Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/IV-CHAPITRE VI

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CHAPITRE VI


Loi de suppression des couvents, du 29 mai 1855. — Procès et vie précaire de la communauté jusqu’en 1864.

Création et destruction, renaissance et transformation, telles sont les phases par lesquelles tout passe ici-bas et qui se succédèrent rapidement dans notre monastère.

Avec Charles-Félix s’était éteinte la branche aînée de Savoie. Charles-Albert de Savoie-Carignan, son parent le moins éloigné[1], lui avait succédé le 17 avril 1831. Abdicataire le 23 mars 1849, sur le champ de bataille de Novare, il mourait, le 18 juillet suivant, sur la terre lointaine de l’exil, à Oporto.

L’aîné de ses deux fils, Victor-Emmanuel, duc de Savoie, recevait cette couronne de laquelle il devait, onze ans plus tard, détacher le plus antique fleuron.

Bientôt commença entre le Gouvernement piémontais et l’Église cette lutte qui aboutit à l’abolition des immunités du clergé, à la suppression des ordres religieux, à la confiscation des biens ecclésiastiques et à la chute du pouvoir temporel.

La loi Siccardi abolit le for ecclésiastique en 1850.

Cinq ans après, à la suite de longs et vifs débats au parlement de Turin, paraissait la loi du 29 mai sur les communautés religieuses. Entre autres dispositions, on y lisait les suivantes :

1° Cessent d’exister comme êtres moraux reconnus par la loi civile, les maisons appartenant aux ordres religieux qui ne sont consacrés ni à la prédication, ni à l’éducation, ni à l’assistance des infirmes. — Le tableau des maisons atteintes par cette disposition sera publié par décret royal, conjointement avec la présente loi. (Art. 13.)

2° Les biens possédés maintenant par les corps moraux susdits seront appliqués à la caisse ecclésiastique qui sera établie aux termes de la présente loi.

Cette caisse a une existence distincte et indépendante des finances de l’État. (Art. 4 et 5.)

3° Les membres actuels des maisons dont il est parlé dans l’article 1er et qui y ont été reçus avant la présentation de la présente loi au Parlement, continueront de vivre en commun selon la règle de leur institut, dans les édifices qu’ils occupent en ce moment ou dans les autres cloîtres qui seront désignés à cette fin après avis préalable de l’administration de la caisse ecclésiastique ; ils recevront de cette caisse une pension annuelle correspondant au revenu net actuel des biens possédés par leurs maisons respectives, et qui, toutefois, ne pourra jamais dépasser 500 livres pour chaque profès et 240 pour chaque laïque ou convers. (Art. 9.)

Suivait le décret royal indiquant parmi les corporations supprimées les « moines de Cîteaux. »

Le couvent d’Hautecombe, à raison de sa destination spéciale et de la clause de la charte de 1826, qui l’invitait à subvenir aux besoins spirituels des populations voisines, semblait mériter une exception. Néanmoins, il fut soumis à la proscription générale de l’ordre cistercien. Une pétition couverte d’un grand nombre de signatures fut adressée au Sénat en sa faveur, mais elle n’eut même pas l’honneur d’un examen.

Il n’y avait plus à en douter, la royale abbaye d’Hautecombe, l’asile sacré des tombeaux des souverains de Savoie, l’antique fondation d’Amédée III, la maison célèbre qui avait donné deux papes à l’Église et qui venait d’être relevée de ses ruines par Charles-Félix, Hautecombe, dont le nom éveille tant de souvenirs, allait périr de nouveau et, cette fois, sous le règne de l’héritier de ses augustes fondateurs, par les agissements du gouvernement d’un prince à qui Marie-Christine avait légué ses droits sur ce monastère et confié le soin d’accomplir les travaux qu’elle avait projetés[2] !

Le 28 juillet, dans la matinée, deux barques se détachaient du port de Puer, cinglant sur le lac du Bourget, dans la direction de l’abbaye. La première portait le juge du mandement d’Aix, accompagné de deux huissiers et de trois serruriers ou tailleurs de pierre, munis des instruments de leurs professions, de « quelques autres outils moins usités, employés seulement pour soulever la porte d’autrui sans sa permission. » La seconde barque portait l’insinuateur d’Yenne et six carabiniers royaux ou gendarmes. À huit heures, au moment où les religieux venaient de terminer un service anniversaire pour le repos de l’âme de Charles-Albert, de violents coups de clochette retentirent à la porte du monastère, soigneusement fermée depuis quelques jours. Sur la demande qui lui fut faite, l’agent des Domaines répondit qu’il était chargé de prendre possession de l’abbaye. L’abbé dom Félix se présenta alors à la grille du parloir, formula une protestation énergique et déclara qu’il n’ouvrirait pas. De leur côté, MM. les curés de Saint-Pierre de Curtille, d’Ontex et de Lucey protestèrent en vertu de la donation de Charles-Félix, qui chargeait les Pères d’Hautecombe de faire des aumônes et de porter des secours religieux aux paroisses environnantes.

Quelques instants après, les marteaux et les pics retentissaient, la porte d’entrée et trois autres portes intérieures sautaient, laissant passer à travers des panneaux brisés et des serrures broyées les agents de l’incamération. Ils parcoururent toutes les pièces du monastère en dressant un inventaire minutieux de chaque objet, respectèrent néanmoins le lieu saint et ne firent que jeter un coup d’œil sur le mobilier de la sacristie. Dans l’après-midi, ils prirent possession des fermes annexées à l’abbaye. Leur mission était remplie : la caisse ecclésiastique nomma ensuite un administrateur des biens d’Hautecombe.

Avant même de faire procéder à cette formalité, l’administration des Domaines s’était vue assignée par la communauté pour faire cesser le trouble qu’elle lui avait causé en la prévenant officiellement de la future prise de possession du monastère. Sur cette action en jactance, admise par les lois de cette époque, fut échafaudé un procès qui, d’exceptions en exceptions, de procédures en procédures, sauva l’abbaye. Un arrêt de la Cour de Chambéry, du 29 juillet 1856, confirmant la décision des premiers juges, condamna la caisse ecclésiastique à remettre les religieux en possession de tous les biens situés à Hautecombe ; la rente de 10,000 francs n’avait pas été comprise dans le procès.

En recouvrant la jouissance de leur domaine, les religieux en prenaient aussi les charges. L’entretien des bâtiments, des impôts excessifs, pesaient lourdement sur leur budget. Depuis l’incamération, ils avaient vécu des menus produits de leur jardin, des quelques denrées que leurs fermiers avaient bien voulu partager secrètement avec eux, de quelques ressources que la nécessité leur avait fait inventer et des aumônes particulières. Quant à la pension fixée par la loi du 29 mai, ils l’avaient constamment refusée.

Cette remise en possession fit cesser plusieurs de ces secours de circonstance, en augmentant considérablement leurs dépenses. Aussi la communauté dépérissait rapidement, sans espoir de se recruter, le noviciat lui étant désormais interdit. Deux Pères étaient partis pour la Guadeloupe pendant l’automne qui suivit l’incamération ; un autre était retourné en Piémont. Le Père abbé présentait sa démission au chapitre général du mois d’avril 1856. Dom Charles Gotteland, procureur du monastère, assuma sur lui la responsabilité de sa direction au milieu des graves circonstances où l’on se trouvait.

Le 19 mai 1857, une lettre du préfet de la congrégation des Réguliers, cardinal de Genga, annonçait à Monseigneur Billiet qu’il était nommé de nouveau délégué apostolique près l’abbaye d’Hautecombe.

Cette nouvelle situation du monastère dura jusqu’à l’arrivée des cisterciens de Sénanque.

La caisse ecclésiastique, battue dans ses prétentions vis-à-vis du couvent d’Hautecombe et des autres maisons religieuses de la Savoie, laissa la communauté jouir de ses biens des rives du lac jusqu’en 1859. Une décision de la Cour suprême, cassant un arrêt de la Cour de Gênes, vint alors consacrer le principe que toutes les maisons religieuses contemplées dans le décret royal du 29 mai étaient légalement supprimées, quelles que fussent leurs raisons pour prétendre le contraire.

Tout pouvait dès lors être remis en question, et les décisions les plus explicites rendues jusqu’alors en faveur d’Hautecombe tremblaient sur leurs bases. Le procès recommença en effet ; mais l’arsenal des défenseurs des couvents n’avait point été épuisé par leurs premières luttes : ils trouvèrent encore des armes assez bonnes pour faire ajourner toute décision définitive jusqu’à des temps meilleurs.

À cette époque, les religieux pouvaient, des terrasses de leur monastère, voir défiler sur l’autre rive du lac les longs convois portant dans les plaines de la Lombardie les soldats de Napoléon III. Une rumeur d’annexion à la France courait dans la province ; la meilleure tactique était de greffer opposition sur opposition, pour éviter une mesure fatale qui eut été sanctionnée comme un fait accompli par le nouveau gouvernement.

Le traité du 24 mars 1860 vint justifier ces pressentiments. Quelques jours avant sa présentation au Sénat de Turin, le comte de Collobiano demanda la parole sur la situation qui serait faite aux diverses fondations émanées de la famille de Savoie, existant dans les territoires cédés, et spécialement sur le sort qui attendait Hautecombe mourant sous le coup d’un procès des plus regrettables.

Le comte Alfieri, président du Sénat, lui répondit que cette question n’avait point été négligée par le gouvernement qui avait déjà envoyé à Paris une personne chargée de la négocier[3].

Une commission internationale fut ensuite nommée dans ce but et, le 20 décembre 1860, parut un décret impérial déclarant abandonnées toutes les poursuites en revendication de propriétés, intentées, au nom de l’ancienne caisse ecclésiastique, contre les différentes communautés de Savoie et entre autres contre les cisterciens.

La communauté d’Hautecombe était donc reconnue complètement et définitivement propriétaire de l’établissement des rives du lac, sauf quelques réserves en faveur du roi Victor-Emmanuel au sujet des appartements royaux.

Restait la rente de 10,000 francs.

Les propositions de la commission, tendant au recouvrement de cette fondation, n’ayant point satisfait le gouvernement italien, restèrent lettre morte pendant plus d’une année. Le procureur dom Charles, dont l’imagination s’échauffait en présence de ces négociations si languissantes, profita de ses relations avec quelques hauts personnages de l’empire[4] pour faire parvenir à Napoléon III un mémoire en faveur de l’abbaye.

M. Vuitry, de nouveau appelé à terminer cette question, réclama le capital de la rente qui serait payée aux religieux par le gouvernement français. L’on s’y refusa obstinément.

L’habile procureur retira l’affaire des mains de la haute diplomatie et parvint à en charger le receveur général des finances en Savoie, qui se rendait à Turin pour traiter toutes les questions de même nature restées pendantes entre les deux États.

MM. Budin et Jacquemoud, celui-ci délégué à cette fin par le roi, firent des concessions réciproques et aboutirent à une convention par laquelle les religieux d’Hautecombe étaient rétablis dans tous les droits dont ils jouissaient avant la loi du 29 mai 1855, à la charge par eux d’exécuter fidèlement les services religieux et les autres conditions imposées par les patentes royales du 7 août 1826. Le roi prit à sa charge le payement de la rente qui leur serait servie à dater de l’annexion de la Savoie à la France et dont le capital resterait dans le patrimoine particulier de S. M. Il se réserva aussi le droit de mettre à Hautecombe les religieux qui lui plairaient, dans le cas où les religieux actuels cesseraient de desservir l’abbaye. L’archevêque de Chambéry conserverait sur la communauté ses droits de délégué apostolique.

Cette convention, du 4 août 1862, fut signée à Paris par le ministre des affaires étrangères, M. Drouyn de Lhuys, et l’ambassadeur d’Italie, M. Nigra, le 19 février 1863. Le 28 mars suivant, elle était annoncée officiellement à la communauté, et en même temps Victor-Emmanuel nommait M. le baron Du Noyer gouverneur de ses appartements d’Hautecombe. Les religieux furent ainsi déchargés de la garde de cette dépendance du monastère, qu’ils avaient depuis la mort de Marie-Christine.

Bientôt après, vinrent à Hautecombe trois commissaires royaux qui prirent connaissance de l’état de l’abbaye. Divers aménagements réclamés depuis longtemps par ses habitants furent décidés et commencés, et la maison royale fut séparée plus complètement de la demeure des religieux. Enfin Victor-Emmanuel II mit le sceau à sa réconciliation avec la communauté en choisissant dans son sein l’abbé commendataire et titulaire. Dom Charles Gotteland fut nommé à cette dignité par décret du 5 novembre 1863. Il n’y avait pas eu de semblable promotion depuis 1688.

  1. Il lui était parent au treizième degré par leur ancêtre commun Charles-Emmanuel V.
  2. La loi contre les couvents produisit une impression très pénible en Savoie. Plusieurs fonctionnaires chargés de l’exécuter s’y refusèrent.
    Hautecombe se trouvait dans le mandement du canton de Ruffieux. M. Pavy, juge à ce siège, répondit à l’ordre de prendre possession du monastère par ces nobles paroles : « Il y a vingt-six ans que j’appartiens à l’Église, depuis une année seulement j’appartiens à l’État, mon choix ne peut donc être douteux. » On dut recourir à un autre magistrat.
  3. Séance du 31 mai 1860.
  4. Les maréchaux Canrobert et Randon voulurent bien transmettre ce mémoire à l’empereur et l’appuyer de leur recommandation. Dom Charles, mort abbé commendataire d’Hautecombe à Chambéry, le 25 mai 1871, était sergent à Grenoble en 1815, lorsque Napoléon Ier revint de l’île d’Elbe. Le jeune Randon y était aussi comme lieutenant. C’est là qu’avait en lieu leur première entrevue.