Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/11

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LIVRE XI

LA FUITE DU GOUVERNEMENT

PARIS DANS LA JOURNÉE DU DIX-HUIT MARS

La journée du dix-huit mars fut confuse et pacifique. La surprise était générale. Des barricades s’élevaient lentement dans tous les quartiers de Paris, sans violence, sans désordre. Dans les rues populeuses qui montaient vers le Père-Lachaise, on invitait les personnes se rendant au cimetière pour assister aux funérailles du fils de Victor Hugo à mettre un pavé, pris au tas voisin, à la barricade en construction, et ce péage insurrectionnel satisfait, on laissait s’éloigner le passant. Aucun commandement n’était donné, et nulles mesures générales n’apparaissaient, comme étant prises ou réclamées. Habitants et gardes nationaux se retranchaient dans leurs quartiers, comme au hasard, selon l’inspiration de quelques citoyens d’initiative, et en tenant compte de la disposition des lieux. Le sentiment qui paraissait dominer était la crainte d’un retour offensif des troupes, et l’on s’efforçait de barrer l’accès des hauteurs et des arrondissements populaires à une force ennemie venue du centre. Les bataillons des quartiers excentriques paraissaient vouloir se protéger surtout contre les bataillons des quartiers aristocratiques et commerçants, qu’ils supposaient hostiles, prêts à soutenir le gouvernement. Il y avait deux gardes nationales en présence.

Rue des Martyrs, place Blanche, rue de Paris à Belleville, faubourg du Temple en haut, rues d’Allemagne, de Flandre, de Crimée et dans le XIe arrondissement, rues Saint-Sébastien, Sedaine, Saint-Sabin et faubourg Saint-Antoine à l’angle de la rue du Chemin-Vert se dressèrent les premières barricades. La plupart étaient armées d’une mitrailleuse. Ces défenses populaires ne formaient que de simples barrages. On ne reconnaissait, derrière ces remparts improvisés, ni la fièvre révolutionnaire, ni la sombre anxiété d’insurgés isolés se préparant, dans des circonstances analogues, à soutenir l’assaut, et à répondre par la fusillade aux sommations des autorités et aux attaques des troupes.

Le Dix-Huit mars ne ressemblait en rien aux journées d’émeutes du passé. On ne pouvait même dire qu’il y eût insurrection. Un peuple qui s’insurge s’efforce de désarmer les soldats, de s’emparer des principaux édifices où fonctionnent les services publics, et de chasser le gouvernement en pénétrant dans le palais où il siège, en dispersant les corps élus, en occupant l’Hôtel-de-Ville, tout cela au milieu de la fusillade, parmi les cris des blessés, les ales des morts, les clameurs des combattants et le sourd roulement des tambours battant au loin la charge, avec des commandements d’armes, et des cris de victoire leur répondant. Ici, rien de semblable. La ville avait conservé à peu près son aspect ordinaire. On ne circulait pas très commodément, à raison des rues dépavées et des barricades en construction, mais on eût dit plutôt des quartiers où des travaux de voirie étaient en cours qu’une grande cité en révolution. Il n’y avait eu aucune tentative pour prendre possession des bâtiments et des services publics, et aucun chef populaire ne se trouvait à l’Hôtel-de-Ville.

La physionomie du centre de Paris n’avait pas changé. Les cafés avaient leur clientèle d’habitude.

Que faisait la population, en dehors des militants travaillant aux barricades ? Elle attendait.

Que faisait le Comité Central ? Ses membres allaient et venaient dans leurs quartiers, veillant à la mise en état de défense du périmètre où ils étaient connus, obéis, et pour le reste, ils attendaient.

Que faisaient les généraux, les troupes, la police ? Tout ce qui constituait le pouvoir, l’administration, la surveillance de la cité, attendait.

Seul, le gouvernement incarné dans M. Thiers, le gouvernement qui était M. Thiers ne se trouvait pas dans l’attente, ni dans l’indécision. M. Thiers suivait son plan ligne à ligne. Il marchait droit vers le but qu’il s’était assigné.

LES DEUX GARDES NATIONALES

M. Thiers se décidait à agir comme il l’avait résolu.

Les choses tournaient en sa faveur, si déplorables qu’elles apparussent à d’autres. Le meurtre des généraux lui semblait un événement, triste sans doute, mais avantageux pour ses desseins. Un fossé sanglant allait séparer les républicains modérés des violents. La bourgeoisie ne voudrait pas s’allier avec des assassins. Les officiers seraient indignés en apprenant le meurtre de deux des leurs. La province, à qui l’on transmettrait des récits appropriés, s’empresserait d’ajouter à sa vieille jalousie contre la capitale une horreur sentimentale qu’on saurait mettre à profit.

Restait la défection de l’armée. Il ne pouvait en douter. Tous les rapports la confirmaient. C’était assurément un sujet d’alarme. Mais en emmenant rapidement les troupes au dehors, en supprimant tout contact avec la population, et avec le retour prochain des prisonniers d’Allemagne, soldats solides, il pourrait reprendre l’offensive, et rentrer vainqueur dans cette ville en révolte, qu’il allait se hâter d’évacuer.

Son parti était pris depuis longtemps. Quand il convoqua le conseil au ministère des Affaires Étrangères, pour délibérer sur l’évacuation de Paris, c’était affaire de pure convenance, et sa décision était arrêtée, irrévocable.

Il a reconnu, dans sa déposition devant la Commission d’Enquête, dans quelles dispositions d’esprit il se trouvait, lorsqu’il ordonna la retraite sur Versailles :

J’étais à l’état-major avec le général Vinoy, quand arriva un premier officier nous annonçant que tout allait bien. Mais plus tard, d’autres officiers nous arrivèrent fort tristes, et nous sentîmes que la situation devenait embarrassante. Ce fut alors que je fus frappé d’un souvenir, le souvenir du 24 février. J’étais depuis fort longtemps fixé sur ce point que, si nous pétions pas en force dans Paris, il ne fallait pas y rester.

Au 24 février, le roi m’avait demandé, lorsque les choses avaient pris une mauvaise tournure, ce qu’il y avait à faire. Je lui répondis qu’il fallait sortir de Paris, pour y rentrer avec le maréchal Bugeaud et cinquante mille hommes.

Le parti que je proposais au roi fut discuté, mais point accepté. On rappela que les Bourbons, que les Bonaparte eux-mêmes, étaient sortis de Paris, et n’avaient jamais pu y rentrer ; et on en avait conclu qu’il ne fallait jamais en sortir.

Ce souvenir m’était resté dans la mémoire ; et, en outre, je me rappelais l’exemple du maréchal de Windischgraetz, qui, après être sorti de Vienne, y était Reuter victorieusement quelque temps après. Je dis au général Vinoy : « Il est clair que nos troupes vont être submergées dans cette foule. Emmener les canons est impossible, les mouvements de l’armée étant aussi entravés qu’ils le sont. Tirons nous troupes du chaos où elles sont plongées et faites-les revenir vers le ministère des Affaires Étrangères. » Le Gouvernement était réuni en ce moment à l’hôtel de ce ministère. Beaucoup de personnes étaient accourues, et chacune donnait son avis. Je réunis mes collègues dans la salle du conseil, où nous pûmes délibérer seuls avec nous-mêmes. Là, je n’hésitai point je me rappelais le 24 février : mon parti était pris ; je l’annonçai. Cette déclaration provoqua de graves objections. Le 24 février, je n’avais pas pu réussir ; mais, ce jour-là, je triomphai des objections, grâce au bon sens et au courage de mes collègues.

(Enquête Parlementaire, déposition de M. Thiers, t. I, p. 12.)

Thiers donna donc l’ordre au général Vinoy de retirer ses troupes derrière la Seine, et d’occuper tous les ponts. Il était midi. Des officiers d’état-major portèrent de tous côtés l’ordre aux chefs de corps d’avoir à ramener les régiments sur la rive gauche. En même temps on battait la générale dans les quartiers du centre. Les gardes nationaux sur lesquels on comptait ne vinrent pas. « Il nous arriva peut être 5 ou 600 hommes, dit M. Thiers, et les mauvais gardes nationaux étaient descendus des hauteurs de Paris. Nous n’avions pas pu occuper tous les ponts. »

Cette défection de la garde nationale de l’ordre, sur laquelle le gouvernement aurait pu compter, était plus grave peut-être que celle de l’armée. Rentrés dans leurs casernes, ou cantonnés sur la rive gauche, les régiments pouvaient être ressaisis. En se retrouvant avec leurs chefs, dans leur milieu habituel, les troupes eussent repris, instinctivement, machinalement, la routine de la discipline et de l’obéissance. Mais l’abstention des gardes nationaux bourgeois, de ceux qui semblaient intéressés surtout au maintien de l’ordre, et qui du reste, par la suite, rassemblés autour de la mairie du 11e arrondissement et au Grand Hôtel essayèrent, avec l’amiral Saisset, de former un centre de résistance, était de nature à impressionner le gouvernement.

Le ministre de l’Intérieur et le général d’Aurelle de Paladines avaient cependant essayé de galvaniser cette garde nationale engourdie.

Ils avaient fait afficher la proclamation suivante, tardive et inutile :

À la Garde Nationale de la Seine,

Le gouvernement vous appelle à défendre votre cité, vos foyers, vos familles, vos propriétés.

Quelques hommes égarés, se mettant au-dessus des lois, n’obéissant qu’à des chefs occultes, dirigent contre Paris les canons qui avaient été soustraits aux Prussiens.

Ils résistent par la force à la garde nationale et à l’armée.

Voulez-vous le souffrir ?

Voulez-vous, sous les yeux de l’étranger, prêt à profiter de nos discordes, abandonner Paris à la sédition ?

Si vous ne l’étouffez pas dans son germe, c’en est fait de la République et peut-être de la France !

Vous avez leur sort entre vos mains.

Le gouvernement a voulu que vos armes vous fussent laissées.

Saisissez-les, avec résolution, pour rétablir le régime des lois, sauver la République de l’anarchie, qui serait sa perle ; groupez-vous autour de vos chefs ; c’est le seul moyen d’échapper à la ruine et à la domination de l’étranger.

Le général Commandant des gardes nationales :
D’Aurelle de paladines.
Le ministre de l’Intérieur :
E. Picard.
Paris, le 18 mars 1871.

C’était un appel au dévouement, à la crainte aussi, et au sentiment de la conservation personnelle, adressé aux gardes nationaux supposés hostiles aux éléments plébéiens. Le ministre Picard invoquait le secours de ceux que, sous les gouvernements aux prises avec une tentative insurrectionnelle, on désigne sous le nom « d’amis de l’ordre ». Cette partie de la garde nationale, que visait Ernest Picard, était celle qui formait les anciennes légions, recrutée parmi les personnes aisées, payant des impôts fonciers, des patentes, des cotes personnelles mobilières, et comprenant d’abord les bataillons aux numéros inférieurs, organisés sous l’empire. Ceux-ci avaient toujours témoigné, lorsqu’ils étaient commandés par le général Lawoestine, sinon un grand attachement à la famille impériale, du moins un sentiment de fidélité au régime établi, de « loyalism », comme disent les Anglais. Cette garde nationale s’était en partie ralliée à la République, au 4 Septembre. Elle était peu républicaine, prise dans son ensemble, mais frondeuse et jalouse de ses prérogatives. Ses opinions étaient plutôt celles des orléanistes, sans affection bien vive pour les princes de la maison d’Orléans, sans désir de voir un héritier de Louis-Philippe restaurer le trône de juillet, que cette même garde nationale ou du moins des citoyens animés du même esprit, avaient d’ailleurs contribué à renverser, en février 48. Un gouvernement constitutionnel, libéral, nullement clérical, et avant tout pacifique, favorable aux rentiers, aux commerçants, aux spéculateurs et aux financiers, était son idéal. Pour cette force organisée, encadrée, qui s’était bien montrée pendant le siège, et avait fait son devoir aux remparts comme dans les rares sorties, une république modérée, ayant à sa tête un homme tel que M. Thiers, qu’elle connaissait, qu’elle admirait, qui était son vrai représentant et son expression politique, devait être considérée comme le régime le meilleur, le plus supportable, selon les vues et les intérêts des classes moyennes. Cette bourgeoisie armée avait peur de toute révolution, haïssait et jalousait l’aristocratie, en s’efforçant de la copier, méprisait et craignait les classes populaires, en les flattant, en recherchant leurs suffrages. Elle devait donc descendre en masse dans la rue, à l’appel d’Ernest Picard, pour défendre le gouvernement, et avec lui l’Assemblée, comme elle l’avait fait, avec énergie, avec fureur, lors de l’insurrection de juin 48.

Elle ne répondit cependant pas aux appels désespérés d’Ernest Picard et du général d’Aurelle de Paladines. Elle demeura sourde aux sonneries de rassemblement, aux tambours battant le rappel. Elle lut avec indifférence l’affiche où on lui demandait de prendre ses fusils, pour défendre non seulement le « régime des lois », mais « la famille et la propriété ». Ces grands mots n’émurent personne. La garde nationale ne parut pas effrayée, et l’épouvante qu’on cherchait à répandre dans son esprit n’aboutit qu’à l’inciter à demeurer tranquille et neutre. Elle avait d’ailleurs de bonnes raisons à donner de son inertie. Où étaient les chefs ? Que faisait le gouvernement ? Où siégeait-il ? Qui ordonnait de battre le rappel ? Etait-ce lui ? Autour de la Bourse, rue de la Paix, à la Madeleine, c’était probable. Mais Le tambour appelait aussi les gardes nationaux à la place Clichy, à Rochechouart, à la Villette, à la Bastille. Ce n’était évidemment pas dans le même but, ni avec le même objectif, si c’était la même batterie. On risquait de se tromper, de s’égarer, et, en croyant renforcer les hommes d’ordre, de tomber parmi les insurgés. Mieux valait s’abstenir, attendre chez soi ou au café, comme autrefois, les jours d’émeute, les gens prudents se tenaient dans leurs caves, en attendant qu’il y eût un gouvernement. Et puis, les gardes nationaux de l’ordre avaient un excellent argument à opposer à ceux qui les eussent blâmés de leur surdité volontaire, quand les tambours gouvernementaux clamaient désespérément : aux armes ! dans le désert des quartiers amis de l’ordre. On les appelait à la bataille, soit | on irait, mais pas seuls ! Pourquoi le gouvernement rappelait-il ses troupes ? pourquoi les protégeait-il derrière la Seine, pour les envoyer, eux, des civils, des boutiquiers, des pères de famille, échanger des coups de fusil avec des insurgés enragés ? Ce n’était pas leur place de marcher en première ligne contre les barricades. Puisque le gouvernement gardait ses soldats, eux garderaient la chambre, comme si le médecin, pour leur santé, leur eût défendu de mettre un pied dehors. Et voilà pourquoi les gardes nationaux de l’ordre crurent devoir imiter le bourgeois de l’opérette, et restèrent chez eux.

Cette proclamation, malgré la sonorité de ses phrases, sonnait donc faux, et ses efforts de terreur ne pouvaient porter. Il semble que M. Thiers, non seulement ne collabora pas à cette affiche, qui d’ailleurs n’est signée que d’un membre du gouvernement, Ernest Picard, mais même qu’il n’en eut pas connaissance. Il n’en eût pas permis l’apposition. Elle était contraire à ses idées, à ses projets. Elle n’avait en outre aucune raison d’être au moment où l’on renonçait à la lutte, où l’évacuation sans combat était résolue.

Une autre proclamation, affichée aussi dans le milieu de la journée du 18 mars, semble détonner également, et contredire les délibérations prises en ce moment même, aux Affaires Étrangères, pour le retrait des troupes.

Gardes nationaux de Paris,

On répand le bruit absurde que le gouvernement prépare un coup d’État.

Le gouvernement de la République n’a et ne peut avoir d’autre but que le salut de la République.

Les mesures qu’il a prises étaient indispensables au maintien de l’ordre ; il a voulu et veut en finir avec un Comité insurrectionnel dont les membres, presque tous inconnus à la population, ne représentent que les doctrines communistes et mettraient Paris au pillage et la France au tombeau, si la garde nationale et l’armée ne se levaient pour défendre, d’un commun accord, la patrie et la République.

Paris, le 18 mars 1871.

A. Thiers, Dufaure, E. Picard, Jules Favre, Jules Simon, Pouyer-Quertier, général Le Flô, amiral Pothuau, Lambrecht, de Larcy.

Cette seconde proclamation, portant pareillement la date du 18 mars, était signée des membres du gouvernement. Elle ne fut évidemment pas vue, ni approuvée par M. Thiers, et l’on signa pour lui. Il ne pouvait être dans sa pensée d’appeler aux armes les gardes nationaux, puisqu’il était résolu à les abandonner. Voulait-il laisser ces bataillons de propriétaires et de commerçants sans le concours de l’armée, après les avoir lancés dans les rues de Paris, contre les bataillons de ces prolétaires redoutables, devant lesquels il s’empressait de décamper ? Cet appel à la guerre civile était un contre-sens en ce moment de dérobade. Il est probable que l’affiche avait été préparée à l’avance, avant la délibération prise pour l’évacuation, et qu’elle fut apposée, en retard et sans réflexion, sans qu’on pensât à décommander les afficheurs, comme on prévenait les chefs de corps de cesser toute lutte et de se replier sur la rive gauche, en attendant le signal du départ pour Versailles. Il est vraisemblable de supposer que cet appel à la population, comme celui à la garde nationale, furent concertés entre Jules Favre, Ernest Picard, et le général d’Aurelle de Paladines, à l’insu de M. Thiers et des autres membres du gouvernement. Ce qui pourrait justifier cette explication, c’est que M. Jules Favre, dans la soirée, recevant la délégation des maires, parut ignorer le départ pour Versailles du chef du gouvernement.

Il est du reste établi que MM. Jules Favre et Ernest Picard, comme Jules Ferry, étaient absolument opposés à l’abandon de Paris, et que M. Thiers força leur volonté, en brusquant le départ, s’enfuyant même tout seul, en tirant parti d’une alerte, causée par le défilé fortuit et inoffensif d’un bataillon fédéré, sous les fenêtres du ministère des Affaires Étrangères, où avait lieu la délibération.

L’INTERVENTION DES MAIRES

Les maires de Paris, la veille encore, en dehors de MM. Vacherot, Vautrain et de quelques autres, franchement réactionnaires, croyaient la conciliation possible. Ils avaient souhaité, ils avaient pensé, avec leur collègue Clemenceau, que l’affaire des canons se terminerait pacifiquement et régulièrement, par une rétrocession des pièces à chaque bataillon, ou à l’artillerie de la garde nationale. Leur surprise fut donc grande, quand ils apprirent les événements de li matinée. M. Tirard, député et maire, prit l’initiative d’une convocation des maires, des adjoints et des représentants de Paris, à la mairie du IIe arrondissement, rue de la Banque. Il vint peu de monde, les convocations n’ayant pu toucher la plupart des destinataires. Une nouvelle réunion fut fixée pour le soir même, à six heures, à la mairie du premier arrondissement (Saint-Germain-l’Auxerrois). En même temps, MM. Tirard et Bonvalet furent délégués auprès de M. Thiers. Ils ne le trouvèrent point. Le chef du pouvoir exécutif était à l’École militaire, conférant avec le général Vinoy, et prenant des dispositions pour le mouvement de retraite des troupes. Les délégués se rendirent auprès du général d’Aurelle de Paladines. Celui-ci déclara qu’il n’était au courant de rien, responsable de rien. « Ce sont les avocats qui ont voulu l’attaque, dit-il. Je leur avais bien prédit que cela se terminerait ainsi, ajoutait-il, ils ne m’out pas écouté. Je savais ce que valait l’armée et je ne comptais pas sur la garde nationale. Réunissez-vous, messieurs, le sort de Paris, le sort de la France aussi, est entre vos mains. » Les délégués se retirèrent aussi indécis et aussi inquiets qu’avant ces deux démarches sans résultat.

La réunion des représentants de la Seine, des maires de Paris et de leurs adjoints, eut lieu à six heures, à la mairie du Ier arrondissement. Tout le monde était présent. M. Tirard présida. On discuta la situation. On considéra qu’on ne pouvait guère compter sur l’armée, que la garde nationale se divisait en deux armées, l’une qui faisait l’émeute, l’autre qui la laissait faire. On proposa donc l’envoi d’une délégation au gouvernement, avec mandat de demander les mesures immédiates suivantes, comme seules susceptibles d’arrêter les progrès de l’insurrection, et de donner satisfaction à la majorité de la population : 1o nomination du colonel Langlois, député de Paris, comme commandant en chef de la garde nationale ; 2o nomination de M. Dorian comme maire de Paris ; 3o élections municipales d’urgence ; 4o assurance que la garde nationale ne serait pas désarmée.

La commission, composée de MM. Tirard, Vautrain, Vacherot, Bonvalet, Méline, Tolain, Hérisson, Millière, Peyrat, se rendit au ministère des Affaires Étrangères. Elle parlementa d’abord avec le secrétaire de Jules Favre, M. Hendlé, par la suite préfet de la Seine-Inférieure, très habile et très renommé. Celui-ci fit la grimace en constatant la présence de Millière parmi les délégués. Millère avait publié des révélations scandaleuses, autour desquelles on fit beaucoup trop de bruit. Les virulentes attaques du Vengeur contre Jules Favre, qualifié de faussaire, étaient de vaines déclamations pour des irrégularités d’état-civil, sans importance politique. Jules Favre avait déclaré à la mairie de Rueil, comme étant légitimes, des enfants nés hors mariage. À qui cela faisait-il tort ? Le public n’accorda d’ailleurs qu’une attention médiocre à ce potin malveillant. Félix Pyat et Millière, pour des socialistes révolutionnaires, se montrèrent ainsi bien grands admirateurs de du Code Napoléon, et fort respectueux des préjugés bourgeois. Millière répondit au scrupuleux Hendlé : « Ce n’est pas M. Millière qui vient rendre visite à M. Jules Favre, c’est un représentant de la Seine, délégué par ses collègues, qui vient chez le ministre des Affaires Étrangères. » Le secrétaire s’inclina et introduisit la délégation, Millière compris.

Jules Favre fut-il sincère ? feignit-il l’ignorance de faits que tout le monde connaissait ? ou bien, déçu et dépité par le départ de Thiers qu’il avait combattu, voulut-il dissimuler ses intentions, tâter l’opinion des maires, en vue d’une résistance à l’émeute, dont il avait certainement le goût, et peut-être le projet ? Se vit-il sur le point de recueillir le pouvoir laissé vacant par Thiers, et vainqueur de l’insurrection, appelé par l’Assemblée Nationale à lui succéder ? Il est difficile de se prononcer, car il n’a pas démasqué ses intentions ni résisté au chef du gouvernement, malgré sa fuite. Il craignit d’assumer la responsabilité de tenir tête à l’insurrection, en restant seul à Paris, tandis que M. Thiers, à Versailles, se ferait sans doute approuver et soutenir par l’assemblée affolée.

Il commença par demander aux délégués si la nouvelle du meurtre des généraux Clément Thomas et Lecomte était confirmée. Sur la réponse affirmative, il s’emporta. Sa voix devint plus âpre, sa lèvre dédaigneuse parut plus méchante. Debout à son bureau, comme à la barre, prenant la pose théâtrale et le geste qui lui étaient habituels, le bras étendu, avec l’index rigide, il s’écria : « Alors, messieurs, que venez-vous faire ici ? Vous apportez des propositions ? On ne discute pas, on ne parlemente pas avec des assassins ! » On essaya de le calmer. On lui parla des élections municipales, comme d’un moyen Propre à amener une détente générale. Il ne voulut rien entendre. « Il n’est plus possible de faire des concessions », disait-il. Il s’entêtait à répéter qu’un gouvernement ne pouvait s’abaisser à traiter avec des assassins, et qu’il se refusait à transmettre des propositions pouvant amener une transaction avec eux. Il ajouta, avec une fierté qui voulait être impérieuse, plutôt que persuasive, et qui n’était que de la forfanterie, étant donnée la situation qu’il méconnaissait, ou dont il feignait de ne pas apprécier toute la gravité : « Nous lutterons, messieurs, nous ne traiterons pas ! Pas de concessions ! la force ! Demain nous ferons appel à la garde nationale qui est dévouée à la cause de l’ordre, nous nous mettrons à sa tête, nous essaierons de maîtriser cette insurrection et de rendre à Paris la sécurité et la paix ! »

M. Tirard essaya de faire comprendre à l’irascible autoritaire qu’il n’était plus temps de résister, que les griefs de Paris contre l’Assemblée Nationale, les craintes des républicains de voir une restauration monarchique se préparer à Versailles avaient engendré une désaffection générale, et que cette force qu’il invoquait pour maîtriser une insurrection grandissante et déjà formidable, il ne l’avait pas. Il ne fallait guère compter sur la garde nationale ; quant aux troupes, elles avaient été retirées, et Paris, sans gouvernement, sans armée, sans autorités reconnues, était livré à lui-même, allait tomber tout entier au pouvoir de l’insurrection.

— C’est impossible ! répondit Jules Favre, toujours hautain, affectant de se montrer encore imperturbable.

Il était plus de huit heures du soir. Ainsi, le ministre des Affaires Étrangères, le personnage le plus important du gouvernement, après M. Thiers, ne savait pas qu’à cette heure-là les troupes rassemblées à l’École militaire, sous le commandement du général Vinoy, commençaient leur mouvement de retraite, que les principaux points stratégiques de Paris étaient évacués, et que le chef du pouvoir exécutif, après avoir assisté, au pont de Sèvres, au défilé des premiers régiments abandonnant Paris, roulait au grand galop de ses chevaux sur la route de Versailles.

Bientôt, il lui fut impossible de conserver le moindre doute, si réellement il ne savait rien de ce qui s’était passé dans la journée, M. Charles Ferry, frère du maire de Paris, et M. Jules Mahias, secrétaire de la mairie centrale, se firent annoncer pour une communication urgente : introduits aussitôt, ils annoncèrent que, sur l’ordre du général Vinoy, l’Hôtel-de-Ville venait d’être évacué. M. Charles Ferry ajouta que son frère était resté seul dans le bâtiment municipal, voulant en sortir le dernier, et seulement par la force des baïonnettes de l’insurrection.

Cette nouvelle démonta l’arrogant Jules Favre. Comme les maires renouvelaient avec insistance leurs propositions, il daigna répondre alors qu’il transmettrait au gouvernement les demandes que les maires et les députés de Paris lui exposaient, et qu’il leur donnerait réponse dans la nuit.

Les maires se retirèrent alors, et se réunirent à la mairie du Ier arrondissement, pour rendre compte à leurs collègues et aux députés du résultat de l’entrevue.

JULES FERRY

Le fait était exact autant qu’invraisemblable : l’Hôtel-de-Ville avait été abandonné. C’était la reddition de la place municipale, c’était la capitulation du gouvernement, et Paris était officiellement, publiquement, au pouvoir de la rue, livré à lui-même, c’est-à-dire à l’émeute, à la merci du premier venu qui viendrait s’installer dans l’édifice, où les gouvernements républicains, comme les rois l’onction à Reims, avaient reçu le sacre populaire. L’Hôtel-de-Ville de Paris, c’était à la fois un donjon et un symbole. Là, semblait être le suprême réduit de la République, son autel aussi. La Commune ne devait pas faillir à cette tradition. Quelques jours après son abandon par Thiers et les hommes du 4 Septembre, cet Hôtel-de-Ville était occupé par le gouvernement élu à la suite des événements du Dix-Huit mars, la Commune recevait des mains du Peuple l’investiture, et, sur la place fameuse, antique grève des nautes parisiens, son avènement était solennellement et joyeusement proclamé !

Jules Ferry, maire de Paris, premier magistrat de la cité et gardien de la Maison Commune, ne voulait pas se rendre, ne comprenait pas qu’on livrât à l’insurrection cet Hôtel-de-Ville, qu’il avait vaillamment déjà défendu et sauvé, au 31 octobre. Il voulait résister, à M. Thiers, par la persuasion, par des raisonnements, et à l’insurrection, par une contenance ferme et des coups de fusils. Il ne put accomplir aucune de ces deux tâches, difficiles il est vrai. Il dut céder et se retirer, mais pas en fuyard et en poltron, comme le chef du pouvoir exécutif.

Ce ne fut pas, certes, un ami de la démocratie avancée que M. Jules Ferry, et la Commune trouva en lui son adversaire le plus acharné, le plus irréductible. Mais les communards eux-mêmes n’ont pu s’empêcher de rendre hommage à son énergie, et de reconnaître en lui un homme d’État supérieur. Un des historiens de la Commune, M. Gaston Da Costa, condamné à mort par les conseils de guerre versaillais, donc non suspect de partialité, ou même de bienveillance pour le maire de Paris, a dit de lui :

Jules Ferry, l’histoire lui rendra cette justice, fut le seul homme du gouvernement thiériste qui ne perdit jamais la tête. Nous n’avons pas à juger ici la carrière si remplie de cet homme d’État. Nous oublions à dessein le chef de l’opportunisme et le directeur de la politique coloniale, nous ne jugeons que le maire de Paris, le fonctionnaire solide à son poste de combat, l’ennemi implacable, mais qu’on respecte et qu’on admire, lorsqu’il oppose son incontestable courage à la veulerie, à toute la défaillance de ses chefs…

Plus tard, quand cet homme vint déposer des faits du 18 mars devant la commission d’enquête parlementaire, non seulement il ne recueillit pas un éloge, mais il comparut presque comme un accusé, à tel point qu’à plusieurs reprises il dut se défendre et vertement des insinuations perfides de ces parlementaires haineux et affolés. Ce fut tout ce que Ferry gagna à avoir mis son grand courage au service de la plus féroce des réactions. »

(Gaston Da Costa, la Commune Vécue, t. I, pp. 88 et 102.)

Ce personnage considérable, qui a tenu une place si grande dans la République, dont il aurait dû être le président, car il dépassait par l’intelligence et par les services tous ceux que les circonstances et les intrigues des coteries portèrent à ce poste suprême (on est désigné pour la présidence, non pour ses qualités, mais pour les défauts qu’on n’a pas, non pour ses actes politiques, mais pour ceux qu’on a évités de faire), était né dans les Vosges, à Saint-Dié, le 5 avril 1832. Il est mort à Paris, rue Bayard, No 1, le 17 mars 1893. Il avait lutté sous l’Empire. Ses débuts au barreau et dans le journalisme avaient été remarqués. Il écrivit dans la Presse, le Courrier du Dimanche, puis au Temps et à l’Électeur, et fut poursuivi pour ses articles par la justice impériale. Sa notoriété, déjà grande, fit un bond en 1868. Une brochure, au titre plaisant, sur les finances de la ville de Paris, intitulée les Comptes Fantastiques d’Haussman, le fit, du jour au lendemain, presque célèbre. Le calembour a de ces fortunes. La papauté n’invoqua-t-elle pas un jeu de mots à l’appui de son pouvoir temporel : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », telle est l’assise du trône des papes. Journaliste plutôt terne, à la plume lourde, à la phrase embarrassée, Jules Ferry semblait cependant ne pas devoir dépasser le niveau estimable des écrivains sérieux et froids, dont l’autorité s’impose dans un cercle restreint de lecteurs graves et de politiciens avisés. Ses Comptes Fantastiques étaient une fantaisie, de la critique ironique. Il serait difficilement parvenu à agir sur la foule avec ses écrits, et la plume ne pouvait, dans ses mains, devenir un levier, un instrument de pouvoir. Il parlait bien, facilement, sensément, et ses moindres discours étaient intéressants, parce qu’ils exprimaient toujours une pensée claire, une volonté nette. Il n’était nullement l’orateur comédien et sonore, le ténor à cavatines et à fioritures, dont le public admire la virtuosité, acclame les effets, vulgaires souvent, mais sûrs toujours. Il ne sut jamais trouver de ces formules brèves qu’on retient, et qui mordent sur les foules comme l’acier sur le cuivre, mais il avait un autre mérite que celui des rhéteurs de la presse ou de la tribune : il était avant tout un homme d’action. Il écrivait et parlait pour agir. Dès ses débuts, ses camarades, ses rivaux, ses ennemis, reconnurent en lui une force directrice, un esprit de commandement. Il était taillé pour la lutte, pour la résistance, pour la contradiction aussi, Car Sa résistance eut souvent des accès mesquins. Il avait l’entêtement prompt, comme d’autres ont la transaction facile. Bien qu’il se piquât, au cours de sa carrière si remplie, de connaître et de pratiquer la diplomatie, peu d’hommes furent aussi peu aptes que lui aux tergiversations, aux procédés hésitants, et à la patience résignée, que cet art comporte. Son caractère entier lui valut plus d’une animosité durable, et l’impopularité, dont il a porté toute sa vie le poids, provint plutôt de son tempérament intransigeant, dans la modération bien entendu, que de sa conduite gouvernementale et de ses fautes politiques.

Impopulaire, il le fut, comme peu d’hommes l’ont été. Il fut en butte, dès ses premières années de pouvoir, à des attaques excessives, sans mesure, et souvent injustes. Quand, longtemps après les années de l’Empire, du siège et de la Commune, ses adversaires, qui étaient surtout des radicaux, nuance Clemenceau, voulaient l’accabler, après l’avoir gratifié des épithètes, alors déshonorantes, de Tonkinois et de Tunisien, ils l’appelaient : garçon de café ! Ses favoris lui avaient attiré cette qualification propagée par la caricature et les petits journaux.

Elu député aux élections de 1869, par le VIe arrondissement de Paris, il devint, au 4 septembre, membre du gouvernement de la Défense nationale. Au 31 octobre, il fit tête à l’insurrection, brava Flourens et ses tirailleurs à l’Hôtel-de-Ville, et fut réellement le maître de Paris, pendant cette nuit, dont l’importance pouvait être décisive et triomphale. La Commune, au 31 octobre, c’était sûrement Paris délivré, la guerre prolongée, et, grâce à l’énergie de Gambetta, de Freycinet et de Chanzy, les armées de secours organisées et lancées sur tous les points, aux flancs des envahisseurs. Il est fâcheux que Jules Ferry ait montré autant d’énergie ce jour-là, mais on ne peut refuser cet hommage à son intrépide sang-froid. Il allait toujours droit à l’obstacle, le danger l’attirait, le fortifiait. Le 22 janvier, il montra encore sa fermeté coutumière. Ce ne fut point sa faute si, au 18 mars, il dut battre en retraite devant l’insurrection victorieuse : Thiers l’avait désarmé, lâché, on pourrait dire, trahi.

Il est impossible de parler de Jules Ferry, même lorsqu’il ne peut être question que de son rôle en 1871, sans rappeler sommairement que cet éminent homme d’État a donné à la France un empire colonial. Pour cet inestimable service, il a été attaqué, vilipendé et chassé du pouvoir. Un capitaine fatigué, du nom d’Herbinger, à la tête échauffée et troublée, ayant cru découvrir, en se levant de table, une armée chinoise menaçante, défilant sur les hauteurs de Lang-Son, alors qu’il s’agissait d’une promenade de quatre ou cinq irréguliers chinois enquête de maraude, a donné le signal d’une déroute, sans importance militaire, et qui passa inaperçue au Tonkin, mais dont la répercussion fut ridicule et terrible à Paris. La panique, ce jour-là, fut pire au Palais-Bourbon que dans les arroyos du Tonkin. Ce fut un chorus indigné, absurde et coupable. M. Ribot donnait la réplique à M. Clemenceau, et M. Ranc se cramponnait aux basques de Jules Ferry, pour le faire descendre de la tribune, sous les encouragements de M. Paul de Cassagnac. Jules Ferry fut donc précipité du pouvoir. L’histoire, et les parlementaires repentis, l’ont vengé par la suite de cette injuste agression. Ses pires détracteurs ont fait, de nos jours, amende honorable devant les trois statues qu’on lui a élevées à Hanoï, à Tunis et à Paris. La postérité oubliera les fautes, les crimes même, du dangereux ennemi de la Commune, pour ne garder que le souvenir de ses services, de ses bienfaits et de ses talents.

Les opportunistes qui l’accablèrent pour la surprise de Lang-Son furent tellement odieux et incohérents que Jules Ferry, tandis qu’ils s’efforçaient de lui fermer la bouche et de le chasser du pouvoir, avait dans sa poche, ce jour-là même, le traité qui terminait tout différend avec l’empire chinois. Il emporta de cette journée néfaste une inguérissable blessure morale. Elle contribua, avec la meurtrissure au cœur, que lui fit un dément, nommé Aubertin, à abréger son existence.

Adversaire résolu du cléricalisme, marié civilement, à une époque où les unions sans prêtre étaient la grande exception, il assuma de vivaces animosités et, contre lui, les rancunes religieuses s’unirent aux haines de partis. Legrand acte de sa vie fut la loi sur l’instruction publique, laïque, gratuite, obligatoire, qui a changé profondément la société française. Cette réforme, avec l’avènement du suffrage universel, qu’elle aurait dû précéder, constitue la plus grande révolution de notre histoire moderne.

Ce grand et durable bienfait doit faire pardonner à son auteur bien des résistances aux vœux de la démocratie, et impose l’indulgence aux vaincus de 71.

Le progrès social et la république démocratique, pour laquelle luttèrent et périrent les hommes de la Commune, eussent-ils été réalisables, et même aurait-on pu en préparer les voies et le succès, chaque jour plus certains, si Jules Ferry, par sa ténacité, son autorité et son influence, n’avait pu donner au peuple cet outil d’émancipation et de bien-être : l’Alphabet, sans lequel le fusil et le bulletin de vote ne sauraient être, bien souvent, que des instruments de servitude ou de tyrannie ?

M. THIERS SE SAUVE

Pendant que Jules Ferry, le 18 mars, se préparait à défendre à outrance l’Hôtel-de-Ville, M. Thiers se disposait à partir, bientôt était déjà loin.

Le plan de M. Thiers était non seulement d’enlever les canons, de terroriser Montmartre, Belleville, les quartiers populaires, mais surtout de procéder à un désarmement général de toute la garde nationale, amie de l’ordre ou non. Ce fut d’ailleurs ce qui arriva, après la défaite de la Commune. Malgré les services tapageurs des « brassards tricolores », malgré l’empressement que mirent certains bataillons à vouloir se mêler aux soldats vainqueurs, en dépit du zèle exterminateur dont firent montre plusieurs commandants, sollicitant les fonctions sanglantes de présidents, de pourvoyeurs aussi, des cours prévôtales improvisées, M. Thiers voulait avant tout faire disparaître la garde nationale.

Pour parvenir à son but, M. Thiers avait donc besoin d’une insurrection. Un personnage, homme distingué, mêlé de près aux événements, mais, par ses sentiments et son milieu fort réactionnaire, le comte d’Hérisson, l’ancien officier d’ordonnance de Trochu, a émis ce doute, dont aujourd’hui la vérification est faite :

Quand on étudie l’affaire du 18 mars, on en arrive presque à Se demander si M. Thiers voulait réellement enlever les canons de Montmartre, et si son but n’était pas plutôt d’obtenir un mouvement populaire qui lui permettrait d’évacuer Paris d’abord, pour le reprendre ensuite, en le noyant dans le sang.

Mais cette émeute, qu’il venait de provoquer, on peut dire qu’il l’avait préparée, et on peut ajouter que, pouvant l’écraser en un tour de main, il la laissa grandir comme un chirurgien qui, rêvant une belle opération, favoriserait la croissance d’une tumeur qu’il aurait pu enlever, à ses débuts, par un simple coup de ciseaux.

Cette insurrection, accompagnée de la défection de l’armée, prit rapidement de telles proportions que M. Thiers, plus que jamais décidé à réaliser son projet et à se réfugier à Versailles, eut hâte de décamper, de se inerte personnellement en sûreté. La peur lui venait, et domina toutes ses résolutions, tous ses actes, durant cette après-midi tourmentée. Il avait une grande hardiesse dans les conceptions politiques ; il envisageait résolument les périls à longue portée, mais devant le danger brutal, immédiat, il perdait la tête. On le vit, durant les journées de 1830, qu’il avait préparées, après avoir rédigé un appel aux armes, se mettre promptement en sûreté, dans la banlieue de Paris. Il ne quitta sa retraite que la bataille finie et la victoire acquise. En 1848, il avait favorisé la campagne des banquets, d’où sortit la révolution, et au premier grondement de l’émeute, il décampa, déguisé. Pendant l’insurrection de juin, il demeura caché dans un placard au fond du logement d’un des secrétaires de la Chambre.

Le Dix-Huit mars, pendant la délibération au ministère des Affaires Étrangères, dans la cour, attendait une voiture toute attelée ; auprès, une escorte de cavalerie était prête à prendre le trot, au premier signal.

Le général Le Flô, devant la Commission d’Enquête, a revendiqué la responsabilité de l’évacuation. Ce fut pourtant M. Thiers seul qui eu eut l’idée, la volonté. Il est vrai qu’à l’époque où Le Flô déposait il n’y avait plus aucun danger à faire cette déclaration, il y avait même occasion de tirer vanité de la décision, puisque les événements avaient justifié l’abandon de Paris. Dans l’après-midi du 18 mars, le général Le Flô était, comme son chef, peu rassuré. Il avait hâte de mettre quelques kilomètres entre sa précieuse personne et les fusils des insurgés. Il pressait M. Thiers de déguerpir, parce qu’il pensait le suivre ; ce qu’il fit d’ailleurs avec empressement. L’odeur de la poudre troublait ce guerrier vieilli, qui montrait surtout du goût pour celle d’escampette, et puis le printemps en fleurs partout s’épanouissait, et il estimait que le moment était venu d’aller à la campagne. Il a raconté, en ces termes, l’alerte, rappelant les méprises de comédie, qui précipita le départ.

Je dus consentir à accompagner M. Thiers, a dit le général Le Flô. Vers trois heures il se produisit un incident qui inquiéta le gouvernement et les représentants qui se trouvaient là. Trois bataillons de la garde nationale, tambours et clairons en tête, passèrent devant l’hôtel des Affaires Etrangères. Nous étions défendus par un seul demi-bataillon de chasseurs à pied, qui était en dehors de la grille, et dans une situation assez compromise par conséquent. Les hommes étaient disposés en tirailleurs tout le long de cette grille. Le moment me parut critique ; et je dis : « Je crois que nous sommes flambés, nous allons être enlevés. » En effet, les bataillons qui passaient n’avaient qu’à faire un demi-tour à droite et à pénétrer dans le palais, nous étions pris tous jusqu’au dernier. Je dis à M. Thiers : « Je crois qu’il est important que vous vous sauviez ; il y a peut-être un escalier dérobé, par lequel vous pouvez vous retirer, et gagner la rue de l’Université, et de là partir pour Versailles. Il est important que vous le fassiez. Sans quoi le gouvernement va être absolument désorganisé. » M. Thiers suivit mon conseil. Mais les trois bataillons passèrent sans rien dire, ils allèrent faire une manifestation à l’Hôtel-de-Ville, et revinrent une demi-heure après.

Le général Vinoy, de son côté, a raconté ainsi l’épisode du départ :

M. Thiers partit, je crois, à trois heures et demie ou quatre heures : il fallait le faire partir, parce que, s’il tombait aux mains de l’insurrection, c’était le gouvernement désorganisé. Prévoyant cela, j’avais doublé mon escorte, j’avais fait préparer sa voiture et tout était prêt. Je lui dis : « Mettez votre pardessus, la porte du bois de Boulngne est gardée, voire sortie est assurée par là. — J’y avais envoyé un escadron. — Mais, avant de partir, il me donna l’ordre d’évacuer Paris, et surtout de lui envoyer la brigade Daudel, qui occupait tous les forts du Sud et même le Mont-Valérien et Courbevoie. Il jugeait important d’avoir à Versailles cette brigade, qui était celle sur laquelle on pouvait le plus compter.

Ainsi dans la précipitation qu’il mit à s’évader de Paris, M. Thiers donna l’ordre aux généraux d’évacuer tous les forts, y compris le Mont-Valérien. Cette citadelle de Paris, au pouvoir de l’insurrection, c’était Paris imprenable, c’était la Commune victorieuse, ou tout au moins prolongeant sa résistance si longtemps, puisque le blocus et la famine étaient impossibles, qu’une transaction fût devenue inévitable. Les Parisiens, dans les circonstances qui seront ultérieurement indiquées, De purent pas malheureusement tirer avantage de l’incroyable sottise de M. Thiers, qui, dans son affolement, ne pensa qu’à fuir, qu’à sauver sa personne. Il oubliait le Mont-Valérien, comme on laisse son parapluie, dans la hâte de quitter un endroit pour monter en voiture.

Ce fut course un peu folle que la sienne, sur la route de Versailles :

Il commanda le départ ventre à terre, dit le comte d’Hérisson. Entouré de cavalerie, le coupé file par les quais. Plus heureux que son maître Louis-Philippe, qui dut se contenter d’un fiacre, Thiers avait deux bons chevaux. Mais ils avaient beau dévorer l’espace, il leur trouvait une allure de tortue. À chaque instant, il passait la tête par la portière en criant : « Marchez donc ! Marchez donc ! Tant que nous ne serons pas au pont de Sèvres, il y aura du danger ! » Le capitaine qui commandait l’escadron et qui galopait à côté du coupé avait beau répondre : « Nous ne pouvons pas aller plus vite, tous nos chevaux vont être fourbus. »

Thiers répétait toujours : « Marchez donc ! marchez donc ! »

Le bienheureux pont de Sèvres fut passé sans encombre, et on laissa souffler les chevaux à la montée de Chaville. Thiers était plus calme. Il se voyait déjà en sûreté à Versailles, et ruminait d’ailleurs l’idée de l’évacuer à la première alerte, pour se sauver au Mans, dont il avait ordonné que l’on conservât la gare à tout prix.

Lorsqu’il fut bien installé à la préfecture de Versailles, n’ayant plus peur, il redevint lui-même, c’est-à-dire, le fourbe par excellence, et au lieu de prendre des mesures immédiates avec le général Appert, qui commandait Versailles, il eut l’air d’être venu là eu promenade, pour s’occuper de l’installation de l’Assemblée qui devait se réunir le lendemain.

Il poussa la dissimulation jusqu’à nier la véracité du récit d’un témoin, M. Jules Richard, rédacteur au Figaro, qui, chargé du compte rendu des séances de l’Assemblée, était venu se loger à l’avance, à Versailles, et avait sollicité une audience, un peu tardive, mais que la gravité des circonstances permettait. Il était onze heures et demie du soir, quand ce journaliste, très connu, fut introduit à l’hôtel de la Préfecture. Il trouva le chef du pouvoir exécutif en conversation avec plusieurs personnes, dont le général Appert. Jules Richard raconta le meurtre des généraux. M. Thiers l’interrompit pour affirmer : « Ni le général Lecomte ni le général Clément Thomas n’ont été fusillés. » Il ne voulait pas que ces terribles nouvelles se répandissent, dans son entourage surtout, avant que les troupes qu’il attendait fussent arrivées à Versailles. Il avait, cette nuit-là, si grand peur, et craignait tellement d’être enlevé qu’il retint à la préfecture, a dit Jules Richard, en contant l’épisode, tous les officiers généraux qui s’y présentèrent, et qu’il fit coucher, en travers de la porte de sa chambre, deux soldats, choisis à dessein parmi les prisonniers qui rentraient d’Allemagne.

DERNIER CONSEIL DES MINISTRES À PARIS, CHEZ M. CALMON

L’insurrection joua de malheur, à deux reprises, en cette journée hasardeuse. Deux fois la fortune mit à la portée des Parisiens le salut, la victoire.

Ils avaient le Mont-Valérien abandonné, à leur disposition. Par négligence ou trahison du général en chef provisoire de l’insurrection, Lullier, ils ne purent s’en emparer, et permirent aux Versaillais de le réoccuper.

Ils se trouvèrent à portée d’arrêter M. Thiers et les principaux ministres et ils n’eurent point l’idée de les faire prisonniers. Ce n’était pas l’escorte disposée par Vinoy, dans la cour du ministère des Affaires Étrangères, qui aurait pu s’y opposer. Le bataillon fédéré, qui fit si grand peur à M. Thiers, n’eut ni l’inspiration, ni la curiosité de s’informer de ce qui se faisait dans le palais du quai d’Orsay. Il se contenta d’effrayer par son défilé et sa musique, et s’éloigna, laissant les ministres respirer, permettant à M. Thiers de filer sur Versailles pour y organiser la guerre civile. L’occasion, comme le bataillon mal inspiré, passa, et ne se représenta plus. Les choses eussent grandement changé, à la suite de ce beau coup de filet. Il fut manqué, et l’insurrection ne put désormais qu’espérer une victoire par les armes, que les circonstances rendirent d’abord difficile, ensuite impossible. La fortune favorisa donc deux fois M. Thiers et la réaction, durant cette journée fatale.

Les ministres, M. Thiers disparu, se montrèrent peu désireux d’attendre, au palais du quai d’Orsay, le passage de nouveaux bataillons fédérés, qui, plus hardis ou mieux avisés que ceux qui s’étaient contentés de défiler en musique sous les fenêtres, monteraient et viendraient les capturer. Ils se hâtèrent de s’éclipser à leur tour. Ils se donnèrent rendez-vous, pour le soir même, à dix heures, dans un domicile particulier, chez M. Calmon, rue Abbatucci.

Ainsi le chef du pouvoir exécutif fuyait, se terrait, apeuré, dans une préfecture de province, gardé, pendant son sommeil, par deux dogues qu’il supposait fidèles, deux cavaliers de l’ex-garde impériale, et les ministres se cachaient dans Paris, tenaient conseil de gouvernement, comme on conspire, dans un appartement privé, portes closes et rideaux tirés. Paris était bien sans maîtres, sans autorités, livré à lui-même.

Vinrent à ce dernier conseil : le général Le Flô, ministre de la Guerre ; Jules Favre, Ernest Picard, Dufaure, Jules Simos, l’amiral Pothuau et le général d’Aurelle de Paladines.

La discussion fut vive. L’évacuation de Paris en fut l’unique objet. Les généraux s’en montrèrent partisans, l’opposition vint de la part des ministres civils. Jules Favre notamment déclara qu’il fallait rester à Paris. Nous avons indiqué plus haut les motifs qui semblaient lui dicter cette énergique résolution, dont il avait fait part à la délégation des maires, mais qu’il ne maintint pas.

Le général Le Flô a dit, dans l’Enquête, qu’à cette séance du conseil :

Jules Favre et Ernest Picard déclarèrent formellement qu’ils n’évacueraient pas Paris, qu’ils y resteraient coûte que coûte, dussent-ils y perdre la vie. Je leur répondis : « Vous ferez ce que vous voudrez. J’ai le devoir de sauver l’armée, je la sauverai à tout prix. » Je fis appel aux sentiments de ces messieurs ; ils persistèrent dans leur résolution de ne pas abandonner Paris ; je pris congé d’eux, et je me rendis à l’École militaire, où le général Vinoy avait établi son quartier général…

Il est donc établi que, vers dix heures du soir, Jules Favre et Ernest Picard voulaient rester à Paris, avec les troupes. Mais les ordres de Thiers étaient formels. Le ministre de la Guerre prenait la responsabilité de l’évacuation. Il en donnait les ordres écrits, et le général Vinoy commençait à les exécuter. Il n’y avait qu’à se soumettre. L’opposition qu’avaient montrée les deux ministres, et que la courageuse résistance de Jules Ferry à l’Hôtel-de-Ville sans doute stimulait, cessa bientôt. Ernest Picard, l’amiral Pothuau, Jules Simon et Jules Favre se rendirent en effet à l’École militaire, et consentirent à l’évacuation si discutée. À deux heures du matin, la plupart des troupes étaient déjà sur la route de Versailles. Les ministres avaient cédé, n’osant pas entamer la lutte avec Paris, ni surtout avec M. Thiers, et ne comptant guère sur l’intervention des maires, ni sur le résultat des propositions de conciliation qui avaient été faites, et qu’ils avaient acceptées en partie.

Le général Vinoy avait exigé un ordre écrit d’évacuer Paris. Le ministre de la Guerre le lui ayant donné, tout était consommé, On pouvait cependant évacuer la ville, sans abandonner les forts. Le général Vinoy n’avait pas d’ordres concernant les forts. Il a déclaré dans l’Enquête : « C’est M. Thiers qui a donné l’ordre de renvoyer la brigade Daudel qui occupait les forts. » Les ministres n’avaient plus ni autorité ni vouloir.

Le général d’Aurelle de Paladines n’assista qu’en partie à la réunion, son remplacement étant déjà décidé. C’était le premier point, le seul aussi sur lequel on était tombé d’accord, pour donner satisfaction aux demandes de la délégation des maires.

Ce général, avec un dépit mal dissimulé, a rendu compte, en ces termes, de la réunion chez le secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Calmon, où il peint bien les sentiments d’inquiétude des ministres. Il fait même ceux-ci peut-être plus pusillanimes qu’ils ne le furent en réalité.

Bien que je fusse dans la pièce à côté, je remarquai que le trouble était assez grand. Cette réunion, si je puis m’exprimer ainsi, était faite d’une manière clandestine. On avait craint de donner l’éveil à la populace. On allait même jusqu’à se préoccuper de savoir si les voitures qui stationnaient en bas devaient y rester. Quelques-uns avaient émis qu’il fallait répartir ces voitures. Il n’y en avait guère que quatre ou cinq à la porte de M. Calmon, pourtant certains disaient qu’il fallait les disperser d’un côté ou d’un autre, de manière à les retrouver dans le voisinage. Quant à l’agitation, elle était grande, très grande. J’ai quitté le commandement à onze heures du soir, par ordre de MM. Picard et Jules Favre, c’est alors que je me suis rendu à l’École militaire.

Sur cette question d’un des membres de la commission : « Quel est le général qui vous a remplacé ? » M. D’Aurelle de Paladines répondit :

On a parlé de M. Langlois, mais je n’avais rien à faire avec lui. J’en ai été informé par M. Picard. Il y a eu, à ce sujet, une discussion excessivement vive dans le ministère. On a blâmé vivement M. Picard. M. Jules Simon a voulu donner sa démission. M. Dufaure également. Sans consulter le conseil des ministres, MM. Picard et Jules Favre avaient décidé mon remplacement…

L’abandon de l’état-major de la place Vendôme, et la mollesse dont le général avait fait preuve durant cette journée, justifiaient cette mesure. La destitution du général d’Aurelle de Paladines et son remplacement par le colonel Langlois, c’était le premier point des revendications présentées par la délégation des maires. Ce n’était qu’un article de la transaction, qu’on supposait devoir être de nature à satisfaire la fédération de la garde nationale et l’ensemble de la population. Mais la nomination d’un nouveau commandant en chef de la garde nationale, ce n’était qu’un commencement ; il fallait compléter la satisfaction offerte aux Parisiens, notamment en fixant la date très proche des élections municipales, et en assurant que la garde nationale ne serait pas désarmée.

Le conseil des ministres, dans cette séance ultime, crut avoir assez fait en nommant général de la garde nationale Langlois, « dont la gesticulation les rassurait », a dit Lissagaray. Les ministres se séparèrent en prenant leurs dispositions pour évacuer Paris, à leur tour. Ils avaient laissé à un secrétaire général, M. Émile Labiche, le décret nommant Langlois, avec mission de trouver le nouveau général et de communiquer la décision à la réunion des maires.

Les maires rédigèrent alors une proclamation annonçant à la population qu’ils avaient obtenu la nomination du colonel Langlois et la promesse des élections municipales. De son côté, le colonel Langlois, tout à fait ravi, se mettait à la besogne : il exprimait, en phrases pompeuses, sa satisfaction d’être placé, par la confiance du gouvernement et de l’Assemblée Nationale, à la tête de la belle garde nationale parisienne. Le langage était redondant autant qu’était inutile la nomination : ce n’était, en un pareil moment, ni ce qu’il fallait dire, ni ce qu’il fallait faire. Le naïf et impétueux Langlois n’allait pas tarder à s’en apercevoir. Quant au gouvernement, il était dispersé, disparu, et ne se préoccupait guère ni de la façon dont le général qu’il venait de donner à la garde nationale serait accueilli par elle, ni de savoir comment le nouveau chef prendrait possession de l’Hôtel-de-Ville, ainsi qu’il avait l’intention de le faire sur-le-champ, selon sa déclaration à la réunion des maires et députés, à la mairie du Ile arrondissement.

DERNIÈRE RÉSISTANCE DE JULES FERRY

Jules Ferry avait essayé de conserver l’Hôtel-de-Ville, qu’il considérait justement comme la suprême forteresse du gouvernement. Tant qu’on tenait l’Hôtel-de-Ville, on semblait tenir Paris, et l’émeute, cantonnée dans les quartiers excentriques, ne pouvait se proclamer victorieuse. Le maire de Paris avait, dés les premières heures matinales, déployé son énergie habituelle. Il avait pris toutes les mesures défensives pour conserver l’Hôtel-de-Ville, et l’expérience du 31 octobre l’avait guidé. Il n’avait pour le seconder que le colonel Vabre, le commandant militaire, qui se signala par la suite, lors de la répression versaillaise, comme un des plus féroces exterminateurs. L’Hôtel-de-Ville était barricadé, les fenêtres matelassées, garnies de fascines. Il eût fallu du canon et entreprendre un véritable siège pour s’en emparer. Il y avait, comme troupes à la disposition du maire, 300 hommes de la garde républicaine, fantassins, un excellent régiment de ligne, le 110e, qui avait gardé pendant le siège l’importante redoute du Sud, les Hautes-Bruyères. On disposait de 30,000 paquets de cartouches. Le maire avait eu la précaution d’envoyer des voitures à la manutention chercher des vivres. Il ne pouvait être pris par la famine, et il se sentait en mesure de repousser toute attaque de vive force.

Aucun développement ne pourrait faire mieux connaître sa ferme attitude et sa contenance résolue que la reproduction des dépêches qu’il a échangées, ce jour-là, avec le gouvernement ou la préfecture de police. Il avait pu en conserver les originaux, et il les a communiqués à la Commission d’Enquête, au cours de son intéressante déposition.

M. Jules Ferry, après avoir rappelé sommairement les divers événements de la matinée du Dix-Huit mars, a exposé en ces termes ses actes et ses intentions dans la journée et la soirée.

À deux heures et demie, entrait dans mon cabinet un officier de gendarmerie de la caserne Lobau, qui me dit : « Je viens de recevoir l’ordre d’évacuer la caserne ; je ne comprends pas pourquoi. Si on l’évacue, elle sera prise immédiatement par les insurgés »

C’est, Messieurs, la caserne qui est la plus rapprochée du quai : elle commande le petit jardin qui est situé derrière l’Hôtel-de-Ville et l’abandonner c’est livrer l’entrée de la Mairie de ce côté.

J’envoyai sur-le-champ la dépêche suivante au préfet de police :

« 18 mars 1872, 2 b. 60 du soir.

« Maire de Paris à Préfet de Police.

« On fait évacuer la caserne Lobau. C’est comme si on livrait l’Hôtel-de-Ville. Qui a donné cet ordre ? C’est certainement un malentendu.

« Signé : Jules Ferry. »

À trois heures, j’insiste et je précise :

« 18 mars 1871, 3 h. du soir.

« Maire de Paris à Préfet de Police.

« Il y a 83 hommes dans la caserne Lobau, 40,000 cartouches ; impossible à enlever. La caserne commande le jardin de l’Hôtel-de-Ville. Il vaudrait mieux en renforcer la garnison. Si on l’évacue on la livre à l’insurrection. Je m’oppose à l’exécution de cet ordre évidemment irréfléchi.

« Signé : Jules Ferry. »

J’adressai en même temps au ministre de l’Intérieur et au Président du Conseil, que je croyais encore au ministère des Affaires Étrangères, mais qui n’y était plus, une dépêche ainsi conçue :

« 18 mars 1871, 3 h. 15 du soir.

« Maire de Paris à Intérieur, à Président du Conseil, à Affaires Étrangères.

« Un ordre général est donné d’évacuer les casernes. On a ainsi livré celle du Prince Eugène.

« Ordre aussi d’évacuer caserne Lobau. Je m’y oppose, c’est livrer l’Hôtel-de-Ville, et je ne subirai pas cette extrémité honteuse.

« Je vous demande pardon de ces expressions un peu vives, mais, vous le comprenez, la situation elle-même est très violente.

« Vous devez garder l’Hôtel-de-Ville et ses casernes, qui sont une forteresse, ainsi que la Préfecture de Police. Il semble qu’on perde la tête.

« Signé : Jules Ferry. »

J’eus communication de la dépêche suivante de la préfecture de police :

« 18 mars 1871, 3 h. 30 du soir.

« Général Valentin à colonel Vabre, commandant l’Hôtel-de-Ville.

« Le régiment de ligne qui vous gardait s’est-il replié ? et qu’avez-vous pour vous garder, abstraction faite de Lobau ? »

Je prends la plume et je réponds :

« 18 mars, 3 h. 35 du soir.

« Maire de Paris à Préfet de Police.

« Nous gardons naturellement le 110e de ligne, n’ayant point l’intention de livrer l’Hôtel-de-Ville. Quant aux 83 gendarmes de Lobau, ils ne peuvent vous être nécessaires, et ils valent mieux que 500 soldats. Il faut absolument nous les laisser.
« Signé : Jules Ferry. »

Voici la réponse du général Valentin :

« 18 mars 1871, 3 h. 15 du soir.

« Général Valentin à Maire de Paris.

« Gardez la Garde Républicaine à Lobau. Ce n’est que dans le cas où la troupe de ligne se replierait qu’il y aurait lieu d’évacuer la caserne. »

À 4 heures 20 je reçus du général en chef la dépêche suivante, qui m’enchanta parce qu’elle me donnait raison :

« 18 mars 1871, 4 h. 20 du soir.

« Général en chef à Préfet de Police et Maire de Paris.

« Qui donc a donné l’ordre d’évacuer casernes Lobau et Napoléon ?

« Ce n’est pas moi, Je suis disposé à les faire renforcer. »

Je répondis :

« 18 mars 1871, 4 h. 50 du soir. »

« Maire de Paris à général Vinoy et à Intérieur.

« L’ordre d’évacuer était signé par le colonel de la garde républicaine. Le général Valentin parlait de faire replier le 110e, qui est dans la caserne Napoléon. J’ai refusé formellement de laisser faire, sans quoi non seulement Lobau, mais Napoléon seraient livrées ; à cette heure Napoléon aurait besoin d’être renforcée, non comme nombre mais comme esprit.

« Signé : Jules Ferry. »

Vient maintenant une dépêche circulaire du général Valentin au gouvernement :

« Circulaire de Paris.

« 18 mars, 5 h. 20 m. du soir.

« Général Valentin à général Vinoy, général Le Flô, général Paladines, Président du gouvernement, Affaires Étrangères, Intérieur, Justice et Maire de Paris.

« Les casernes du Château-d’Eau et du faubourg du Temple « ont été envahies sans résistance de la part des soldats, qui ont livré leurs armes, et se répandent dans les rues en criant : Vive la République ! Celle du Château-d’Eau est occupée par a le 107e bataillon. Les armes paraissent servir à armer des mobiles et des soldats libérés. On parle de projets d’attaque contre le préfecture de police, la ville et la place Vendôme. »

« 18 mars 1871, 5 h. 45 m. du soir.

« Général Valentin à généraux Vinoy, Le Flô, Paladines, Président du Gouvernement, Affaires Étrangères, Intérieur, Justice et Maire de Paris (circulaire).

« Les 82e et 131e bataillons semblent se diriger sur la préfecture avec des intentions hostiles. Je prends des préparatifs de défense ; on fait des barricades autour de Mazes. »

« 18 mars 1871, 6 h. 20 m. du soir.

« Général Valentin à généraux Vinoy, Le Flô, Paladines, Président du Gouvernement, Affaires Étrangères, Intérieur, Justice et Maire de Paris (circulaire).

« Le 194e bataillon cerne l’Hôtel-de-Ville, Lobau a été renforcée d’une compagnie. »

Vingt minutes avant, j’avais télégraphié ceci au gouvernement :

« 18 mars 1871, 6 h. du soir.

« Maire de Paris à Intérieur, à Garde Nationale, à Affaires Étrangères.

« La place de l’Hôtel-de-Ville est occupée par des bataillons hostiles, nous sommes cernés.

« Signé : Jules Ferry. »
« 18 mars 1871, 6 h. 15 m. du soir.

« Maire de Paris à Préfet de Police, à général Vinoy.

« Les bataillons qui occupent la place sont peu nombreux ; que les casernes tiennent bon ; seulement la caserne Napoléon est attaquée par derrière. »

Il y avait eu en effet une petite tentative, qui n’a pas réussi.

« Maire de Paris à Préfet de Police, Intérieur, Président du gouvernement, Garde Nationale, général Vinoy.

« Le bataillon qui cernait l’Hôtel-de-Ville, après avoir chargé ses armes et stationné quelque temps, se retire. La caserne est en parfait état. »

L’attaque avait été repoussée.

Voici maintenant la dépêche, qui tomba sur nous comme un coup de foudre.

« 18 mars, 6 h. 10 m. du soir.

« Préfet de Police à Général Vinoy, Guerre. Président du Pouvoir exécutif, Intérieur, Justice, Affaires Étrangères, Maire de Paris.

« Un sergent-major vient de me dire que les généraux Lecomte et Clément Thomas avaient été fusilles, après jugement d’une cour martiale. Il avait vu les cadavres.

« Signé : Valentin. »
« 18 mers, 6 h. 55 m. du soir.

« Maire de Paris à Préfet de Police, général Vinoy, général Le Flô, Intérieur, Président du Gouvernement.

« On construit des barricades au pont Louis-Philippe, rue Bourtibourg, on va évidemment en faire dans toutes les petites rues intermédiaires, le but est d’isoler l’Hôtel-de-Ville.

« J’attire votre attention sur l’importance de bien garder le nouvel Hôtel-Dieu et le pont d’Arcole ; du pont d’Arcole, avec une mitrailleuse, on pourrait balayer la place si cela devenait nécessaire. »

Me voici arrivé au dernier incident de la journée. Je tiens particulièrement à m’en expliquer, à raison de l’immense responsabilité qui pesait sur moi comme maire de Paris.

Je ne prétends nullement qu’on ait eu tort de faire évacuer l’Hôtel-de-Ville et les casernes. Il s’agit là en effet d’un acte militaire qui engage tellement la responsabilité d’un chef supérieur, que personne n’a le droit de dire qu’il ait eu tort.

Quant à moi, je tiens à montrer que je n’ai quitté mon poste que quand il m’a été absolument impossible d’y rester.

Vous venez de voir que j’avais lutté dans la journée contre l’évacuation de la caserne Lobau.

Vous vous rappelez que le général Vinoy m’avait télégraphié qu’il m’avait donné l’ordre qu’il était d’avis de fortifier les casernes au lieu de les évacuer ; or — et ceci vous montre avec quelle rapidité les événements se précipitaient — à sept heures, j’appris indirectement, Car On ne me communiquait rien officiellement, que le général Derroja, qui commandait en chef l’Hôtel-de-Ville et les casernes, avait reçu du général Vinoy l’ordre écrit d’évacuer immédiatement les casernes. J’allai trouver le général qui était dans un cabinet voisin du mien et je lui dis : « Comment se fait-il que vous receviez des ordres, sans que j’en sois avisé ? » ll me répondit : « Voilà le fait. Je ne sais pas ce qui se passe. » Or, l’ordre était sur un papier assez sale et de mauvaise apparence, je pensai que c’était peut-être un faux ordre, et je demandai qu’il fût vérifié.

J’écrivis en conséquence au ministre de l’Intérieur, au Président du gouvernement et au général Vinoy, la dépêche que voici :

« 18 mars 1871, 7 h. 15 m. du soir.

« Maire de Paris à Intérieur, Président du Gouvernement, « Général Vinoy.

« Le général Derroja me communique un ordre daté de 6 heures « ordonnant l’évacuation de la caserne Napoléon et de l’Hôtel-de-Ville et signé : Vinoy — cet ordre est contraire à une dépêche du général Vinoy toute récente, qui se plaignait de l’ordre d’évacuation précédemment reçu. Je prie le ministre de l’Intérieur et le président du gouvernement de me confirmer cet ordre, par dépêche.

« L’Hôtel-de-Ville n’aura plus un défenseur ; entend-on le livrer aux insurgés, quand, pourvu d’hommes et de vivres, il peut résister indéfiniment ? Avant d’évacuer, j’attends ordre télégraphique.

« Signé : Jules Ferry. »

Comme la réponse ne venait pas, je télégraphiai de nouveau au ministère de l’Intérieur :

« 18 mars 1871, 7 h. 40 m. du soir.

« Maire de Paris à Intérieur. Je réitère ma question au sujet de l’ordre d’évacuation. Allons-nous livrer les caisses et les archives ? car l’Hôtel-de-Ville, si l’ordre d’évacuer est maintenu, sera mis au pillage. J’exige un ordre positif pour commettre une telle désertion et un tel acte de folie.

« Je vous demande toujours pardon pour les expressions qui sont en rapport avec la situation, »

À 7 h. 50 m. je reçus de M. Picard, ministre de l’Intérieur, la réponse suivante :

« Intérieur à Maire de Paris. Suspendez l’évacuation. Je vais vérifier l’ordre et le discuter avec le général.

« Signé : Ernest Picard. »

Vous voyez que le ministre de l’Intérieur ne connaissait, pas plus que moi, l’ordre d’évacuation, puisqu’il se rendait à l’état-major pour le discuter avec le général Vinoy.

J’eus quelque peine à obtenir du général Derroja de surseoir à l’exécution de cet ordre, qui était extrêmement pressant, et qui le préoccupait beaucoup. Il sentait sa responsabilité compromise, et il ne voulait pas attendre la réponse. Je lui dis : « Si vous n’attendez pas la réponse, je reste ici. Il y a là le 101e bataillon qui n’attend que notre départ pour entrer, et je vous rends responsable des conséquences. »

Il consentit enfin à me laisser télégraphier, et à atteindre la réponse, c’est-à-dire la dernière dépêche que je viens de vous lire. Le général Derroja n’en fut pas satisfait. Il voulait une dépêche directe du ministre de l’Intérieur.

Je télégraphiai alors au ministre de l’Intérieur :

« 18 mars 1871, 8 h. soir.

« Maire à Intérieur. Malgré la communication précédente au général qui commande ici, ce dernier veut évacuer immédiatement. Prière de lui envoyer un ordre formel d’attendre la réponse du général Vinoy ».

L’ordre formel arriva à 8 h. 12 m.

« 18 mars 1871, 8 h. 12 soir.

« Intérieur à Maire de Paris et général commandant la caserne Lobau. Sous votre responsabilité personnelle, ordre formel de ne pas évacuer ; attendre communication du général Vinoy qui est prévenu.

« Signé : Ernest Picard. »

Pour mieux assurer la vérification de l’ordre, j’avais, d’accord avec le général Derroja, envoyé un de ses officiers au quartier général du Louvre. Le général Vinoy était absent. L’officier ne rencontra que son chef d’état-major, M. Filippi, qui, instruit de la situation, répondit par un petit mot au crayon : « Il me paraît convenable de se conformer aux ordres de M. le ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire, suspendre l’évacuation. » J’étais encore une fois triomphant, puisque mon idée était de rester à l’Hôtel-de-Ville.

M. Derroja ne se tint pas pour battu, et renvoya un officier au général Vinoy, à l’École militaire, pour avoir des éclaircissements.

Pendant ce temps, je télégraphiai au ministre de l’Intérieur, à 8 h. 25 m. du soir, la dépêche suivante :

« 18 mars 1871.

« Maire de Paris à ministre de l’Intérieur.

« Avec cinq cents hommes, je suis certain de tenir indéfiniment dans l’Hôtel-de-Ville. L’évacuation de la préfecture de police est insensée. Les barricades qui se font tout autour d’ici ne sont pas sérieuses. »

Nous avions pu, en effet, faire constater par nos gens que c’étaient des barricades tout à fait improvisées.

Sur ces entrefaites revint l’officier qui s’était rendu auprès du général Vinoy. Il reportait l’ordre écrit et formel de tout évacuer.

Je tentai un dernier effort et j’écrivis au ministre de l’Intérieur :

« 18 mars 1871, 9 h. 50 m. du soir.
« Maire de Paris à Intérieur.

« Je reçois l’ordre du général Vinoy d’évacuer l’Hôtel-de-Ville. « Pouvez-vous m’envoyer des forces ? Répondez immédiatement. »

Vingt minutes après, il me répond :

« 18 mars 1871, 9 h. 50 du soir.

« Intérieur à Maire de Paris. Votre dépêche a été transmise au gouvernement avec invitation de vous répondre directement et immédiatement, et ne puis prendre sur moi de donner l’ordre de désobéir à Vinoy. »

Mais comme aucune nouvelle n’arrivait, le général Derroja me dit : « C’est tout ce que je puis faire. J’ai épuisé les dernières limites de mon droit. Je vais faire évacuer l’Hôtel-de-Ville. »

À 9 h. 55 m. je télégraphiai une dernière dépêche au ministre de l’Intérieur :

« 18 mars 1871, 9 h. 55 m. soir.

« Maire de Paris à Intérieur.

« Les troupes ont évacué l’Hôtel-de-Ville. Tous les gens de service sont partis. Je sors le dernier. Les insurgés ont fait une barricade derrière l’Hôtel-de-Ville, et arrivent en même a temps sur la place, en tirant des coups de feu.

Signé : Jules Ferry. »

C’est ainsi que l’Hôtel-de-Ville se trouva occupé par l’insurrection une demi-heure après. Les insurgés eux-mêmes ignoraient ce qui se passait dans l’intérieur de l’édifice. Ils furent assez surpris, m’a-t-on dit, de trouver les portes ouvertes.

(Enquête parlementaire. Déposition de M. Jules Ferry.)

Ainsi le général en chef Vinoy, le préfet de police général Valentin, le ministre de l’intérieur Picard furent tous d’avis d’abandonner l’Hôtel-de-Ville. Le général Derroja fit montre d’un empressement fébrile à décamper ; quant au commandant militaire Vabre, il n’eut jamais de courage que contre des prisonniers désarmés, et il tremblait à l’idée d’avoir à obéir à Jules Ferry, et à résister aux gardes nationaux, armés et menaçants.

À dix heures et demie, quand officiers et soldats eurent déserté leur poste de combat, et que Jules Ferry se trouva seul, dans son cabinet vide, au milieu du palais municipal devenu silencieux, il lui fallut songer à son tour à une retraite devenue forcée. Il rangea ses papiers, prit le texte des dépêches échangées, qu’il gardait, pour l’histoire et non pour sa justification. De quoi aurait-on pu l’accuser ? D’avoir été brave et d’avoir fait son devoir ? Il a pu sauver ces documents si précieux pour la connaissance de ces faits inouïs. Il sortit seul, à pied, le front haut, mais le cœur oppressé. Il quitta le dernier, comme un capitaine son bord, le vaisseau de la Ville de Paris, qu’il avait défendu jusqu’à la dernière minute, au moment où les vagues de l’insurrection allaient le submerger.

Jules Ferry se rendit à la mairie du Ier arrondissement, où MM. Adam, maire, et Méline, adjoint, avec plusieurs chefs de bataillon, se trouvaient réunis. Ils se disposaient à se rendre à la mairie du IIe arrondissement, où Tirard, Bonvelet et les autres maires et députés de Paris se tenaient en permanence, quand une foule compacte et hurlante se massa sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois, criant : « Il nous faut Ferry ! Mort à Ferry ! » Quelque traître, ou le hasard, avaient fait connaître sa présence dans la mairie. Des gardes nationaux isolés s’étaient joints à la foule et donnèrent une apparence de service commandé au rassemblement. On somma les personnes présentes dans les locaux de la mairie de sortir. On procéda à un filtrage. On demandait les noms, et l’on scrutait les physionomies. Si Jules Ferry sortait de cette façon, il était inévitablement reconnu, signalé, empoigné, livré, comme un martyr des anciens jours, aux fauves démuselés de la plèbe. Le sort de Clément Thomas et de Lecomte lui était infailliblement réservé. Il avait accumulé pendant le siège, à raison de la disette, dont on le rendait injustement responsable, et par sa vigoureuse attitude dans la journée du 31 octobre, des haines furieuses. On le fit heureusement partir par une porte de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, communiquant avec la mairie et avec la petite rue des Prêtres, obscure et déserte. Il put gagner, sans être inquiété, le domicile d’un de ses amis, où il passa la nuit. Le lendemain, il se rendait à Versailles. Paris était définitivement sans maître, et la place était libre pour un pouvoir nouveau.

LES MAIRES DÉCIDENT LA RÉSISTANCE

Les maires attendaient toujours, à la mairie du Ile arrondissement, les décisions des ministres. MM. Bonvalet et Labiche couraient vainement dans tous les ministères, cherchant le gouvernement, et ne trouvaient personne. Ils rapportèrent, vers cinq heures du matin, le décret nommant le colonel Langlois général de la garde nationale. Il manquait une formalité à cette nomination : dans leur trouble, et pressés de s’esquiver, les ministres avaient oublié de signer le décret. Il se trouvait d’ailleurs sans objet : le colonel Langlois, qui revenait du Journal officiel, où il avait été retirer sa proclamation déjà donnée à composer, arrivait à la mairie, et annonçait qu’il n’acceptait pas les fonctions qu’on venait de lui conférer. Il priait en conséquence les maires de recevoir sa démission.

M. Tirard, président de la réunion, déclara alors qu’on n’avait plus qu’à se retirer, mais qu’il informerait le gouvernement, dès qu’il le pourrait, que les maires de Paris entendaient rester à leur poste, qu’ils attendaient du gouvernement des pouvoirs régularisés pour prendre toutes les mesures que la situation comportait, et aussi afin d’encaisser la solde nécessaire au paiement des gardes nationaux qui se rangeraient sous leurs ordres. Cette proposition fut acceptée. M. Labiche se chargea de transmettre cette décision à Versailles, et de porter la réponse du gouvernement à M. Tirard.

Ce fut ainsi que commença la résistance, dont la mairie du Ile arrondissement devait être le centre, jusqu’à la nomination des membres de la Commune.

Les maires contre le Comité Central, c’était le début de la guerre civile.

ARRESTATION DU GÉNÉRAL CHANZY

Un incident, qui aurait pu devenir grave, s’était produit dans la journée, vers cinq heures du soir, à la gare d’OrIéans.

Le train de Tours arrivait, et parmi les voyageurs se trouvaient le général Chanzy et M. Edmond Turquet, député de l’Aisne.

Le général Chauzy se rendait à Paris, ou plutôt à Versailles, non pas comme militaire, mais en Sa qualité de député des Ardennes à l’Assemblée Nationale.

Le 18 mars était le jour anniversaire de sa naissance.

Antoine-Eugène-Alfred Chanzy avait 48 ans. Il était né le 18 mars 1823, à Nouart, dans les Ardennes. C’était un soldat de race. Son père avait été capitaine de cuirassiers sous l’Empire. Le futur général porta d’abord le sac. Il s’engagea, et, admis à Saint-Cyr, il en sortit sous-lieutenant aux zouaves en 1841. Ce fut un de ces énergiques africains qui achevèrent la conquête de l’Algérie, et en assurèrent la pacification. Il se trouvait chef de bureau à Tlemcen, quand éclata la guerre d’Italie. Il fit cette courte et glorieuse campagne, comme chef de bataillon du 23e de ligne. Il fut ramené en Algérie comme colonel, devint général de brigade, et à la déclaration de guerre sollicita un commandement, que le ministre Lebœuf lui refusa. Il passait pour avoir des opinions libérales, d’où son peu de crédit à la cour. Le gouvernement du 4 Septembre se hâta d’accepter ses services. Il fut successivement nommé général de division, puis commandant du XVIe corps à l’armée de la Loire. Il se battit vaillamment, et heureusement, à Coulmiers et à Patay. Il fut nommé général en chef de l’armée de la Loire, en remplacement de l’incapable général d’Aurelle de Paladines. Gambetta l’avait en haute estime. Il le considérait comme à peu près le seul général de valeur, au milieu de l’infériorité des autres chefs de nos armées en déroute. Son nom, avec ceux de Gambetta, de Freycinet, de Garibaldi, de Faidherbe, est inséparable de la résistance honorable opposée, avec des forces insuffisantes, inexercées surtout, aux armées allemandes sans cesse renforcées, bien organisées, et entraînées par les victoires. Il soutint, pendant six jours, un combat désespéré, c’est la retraite du Mans, 21 janvier 1871. Retranché à Laval, derrière la Mayenne, il reformait déjà son armée, et se préparait à recommencer dans l’ouest une campagne qui aurait pu être fatale aux envahisseurs. On aurait eu peut-être alors une guerre de Vendée, mais républicaine, avec le harcèlement de l’ennemi, dans les halliers, par les chemins creux, derrière les buissons, quand la nouvelle de l’armistice vint lui faire tomber des mains le tronçon d’épée qu’il tenait encore si vaillamment. Avec ces débris d’armées pouvait-il, sinon acquérir la grande victoire, du moins épuiser, lasser l’ennemi, et donner à Gambetta le temps de lancer en avant les armées nouvelles qu’il organisait ? Peut-être. Chanzy, plus que tous les autres généraux, avait sauvé l’honneur et conservé l’espérance.

Il fut par la suite gouverneur de l’Algérie, sénateur inamovible et fut porté, sans son assentiment, comme candidat à la présidence de la République. Il est mort, il y a quelques années, glorieux et respecté de tous les partis.

C’était donc au Dix-Huit mars une personnalité restée sympathique, et l’on ne saurait expliquer les mauvais traitements dont il fut l’objet, et les dangers qu’il courut à sa descente de wagon, que par la sottise et la fureur irréfléchie de cette foule impulsive et ignorante, que l’on vit surgir aux premières et aux dernières heures de l’insurrection.

À l’entrée en gare du train, un wagon-salon attira l’attention du piquet de gardes nationaux de service. Ces gardes faisaient partie des bataillons du XIIIe arrondissement. Dans ce quartier, organisé, bien avant le Dix-Huit mars, pour la résistance, commandait Duval, qui avait pris le titre de général. La consigne avait été donnée, dans l’après-midi, à la nouvelle, bien vite connue sur la rive gauche, que les troupes allaient être dirigées sur Versailles, d’arrêter tous les officiers venant d’Allemagne ou de la province, qui débarqueraient aux gares. C’était un ordre absurde, puisqu’on n’empêchait pas les régiments cantonnés sur la rive gauche de sortir de Paris et de gagner Versailles. Se conformant à ces ordres, les gardes nationaux arrêtèrent le général, sur le quai. Chanzy ne se cachait nullement. Il était en uniforme, tenue de campagne, avec la plaque de la Légion d’honneur. Il est certain que les gardes qui l’arrêtèrent ignoraient sa personnalité et le prenaient pour un « général quelconque ». Une de ces méprises, comme il s’en produit fréquemment dans de telles bagarres, fit crier à quelqu’un dans la foule : « C’est Ducrot ! » Des menaces et des cris de mort s’élevèrent aussitôt. Ducrot était fort impopulaire ; on ne lui pardonnait ni sa défaite à Champigny, ni son attitude réactionnaire, ni ses dédains envers la garde nationale. Le bruit courut aussi que c’était Vinoy qu’on venait d’arrêter. La fureur de la foule allait croissant. Léo Meillet, adjoint au maire du XIIIe arrondissement, aussitôt prévenu, accourut et fit conduire le général et le député Turquet, qui voulut l’accompagner, à la mairie. Léo Meillet voulait faire mettre en liberté immédiatement les deux prisonniers, mais Duval survint. Il insista pour qu’on gardât, au moins provisoirement, le général. Dans sa pensée, Chanzy devenait un otage. Il y eut alors un conflit entre Léo Meillet et Duval.

LÉO MEILLET

Léo Meillet était un jeune méridional, plein d’énergie, très brun, trapu, la mine sévère, l’allure grave, toujours vêtu de noir, ancien principal clerc d’avoué à Paris. Né à Marmande (Lot-et-Garonne), en 1846, il était venu faire son droit à Paris, et s’était fait connaître dans les clubs, pendant le siège. Ses harangues, pleines de patriotisme, n’avaient rien de la redondance gasconne. C’était au contraire l’un des orateurs populaires les plus précis, exprimant toujours ce qu’il voulait dire, et rien que ce qu’il fallait dire. Il tenait, de sa pratique des affaires contentieuses, une netteté de langage et une fermeté de décision qui le firent apprécier dans l’exercice de ses fonctions administratives. I] était très estimé comme adjoint au maire du XIIIe arrondissement.

Il avait été l’un des premiers propagateurs de la Libre-Pensée. Il eut, comme tel, une altercation au sujet du convoi d’un ami, que la famille voulait conduire à l’église, malgré la volonté formelle du défunt et les désirs de la veuve. Il empêcha, avec quelques amis, le cercueil d’être porté dans la chapelle Bréa. Le prêtre, qui attendait sous le portail, voulut insister. Il y eut des protestations, des cris de : vive la République ! un commencement de bagarre. Le corps fut mené d’autorité directement au cimetière. Mais on était sous l’empire, et une telle attitude n’était pas faite pour plaire au pouvoir. Le curé se plaignit. On poursuivit Léo Meillet, en police correctionnelle, pour cris séditieux et trouble apporté à l’exercice du culte. Il fut condamné à six mois de prison.

Léo Meillet conserva un mauvais souvenir de cette chapelle Bréa, aussi fit-il, plus tard, la motion à la Commune de la démolir, comme il proposa également la démolition de la chapelle dite expiatoire, consacrée à Louis XVI. Quand M. Turquet, par la suite, lui demanda ce qui l’avait poussé à faire ces deux propositions, qui lui valurent une condamnation à mort de la part des conseils de guerre, il lui répondit : « Je trouve que ceux qui ont assassiné le général Bréa ont eu très grand tort, mais je trouve aussi qu’il n’est pas bon que, dans un pays comme le nôtre, on élève des monuments, comme la chapelle Bréa, comme la chapelle de Louis XVI aussi, qui entretiennent un perpétuel souvenir des crimes et des dissensions civiles du passé. »

La Commune avait cependant d’autre besogne plus urgente et plus utile que la démolition de monuments qui n’avaient plus guère qu’une signification décorative.

Il avait été l’un des signataires de l’Affiche Rouge pendant le siège, où les membres du gouvernement de la Défense étaient violemment attaqués, et fut compris dans les poursuites dirigées pour ce fait contre Tridon, Pindy, Oudet, Pillot, Demay et Regère. Le XIIIe arrondissement l’envoya siéger à la Commune par 6,664 voix. Il fit partie de la commission des relations extérieures (affaires étrangères), fut membre du Comité de salut public et nommé gouverneur de Bicêtre. Il fut sauvé, lors de la répression, per Edmond Turquet se souvenant de son intervention puissante au 18 mars. M. Turquet a reconnu loyalement et courageusement, à Versailles, qu’il avait aidé Léo Millet à gagner l’étranger.

Il m’a sauvé la vie, dit-il énergiquement, ainsi qu’au général Chanzy et au général Langourian. J’avais cru comme tout le monde qu’il était fusillé. Un jour, à la Chambre, je reçois un mot qui me fait bondir. C’était Léo Meillet qui n’était pas mort, et qui me demandait l’hospitalité. Que faire ? Cet homme m’avait sauvé. Je pars pour Paris, et une heure après, à 6 heures 55 minutes, un homme sonne chez moi ; c’était lui. J’envoyai une dépêche télégraphique à Mme Turquet, en lui disant de revenir avec sa femme de chambre. Ma femme revint ne sachant ce que cela voulait dire. Pendant quatorze jours, elle et sa femme de chambre ont donné la nourriture à ce malheureux. Le quatorzième jour, un de mes amis m’apporta un passeport très régulier. Je lui dis : « Voilà un passeport. » Il me répondit : « Il faut que vous m’accompagniez à la gare, parce que si j’y étais arrêté, on m’écharperait peut-être, vous me servirez de caution. » Je le menai à la gare du Nord, nous sommes arrivés Vingt minutes trop tôt. Il a été magnifique de sang-froid, et la police a été très maladroite, car il y avait là des agents qui me connaissaient, et qui ne l’ont pas reconnu. Il est arrivé à la frontière belge. Là, son passeport n’était pas visé, il ne put passer. Il revint à Saint-Quentin, où il y a un consul belge, on lui donna un visa régulier et il repartit, il fut arrêté encore à…, mais en fin on le laissa passer.

Il avait à Paris une maîtresse, dont il avait fait son capitaine d’état-major ; la police le savait et cette femme lui a témoigné un dévouement sans bornes. Trois fois de suite elle s’était fait prendre, et trois fois on l’avait relâchée, parce que la police, sachant que Meillet n’était pas fusillé, espérait le prendre chez elle. Meillet, arrivé à Bruxelles, lui écrivit une lettre, et c’est aussi qu’on sut ce qui s’était passé.

Edmond Turquet faillit être inquiété pour avoir fait échapper un communard. « Si j’ai commis un délit, dit-il dignement, et si la justice veut m’en demander compte, je suis à sa disposition. » Le président de la commission répondit : « Ce délit existe, mais on ne vous en demandera probablement pas compte, puisque Léo Meillet vous avait sauvé la vie. » La gratitude de M. Turquet et l’intervention généreuse, autant que périlleuse, de Léo Meillet sont des actes trop honorables, trop rares aussi, dans cette terrible époque, pour qu’on ne les mentionne pas en louant leurs auteurs.

Léo Millet se réfugia en Écosse. Il fonda à Glascow un cours qui fut très suivi, et devint maître de conférences à l’école supérieure d’Edimbourg. Revenu en France, en 1896, il se présenta aux élections dans le Lot-et-Garonne. Il fut nommé et siégea au groupe socialiste. Il ne fut pas réélu en 1900. Nommé directeur de l’asile d’aliénés de Cadillac, près Bordeaux, il y est mort en 1907. Ilavait 61 ans.

CHANZY ET EDMOND TURQUET PRISONNIERS

Ce fut Duval qui fit garder prisonnier le général Chanzv, malgré Léo Meillet. Celui-ci déclara qu’il était seul maître à la mairie, et comme Duval réclamait Le prisonnier « au nom des lois de la guerre ! », disait-il pompeusement, l’adjoint lui répliqua : « Vous ne représentez que l’insurrection, moi je suis nommé par les électeurs, investi d’un mandat régulier. Vous n’arrêterez pas le général Chanzy, et la preuve c’est que je vais l’emmener chez moi ! »

M. Turquet a raconté en ces termes pittoresques les péripéties de son arrestation et de celle du général Chanzy :

En effet, il nous emmena, malgré la présence de Duval, le révolver au poing, dans son appartement de l’avenue d’Italie. Nous restâmes là, jusqu’à une heure et demie du matin. C’est alors que se place un fait qu’il est bon que la commission connaisse, et que je n’ai pas dit à la tribune.

Nous étions dans le salon, très modeste, de Meillet, nous y étions arrivés escortés par des bons bataillons du XIIIe arrondissement, — du moins ce que M. Meillet appelait l’un des bons bataillons.

Quand nous arrivâmes, une quinzaine d’officiers du bataillon vinrent se grouper autour de lui.

Quelques-uns d’entre eux, les plus exaltés, faisaient des reproches au général sur son attitude à l’armée de la Loire, prétendant qu’il n’avait pas fait tout ce qu’il aurait dû faire. Les choses s’envenimaient, Un certain nombre de simples gardes étaient entrés dans la première pièce, et je sentais très bien que nous étions dans une situation des plus graves.

Dans le désir de sauver la vie du général, que je croyais très menacée, parce qu’on entendait sous la fenêtre du bruit qui allait en augmentant sans cesse, je dis aux gardes nationaux : « Mais que voulez-vous au général ? Votre ami Gambetta, l’homme qui représente votre opinion, a dit au général que c’était le premier homme de guerre, qui se fût révélé dans cette campagne ; ne soyez pas plus sévères que le député de Paris, que M. Gambetta que vous aimez et que vous estimez. » Alors ces hommes s’emportèrent, ils dirent : « Nous ne voulons pas de Gambetta ! il ne représente pas nos opinions ! » Je ne commente pas le fait ; pourquoi ces hommes se sont-ils exprimés ainsi ? J’avais failli commettre une imprudence en plaçant Chanzy sous le patronage de Gambetta. À vous de chercher et de voir s’il n’y a pas là un indice curieux ?

Le temps s’était passé ; à un moment donné, la chambre fut envahie. C’est alors qu’on voulut nous entrainer dans la rue, pour nous fusiller. M. Léo Meillet tira son revolver de sa poche et essaya de lutter. Il prétendit qu’il avait donné sa parole au général Chanzy de lui offrir asile, et de le sauvegarder jusqu’au dernier moment. Chanzy, comprenant qu’il allait se passer des scènes de violence, et que nous serions certainement écharpés, releva M. Meillet de la parole qu’il lui avait donnée, et le supplia de nous laisser partir avec les gardes nationaux, de nous laisser emmener à la prison la plus voisine. Nous descendîmes. Chanzy fut bousculé dans l’escalier, reçut quelques coups de poings, et arriva sur le boulevard. On voulut nous entrainer pour nous fusiller le long de la chapelle Bréa. Alors Meillet intervint de nouveau et dit : « Messieurs, ne nous conduisons pas en assassins ! » Ceci est très curieux, dans la bouche d’un homme qui, quinze jours après, demandait à la Commune la démolition de la chapelle Bréa. — « Ces hommes ne sont pas condamnés, quand ils seront jugés, vous les fusillerez, si bon vous semble. » Il put ainsi nous entrainer à quelques centaines de mètres plus loin, et nous jeter dans la prison du 9e secteur.

Une fois arrivés dans la cellule, quand il s’agit de porter nos noms sur les registres d’écrou, une scène des plus violentes eut encore lieu entre Léo Meillet et quelques officiers d’un autre bataillon, qui venait d’arriver. Il y eut des coups de sabre échangés. À un moment donné, nous vîmes entrer des hommes avec des baïonnettes, on amenait des individus qui s’étaient battus à cause de nous. Tout à coup, je vis Léo Meillet arrachant sa ceinture d’adjoint, et la jetant à la figure d’un officier en lui disant : « Puisqu’il en est ainsi, puisque vous voulez fusiller ces hommes, puisque vous voulez vous conduire comme des lâches, vous me fusillerez avec eux ! » Puis il s’assit, et cet homme, d’une nature énergique et violente, fondit en larmes. Il était environ deux heures du matin. Les choses se calmèrent cependant, et on nous introduisit dans la cellule.

(Enquête Parlementaire. Déposition de M. Turquet, t. II, p. 484.)

Deux faits intéressants sont surtout à relever dans cette déposition anecdotique et colorée : M. Edmond Turquet a reconnu qu’il avait été traité avec égard, ainsi que le général, par les gardes nationaux :

J’ai causé, a-t-il ajouté, avec quelques officiers qui étaient là, et qui regrettaient tous l’arrestation du général. Pendant les quelques jours que nous sommes restés dans cette prison, le plus grand respect lui a toujours été témoigné. Un petit détail : il y avait un water-closet dans une seconde pièce ; pour y arriver, il fallait passer devant les hommes de faction, et chaque fois que le général Chanzy et le général Langourian passaient, on leur présentait les armes. On restait à la porte respectueusement, et lorsqu’ils sortaient du water-closet pour rentrer dans la grande pièce, on leur présentait encore les armes…

Il a ensuite signalé ce que nous avons déjà mentionné à propos des violences au Château-Rouge, et des scènes tragiques de la rue des Rosiers, ayant pour auteurs une populace haineuse et furieuse, et non les fédérés :

Les violences contre nous n’ont jamais été exercées que par la foule. Lorsque le général Chanzy a été transféré à la Santé avec le général de Langourian, c’est encore la garde nationale qui l’a protégé, quand une foule sans nom, composée de matelots, de soldats d’infanterie de marine, de toute espèce de gens, l’insultait. En somme, ce qui n’a surtout frappé au milieu de tous ces incidents, c’est d’abord le respect de la garde nationale pour Chauzy, et ensuite cette lutte entre la municipalité légale, dont Léo Meillet était alors le représentant, et le Comité Central.

Le général Chanzy, transféré à la Santé, fut, quelques jours plus tard, mis en liberté par ordre du Comité Central, toujours malgré Duval. Raoul Rigault avait parlé d’échanger le général contre Blanqui, détenu en province. Ce furent Babick et le général Cremer, qui, le 25 mars, donnèrent et portèrent l’ordre d’ouvrir immédiatement au général les portes de la Santé. Ils lui demandèrent seulement l’engagement d’honneur de ne point accepter un commandement contre Paris. Le général Chanzy qui, selon toutes probabilités, eût été nommé général en chef de l’armée de Versailles, tint loyalement sa parole. Edmond Turquet n’avait pas été admis à suivre le général à la Santé. Léo Meillet le fit évader en lui fournissant un déguisement. Il l’accompagna même jusqu’à Versailles, non sans risquer, notamment en traversant Levallois-Perret, d’être découverts et arrêtés de compagnie.

LE COMITÉ CENTRAL À L’HÔTEL-DE-VILLE

Le colonel Langlois ayant reçu communication de la part des ministres, Par l’intermédiaire de M. Labiche, secrétaire, du décret (non signé) qui le nommait commandant en chef de la garde nationale, et ayant accepté, plusieurs des maires, réunis à la mairie du IIe arrondissement, avaient conseillé au nouveau général de se rendre aussitôt à l’état-major de la place Vendôme, et de s’y installer, mais MM. Lockroy, Cournet et Paschal Grousset, au contraire, l’engagèrent d’abord à se rendre à l’Hôtel-de-Ville. Il en prendrait possession et ferait reconnaître son autorité par les gardes nationaux qui avaient dû s’y établir, après le départ des troupes de Jules Ferry.

— Je vais au martyre ! murmura le fougueux colonel, qui paraissait pourtant plus calme qu’à l’ordinaire, plus soucieux aussi.

Pendant la soirée, le Comité Central s’était réuni rue Basfroi, dans le faubourg Saint-Antoine, où les canons de la place des Vosges avaient été transportés. Duval, avec des bataillons du XIIIe et du Ve arrondissement, avait occupé la préfecture de police, qui était déjà évacuée.

Vers neuf heures du soir, un bataillon de gardes nationaux de Montmartre, commandé par Bergeret et Arnold, s’était emparé de l’hôtel de l’État-major de la garde nationale, place Vendôme. Il était défendu par des gardes du Ier bataillon, mais ces gardes ne firent aucune résistance et se retirèrent en bon ordre. L’État-major, la place, comme on disait, et le ministère de la Justice étaient au pouvoir de l’insurrection.

Toutes ces opérations s’accomplissaient sans ordres, et sans plan aucun, selon les initiatives et les circonstances, au petit bonheur. Le Comité Central ne figurait, ni n’intervenait nulle part, en tant que pouvoir organisé, ayant un siège, et devant donner une direction. Les membres, répandus dans les quartiers qui les avaient nommés, n’exerçaient qu’une action locale et limitée. L’insurrection avait ses bras partout, sa tête nulle part. C’était comme un poulpe monstrueux, qui étendait sur toute la ville ses tentacules, mais dont le centre vivant et devant donner l’impulsion, la direction, n’apparaissait point. Le fameux Comité, ce jour-là, n’avait de Central que le nom. C’était un corps désarticulé. Ce ne fut que vers onze heures, alors qu’une partie des insurgés, voyant la ville fort tranquille, avait été paisiblement se mettre au lit, que quelques membres du Comité eurent l’idée de se joindre, de cesser l’éparpillement de forces et d’action qui avait caractérisé cette journée unique dans l’histoire des Révolutions, et de relier les faisceaux épars, de se rassembler en un point central. Ce centre de rassemblement était tout indiqué : c’était l’Hôtel-de-Ville[1]. Quelques individualités mandatées, suivies de divers officiers et de gardes nationaux isolés, appartenant à différents bataillons, s’y rendirent, un peu au hasard, ne sachant pas si des troupes n’y avaient pas été laissées, se demandant si l’on n’allait pas rencontrer une résistance.

L’Hôtel-de-Ville était ouvert. Il est certain que si Jules Ferry eût connu plus tôt les projets de Thiers, et l’approbation que devait leur donner dans la soirée le Conseil des ministres, réuni chez M. Caimon, il eût convoqué les maires et les députés, établi ainsi un pouvoir issu de l’élection, et constitué une sorte de gouvernement provisoire. Ce Comité de gouvernement, appuyé par les maires, prenant sur lui de résister aux ordres d’exécution, gardant les troupes dont il disposait dans Paris, eût tenu tête à l’insurrection, empêché peut-être le Comité Central de prendre le lendemain le commandement. Ce gouvernement improvisé pouvait faire accepter par la garde nationale les propositions transactionnelles des maires, c’est-à-dire les élections municipales prochaines et la nomination de Langlois comme commandant en chef. Le Comité Central eût probablement traité volontiers avec cette autorité, ayant pour elle le prestige de l’élection régulière et la possession de fait de l’Hôtel-de-Ville. La guerre civile pouvait donc encore être évitée dans la soirée du 18 mars. Les ordres d’évacuation donnés par Thiers et l’absence de toute autorité à l’Hôtel-de-Ville empêchèrent tout arrangement, et laissèrent Paris à la merci de ce Comité Central, qu’on n’avait vu nulle part, au moins comme corps constitué, comme pouvoir organisé, durant la journée et la soirée du Dix-Huit mars.

Une vingtaine d’officiers et de membres du Comité Central s’étaient donc rendus, assez timidement, à l’Hôtel-de-Ville. Ils avaient pénétré lentement dans le palais vide et silencieux. Ils s’étaient réunis dans la salle des conférences. Des sentinelles avaient été placées au dehors, avec la consigne de ne laisser pénétrer que les officiers supérieurs de la garde nationale et les membres du Comité Central. L’hésitation dominait cette réunion improvisée. On ne tenait pas une séance. On causait, on s’interrogeait, on recueillait des renseignements, confus et contradictoires. On paraissait craindre toujours un retour offensif des troupes, une surprise. On ne savait que décider. Beaucoup éprouvaient de l’embarras, presque de l’effroi, à ramasser le pouvoir qui était à terre, à prendre la place qui était vacante. Un des membres du Comité Central, Édouard Moreau, remplit, sans élection, sans objection non plus, les fonctions de président. Il proposa de rester à l’Hôtel-de-Ville. On ne pouvait abandonner ce poste, qu’on occupait sans résistance, sans qu’on pût prévoir une attaque, ou même une opposition. On ne le garderait que le temps nécessaire pour procéder à des élections municipales. Un cri unanime de : vive la Commune ! sortit alors de vingt poitrines, et ce fut ainsi que le pouvoir nouveau fut installé, sans éclat, sans violence, sans apparat, sans discussion, comme un fait qu’on constate, comme le jour levant succède à la nuit qui s’efface.

Ainsi fut pour la première fois acclamée la Commune de Paris, sous les voûtes vénérables de l’antique berceau des libertés municipales.

À ce moment, un mouvement se produisit dans l’édifice, et au milieu d’un brouhaha confus, dans la pièce précédant la salle, se discernaient des vivats, des cris de : « Vive Langlois ! » Un personnage apparut, suivi de trois ou quatre citoyens, les députés Lockroy, Cournet, le journaliste Paschal Grousset. Le nouveau venu, gêné par le silence qui s’était établi à son entrée, froissé sans doute de ne pas se voir accueilli avec élan, de paraître un inconnu et comme un intrus dans cette réunion d’insurgés, se nomma sèchement :

— Général Langlois, commandant supérieur de la garde nationale !

— Qui vous a nommé ? demanda Édouard Moreau.

— L’Assemblée Nationale.

Un sourd grognement s’éleva dans l’assistance. Un des membres, Assi, dit alors :

— Reconnaissez-vous le Comité Central ?

— Je suis nommé par le gouvernement, je ne vous reconnais pas ! répondit avec plus de franchise véhémente que d’à-propos le nouveau général, redevenu l’impétueux Langlois qu’on connaissait. Et il se mit à gesticuler, devant les membres du Comité Central, impassibles.

— Dites-nous ce que vous pensez du Comité Central ? reprit Édouard Moreau.

— Je n’en pense rien, répondit Langlois avec sa fougue ordinaire. Il ajouta aussitôt, avec volubilité : Je n’ai pas demandé à être général. Ce sont les maires et les députés de Paris qui m’ont désigné dans une pensée de conciliation, pour éviter l’effusion du sang…

Puis, comme grisé par ses propres paroles, s’emballant selon son tempérament, il s’écria, avec une mimique qui semblait vouloir accélérer encore sa parole vive et devancer l’expression de sa pensée :

— En admettant même qu’il se produise des événements heureux pour vous, le plus que vous pouvez espérer, c’est le succès ici, à Paris. La question est purement parisienne. Si vous ne reconnaissez pas le gouvernement de l’Assemblée, vous avez donc la prétention d’être un gouvernement national ? Alors c’est la guerre civile que vous faites en France. Vous ne pouvez pas avoir cette prétention, ou vous êtes des fous !

Sans entrer dans une discussion, l’un des membres, Assi ou Édouard Moreau, dit posément au tempétueux général :

— La Fédération de la Garde Nationale entend nommer elle-même son chef. Nous voulons faire des élections municipales et avoir des garanties contre les royalistes de l’Assemblée. Si vous êtes avec nous, soumettez-vous à l’élection populaire. Donnez votre démission, et nous vous nommerons !

Lockroy intervint alors, et dit que l’Assemblée ne reconnaîtrait pas un commandant en chef de la garde nationale nommé par un Comité, en dehors d’elle, par un comité d’insurrection. Cette déclaration n’était pas pour apaiser les esprits, ni concilier les choses. Langlois, de plus en plus échauffé, reprenant son caractère de « soupe au lait », comme on disait familièrement, quand on le voyait s’exalter, monter, écumer, s’écria brusquement ;

— Eh bien !… non !… je veux bien être nommé par le gouvernement, mais pas par vous !… d’ailleurs j’en ai déjà assez. C’est Méline qui m’a proposé, qui m’a forcé à accepter… je vais leur f… ma démission !… au revoir !…

Et le général d’une heure sortit en coup de vent, chavirant la porte, bousculant les amis qui voulaient le retenir, et montrant le poing, devant lui, à des adversaires invisibles. L’évasion d’un dément.

Langlois se rendit, comme on l’a vu, à la réunion des maires au Ile arrondissement pour annoncer sa démission ; ensuite il courut à l’Officiel, où il trouva X. Feyrnet, rédacteur du Temps, à qui il recommanda de surveiller la mise en pages du journal pour que sa nomination ne parût pas, puis il rentra se coucher chez lui, rue Mansard. Il était sept heures du matin.

Après le départ de Langlois, les membres du Comité présents, désireux de pourvoir au plus pressé, ratifièrent la nomination, comme commandant de la garde nationale, d’un intrigant, qui n’était alors qu’un alcoolique, et qui devint bien vite un traître, le lieutenant de vaisseau Lullier, qui se trouvait la. On décida de convoquer, pour le lendemain, tous les membres du Comité, à l’Hôtel-de-Ville.

L’aube cependant se levait radieuse. Les brumes de la veille étaient dissipées. L’air lourd était devenu plus léger. Le temps avait cessé d’être orageux. Des rayons clairs et roses doraient les hauts toits ardoisés du palais municipal, illuminé comme pour une fête. Et le Peuple, avec le Comité Central, sous un dais de soleil, faisait son entrée triomphale à l’Hôtel-de-Ville.

fin
du Ier volume de l’Histoire de la Commune.
  1. L’auteur, dans la matinée, avait rencontré un ami (Ferdinand Révillon, par la suite directeur des douanes sous la Commune), à l’angle de la rue de Douai et du boulevard extérieur. Il assistait à la retraite des compagnies du 88e de marche, se dirigeant au hasard, avec des gardes nationaux mélangés dans leurs rangs débandés. « C’est la Révolution qui passe ! » lui dit Ferdinand Révillon, qui ajouta aussitôt : « Il faudrait à présent, tout de suite, un gouvernement à l’Hôtel-de-Ville. » Ce citoyen, très favorable au mouvement, avait un sens juste de la situation. Les chefs de la garde nationale n’eurent pas la même clairvoyance, puisqu’il n’y eut d’apparence de pouvoir à l’Hôtel-de-Ville que vers minuit. Ce premier retard, cette incroyable indécision, furent les causes initiales de la défaite de l’insurrection, de l’impuissance inévitable de la Commune.

    La Révolution traînait, balbutiait, se localisait, permettait à Thiers d’exécuter son plan : elle se trouvait d’avance vaincue, comme les événements l’ont démontré.