Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE VI

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CHAPITRE VI


Alphonse Delbene, abbé d’Hautecombe. — Ses œuvres littéraires. — Il est reçu sénateur et obtient ce privilège pour ses successeurs. — Il meurt évêque d’Alby, en 1608.

Nous arrivons à l’un des abbés les plus illustres qui aient occupé le siège d’Hautecombe, à Delbene Alphonse[1].

Depuis plusieurs siècles, sa famille jouissait d’une grande considération à Florence et, à l’époque où nous sommes parvenus, elle y remplissait des charges importantes. Une de ses branches, attirée par les Valois qui en avaient apprécié les hautes qualités, était venue se fixer en France. Son chef, Nicolas Delbene, ayant rendu de grands services à Louis XII, devint son maitre d’hôtel et conserva cette fonction sous François Ier. Barthélémy, son fils, homme d’esprit, sut plaire à Marguerite de Valois, en lui dédiant un ouvrage intitulé : Civitas reri son morum. Plus tard, lorsque cette princesse eut épousé Emmanuel-Philibert et que la Savoie fut rendue à son ancienne dynastie, elle procura l’abbaye d’Hautecombe au second fils de l’homme de lettres qu’elle protégeait[2]. Ce dernier, patrice florentin, avait épousé Clémence Bonacorsi, dont la famille compte plusieurs abbés de monastères français. Leur fils aîné, Julien, fut chargé de missions importantes par Catherine de Médicis ; et les Bonacorsi étaient, aussi bien que les Delbene, en faveur auprès de la cour si politique qui gouvernait alors la France[3].

Les Delbene avaient aussi des représentants de leur famille à Chambéry. Elle y existait encore au milieu du siècle dernier et Besson la cite parmi les familles illustres du décanat de Savoie à l’époque où il écrivait. Cependant, suivant presque tous ses biographes, Alphonse Delbene était né à Lyon, vers 1538. Il étudia le droit sous le célèbre Cujas et reçut le bonnet de docteur[4]. Mais, cédant à son inclination pour l’état ecclésiastique, il entra dans les ordres et fut bientôt pourvu de l’abbaye d’Hautecombe. Il avait environ 21 ans.

Heureusement doué, comme la plupart de ses ancêtres, il se mit à cultiver les lettres avec ardeur. Dès 1565, il publia à Paris quelques pièces de vers avec le Tombeau d’Adrien Tarnèbe. Il entreprit plus tard une épopée sur Amédée VI, qui a inspiré lui seul plus de poèmes que tous les autres princes de sa race. Il n’en composa que le premier chant, resté inédit jusqu’à ces dernières années[5]. Lié d’amitié avec les célébrités littéraires et savantes de l’époque, il recevait de Ronsard la dédicace de son Art poétique et de Juste Lipse celle d’un Recueil d’inscriptions. Plus tard, François de Sales et Antoine Favre l’agrégeaient à l'Académie florimontane d’Annecy.

Bien que la poésie lui sourit toute sa vie, il s’adonna surtout à l’histoire.

Il a laissé dans ce genre différents ouvrages, dont quelques-uns sont encore aujourd’hui consultés avec fruit. Au moment où il mourut, plusieurs étaient composés ou ébauchés et restèrent inédits. D’autres avaient été publiés soit à Paris, soit à Lyon, soit à Hautecombe, où existait alors une imprimerie, dirigée par Marc- Antoine de Blancs-Lys. Presque tous ces ouvrages regardent la Savoie ou la Maison de Savoie et abordent souvent des difficultés historiques sur lesquelles le jour n’a point encore lui. Ainsi, d’après Cibrario, Delbene aurait le mérite d’avoir indiqué le premier l’origine italienne de la Maison de Savoie en la rattachant à Adalbert, roi d’Italie, dont Otton Guillaume — le Bérold des chroniques — serait le fils et Humbert-aux-Blanches-Mains le petit-fils[6]. Le lecteur connaît déjà sa

Lettre à Edmond de La Croix, abbé de Cîteaux, relative aux origines de l’ordre cistercien en Savoie, à laquelle nous avons fait de précieux emprunts. Elle avait été demandée à Delbene probablement quand Edmond vint, en 1583, visiter Hautecombe[7].

Son Fragmentum descriptionis Sabaudiæ renferme de minutieux détails sur le lac du Bourget et les localités qui l’entourent : la fontaine intermittente d’Hautecombe, Aix, Saint-Innocent, etc. Le laurier, le figuier, le grenadier, dit-il, prospèrent à Hautecombe et dans les environs. La pêche du lac est très fructueuse ; on y a pris des poissons de cinquante livres. Les truites ne dépassent pas quarante livres, les carpes, vingt livres ; mais le roi du lac est le

lavaret à couleur argentée, à la bouche de hareng. On le pêche surtout la nuit avec grand apparat de quatre barques montées par huit hommes, et dont deux sont remplies de cordes et de filets. Cette espèce, qui ne se trouve que dans ce lac, est l’objet d’une tromperie de la part des pêcheurs du Léman, qui vendent pour du lavaret un poisson différent[8]. Il est surtout estimé dans le mois de mars : « il l’épand alors les plus suaves parfums de la violette[9]. »

L’utilité et l’importance de ce lac ressortent de la multiplicité des embarcations qui le parcourent tous les jours. Les unes servent à l’agrément des riverains ; les autres, de dimension plus grande, transportent des marchandises jusqu’au Rhône. Ses rives, depuis le plateau peu étendu mais fertile de Saint-Innocent jusqu’au Bourget, remarquable par son église dédiée à saint Maurice, sont entourées de nombreux villages et châteaux.

Mais la principale curiosité est sans contredit le monastère d’Hautecombe, situé au pied de la montagne appelée Cerva, du nom de ce timide quadrupède qui y aurait été retrouvé[10]. A son sommet, de même que sur les montagnes voisines, des ours y habitent des cavernes. Delbene, émettant ensuite l’opinion longtemps adoptée, rappelle que son abbaye, « illustre par son fondateur, sa sainteté, son ancienneté et ses richesses, est l’œuvre excellente d’Humbert III, comte de Savoie[11]. Dans les cloîtres, se trouvent son tombeau et ses ossements avec une inscription gravée sur la pierre. Les corps de presque tous les autres comtes et ducs sont déposés dans une chapelle à l’intérieur du temple de la Vierge[12]. On remarque, parmi les mausolées des comtes et des ducs, le tombeau et l’épitaphe de Louis de Savoie et de son épouse qui s’illustrèrent sous Amédée IV[13], celui de Boniface, archevêque de Cantorbéry, situé près du maître autel, du même côté que celui de Louis. »

Quatre-vingts ans auparavant, on voyait à Hautecombe un vaste et ancien palais dont il ne subsiste que de hauts pans de murs et des décombres. Le reste est tombé en ruine par suite de l’absence des princes et des gouverneurs. Prés des portes de l’enceinte du monastère se meuvent trois pierres de moulin, dont l’auteur admire l’agencement. Elles sont mises en mouvement par un cours d’eau amené dans des tubes de bois et des troncs d’arbre, depuis le plateau supérieur où se trouvent deux réservoirs approvisionnés par la fontaine intermittente et que des écluses permettent de fermer ou d’ouvrir à volonté. Près de là sourd par intervalle la fontaine merveilleuse, — ainsi appelée déjà à cette époque, — visitée par des médecins célèbres et des savants attirés des contrées éloignées par cette source et par les eaux thermales d’Aix.

Delbene termine cette description du bassin du lac par l’expression de sa gratitude à Emmanuel-Philibert qui, en le pourvoyant de l’abbaye d’Hautecombe, lui a permis de contempler ces belles choses, et à Henri III qui l’a désigné pour l’évêché d’Alby.

Il avait été appelé à ce siège en 1588[14] ; il l’occupa pendant vingt ans au milieu d’événements qui rendirent difficile l’exercice de sa charge. Mais la commende d’Hautecombe ne lui fut point enlevée, et il l’échangea, en 1603, contre celle de l’abbaye de Mézières, en Bourgogne, avec Silvestre de Saluces.

C’est avec Delbene que prit naissance la dignité nouvelle de sénateur au souverain Sénat de Savoie, dont furent honorés les abbés d’Hautecombe.

Dès l’origine du, Parlement de Bourgogne[15] l’abbé de Cîteaux avait obtenu, pour lui et ses successeurs, la place de premier conseiller-né à cette cour, privilège attaché à la seule dignité abbatiale.

Le supérieur d’Hautecombe manifesta, peu de temps après la création du Sénat[16], le désir d’être reçu dans cette compagnie avec les prérogatives dont jouissait son chef au Parlement de Bourgogne[17]. Emmanuel-Philibert adhéra à ce désir. Dans ses lettres patentes du 20 mars 1574, on lit : « Considérant que l’office de vrai prince et son devoir particulier l’obligent d’octroyer les charges de magistrats aux personnes doctes, prudentes, aimant la justice et la dignité ; étant bien informé, par gens dignes de foi, de l’intégrité, prudence, doctrine, suffisance et bonnes et louables qualités de messire Alfonso Delbene et ayant égard à l’affection qu’il nous a souvent démontrée, l’instituons notre conseiller et sénateur ecclésiastique en notre Sénat de Savoie[18]. »

Cette nomination fut ratifiée par le Sénat, parce que Delbene avait approfondi la science juridique, et, le 12 mai suivant, il fut reçu dans cette compagnie et institué après avoir prêté le serment requis. C’était le deuxième ecclésiastique entrant au Sénat. Les sénateurs ecclésiastiques faisaient partie intégrante du corps judiciaire et revêtaient le costume des magistrats pour en exercer les fonctions.

Lorsque, six ans après, Delbene fut appelé à l’évêché d’Alby, il craignit que ses nouvelles fonctions ne fussent incompatibles avec celles de sénateur. « L’éminente dignité de l’épiscopat est telle, dit le président Favre, que rien ne s’oppose à ce que celui qui en est revêtu devienne sénateur ; mais un sénateur ne peut devenir évêque sans cesser d’être sénateur, à moins que ce ne soit en vertu d’une faveur particulière du souverain. » C’est ce qui arriva pour Delbene. Quand sa nomination au siège d’Alby fut confirmée par Sixte V, Philibert de Morette, abbé de Saint-Sévère en Gascogne, le remplaça au Sénat ; mais l’abbé d’Hautecombe obtint de nouvelles lettres patentes qui le confirmèrent et maintinrent dans son ancienne charge, lui permettant de l’exercer toutes les fois qu’il serait dans les États et de conserver le même rang qu’auparavant[19]. Cette dernière question avait divisé les membres du Sénat, et quelques-uns prétendaient qu’il ne devait reparaître dans la compagnie qu’en prenant rang du jour de cette confirmation de ses anciennes fonctions. Cette manière de voir ne fut point admise, et le président Favre la qualifie d’indigne et d’absurde, puisqu’elle tendrait à faire descendre au dernier rang celui qui, pendant de longues années, a occupé très honorablement le premier, et cela parce qu’il ajoute à ses mérites la dignité épiscopale[20].

Vers la fin de l’année 1593, Delbene voulut faire attribuer définitivement aux abbés ses successeurs le titre de premier conseiller au Sénat, qui lui était personnel. Charles-Emmanuel, qui avait succédé à son père depuis 1580, fit demander l’avis de la compagnie à ce sujet. « Les magistrats répondirent verbalement à l’envoyé du prince qu’ils ne pouvaient se lier pour l’avenir et consentir à admettre parmi eux, immédiatement après les présidents, des personnages dont la capacité leur serait inconnue. »

Le gouverneur de la Savoie, messire Guillaume-François Chabod, seigneur de Jacob et de la Dragonniére et chevalier au Sénat, était lié d’amitié avec Delbene et lui devait l’hommage pour une rente féodale dépendant de la maison-forte de Jacob[21]. Il fit de telles instances auprès du duc de Savoie en faveur de ce prélat, que Charles-Emmanuel publia, le 18 mars 1594, un édit qui accordait à l’évêque-abbé tout ce qu’il avait sollicité. « Nous ayant été observé, disait ce prince, qu’entre tant de belles constitutions, l’une des principales devait être qu’en révérence et mémoire des sacrés os de nos sérénissimes ancêtres qui reposent dans l’abbaye et monastère d’Hautecombe, en un sépulcre ancien à ce destiné, nous étions invités de donner aux abbés cette prérogative et privilège d’honneur… voulons et ordonnons que dorénavant les abbés d’Hautecombe portent successivement le nom et titre de premiers sénateurs au Sénat de Savoie et jouissent de tous les privilèges attachés à cette charge, à la condition que lesdits abbés soient nés dans nos États delà les monts (en Savoie), qu’ils soient gradués et doués des qualités requises à l’exercice de ladite charge, déclarant néanmoins ne vouloir tirer aucune conséquence préjudiciable à très révérend messire Alphonse Delbene[22], qui jouira, en vertu du présent édit, des prérogatives de premier sénateur au Sénat. »

Mais cet édit devait être enregistré pour avoir force de loi.

Le Sénat, s’offusquant de ce que la qualité de premier sénateur, si elle était attribuée aux abbés d’Hautecombe, pourrait les amener à présider dans certains cas et que

« ce serait préjudicier au mérite, loyer et récompense d’honneur que le droit a voulu être déféré à ceux qui, in ordine de senatoria dignitate, se sont de longue main et tout le temps de leur vie occupés à acquérir une vraie distribution de la justice ; » que, du reste, le siège était séculier et non ecclésiastique, refusa l’entérinement de l’édit.

Dans une nouvelle requête, Delbene expliqua qu’il ne voulait en rien déplaire à la vénérable compagnie dont il avait l’honneur de faire partie depuis longtemps, qu’il n’entendait nullement lui enlever l’honneur d’une présidence et qu’il demandait seulement que lui et ses successeurs fussent déclarés sénateurs-nés, prenant place après le premier sénateur à leur rang et degré, aient voix délibérative en se conformant aux usages reçus. Ce qui fut admis par arrêt du 25 mai 1594 ; et le Sénat ajouta qu’avant d’être reçus et avoir voix délibérative, les abbés seraient examinés sur le fait de la justice, à moins qu’ils n’aient été nommés par le Sénat ; qu’ils seraient assis suivant le temps de leur réception, prêteraient serment et payeraient les droits accoutumés.

Ces dispositions furent fidèlement exécutées lorsque les successeurs d’Alphonse Delbene entrèrent au Sénat : Sylvestre de Saluces, le 26 mars 1606 ; Adrien de Saluces, le 5 décembre 1633 ; dom Antoine de Savoie, le 5 avril 1656, et Jean-Antoine Marelli, le 7 septembre 1688[23].

Les instances de messire Guillaume Chabod avaient donc abouti. Son fondé de pouvoir se rendit à Hautecombe, et, devant le chapitre réuni, il remit à l’abbé l’édit ducal. De leur côté, l’abbé et les religieux renoncèrent, entre ses mains, à la rente, aux tributs et à tous servis que messire Chabod devait à l’abbaye d’Hautecombe, tant pour l’hommage que pour l’arrière-fief ou pour toute autre cause. En outre, le seigneur de Jacob, pour témoigner sa faveur à l’abbaye, lui remit 9 « quartans de froment à prendre sur ses particuliers de Chambéry » qu’il lui fera connaître dans les six mois qui suivront[24].

Le duc de Savoie ne donna pas à Delbene ce seul témoi gnage d’estime. Il l’avait nommé membre de son conseil d’État[25] et son historiographe. Il vint plusieurs fois à Hautecombe pendant sa prélature et y signa plusieurs lettres patentes. Par l’une d’elles, du dernier jour de décembre 1597, il constitua en faveur de noble Philibert de Rochette, prieur du monastère, une pension double de celle des autres religieux, et, en outre, une redevance de 12 veissels d’avoine pour l’entretien d’un cheval, le tout à prendre sur les revenus de l’abbaye[26].

Le 10 mai de l’année suivante, il donnait, dans cette résidence, des lettres de grâce en faveur de quelques habitants de la Tarentaise ; le 14 août, il confirmait à Me Antoine Hyvert, de Chambéry, la jouissance de la prébende laie qu’il lui avait accordée quatre ans auparavant sur les revenus de l’abbaye, et ordonnait à l’abbé d’Hautecombe et* au Sénat de faire jouir ledit Hyvert de cette prébende « propriété du duc de Savoie[27]. »

Nous ne savons depuis quelle époque les ducs disposaient d’une partie des revenus d’Hautecombe au préjudice de l’abbé commendataire. En 1589, un nommé Claude Ducrest dit le Lacquez avait la jouissance de cette prébende et consentit à s’en dessaisir en faveur d’Antoine Hyvert dont nous venons de parler. Après Antoine, ce fut son fils Hugues qui en jouit[28].

Charles-Emmanuel, qui, à cette époque, passa jusqu’à dix-neuf mois de suite hors de sa capitale, se trouvait fréquemment en-deçà des Alpes et résidait alternativement à Chambéry, au château de Villeneuve près Chambéry, à Rumilly, à Thonon, à Évian, au fort Sainte-Catherine et à Bourg en Bresse. Il revint encore à Hautecombe, dans les derniers jours de septembre 1598, avant de se rendre en Chablais, où il devait assister aux solennités que François de Sales et ses missionnaires firent célébrer pour donner un dernier coup à l’hérésie chancelante.

On sait que Charles-Emmanuel, très zélé pour la cause catholique, contribua au rétablissement du culte, dans le Chablais, par son empressement à seconder les missions, par ses exhortations et par sa propre présence. Étant à Hautecombe, il fut informé que le cardinal Alexandre de Médicis, légat du Saint-Siège à la cour de France, retournait à Rome et voulait passer par la Savoie et le Valais, tant pour s’aboucher avec lui que pour éviter les autres passages des Alpes, infestés de la peste.

Le sachant arrivé à Mâcon et réfléchissant que l’auguste voyageur, sans beaucoup se détourner de Seyssel, qu’il devait traverser, pourrait se rendre à Chanaz sur les bords du Rhône, Charles-Emmanuel résolut de l’aller voir en ce lieu.

« Il s’embarqua sur la frégate armée et ornée de ses flammes et gaillardets, et s’en vint ainsi, par le lac du Bourget, descendre dans la rivière de Savière et de là dans le Rhône, jusqu’au lieu où le cardinal se rafraîchissait en l’attendant[29]. »

De là, il se rendit à Chambéry pour ordonner la magnifique réception qui devait honorer le cardinal à Thonon, et écrivit à François de Sales qu’il s’y trouverait le 28 et le cardinal le 30 septembre.

Ces bons rapports entre l’abbé et le duc cessèrent peu de temps après. Charles-Emmanuel, rêvant toujours guerres et intrigues, s’empara, l’année suivante, du marquisat de Saluées par surprise, et cette nouvelle lutte avec la France se termina, après bien des tiraillements, par l’abandon en sa faveur du marquisat et la cession du Bugey et de la Bresse à la France. Pendant ces négociations, un vaste complot avait été tramé contre Henri IV ; les conspirateurs voulaient détrôner le roi, diviser la France en plusieurs États placés sous la suzeraineté de l’Espagne, et céder au duc de Savoie la Provence, le Lyonnais et le Dauphiné. D’après le cardinal d’Ossat, Charles-Emmanuel se proposait de descendre à Lyon pour mieux connaître les plans de la conjuration, lorsque, grâce à Delbene, elle aurait été découverte, ce qui aurait amené Charles-Emmanuel à le priver des revenus de l’abbaye[30].

Cette disgrâce durait encore dans les premiers mois de 1601. Deux neveux de Delbene, au service du roi de France, et Henri IV lui-même firent de vaines instances auprès du pape pour qu’il voulût leur servir de médiateur vis-à-vis du duc de Savoie et obtenir de lui l’autorisation dont avait besoin Delbene pour résigner l’abbaye d’Hautecombe, ou bien pour que le pape considérât comme valable la résignation qu’avait autorisée Henri IV, pendant que ses troupes occupaient la Savoie. « Je désirerais, écrivait ce dernier au cardinal d’Ossat, que ladite résignation que j’ai accordée fût admise à Rome sur ma nomination ou autrement, afin de tirer cette famille, qui m’est très affectionnée, des peines et pertes qu’elle reçoit en cette occasion pour mon service[31]. »

Deux ans plus tard, l’affaire aboutit à un échange de l’abbaye de Méziéres, en Bourgogne, tenue par Sylvestre de Saluces, contre celle d’Hautecombe. Charles-Emmanuel, favorable à cette permutation, choisit pour économe de cette dernière abbaye, pendant le temps nécessaire à l’obtention des bulles pontificales, le futur titulaire[32]. Delbene quitta ainsi la Savoie pour retourner dans sa patrie, où tous ses bénéfices se trouvaient désormais situés.

Il mourut le 8 février 1608 et fut enseveli dans le chœur de l’église cathédrale d’Alby. On plaça sur son tombeau l’épitaphe suivante qu’il avait composée lui-même :

Hospitium ossium et cimerum Alphonsi d’Elbene quondam Episcopi Albiensis ad novissimum diem, faxit Deus ad gloriam. Verum tamen in imagine pertransit homo. Homo vanitati similis factus est, dies ejus sicut umbra pretereunt.

Obiit anno 1608 die octava februarii[33].

  1. On trouve son nom patronymique écrit de plusieurs manières : Delbene, Dalbene, del Bene, d’Elbène. Nous avons adopté celle qui est le plus généralement suivie et qui révèle l’origine italienne de cette famille.
  2. Moreri, Dict. hist. — On trouve, dans le Registre basanne des Archives du Sénat, la confirmation de cette assertion au folio 40. Les lettres patentes de nomination, encore en latin, sont données à Nice, le 2 janvier 1560. Elles relatent que l’abbaye étant vacante par le décès du cardinal de St-Georges, surnonmmé Capo di ferro, le duc de Savoie a le droit et le devoir de présenter et de nommer le chef de cette abbaye, et que, pour se conformer au désir de son épouse, Emmanuel-Philibert désigne Alphonse Delbene, qui devra recevoir les bulles d’institution du Souverain Pontife, prendre l’habit religieux et établir sa résidence à Hautecombe.
    Par autres lettres du même jour, celles-ci en français, le duc nomme Henri Bay, marchand et bourgeois de Chembéry, économe de l’abbaye, jusqu’à ce que Delbene puisse en prendre possession. Le Sénat avait déjà député un commissaire à la garde de ce bénéfice : aussi fit-il attendre plus d’un mois l’entérinement des lettres envoyées à Bay. Par arrêt du 8 février 1560, il déclara néanmoins permettre à ce dernier de procéder aux faicts de sa charge comme il croira à faire par raison. — Registre basanne, II. — Voir Documents, n° 39 et 40.
  3. Le catalogue des manuscrits français de la bibliothèque nationale, qui vient d’être publié, contient l’indication de plusieurs lettres écrites de Rome par le sieur d’Elbène à Mr  de Nevers. sous le règne d’Henri IV.
    La duchesse Marguerite, femme éminente par ses qualités morales et intellectuelles, mourut à Turin le 15 septembre 1574 et y fut ensevelie. À Hautecombe, on lui éleva un cénotaphe dans la chapelle des princes. Une table de bronze fut ornée de son portrait d’après nature et posée sur le monument. Parmi ses différentes épitaphes, deux furent composées par Bathélémy Delbene. Celle écrite en langue française commence ainsi :

    Si la vertu était chose mortelle,
    Qui comme nous un corps frêle eut vêtu,
    J’oserais dire : Ici gît la vertu.
    (Guichenon, Savoie, p.702.)


    Son corps a été transféré des souterrains de la cathédrale de Turin à ceux de l’abbaye de Saint-Michel de la Cluse. (Claretta, op. cit.)

  4. Jean Passerat, de Troyes en Champagne, né en 1534, célèbre poète, alla à Bourges avec Alphonse Delbene pour y prendre des leçons de Cujas, qui y professait le droit. Il dédia à Delbene, devenu abbé d’Hautecombe, l'Hymne à la paix, publié en 1562, avec le commentaire de M. A. à Paris, chez Gabriel Buon, in-4o. Notes de l’avocat Montréal.
  5. Formé de neuf cent vingt-quatre vers alexandrins, ce premier livre de l'Amédéide, conservé à la bibliothèque de l’Université de Turin ; a été publié pour la première fois dans le volume VIII des Mémoires de la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, par M. le général Dufour, un de ses présidents honoraires.
    En voici l’introduction :

    Je chante les travaux, les faicts et la valeur
    Du généreux Amé, qui des monts de Savoye
    En Orient alla secourir l’empereur,
    Lorsque le Turc félon, issu du sang de Troie,
    Vint ravager l’Europe et s’en faire seigneur,
    Bouleversant la Grèce et la mettant en proye.


    Les poèmes épiques commencés ou achevés en l’honneur du Comte-Vert, et dont nous avons connaissance, sont les suivants : L’Amédéide, par Delbene ;

    L’Amédéide, poème en cinq chants, par le docteur Trésal ; Albertville, 1843 ;

    Le Comte-Vert, poème héroïque en douze chants, par le docteur Jacquemoud ; Paris, 1841.

  6. Cette assertion serait contredite par Guichenon, p. 165.
    Voici la liste de ses ouvrages, aussi complète que nous avons pu la constituer :
    Prosopopée d’Adrian Tumèbe à sa femme ; Paris, 1565, in-4o, imprimée avec le Tombeau de Tumèbe, composé par divers poètes, chez Frédéric Morel.
    De principatu Sabaudiæ et verà ducum origine a Saxoniæ principibus simulque regum Galliæ, è stirpe Ugonis Capeti deducta, Altacombæ, impensis Reverend. D. Abbatis ; 1581, in-4o de 22 pages. 3° Le premier livre de l’Amédéide (de 1580 à 1588).
    Tractatus de gentes et familia Marchionum Gothiæ, qui postea comites Sancti Egedii et Tholosates dicti sunt ; Lyon, 1592, in-8o.
    De Origine familiæ cistercianæ et Altacombæ, Sancti Sulpicii, Stamedei canobiorum in Sabaudia sitorum Epistola ; Altœcombæ, 1593, per Marcum Antonium de Blancs Lys. Imprimée à Chambéry, par Claude Pomard, en 1594.
    De gente ac familiæ Hugonis Capeti origine, justoque progressa, ad dignitatem regiam ; Lyon, 1595, in-8o, et 1605.
    De insignibus illustrissimæ familiæ epistola ; Altæcombæ. Ms.
    Fragmentum descriptionis Sabaudiæ, an. 1593-1600. Manuscrit publié dans les Mém. de la Soc. sav. d’hist., t. IV, par le général Dufour.
    De Regno Burgundiæ Transjuranæ et Aretatis, libritres ; Lyon, Jacques Roussin, 1602, in-4o ; Paris, 1609, in-4o.
    10° Divers écrits sur les évêques d’Alby.
  7. Conformément aux prescriptions de la règle cistercienne. Sa carte de visite porte la date du 1er septembre et elle constate qu’il y avait alors à Hautecombe vingt-quatre religieux et quatre au prieuré de Saint-Innocent, même nombre que douze ans auparavant, quand Nicolas Boucherat, prédécesseur d’Edmond, visita Hautecombe. — Reg. ecclés. du Sénat, t. V, p. 5. — La carte de visite de Nicolas Boucherat est du 23 mai 1573.
  8. Les habitudes n’ont donc point changé.
  9. On prend encore dans ce lac, ajoute Delbene, un animal amphibie, ayant une queue de poisson, nageant aussi bien que lui, muni de quatre pieds très courts, rongeant les saules du rivage à l’aide des quatre incisives de chaque mâchoire, et recouvert de poils. — C’est évidemment la loutre, dont les apparitions sur les bords du lac deviennent de plus en plus rares.
  10. La partie de la chaîne du Mont-du-Chat, qui se relève au-dessus d’Hautecombe, est appelée encore aujourd’hui la Charvaz.
  11. Delbene a néanmoins écrit dans son Amédéide, en parlant d’ Amédée III :

    De la mère du Christ il fut grand serviteur ;
    Sainct-Sulpice, et Thame, Hautecombe la belle,
    Les donnans de grands biens il en fut fondateur.

  12. On se rappelle que toutes les abbayes cisterciennes sont sous le vocable de sainte Marie ou de Notre-Dame.
  13. L’auteur veut sans doute désigner Amédée V, qui régna de 1285 à 1323. Il s’agit ici de Louis de Savoie, sire de Vaud.
  14. Nommé par Henri III, en vertu des privilèges des rois de France, il fut institué par bulles du 7 des calendes d’octobre 1588 et installé en décembre suivant. (Gallia Christ, t. I, p. 59.)
  15. Créé, en 1477, par Louis VI.
  16. Le Sénat fut établi par lettres patentes d’Emmanuel-Philibert, du 12 août 1559.
  17. Bernier, Hist. du Sénat de Savoie, t. 1.
  18. Voir Documents, n° 41.
  19. Voir Documents, n° 42.
  20. Codex, p. 55 et 56.
  21. L’abbaye d’Hautecombe avait, parmi ses plus anciens revenus, une rente féodale consistant en 30 veissels environ de froment, dus comme servis, outre les deniers, avoine et quelques sommes taillables sur le village de Bellecombette, dépendant de la maison-forte de Jacob. Cette rente avait été, en 1253, albergée et sous-inféodée à MM. de Chabod, lesquels en passèrent successivement reconnaissance en faveur de l’abbaye jusqu’en 1551. À cette époque et le 15 novembre, messire Guillaume de Chabod, en la personne de ses tuteurs, se reconnut homme-lige pour les biens, rentes, servis et hommages spécifiés et désignés dans l’acte, déclarant les tenir, pour lui et les siens, sous l’hommage noble, de l’abbaye d’Hautecombe, et promettant pour toutes ces choses susdites de payer à l’abbaye la somme annuelle de 100 sols forts, ainsi que ses prédécesseurs avaient reconnu le devoir. (Archives de l’Économat, à Turin.)
  22. On a vu que l’abbé Delbene était né hors des États, à Lyon.
  23. Archives du Sénat. — Burnier, Hist. du Sénat de Savoie, t. 1. — Bally, Recueil des Édits.
  24. Archives de l’Économat.
  25. Ancien conseil ambulatoire du prince, dont avaient été détachés le conseil résident de Chambéry, puis celui de Turin. Après qu’Emmanuel-Philibert eut transféré à Turin le siège du gouvernement, il établit dans cette ville un conseil d’État unique pour toute la monarchie, dont les délégués pouvaient expédier, sans le concours de leurs collègues, les affaires urgentes dans les provinces. Plus tard, en 1631, Victor-Amédée Ier créa un conseil d’État spécial pour la Savoie. (Burnier, Histoire du Sénat de Savoie.
  26. Voir Pièces justificatives, n° 45.
  27. Voir Pièces justificatives, n° 46.
  28. Charles-Emmanuel l’attribua à Antoine Hyvert par patentes données à Chambéry, le 15 décembre 1689, et ce, pour toute la vie dudit Hyvert. Le 3 février 1594, le duc confirme cette libéralité, nonobstant toutes autres concessions faites par lui ou par l’infante au profit de qui que ce soit, et notamment de Jean-Pierre Rosset, arquebusier de la garde ducale, et, à la demande d’Antoine Hyvert, il promet la jouissance de cette prébende à Hugues Hyvert, prêtre, qui en jouira après le décès de son père Antoine. (Pièces justificatives, n° 44.)
    On trouvera encore, sous les n° 43 et 47, deux pièces relatives à cette prébende.
  29. Carles-Auguste de Sales, Vie de saint François de Sales, t. I, p. 206.
  30. Lettres du cardinal d’Ossat.
  31. Lettre écrite à Lyon, le 20 janvier 1601.
  32. Voir aux Documents, n° 48, cette constitution d’économe.
    Les différentes pièces relatives à cet abbé, que nous avons analysées, se trouvent aux archives du Sénat, Recueil des Édits.
  33. Gallia Christiana, t. 1, p. 39.