Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/Avant-Propos

La bibliothèque libre.


Le Troisième volume de l’Histoire de la Commune comprend l’installation, le fonctionnement de l’Assemblée élue le 26 mars, les élections complémentaires d’avril, les actes principaux et les délibérations sortis de l’Hôtel-de-Ville, en un mot le Gouvernement de la Commune.

Car la Commune gouverna. Son administration fut provisoire, comme l’était son pouvoir, mais elle agit comme un gouvernement ordinaire, ayant pour lui la légalité, ou la sanction qui en tient lieu à l’origine, la régularité dans le présent, et comptant sur la stabilité du lendemain.

Elle organisa donc tous les grands services publics, les réforma, les compléta, indiqua les changements et les perfectionnements à apporter, traçant les plans que ses successeurs, en des temps pacifiés, auraient à exécuter. En dehors de l’action guerrière, qu’il fallait sans relâche suivre et diriger, avec tous les rouages militaires nécessaires : commandements à pourvoir et à surveiller, effectifs à maintenir ou à refaire, armement, alimentation, service médical, elle poursuivit l’administration que comportait une grande ville comme Paris, devenue provisoirement, par le fait du second siège, une cité isolée, fermée, un état indépendant pour ainsi dire.

La Justice, la Police, les Finances, l’Enseignement, le Travail furent l’objet de ses soucis. Elle s’efforça, pendant ces deux mois de lutte incessante, d’assurer le cours de ces divers services, au son du canon, entre deux combats, entre deux assauts. Ce fut sans doute une illusion, cette préoccupation d’administrer, et ce souci de gouverner nous apparaît comme une chimère. Mais l’illusion était inévitable, et la chimère ne devait pas être visible pour les contemporains.

Le gouvernement de la Commune dut s’occuper des Affaires étrangères, et son délégué à l’Extérieur eut à échanger des notes, des dépêches avec les puissances, principalement avec l’Allemagne. Ce gouvernement rendit aussi des décrets s’appliquant à des mesures générales, comme la Séparation des Églises et de l’État. L’extension de l’action purement communale était une nécessité de la situation. La Commune ne se considérait plus comme un pouvoir provisoire, comme une force insurrectionnelle ayant dirigé la bataille des rues, prêt seulement à la reprendre et à la continuer jusqu’à la victoire finale. Ce rôle avait été celui du Comité Central. Le sien devait consister à organiser les bataillons de gardes nationaux qui avaient combattu au 18 mars, à les lancer contre les régiments versaillais, à battre ceux-ci, à les disperser avec l’Assemblée nationale, et à permettre au pouvoir que le suffrage universel établirait de s’installer, de légiférer, de gouverner.

La Commune reçut l’investiture dans ces conditions difficiles. Malheureusement, comme le Comité Central n’avait rempli que la moitié de sa mission, et n’avait pu remettre au pouvoir communal la cité exempte de la nécessité de combattre encore, il fallait que la Commune se montrât d’abord attachée à la défense, par les armes, de son existence et de sa ville. Mais cette période guerrière pouvait être envisagée par tous comme transitoire. Un accord, ou la victoire complète, devaient terminer l’époque des combats et faire place à celle des réformes politiques, administratives et sociales à décréter, à réaliser, ou tout au moins à préparer. En attendant ces temps de calmes travaux, la Commune ne pouvait abandonner à elles-mêmes la cité, la population, comme au cours d’un cataclysme. Elle devait, jusqu’à la paix, jusqu’à la victoire, ne pas permettre au désordre, à l’anarchie, à la désorganisation de s’établir dans la ville. La Commune fit donc les plus louables efforts pour maintenir les services publics dont Paris ne pouvait se passer. Elle voulut gouverner, — et elle fut en effet un Gouvernement, bon ou mauvais ? Les deux peut-être. Il serait téméraire et injuste de rendre un verdict absolu et général. Gouvernement instable, éphémère, sans doute, dont les membres, en se couchant le soir, n’étaient pas assurés de se retrouver le lendemain à leur réveil ayant l’Hôtel-de-Ville à leur disposition ; un gouvernement dont bien des actes furent insuffisants, inutiles ou fâcheux, dont le personnel, novice, souvent incapable ou désordonné, fut rarement à la hauteur de sa tâche, mais gouvernement quand même, ayant le souci de conserver à Paris, en ne perdant pas de vue la France, l’ensemble des services publics, dont a besoin pour vivre, durer et prospérer une société organisée.

Avec les délibérations et les décrets de la Commune, dans l’espace qui va de la fin de mars, installation à l’Hôtel-de-Ville, à la fin d’avril, création du Comité de Salut Public, et dont le plus important décret, celui des Otages, fait l’objet d’un examen détaillé, un coup d’œil est jeté sur Versailles et les séances de l’Assemblée : la plus intéressante est la séance où, dans la discussion de la loi municipale, M. Thiers intervint impérieusement, taisant l’offre de sa démission, si on ne lui accordait pas ce qu’il exigeait : la nomination des maires retirée aux villes importantes. L’Assemblée, qui avait voté l’élection des maires, revint sur son vote et obéit à M. Thiers.

Ce vote est à considérer. Parmi les critiques que les deux premiers volumes de cette Histoire ont soulevées, et nul ouvrage n’est à l’abri de contestations, la plus sérieuse peut-être, celle du moins qui semble la mieux justifiée, est la très grande place accordée dans cet ouvrage à M. Thiers.

L’influence du personnage, son omnipotence et sa volonté de tout conduire, même les armées, ont-elles été présentées d’une façon excessive, et outrepassent-elles la réalité ? Pour ce qui concerne le 18 mars, la tentative sur Montmartre, l’affaire des canons, il a été établi, dans le 1er volume, que M. Thiers a seul tout combiné, tout dirigé. Les généraux, comme Vinoy et Le Flô, n’ont été avertis qu’à la dernière minute, et le projet de fuite à Versailles a été ignoré, puis combattu par le conseil des ministres, quand ceux-ci ont été avisés.

Jules Favre, le ministre le plus important, voulait même rester à Paris. On n’a donc pas donné, dans les événements du 18 mars, une trop grande importance à M. Thiers. Lui seul en a eu la responsabilité, lui seul a voulu, lui seul a agi.

Dans les négociations fallacieuses avec les maires, comme dans la préparation d’une attaque sur Paris, il n’a pris conseil de personne, ni de l’Assemblée, ni des généraux Seul il a tout dirigé, envoyant à Paris, pour se mettre à la tête des bataillons de l’ordre, un comparse sans initiative, sans pouvoirs aussi, l’amiral Saisset, marionnette dont il lirait le fil conservé dans sa main, selon ses calculs et pour les besoins du plan de la pièce à jouer, qu’il s’était bien gardé de lui faire connaître.

On verra, dans le présent volume, l’importance de M. Thiers se maintenir. Il est certain que l’Assemblée a sa participation dans les actes du chef du pouvoir exécutif, et il serait injuste de ne pas lui faire partager la responsabilité du refus opposé aux diverses propositions de conciliation, ainsi que le poids redoutable de la guerre civile.

Mais, entre toutes les époques où apparaît et s’accentue en pleine lumière l’influence d’un homme, les deux mois de la Commune surtout démontrent le pouvoir du Héros, du « représentative man », comme le dit Emerson des êtres caractéristiques et dominateurs.

M. Thiers a tout ordonné, tout inspiré. Aucun député, aucun général ne révèlent une influence, une initiative, même un conseil, dans les affaires versaillaises, durant la lutte contre Paris.

L’Assemblée nationale, pouvoir alors nominal, n’a eu d’autre volonté que celle de M. Thiers jusqu’au jour où, affranchie de la peur des communards, elle le brisa à son tour, comme un instrument qui a fini sa besogne et dont on n’attend plus de services. Ce qui prouve bien qu’en avril et en mai 1871 l’Assemblée n’était rien qu’un appareil à légalisation, et que M. Thiers était tout, c’est le vote de la loi municipale. M. Thiers, ce jour-là, affirma, contre le vœu, contre le vote des députés, sa dictature.

Non, le rôle attribué, dans cet ouvrage, à M. Thiers n’a été ni exagéré, ni faussé. La première place, on pourrait dire la seule, lui appartenait dans une Histoire de la Commune. Ainsi dans ces guerres de l’Empire dont il fut l’historien, il dut mettre en pleine lumière celui qui en était l’âme, en laissant dans l’ombre maréchaux et ministres.

À ceux-ci, son héros accordait la même importance et la considération que le chef du pouvoir exécutif eut pour l’Assemblée nationale, les généraux, les ministres. Toutefois, ces serviteurs et complices de M. Thiers doivent partager avec lui la responsabilité de la guerre civile, qu’ils ont approuvée, et l’effusion du sang, qui a suscité leurs réciproques félicitations.

E. L.

Paris, décembre 1912.