbon, de Philippe II et de Philibert II, en élevant cette remarquable basilique gothiue, sœur de l’antique nécropole d’Hautecombe.

Philippe II avait été marié deux fois : premièrement, à Marguerite, fille de Charles, duc de Bourbon. C’est à elle que remonte la première pensée de la fondation de l’église de Brou, due à un vœu qu’elle fit pour la guérison de

son mari blessé par une chute de cheval. Son mausolée est un des trois chefs-d’œuvre qui décorent le chœur de la nécropole bressane. Elle eut deux enfants, Philibert II le Beau, aussi enseveli à Bourg, et Louise, mariée à Charles, duc d’Angoulême, et qui fut mère de François Ier.

En secondes noces, Philippe II épousa Claudine de Bretagne qui lui donna six enfants. L’aîné, Charles III le Bon, régna après son frère consanguin Philibert II. Le second fut Louis de Savoie, né en 1488, destiné à l’église et nommé prévôt du chapitre et de l’hospice de Montjoux (Grand-Saint-Bernard) à l’âge de 3 ans. Le pape lui adjoignit, comme administrateur, Jean Oriole, devenu plus tard évêque de Nice. Il mourut à l’âge de 14 ans et fut enseveli à Hautecombe[15] dans le courant de l’année 1502.

Désormais, les tombeaux de la nécropole d’Hautecombe resteront fermés pendant plus d’un siècle et demi. Nous venons de voir que déjà à l’époque où nous sommes parvenus, les chefs de la Maison de Savoie s’étaient déshabitués d’y choisir invariablement leur sépulture. Plusieurs de leurs mausolées s’élevaient dans les villes de Genève, de Verceil, de Bourg-en-Bresse. Mais, avant le milieu du XVIe siècle, un motif nouveau viendra la leur faire déserter plus encore. La guerre avec la France les chassera de la terre de Savoie, réduira leur souveraineté à quelques villes au delà des monts ; et quand, longtemps après, ils recouvreront leurs États par l’épée d’Emmanuel-Philibert, ce sera pour transférer leur capitale à Turin, loin de cette abbaye qui fut si chère à leurs ancêtres et qu’ils oublieront de plus en plus jusqu’à sa restauration.

  1. Voir, plus haut. p. 267.
  2. Elle mourut à Genève le 11 novembre 1462.
    Le cœur et les entrailles du duc Louis, suivant un usage assez fréquent à cette époque, où l’art d’embaumer les corps n’était pas fort avancé, furent séparés du reste du corps et déposés devant le grand- autel de l’église des Célestins de Lyon, fondée par Amédée VIII, en 1407. (Guichenon, Savoie, p. 451.)
  3. Boissat, op. cit.
  4. Guichenon, Savoie, p. 555.
  5. Compte d’Alexandre Rchardon, publié par Ménabréa dans le 1er volume des Documenta de l’Académie de Savoie, p. 143.
  6. La première voiture ou premier carrosse suspendu circula dans les rues de Paris en 1407. On appela alors les carrosses suspendus, charriots damerets ou de dames.
  7. Il mourut à Pignerol, le 13 mars 1490. soupçonné d’avoir été empoisonné, et fut inhumé dans le tombeau des princes d’Achaïe, l’église de Saint-François.
  8. Guichenon, Savoie, p. 581.
  9. Mais, suivant Joseph Dessaix, les comptes de la chancellerie de Savoie indiqueraient qu’elle mourut à genève et qu’elle fut ensevelie dans l’église de Saint-François de cette ville.
  10. Boissat, Hist. de Sav.
    Né à Turin, le 24 juin 1489, prince de Piémont, puis duc de Savoie, le 13 mars 1493, il mourut à Montcalier, le 16 avril 1496. (Cibrario, Specc).
  11. Il fut député par le roi auprès d’Alexandre VI, qui refusait le passage aux troupes royales, et non-seulement il l’obtint, mais encore le pape promit de couronner Charles VIII roi des Deux-Siciles.
    Aussi Alexandre se souvint de Philippe, quand ce dernier devint duc de Savoie, et, par bref du mois d’octobre 1496, il le déclara défenseur et protecteur du monastère de Saint-Maurice, en Valais. (Guichenon).
  12. Guichenon, Savoie, p.598.
  13. Le corps avait « été embaumé au moyen d’éponges imprégnées de substances aromatiques, telles que l’œillet, la myrrhe, la canelle, la poudre de rose et de myrtille. Autour du corps, dans la bière, ces mêmes plantes avaient été également disposées. (Cibrario, Altacomba.)
  14. Guichenon, Savoie, Preuves, p. 143.
  15. Guichenon, Savoie, p. 603. — Mgr  Luquet, Études histor. sur l’établissement hospitalier du Grand-Saint-Bernard ; Paris. 1849, p. 115.
    Le dernier enfant de Philippe II fui Philiberte de Savoie, duchesse de Nemours, dame de Chanaz, d’Yenne, du Bourget. etc.. ensevelie dans la Sainte-Chapelle de Chambéry.