Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/2/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 541-551).
◄  Chap. III
Chap. V  ►
CHAPITRE IV.
PRISE DE STETIN. DESCENTE EN FINLANDE. ÉVÉNEMENTS DE 1712.

Pierre, se voyant heureux dans sa maison, dans son gouvernement, dans ses guerres contre Charles XII, dans ses négociations avec tous les princes qui voulaient chasser les Suédois du continent, et les renfermer pour jamais dans la presqu’île de la Scandinavie, portait toutes ses vues sur les côtes occidentales du nord de l’Europe, et oubliait les Palus-Méotides et la mer Noire. Les clefs d’Azof, longtemps refusées au bacha qui devait entrer dans cette place au nom du Grand Seigneur, avaient été enfin rendues ; et, malgré tous les soins de Charles XII, malgré toutes les intrigues de ses partisans à la cour ottomane, malgré même plusieurs démonstrations d’une nouvelle guerre, la Russie et la Turquie étaient en paix.

Charles XII restait toujours obstinément à Bender, et faisait dépendre sa fortune et ses espérances du caprice d’un grand vizir, tandis que le czar menaçait toutes ses provinces, armait contre lui le Danemark et le Hanovre, était prêt à faire déclarer la Prusse, et réveillait la Pologne et la Saxe.

La même fierté inflexible que Charles mettait dans sa conduite avec la Porte, dont il dépendait, il la déployait contre ses ennemis éloignés, réunis pour l’accabler. Il bravait, du fond de sa retraite, dans les déserts de la Bessarabie, et le czar, et les rois de Pologne, de Danemark et de Prusse, et l’électeur d’Hanovre, devenu bientôt après roi d’Angleterre, et l’empereur d’Allemagne, qu’il avait tant offensé quand il traversa la Silésie en vainqueur. L’empereur s’en vengeait en l’abandonnant à sa mauvaise fortune, et en ne donnant aucune protection aux États que la Suède possédait encore en Allemagne.

Il eût été aisé de dissiper la ligue qu’on formait contre lui. Il n’avait qu’à céder Stetin au premier roi de Prusse, Frédéric, électeur de Brandebourg, qui avait des droits très-légitimes sur cette partie de la Poméranie ; mais il ne regardait pas alors la Prusse comme une puissance prépondérante : ni Charles ni personne ne pouvait prévoir que le petit royaume de Prusse, presque désert, et l’électorat de Brandebourg, deviendraient formidables. Il ne voulut consentir à aucun accommodement ; et, résolu de rompre plutôt que de plier, il ordonna qu’on résistât de tous côtés sur mer et sur terre. Ses États étaient presque épuisés d’hommes et d’argent ; cependant on obéit : le sénat de Stockholm équipa une flotte de treize vaisseaux de ligne ; on arma des milices ; chaque habitant devint soldat. Le courage et la fierté de Charles XII semblèrent animer tous ses sujets, presque aussi malheureux que leur maître.

Il est difficile de croire que Charles eût un plan réglé de conduite. Il avait encore un parti en Pologne, qui, aidé des Tartares de Crimée, pouvait ravager ce malheureux pays, mais non pas remettre le roi Stanislas sur le trône ; son espérance d’engager la Porte-Ottomane à soutenir ce parti, et de prouver au divan qu’il devait envoyer deux cent mille hommes à son secours, sous prétexte que le czar défendait en Pologne son allié Auguste, était une espérance chimérique.

Il attendait à Bender l’effet de tant de vaines intrigues ; et les Russes, les Danois, les Saxons, étaient en Poméranie. Pierre mena son épouse à cette expédition[1]. Déjà le roi de Danemark s’était emparé de Stade, ville maritime du duché de Brème ; les armées russe, saxonne, et danoise, étaient devant Stralsund.

Ce fut alors[2] que le roi Stanislas, voyant l’état déplorable de tant de provinces, l’impossibilité de remonter sur le trône de Pologne, et tout en confusion par l’absence obstinée de Charles XII, assembla les généraux suédois qui défendaient la Poméranie avec une armée d’environ dix à onze mille hommes, seule et dernière ressource de la Suède dans ces provinces.

Il leur proposa un accommodement avec le roi Auguste, et offrit d’en être la victime. Il leur parla en français ; voici les propres paroles dont il se servit, et qu’il leur laissa par un écrit que signèrent neuf officiers généraux, entre lesquels il se trouvait un Patkul, cousin germain de cet infortuné Patkul que Charles XII avait fait expirer sur la roue :

« J’ai servi jusqu’ici d’instrument à la gloire des armes de la Suède ; je ne prétends pas être le sujet funeste de leur perte. Je me déclare de sacrifier ma couronne[3] et mes propres intérêts à la conservation de la personne sacrée du roi, ne voyant pas humainement d’autre moyen pour le retirer de l’endroit où il se trouve, »

Ayant fait cette déclaration, il se disposa à partir pour la Turquie, dans l’espérance de fléchir l’opiniâtreté de son bienfaiteur, et de le toucher par ce sacrifice. Sa mauvaise fortune le fit arriver en Bessarabie, précisément dans le temps même que Charles, après avoir promis au sultan de quitter son asile, et ayant reçu l’argent et l’escorte nécessaire pour son retour, mais s’étant obstiné à rester et à braver les Turcs et les Tartares, soutint contre une armée entière, aidé de ses seuls domestiques, ce combat malheureux de Bender, où les Turcs, pouvant aisément le tuer, se contentèrent de le prendre prisonnier. Stanislas, arrivant dans cette étrange conjoncture, fut arrêté lui-même : ainsi deux rois chrétiens furent à la fois captifs en Turquie.

Dans ce temps où toute l’Europe était troublée, et où la France achevait, contre une partie de l’Europe, une guerre non moins funeste pour mettre sur le trône d’Espagne le petit-fils de Louis XIV, l’Angleterre donna la paix à la France ; et la victoire que le maréchal de Villars remporta à Denain, en Flandre, sauva cet État de ses autres ennemis. La France était, depuis un siècle, l’alliée de la Suède ; il importait que son alliée ne fût pas privée de ses possessions en Allemagne. Charles, trop éloigné, ne savait pas même encore à Bender ce qui se passait en France.

La régence de Stockholm hasarda de demander de l’argent à la France épuisée, dans un temps où Louis XIV n’avait pas même de quoi payer ses domestiques. Elle fit partir un comte de Sparre, chargé de cette négociation, qui ne devait pas réussir. Sparre vint à Versailles, et représenta au marquis de Torcy l’impuissance où l’on était de payer la petite armée suédoise qui restait à Charles XII en Poméranie, qu’elle était prête à se dissiper faute de paye, que le seul allié de la France allait perdre des provinces dont la conservation était nécessaire à la balance générale ; qu’à la vérité Charles XII, dans ses victoires, avait trop négligé le roi de France ; mais que la générosité de Louis XIV était aussi grande que les malheurs de Charles. Le ministre français fit voir au Suédois l’impuissance où l’on était de secourir son maître, et Sparre désespérait du succès.

Un particulier de Paris fit ce que Sparre désespérait d’obtenir. Il y avait à Paris un banquier, nommé Samuel Bernard, qui avait fait une fortune prodigieuse, tant par les remises de la cour dans les pays étrangers que par d’autres entreprises ; c’était un homme enivré d’une espèce de gloire rarement attachée à sa profession, qui aimait passionnément toutes les choses d’éclat, et qui savait que tôt ou tard le ministère de France rendait avec avantage ce qu’on hasardait pour lui. Sparre alla dîner chez lui, il le flatta, et au sortir de table le banquier fit délivrer au comte de Sparre six cent mille livres ; après quoi il alla chez le ministre, marquis de Torcy, et lui dit : «J’ai donné en votre nom deux cent mille écus à la Suède ; vous me les ferez rendre quand vous pourrez. »

Le comte de Stenbock, général de l’armée de Charles, n’attendait pas un tel secours ; il voyait ses troupes sur le point de se mutiner, et, n’ayant à leur donner que des promesses, voyant grossir l’orage autour de lui, craignant enfin d’être enveloppé par trois armées de Russes, de Danois, de Saxons, il demanda un armistice, jugeant que Stanislas allait abdiquer, qu’il fléchirait la hauteur de Charles XII, qu’il fallait au moins gagner du temps, et sauver ses troupes par les négociations. Il envoya donc un courrier à Bender, pour représenter au roi l’état déplorable de ses finances, de ses affaires et de ses troupes, et pour l’instruire qu’il se voyait forcé à cet armistice qu’il serait trop heureux d’obtenir. Il n’y avait pas trois jours que ce courrier était parti, et Stanislas ne l’était pas encore, quand Stenbock reçut les deux cent mille écus du banquier de Paris : c’était alors un trésor prodigieux dans un pays ruiné. Fort de ce secours avec lequel on remédie à tout, il encouragea son armée, il eut des munitions, des recrues ; il se vit à la tête de douze mille hommes, et, renonçant à toute suspension d’armes, il ne chercha plus qu’à combattre.

C’était ce même Stenbock qui, en 1710, après la défaite de Pultava, avait vengé la Suède sur les Danois dans une irruption qu’ils avaient faite en Scanie : il avait marché contre eux avec de simples milices qui n’avaient que des cordes pour bandoulières, et avait remporté une victoire complète. Il était, comme tous les autres généraux de Charles XII, actif et intrépide ; mais sa valeur était souillée par la férocité. C’est lui qui, après un combat contre les Russes, ayant ordonné qu’on tuât tous les prisonniers, aperçut un officier polonais du parti du czar, qui se jetait à l’étrier de Stanislas, et que ce prince tenait embrassé pour lui sauver la vie ; Stenbock le tua d’un coup de pistolet entre les bras du prince, comme il est rapporté dans la vie de Charles XII[4], et le roi Stanislas a dit à l’auteur qu’il aurait cassé la tête à Stenbock s’il n’avait été retenu par son respect et par sa reconnaissance pour le roi de Suède.

Le général Stenbock marcha donc[5], dans le chemin de Vismar, aux Russes, aux Saxons et aux Danois réunis. Il se trouva vis-à-vis l’armée danoise et saxonne, qui précédait les Russes, éloignés de trois lieues. Le czar envoie trois courriers coup sur coup au roi de Danemark pour le prier de l’attendre, et pour l’avertir du danger qu’il court s’il combat les Suédois sans être supérieur en forces. Le roi de Danemark ne voulut point partager l’honneur d’une victoire qu’il croyait sûre : il s’avança contre les Suédois, et les attaqua près d’un endroit nommé Gadebesk. On vit encore à cette journée quelle était l’inimitié naturelle entre les Suédois et les Danois. Les officiers de ces deux nations s’acharnaient les uns contre les autres, et tombaient morts percés de coups.

Stenbock remporta la victoire avant que les Russes pussent arriver à portée du champ de bataille ; il reçut quelques jours après la réponse du roi son maître, qui condamnait toute idée d’armistice : il disait qu’il ne pardonnerait cette démarche honteuse qu’en cas qu’elle fût réparée ; et que, fort ou faible, il fallait vaincre ou périr. Stenbock avait déjà prévenu cet ordre par la victoire.

Mais cette victoire fut semblable à celle qui avait consolé un moment le roi Auguste quand, dans le cours de ses infortunes, il gagna la bataille de Calish contre les Suédois, vainqueurs de tous côtés. La victoire de Calish ne fit qu’aggraver les malheurs d’Auguste, et celle de Gadebesk recula seulement la perte de Stenbock et son armée.

Le roi de Suède, en apprenant la victoire de Stenbock, crut ses affaires rétablies : il se flatta même de faire déclarer l’empire ottoman, qui menaçait encore le czar d’une nouvelle guerre ; et dans cette espérance il ordonna à son général Stenbock de se porter en Pologne, croyant toujours, au moindre succès, que le temps de Narva et ceux où il faisait des lois[6] allaient renaître. Ces idées furent bientôt après confondues par l’affaire de Bender et par sa captivité chez les Turcs.

Tout le fruit de la victoire de Gadebesk fut d’aller réduire en cendres pendant la nuit la petite ville d’Altena, peuplée de commerçants et de manufacturiers ; ville sans défense, qui, n’ayant pas pris les armes, ne devait point être sacrifiée : elle fut entièrement détruite ; plusieurs habitants expirèrent dans les flammes ; d’autres, échappés nus à l’incendie, vieillards, femmes, enfants, expirèrent de froid et de fatigues aux portes de Hambourg[7]. Tel a été souvent le sort de plusieurs milliers d’hommes pour les querelles de deux hommes. Stenbock ne recueillit que cet affreux avantage. Les Russes, les Danois, les Saxons, le poursuivirent si vivement, après sa victoire, qu’il fut obligé de demander un asile dans Tonninge, forteresse du Holstein, pour lui et pour son armée.

Le pays de Holstein était alors un des plus dévastés du Nord, et son souverain un des plus malheureux princes. C’était le propre neveu de Charles XII ; c’était pour son père, beau-frère de ce monarque, que Charles avait porté ses armes jusque dans Copenhague avant la bataille de Narva ; c’était pour lui qu’il avait fait le traité de Travendal, par lequel les ducs de Holstein étaient rentrés dans leurs droits.

Ce pays est en partie le berceau des Cimbres et de ces anciens Normands qui conquirent la Neustrie en France, l’Angleterre entière, Naples et Sicile. On ne peut être aujourd’hui moins en état de faire des conquêtes que l’est cette partie de l’ancienne Chersonèse cimbrique ; deux petits duchés la composent : Slesvick, appartenant au roi de Danemark et au duc en commun ; Gottorp, au duc de Holstein seul. Slesvick est une principauté souveraine : Holstein est membre de l’empire d’Allemagne, qu’on appelle empire romain.

Le roi de Danemark et le duc de Holstein-Gottorp étaient de la même maison ; mais le duc, neveu de Charles XII, et son héritier présomptif, était né l’ennemi du roi de Danemark, qui accablait son enfance. Un frère de son père, évêque de Lubeck, administrateur des États de cet infortuné pupille, se voyait entre l’armée suédoise, qu’il n’osait secourir, et les armées russe, danoise, et saxonne, qui menaçaient. Il fallait pourtant tâcher de sauver les troupes de Charles XII sans choquer le roi de Danemark, devenu maître du pays, dont il épuisait toute la substance.

L’évêque administrateur du Holstein était entièrement gouverné par ce fameux baron de Görtz[8], le plus délié et le plus entreprenant des hommes, d’un esprit vaste et fécond en ressources, ne trouvant jamais rien de trop hardi ni de trop difficile, aussi insinuant dans les négociations qu’audacieux dans les projets ; sachant plaire, sachant persuader, et entraînant les esprits par la chaleur de son génie, après les avoir gagnés par la douceur de ses paroles. Il eut depuis sur Charles XII le même ascendant qui lui soumettait l’évêque administrateur du Holstein, et l’on sait qu’il paya de sa tête l’honneur qu’il eut de gouverner le plus inflexible et le plus opiniâtre souverain qui jamais ait été sur le trône[9].

Görtz[10] s’aboucha secrètement[11] à Usum avec Stenbock, et lui promit qu’il lui livrerait la forteresse de Tonninge, sans compromettre l’évêque administrateur son maître ; et dans le même temps il fit assurer le roi de Danemark qu’on ne la livrerait pas. C’est ainsi que presque toutes les négociations se conduisent, les affaires d’État étant d’un autre ordre que celles des particuliers, l’honneur des ministres consistant uniquement dans le succès, et l’honneur des particuliers dans l’observation de leurs paroles.

Stenbock se présenta devant Tonninge ; le commandant de la ville refuse de lui ouvrir les portes : ainsi on met le roi de Danemark hors d’état de se plaindre de l’évêque administrateur ; mais Gortz fait donner un ordre au nom du duc mineur de laisser entrer l’armée suédoise dans Tonninge. Le secrétaire du cabinet, nommé Stamke, signe le nom du duc de Holstein ; par là Görtz ne compromet qu’un enfant qui n’avait pas encore le droit de donner ses ordres ; il sert à la fois le roi de Suède, auprès duquel il voulait se faire valoir, et l’évêque administrateur son maître, qui paraît ne pas consentir à l’admission de l’armée suédoise. Le commandant de Tonninge, aisément gagné, livra la ville aux Suédois, et Görtz se justifia comme il put auprès du roi de Danemark, en protestant que tout avait été fait malgré lui.

L’armée suédoise[12], retirée en partie dans la ville et en partie sous son canon, ne fut pas pour cela sauvée : le général Stenbock fut obligé de se rendre prisonnier de guerre avec onze mille hommes, de même qu’environ seize mille s’étaient rendus après Pultava.

Il fut stipulé que Stenbock, ses officiers et soldats, pourraient être rançonnés ou échangés ; on fixa la rançon de Stenbock à huit mille écus d’empire : c’est une bien petite somme, cependant on ne put la trouver, et Stenbock resta captif à Copenhague jusqu’à sa mort.

Les États de Holstein demeurèrent à la discrétion d’un vainqueur irrité. Le jeune duc fut l’objet de la vengeance du roi de Danemark, pour prix de l’abus que Görtz avait fait de son nom ; les malheurs de Charles XII retombaient sur toute sa famille.

Görtz, voyant ses projets évanouis, toujours occupé de jouer un grand rôle dans cette confusion, revint à l’idée qu’il avait eue d’établir une neutralité dans les États de Suède en Allemagne.

Le roi de Danemark était près d’entrer dans Tonninge. George, électeur de Hanovre, voulait avoir les duchés de Brême et de Verden avec la ville de Stade. Le nouveau roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, jetait la vue sur Stetin. Pierre Ier se disposait à se rendre maître de la Finlande. Tous les États de Charles XII, hors la Suède, étaient des dépouilles qu’on cherchait à partager : comment accorder tant d’intérêts avec une neutralité ? Görtz négocia en même temps avec tous les princes qui avaient intérêt à ce partage : il courait jour et nuit d’une province à une autre ; il engagea le gouverneur de Brême et de Verden à remettre ces deux duchés à l’électeur de Hanovre en séquestre, afin que les Danois ne les prissent pas pour eux : il fit tant qu’il obtint du roi de Prusse qu’il se chargerait conjointement avec le Holstein du séquestre de Stetin et de Vismar ; moyennant quoi le roi de Danemark laisserait le Holstein en paix, et n’entrerait pas dans Tonninge. C’était assurément un étrange service à rendre à Charles XII que de mettre ses places entre les mains de ceux qui pourraient les garder à jamais ; mais Görtz, en leur remettant ces villes comme en otage, les forçait à la neutralité, du moins pour quelque temps ; il espérait qu’ensuite il pourrait faire déclarer le Hanovre et le Brandebourg en faveur de la Suède ; il faisait entrer dans ses vues le roi de Pologne, dont les États ruinés avaient besoin de la paix ; enfin il voulait se rendre nécessaire à tous les princes. Il disposait du bien de Charles XII comme un tuteur qui sacrifie une partie du bien d’un pupille ruiné pour sauver l’autre, et d’un pupille qui ne peut faire ses affaires par lui-même : tout cela sans mission, sans autre garantie de sa conduite qu’un plein pouvoir d’un évêque de Lubeck, qui n’était nullement autorisé lui-même par Charles XII.

Tel a été ce Görtz, que jusqu’ici on n’a pas assez connu. On a vu des premiers ministres de grands États, comme un Oxenstiern, un Richelieu, un Albéroni, donner le mouvement à une partie de l’Europe ; mais que le conseiller privé d’un évêque de Lubeck en ait fait autant qu’eux, sans être avoué de personne, c’était une chose inouïe.

Il réussit d’abord : il fit un traité[13] avec le roi de Prusse, par lequel ce monarque s’engageait, en gardant Stetin en séquestre, à conserver à Charles XII le reste de la Poméranie. En vertu de ce traité, Görtz fit proposer au gouverneur de la Poméranie (Meyerfelt) de rendre la place de Stetin au roi de Prusse, pour le bien de la paix, croyant que le Suédois gouverneur de Stetin pourrait être aussi facile que l’avait été le Holstenois gouverneur de Tonninge ; mais les officiers de Charles XII n’étaient pas accoutumés à obéir à de pareils ordres. Meyerfelt répondit qu’on n’entrerait dans Stetin que sur son corps et sur des ruines. Il informa son maître de cette étrange proposition. Le courrier trouva Charles XII captif à Démirtash, après son aventure de Bender. On ne savait alors si Charles ne resterait pas prisonnier des Turcs toute sa vie, si on ne le reléguerait pas dans quelque île de l’Archipel ou de l’Asie. Charles, de sa prison, manda à Meyerfelt ce qu’il avait mandé à Stenbock, qu’il fallait mourir plutôt que de plier sous ses ennemis, et lui ordonna d’être aussi inflexible qu’il l’était lui-même.

Görtz, voyant que le gouverneur de Stetin dérangeait ses mesures, et ne voulait entendre parler ni de neutralité ni de séquestre, se mit dans la tête, non-seulement de faire séquestrer cette ville de Stetin, mais encore Stralsund ; et il trouva le secret de faire avec le roi de Pologne, électeur de Saxe[14], le même traité pour Stralsund qu’il avait fait avec l’électeur de Brandebourg pour Stetin. Il voyait clairement l’impuissance des Suédois de garder ces places sans argent et sans armée, pendant que le roi était captif en Turquie ; et il comptait écarter le fléau de la guerre de tout le Nord au moyen de ces séquestres. Le Danemark lui-même se prêtait enfin aux négociations de Görtz : il gagna absolument l’esprit du prince Menzikoff, général et favori du czar : il lui persuada qu’on pourrait céder le Holstein à son maître ; il flatta le czar de l’idée de percer un canal du Holstein dans la mer Baltique, entreprise si conforme au goût de ce fondateur, et surtout d’obtenir une puissance nouvelle en voulant bien être un des princes de l’empire d’Allemagne, et en acquérant aux diètes de Ratisbonne un droit de suffrage qui serait toujours soutenu par le droit des armes.

On ne peut ni se plier en plus de manières, ni prendre plus de formes différentes, ni jouer plus de rôles que fit ce négociateur volontaire ; il alla jusqu’à engager le prince Menzikoff à ruiner cette même ville de Stetin, qu’il voulait sauver, à la bombarder, afin de forcer le commandant Meyerfelt à la remettre en séquestre ; et il osait ainsi outrager le roi de Suède, auquel il voulait plaire, et à qui en effet il ne plut que trop dans la suite, pour son malheur.

Quand le roi de Prusse vit qu’une armée russe bombardait Stetin, il craignit que cette ville ne fût perdue pour lui, et ne restât à la Russie : c’était où Görtz l’attendait. Le prince Menzikoff manquait d’argent, il lui fit prêter quatre cent mille écus par le roi de Prusse ; il fit parler ensuite au gouverneur de la place. « Lequel aimez-vous mieux, lui dit-on, ou de voir Stetin en cendres sous la domination de la Russie, ou de la confier au roi de Prusse, qui la rendra au roi votre maître ? » Le commandant se laissa enfin persuader, il se rendit, Menzikoff entra dans la place, et, moyennant les quatre cent mille écus, il la remit, avec tout le territoire, entre les mains du roi de Prusse, qui, pour la forme, y laissa entrer deux bataillons de Holstein, et qui n’a jamais rendu depuis cette partie de la Poméranie.

Dès lors le second roi de Prusse, successeur d’un roi faible et prodigue, jeta les fondements de la grandeur où son pays parvint dans la suite, par la discipline militaire et par l’économie.

Le baron de Görtz, qui fit mouvoir tant de ressorts, ne put venir à bout d’obtenir que les Danois pardonnassent à la province de Holstein, ni qu’ils renonçassent à s’emparer de Tonninge : il manqua ce qui paraissait être son premier but ; mais il réussit à tout le reste, et surtout à devenir un personnage important dans le nord, ce qui était en effet sa vue principale.

Déjà l’électeur de Hanovre s’était assuré de Brême et de Verden, dont Charles XII était dépouillé ; les Saxons étaient devant sa ville de Vismar ; Stetin était entre les mains du roi de Prusse[15] ; les Russes allaient assiéger Stralsund avec les Saxons, et ceux-ci étaient déjà dans l’île de Rugen ; le czar, au milieu de tant de négociations, était descendu en Finlande, pendant qu’on disputait ailleurs sur la neutralité et sur les partages. Après avoir lui-même pointé l’artillerie devant Stralsund, abandonnant le reste à ses alliés et au prince Menzikoff, il s’était embarqué, dans le mois de mai, sur la mer Baltique ; et, montant un vaisseau de cinquante canons, qu’il avait fait construire lui-même à Pétersbourg, il vogua vers la Finlande, suivi de quatre-vingt-douze galères, et de cent dix demi-galères, qui portaient seize mille combattants.

La descente se fit à Elsingford[16], qui est dans la partie la plus méridionale de cette froide et stérile contrée, par le 61e degré.

Cette descente réussit malgré toutes les difficultés. On feignit d’attaquer par un endroit, on descendit par un autre : on mit les troupes à terre, et l’on prit la ville. Le czar s’empara de Borgo, d’Abo, et fut maître de toute la côte. Il ne paraissait pas que les Suédois eussent désormais aucune ressource : car c’était dans ce temps-là même que l’armée suédoise commandée par Stenbock se rendait prisonnière de guerre. (Ci-dessus, page 548.)

Tous ces désastres de Charles XII furent suivis, comme nous l’avons vu, de la perte de Brême, de Verden, de Stetin, d’une partie de la Poméranie ; et enfin le roi Stanislas et Charles lui-même étaient prisonniers en Turquie ; cependant il n’était pas encore détrompé de l’idée de retourner en Pologne à la tête d’une armée ottomane, de remettre Stanislas sur le trône, et de faire trembler tous ses ennemis.


  1. Septembre 1712. (Note de Voltaire.)
  2. Octobre 1712. (Id.)
  3. On a cru devoir laisser la déclaration du roi Stanislas telle qu’il la donna mot pour mot : il y a des fautes de langue : Je me déclare de sacrifier n’est pas français ; mais la pièce en est plus authentique, et n’en est pas moins respectable. (Note de Voltaire.)
  4. Voltaire n’en a parlé dans aucune édition de son Histoire de Charles XII, mais dans le chapitre XV de la première partie de son Histoire de Pierre le Grand ; voyez page 491.
  5. 9 décembre 1712. (Note de Voltaire.)
  6. Peut-être faudrait-il des rois ; mais aucune édition ne le porte. (B.)
  7. Le chapelain confesseur Nordberg dit froidement, dans son histoire, que le général Stenbock ne mit le feu à la ville que parce qu’il n’avait pas de voitures pour emporter les meubles. (Note de Voltaire.)
  8. Nous prononçons Gueurtz. (Note de Voltaire.)
  9. Voyez encore, sur Görtz, l’Histoire de Charles XII, livre VIII.
  10. Mémoires secrets de Bassevitz. (Note de Voltaire.)
  11. 21 janvier 1713. (Id.)
  12. Mémoires de Stenbock. (Note de Voltaire.)
  13. Juin 1713. (Note de Voltaire.)
  14. Juin 1713. (Id.)
  15. Septembre 1713. (Note de Voltaire)
  16. 22 mai 1713, n. st. (Id.)