Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIII/Chapitre 3

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CHAPITRE III

COMPLOTS ROYALISTES. — TOULON (AOUT-SEPTEMBRE 1793).


Les royalistes livrent Toulon aux Anglais. — Leur joie imprudente à Paris.


Les grandes mesures de défense étaient votées. Celles de terreur seraient-elles nécessaires pour les appuyer, les rendre efficaces ? Danton avait montré la foudre, il l’avait fait entendre, ne l’avait pas lancée.

Le droit donné aux fédérés de frapper des réquisitions pour nourrir et équiper l’armée serait-il exercé ? Le payement immédiat des contributions arriérées, avec les neuf premiers mois de 1793, s’exécuterait-il ? C’était la question.

Il était fort à craindre que les riches ne prissent pas au sérieux la foudre de Danton, lorsque tant d’actes d’indulgence étaient reprochés aux dantonistes. Terribles en paroles et dans les mesures générales, ils étaient faibles et mous dans les rapports particuliers. C’étaient eux qui, depuis le 10 août, se trouvaient à la tête du mouvement révolutionnaire. Il aurait fort bien pu avorter dans leurs mains, si une circonstance imprévue ne les avait poussés et n’avait fait voter (chose étonnante) par les indulgents même les lois de la Terreur.

Ce miracle fut opéré par les royalistes mêmes, contre lesquels il se faisait. Ce furent eux qui, par un acte monstrueux de trahison, mirent l’étincelle aux poudres, jetèrent la France républicaine dans un tel accès de fureur que les indulgents durent lancer le char de la Terreur, pour n’en être pas écrasés eux-mêmes.

Le 27 août, pendant que les Anglais essayaient d’emporter Dunkerque, à trois cents lieues de là on leur livrait Toulon.

Toulon, notre premier port, des arsenaux immenses, d’énormes magasins de bois précieux, irréparables (dans la situation), un monstrueux matériel entassé pendant tout le règne de Louis XVI, nos flottes réunies pour la guerre d’Italie, nombre de vaisseaux de commerce qu’on avait empêchés de rentrer à Marseille, des fortifications enfin, redoutes, batteries, qu’on avait pu fort aisément prendre par trahison ; mais, par force, comment les reprendre ? Les Anglais tiennent bien ce qu’ils tiennent. Exemple : Gibraltar et Calais. Ils nous ont gardé Calais deux cents ans sans qu’on pût le leur arracher. Avec Toulon, Dunkerque, ils avaient deux Calais ; la France était deux fois bridée et muselée. À peine le démembrement était-il dès lors nécessaire. Il valait mieux pour eux nous faire un petit roi, qui serait un préfet anglais.

Le 2 septembre, Soulès, un ami de Chalier, qui venait du Midi, apporta la fatale nouvelle de Toulon, non au Comité de salut public, mais tout droit à la barre de la Convention. On était sûr ainsi que la nouvelle ne serait pas étouffée.

Il y avait de quoi faire sauter le Comité et guillotiner peut-être le ministre de la marine. Barère soutint hardiment que la chose n’était pas vraie. Quelques-uns voulaient faire arrêter le malencontreux révélateur.

Le ministre était Monge, excellent patriote, grand homme de science et d’enseignement, mais pauvre homme d’affaires, serf des parleurs et aboyeurs, comme Bouchotte. Plusieurs fois on l’avertit de la légèreté de ses choix ; il en convenait avec douleur, avec larmes. Cependant ni lui ni personne ne soupçonna la noirceur de la trahison royaliste, la longue et profonde dissimulation, par laquelle les agents des princes parvinrent à se faire accepter comme violents Jacobins. Leurs titres sous ce rapport ont été parfaitement établis par l’un d’eux, le baron Imbert, dans sa brochure publiée en 1814. On ne peut lire sans admiration par quelle persévérante astuce ces honnêtes gens, à plat ventre devant la royauté des clubs, rampèrent, jusqu’à ce que l’étourderie des républicains leur livrât la proie. « Étant parvenu, dit Imbert, au commencement de 1793, à obtenir de l’emploi, je me chargeai d’une grande expédition pour en faire manquer les effets, ainsi que le portaient mes ordres secrets, les seuls légitimes. »

Il y avait deux partis à Toulon, les Girondins, les royalistes. Les premiers, faibles et violents, comme partout, prenaient des mesures contraires ; ils guillotinaient des patriotes et ils envoyaient de l’argent à l’armée de la République. Les seconds, plus conséquents, ne pouvaient manquer de les dominer ; ils appelèrent les Anglais. Ceux-ci, pris pour juges et arbitres entre les deux partis, jugèrent impartialement comme le juge de la fable ; ils donnèrent une écaille à chaque plaideur et s’adjugèrent Toulon.

Les représentants du peuple, Pierre Bayle et Beau vais, avaient été lâchement outragés par les modérés, qui leur firent faire une espèce d’amende honorable de rue en rue et à l’église, un cierge à la main. Traités plus barbarement encore sous la domination anglaise et jetés dans les cachots, ils y trouvèrent la mort. Beauvais y mourut de misère et de mauvais traitements ; Bayle abrégea en se poignardant.

Des gens moins légers que nos royalistes auraient contenu leur joie. Pour se frotter les mains de la ruine de la France, il fallait au moins qu’elle fût certaine. Ils n’y tinrent pas. Cette merveilleuse nouvelle des deux coups frappés en cadence sur Toulon, sur Dunkerque (ils tenaient l’un tout aussi sûr que l’autre), leur monta à la tête… Un monde de guerre et de marine raflé en quelques heures ! Lyon raffermi dans la révolte ! l’armée des Alpes compromise ! nos représentants forcés de marchander avec le soldat et d’augmenter sa solde ! ces signes universels de débâcle les rendaient fous de joie. Ils faisaient des chansons sur la levée en masse, déjà ridicule en Vendée. Un représentant avait dit : « Qu’en faire de cette levée ? et qui m’en débarrassera ? »

Leur folie alla jusqu’à jouer au Palais-Royal le triomphe de la reine. On voyait dans une pièce une dame charmante, prisonnière avec son fils dans une tour (et, pour qu’on ne s’y trompât pas, la tour était copiée sur celle du Temple) ; la prisonnière était glorieusement délivrée, et, dans les libérateurs, tout le monde reconnaissait Monsieur et le comte d’Artois.

Ces audacieux étourdis, ne ménageant plus rien, reprenaient à grand bruit leur vie d’avant 1789. Les somptueuses voitures, depuis longtemps sous la remise, étaient sorties, roulaient, brûlaient le pavé de Paris ; on les admirait brillantes en longues files aux portes des théâtres. La pièce à la mode était Paméla, drame larmoyant, sentimental, où le beau rôle était pour les Anglais (pendant qu’ils assiégeaient Dunkerque !). Toute allusion contre-révolutionnaire était vivement saisie. Les élégants, braves au théâtre, sous les yeux de leurs maîtresses, sifflaient intrépidement tout ce qui, de près ou de loin, était favorable à la République. Un militaire jacobin ayant osé en faire autant pour des passages royalistes, tout le monde se jeta sur lui. Le Comité de salut public ferma le théâtre.

Mais tout ceci était un jeu. Un drame plus sérieux se jouait à la Conciergerie. Le royalisme était si fort qu’il perçait les murs. Nulle précaution n’empêchait de communiquer avec la reine. Depuis la mort de Louis XVI, il y eut une conspiration permanente pour la délivrer. Lorsqu’elle était encore au Temple, un jeune municipal, Toulan, homme ardent du Midi, s’était donné de cœur à elle ; la reine l’avait encouragé, lui écrivant en italien : « Aime peu qui craint de mourir. » Toulan n’aima que trop, il périt.

Transférée à la Conciergerie, resserrée, gardée à vue, elle n’en était pas moins en communication avec le dehors. Par faiblesse, humanité, espoir des récompenses, tous les surveillants trahissaient. La femme du concierge, Richard, favorisait l’entrée des hommes qui tramaient l’évasion. Le municipal Michonis, administrateur de police, introduisit un gentilhomme qui remit une fleur à la reine, et dans la fleur un billet qui lui promettait délivrance. Le billet tomba, fut saisi, et la reine, sans se troubler, dit fièrement aux gardes : « Vous le voyez, je suis bien surveillée, cependant on trouve moyen de me parler, et moi de répondre. »

On chassa, on emprisonna les Richard. Qui leur succéda ? Un homme dévoué à la reine. Le concierge de la Force demande à passer à la Conciergerie, tout exprès pour la servir. Les communications recommencèrent. La reine glissa un jour dans la main du concierge des gants et des cheveux ; mais ces objets furent saisis, portés à Fouquier-Tinville, qui les donna à Robespierre.

Montgaillard dit qu’avec un demi-million on l’aurait sauvée, qu’on ne trouva que cent quatre-vingt mille francs, dont il donna (lui Montgaillard, qui, je crois, n’avait pas un sou) pour sa part soixante-douze mille francs.

Ce qui est plus sûr, ce que je lis dans les Registres du Comité de sûreté générale, c’est que la sœur de la reine, l’archiduchesse Christine, envoya à Paris un certain marquis Burlot et une Rosalie Dalbert, que le Comité fît arrêter le 20 brumaire (10 novembre).

Tout indique qu’à la fin d’août et au commencement de septembre, les royalistes travaillaient à faire au profit de la reine une révolution de sections, un 31 mai.

Les poissardes des marchés, généralement royalistes, insultaient les couleurs nationales (25 août). Elles obtenaient d’offrir et de faire passer à la reine quelques-uns de leurs plus beaux fruits. Elles battaient journellement les femmes du quartier qui se réunissaient aux charniers de Saint-Eustache. Celles-ci étaient la plupart de pauvres ouvrières qui cousaient pour la Guerre et autres administrations, et qui n’avaient pas la stature, la force, les poings pesants des dames de la Halle.

Étant allées à la Convention pour demander de l’ouvrage, elles faillirent être assommées, et, revenant par la rue des Prouvaires, elles reçurent une pluie de pierres des fenêtres. Les hommes des marchés commençaient aussi à s’en mêler. Ils regrettaient tout haut « le pain du roi ».

Les subsistances arrivaient lentement, difficilement ; chacun craignait la famine et, en la craignant, la faisait. Les malheureux travailleurs, après les fatigues du jour, passaient la nuit à faire queue aux portes des boulangers. Les procès-verbaux des sections les plus pauvres de Paris, que j’ai sous les yeux, se résument en bien peu de mots, navrants, qui font saigner le cœur : la faim et la faim encore, la rareté du pain, nul travail, chaque famille ayant perdu son soutien, plus de fils pour aider la mère ; tous aux armées. Le mari même souvent parti pour la Vendée. Toute femme délaissée et veuve. Elles étouffent aux portes des ateliers de la Guerre pour avoir un peu de couture ; elles viennent avec leurs enfants pleurer à la section.

Ces grandes souffrances du peuple donnaient une prise très forte aux royalistes. Plusieurs choses les encourageaient, l’inertie surtout et la mésintelligence des autorités.

La Convention presque entière était en missions ou dans les Comités. Il n’y avait que deux cents membres aux séances publiques. Les Jacobins étaient peu nombreux et comme retombés depuis le départ des fédérés. Robespierre, depuis son attaque inconsidérée contre les dantonistes, s’était retiré dans une position expectante, qui le dispensait d’initiative, la présidence de la Convention et des Jacobins. Ses votes, dans le mois d’août, sont tous négatifs. Le 1er, à la proposisition d’ériger le Comité en gouvernement, il dit : Non. Fera-t-on une enquête de la population électotorale ? Non (11 août). Les fédérés auront-ils des pouvoirs illimités ? Non (14 août). Même réponse négative pour la levée en masse, proposée aux Jacobins mêmes, pour le renouvellement du ministère (23). Il n’est positif que sur deux points, la poursuite des généraux, des journalistes coupables, et l’accélération du tribunal révolutionnaire.

Cela alla ainsi jusqu’à la mort de Custine (27 août). Les tribunes des Jacobins étaient infiniment bruyantes. Royalistes, anarchistes, une foule suspecte s’entendait pour troubler les séances. Les Jacobins, peu nombreux, s’alarmèrent, et, par une mesure qui marquait toutes leurs craintes, ils fermèrent leurs tribunes au peuple, à tout homme non jacobin.

Que faisait la Commune ? Elle voyait venir le mouvement et s’en félicitait. Elle était très mécontente du Comité de salut public et comptait profiter du mouvement contre lui. Il avait couronné ses torts envers le ministère de la Guerre et les hébertistes en tranchant le 24 un grand procès : À qui l’on donnerait l’armée de Mayence ! l’honneur de finir la Vendée. Le Comité donna cette aimée à Canclaux, non à Ronsin et Rossignol. Grand crime. Hébert espérait bien que le trouble qui se préparait favoriserait sa vengeance, tuerait le Comité, assurerait aux siens et l’indépendance du ministère de la guerre et la royauté de Paris.

Tout cela enhardissait les royalistes. Nombreux dans les sections, ils en venaient à l’idée de faire un 31 mai et d’étrangler la République au nom de la souveraineté du peuple.

Les subsistances étaient un bon prétexte. Voilà des sections qui, pour traiter des subsistances, veulent envoyer à l’Evêché, comme au 31 mai. Le Comité de salut public, voyant le silence de la Commune, s’alarme et croit tout étouffer en faisant décider que Paris, comme les places de guerre, « pourra être approvisionné par des réquisitions à main armée ». Il défend la réunion. Les sections s’en moquent ; il n’ose persister et il l’autorise (31 août).

La Commune commençait pourtant à se demander s’il n’était pas possible que l’affaire tournât contre elle, que ces gens réunis à l’Evêché ne fissent une nouvelle Commune. Chaumette voulut calmer sa section (celle du Panthéon) et ne fut pas écouté.

À la section de l’Observatoire, les choses en vinrent au point qu’on proposa de faire arrêter, comme contre-révolutionnaires, Chaumette, le maire et la Commune.

L’âme de cette section du pays latin était un latiniste, le boiteux Lepitre, homme aventureux, d’énergie brutale, d’autant plus remuant qu’il avait peine à remuer. Furieux royaliste sous sa criaillerie jacobine, il avait eu le secret de se fourrer au conseil général pour avoir entrée au Temple. Il était l’homme du Temple et conspirait pour délivrer la reine.

L’étonnante proposition d’arrêter tous les magistrats de Paris, c’est-à-dire de faire plus qu’au 31 mai, choqua quelques sections ; mais ce n’était pas le plus grand nombre. La Commune, à force de laisser faire, d’attendre, était maintenant si bien débordée qu’elle n’osa même pas poursuivre l’auteur de la proposition.