Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 16

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Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 494-497).
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CHAPITRE XVI.

ON VEUT FAIRE UN TROISIÈME ROI EN POLOGNE. CHARLES XII PART DE SAXE AVEC UNE ARMÉE FLORISSANTE, TRAVERSE LÀ POLOGNE EN VAINQUEUR, CRUAUTÉS EXERCÉES. CONDUITE DU CZAR. SUCCÈS DE CHARLES, QUI S’AVANCE ENFIN VERS LA RUSSIE.

Charles XII jouissait de ses succès dans Alt-Rantstadt, près de Leipsick. Les princes protestants de l’empire d’Allemagne venaient en foule lui rendre leurs hommages et lui demander sa protection. Presque toutes les puissances lui envoyaient des ambassadeurs. L’empereur Joseph Ier déférait à toutes ses volontés. Pierre alors, voyant que le roi Auguste avait renoncé à sa protection et au trône, et qu’une partie de la Pologne reconnaissait Stanislas, écouta les propositions que lui fit Volkova d’élire un troisième roi[1].

On proposa plusieurs palatins dans une diète à Lublin : on mit sur les rangs le prince Ragotski ; c’était ce même prince Ragotski longtemps retenu en prison dans sa jeunesse par l’empereur Léopold, et qui depuis fut son compétiteur au trône de Hongrie, après s’être procuré la liberté. Cette négociation fut poussée très-loin, et il s’en fallut peu qu’on ne vît trois rois de Pologne à la fois. Le prince Ragotski n’ayant pu réussir, Pierre voulut donner le trône au grand-général de la république Siniawski, homme puissant, accrédité, chef d’un tiers parti, ne voulant reconnaître ni Auguste détrôné ni Stanislas élu par un parti contraire.

Au milieu de ces troubles on parla de paix, comme on fait toujours. Buzenval, envoyé de France en Saxe, s’entremit pour réconcilier le czar et le roi de Suède. On pensait alors à la cour de France que Charles, n’ayant plus à combattre ni les Russes ni les Polonais, pourrait tourner ses armes contre l’empereur Joseph, dont il était mécontent, et auquel il imposait des lois dures pendant son séjour en Saxe ; mais Charles répondit qu’il traiterait de la paix avec le czar dans Moscou. C’est alors que Pierre dit : « Mon frère Charles veut faire l’Alexandre, mais il ne trouvera pas en moi un Darius. »

Cependant les Russes étaient encore en Pologne, et même à Varsovie, tandis que le roi donné aux Polonais par Charles XII était à peine reconnu d’eux, et que Charles enrichissait son armée des dépouilles des Saxons.

Enfin il partit[2] de son quartier d’Alt-Rantstadt à la tête d’une armée de quarante-cinq mille hommes, à laquelle il semblait que son ennemi ne dût jamais résister, puisqu’il l’avait entièrement défait avec huit mille à Narva.

Ce fut en passant sous les murs de Dresde qu’il alla[3] faire au roi Auguste cette étrange visite qui doit causer de l’admiration à la postérité, à ce que dit Nordberg : elle peut au moins causer quelque étonnement. C’était beaucoup risquer que de se mettre entre les mains d’un prince auquel il avait ôté un royaume. Il repassa par la Silésie, et rentra en Pologne.

Ce pays était entièrement dévasté par la guerre, ruiné par les factions, et en proie à toutes les calamités. Charles avançait par la Masovie, et choisissait le chemin le moins praticable. Les habitants, réfugiés dans des marais, voulurent au moins lui faire acheter le passage. Six mille paysans lui députèrent un vieillard de leur corps : cet homme, d’une figure extraordinaire, vêtu tout de blanc et armé de deux carabines, harangua Charles ; et comme on n’entendait pas trop bien ce qu’il disait, on prit le parti de le tuer aux yeux du prince, au milieu de sa harangue. Les paysans, désespérés, se retirèrent et s’armèrent. On saisit tous ceux qu’on put trouver ; on les obligeait de se pendre les uns les autres, et le dernier était forcé de se passer lui-même la corde au cou, et d’être son propre bourreau. On réduisit en cendres toutes leurs habitations. C’est le chapelain Nordberg qui atteste ce fait dont il fut témoin : on ne peut ni le récuser, ni s’empêcher de frémir[4].

Charles arrive à quelques lieues de Grodno en Lithuanie[5] ; on lui dit que le czar est en personne dans cette ville avec quelques troupes ; il prend avec lui, sans délibérer, huit cents gardes seulement[6], et court à Grodno. Un officier allemand, nommé Mulfelds, qui commandait un corps de troupes à une porte de la ville, ne doute pas, en voyant Charles XII, qu’il ne soit suivi de son armée : il lui livre le passage au lieu de le disputer ; l’alarme se répand dans la ville ; chacun croit que l’armée suédoise est entrée : le peu de Russes qui veulent résister sont taillés en pièces par la garde suédoise ; tous les officiers confirment au czar qu’une armée victorieuse se rend maîtresse de tous les postes de la ville. Pierre se retire au delà des remparts, et Charles met une garde de trente hommes à la porte même par où le czar vient de sortir.

Dans cette confusion, quelques jésuites, dont on avait pris la maison pour loger le roi de Suède parce que c’était la plus belle de Grodno, se rendent la nuit auprès du czar, et lui apprennent cette fois la vérité. Aussitôt Pierre rentre dans la ville, force la garde suédoise : on combat dans les rues, dans les places ; mais déjà l’armée du roi arrivait. Le czar fut enfin obligé de céder, et de laisser la ville au pouvoir du vainqueur, qui faisait trembler la Pologne.

Charles avait augmenté ses troupes en Livonie et en Finlande, et tout était à craindre de ce côté pour les conquêtes de Pierre, comme du côté de la Lithuanie pour ses anciens États, et pour Moscou même. Il fallait donc se fortifier dans toutes ces parties si éloignées les unes des autres. Charles ne pouvait faire de progrès rapides en tirant à l’orient par la Lithuanie, au milieu d’une saison rude, dans des pays marécageux, infectés de maladies contagieuses que la pauvreté et la famine avaient répandues de Varsovie à Minski. Pierre posta ses troupes dans les quartiers sur le passage des rivières, garnit les postes importants, fit tout ce qu’il put pour arrêter à chaque pas la marche de son ennemi, et courut[7] ensuite mettre ordre à tout vers Pétersbourg.

Charles, en dominant chez les Polonais, ne leur prenait rien ; mais Pierre, en faisant usage de sa nouvelle marine, en descendant en Finlande, en prenant Borgo qu’il détruisit[8], et en faisant un grand butin sur ses ennemis, se donnait des avantages utiles.

Charles[9], longtemps retenu dans la Lithuanie par des pluies continuelles, s’avança enfin sur la petite rivière de Bérézine, à quelques lieues du Borysthène. Rien ne put résister à son activité ; il jeta un pont à la vue des Russes ; il battit le détachement qui gardait ce passage, et arriva à Hollosin, sur la rivière de Vabis. C’était là que le czar avait posté un corps considérable qui devait arrêter l’impétuosité de Charles. La petite rivière de Vabis[10] n’est qu’un ruisseau dans les sécheresses ; mais alors c’était un torrent impétueux, profond, grossi par les pluies. Au delà était un marais, et derrière ce marais les Russes avaient tiré un retranchement d’un quart de lieue, défendu par un large fossé, et couvert par un parapet garni d’artillerie. Neuf régiments de cavalerie et onze d’infanterie étaient avantageusement disposés dans ces lignes. Le passage de la rivière paraissait impossible.

Les Suédois, selon l’usage de la guerre, préparèrent des pontons pour passer, et établirent des batteries de canons pour favoriser la marche ; mais Charles n’attendit pas que les pontons fussent prêts ; son impatience de combattre ne souffrait jamais le moindre retardement. Le maréchal de Schwerin, qui a longtemps servi sous lui, m’a confirmé plusieurs fois qu’un jour d’action il disait à ses généraux, occupés du détail de ses dispositions : Aurez-vous bientôt terminé ces bagatelles ? et il s’avançait alors le premier à la tête de ses drabans : c’est ce qu’il fit surtout dans cette journée mémorable.

Il s’élance dans la rivière, suivi de son régiment des gardes. Cette foule rompait l’impétuosité du flot ; mais on avait de l’eau jusqu’aux épaules, et on ne pouvait se servir de ses armes. Pour peu que l’artillerie du parapet eût été bien servie, et que les bataillons eussent tiré à propos, il ne serait pas échappé un seul Suédois.

Le roi, après avoir traversé la rivière[11], passa encore le marais à pied. Dès que l’armée eut franchi ces obstacles à la vue des Russes, on se mit en bataille ; on attaqua sept fois leurs retranchements, et les Russes ne cédèrent qu’à la septième. On ne leur prit que douze pièces de campagne et vingt-quatre mortiers à grenades, de l’aveu même des historiens suédois.

Il était donc visible que le czar avait réussi à former des troupes aguerries, et cette victoire d’Hollosin, en comblant Charles XII de gloire, pouvait lui faire sentir tous les dangers qu’il allait courir en pénétrant dans des pays si éloignés : on ne pouvait marcher qu’en corps séparés, de bois en bois, de marais en marais, et à chaque pas il fallait combattre ; mais les Suédois, accoutumés à tout renverser devant eux, ne redoutèrent ni danger ni fatigue.


  1. Janvier 1707. (Note de Voltaire.)
  2. 22 août. (Note de Voltaire.)
  3. 27 août. (Id.)
  4. Voltaire n’a pas cru devoir intercaler ce fait dans son Charles XII (G. A.)
  5. 6 février 1708. (Note de Voltaire.)
  6. Voyez page 233.
  7. 8 avril. (Note de Voltaire.)
  8. 21 mai. (Id.)
  9. Il faut remarquer, dans tout ce qui va suivre, avec quel art Voltaire évite de se répéter. (G. A.)
  10. En russe, Bibitsch. (Note de Voltaire.)
  11. 25 juillet. (Id.)