Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVIII/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE. — LES MOEURS EN 1794.


Pouvait-on en un jour guérir un mal de mille ans ? — Ennui, blasement, mépris de la vie. — Puissance, activité des femmes. — Galanteries funèbres, — Rapides transformations, avènement de la chimie. — On tue l’inventeur, 8 mai. — Férocité libertine de l’Ancien-Régime, continuée sous la République. — Un noble professeur de crime.


Rapprochez les deux mots qui suivent :

Un constituant disait ce mot amer et sceptique : « Maintenant que nous avons fait des lois pour une nation, il ne nous reste plus qu’à faire une nation pour ces lois. »

Et un conventionnel héroïquement : « Si nous décrétons l’Éducation, nous aurons assez vécu. »

Décréter l’éducation était difficile pour une Révolution commencée qui n’apercevait elle-même qu’un côté de ses principes et devait recevoir du temps sa complète révélation.

Et c’était peu de décréter l’éducation, la création d’un peuple nouveau ; il fallait changer l’ancien.

Mille ans d’une éducation anti-humaine, où l’on enseigna, systématiquement, la dégradation de l’homme, posant comme vertu parfaite la résignation au servage, c’est-à-dire l’acceptation de l’état de brute (pour l’homme l’éternité du fouet, pour la femme celle du viol, le servage n’est pas autre chose), — voilà l’œuvre longue et terrible que la Révolution était appelée à effacer en un jour.

Il lui fallait improviser un remède assez puissant pour guérir du premier coup ce chancre envieilli pendant tant de siècles.

Beaucoup avaient le sentiment triste, amer, qu’on ne guérit pas de telles choses.

Plusieurs se jetaient dans l’idée d’une épuration terrible, universelle, absolue.

Là une difficulté restait. Cette épuration pouvait-elle être individuelle ? En frappant tel individu et tel autre encore, était-on sûr d’épurer ? Le mal se trouvant en tous, ne fallait-il pas épurer en chaque individu même ? Pas un, non, pas un n’était pur. Tous avaient en eux de quoi condamner, trier et proscrire. Robespierre crut que, Danton mort, tout était fini. Erreur. En lui-même, il restait matière à proscription. Il y eut un prêtre en Robespierre, comme un tyran dans Saint-Just. Dans son âme ardente et malade, combattu de plusieurs âmes, il devait, du Robespierre pur, proscrire le Robespierre impur, tuer la haine en lui, la vengeance, guillotiner l’hypocrisie.

La plupart, sans se bien expliquer ceci, n’en ressentaient pas moins confusément, instinctivement, l’inutilité de ce qui se faisait. La Terreur généralement frappait à côté. Cet énorme sacrifice d’efforts et de sang était en pure perte. De là, un grand découragement, une rapide et funeste démoralisation, une sorte de choléra moral.

Quand le nerf moral se brise, deux choses contraires en adviennent. Les uns, décidés à vivre à tout prix, s’établissent en pleine boue. Les autres, d’ennui, de nausée, vont au-devant de la mort ou du moins ne la fuient plus.

Cela avait commencé à Lyon ; les exécutions trop fréquentes avaient blasé les spectateurs ; un d’eux disait en revenant : « Que ferai-je pour être guillotiné ? » Un des condamnés qui lisait, quand on l’appela, continua jusqu’à l’échafaud ; au pied de la guillotine, il mit le signet. Cinq prisonniers à Paris échappent aux gendarmes ; ils avaient voulu seulement aller encore au Vaudeville. L’un revient au tribunal : « Je ne puis plus retrouver les autres Pourriez-vous me dire où sont nos gendarmes ? Donnez-moi des renseignements. » Le plus fort fut à l’Assemblée ; un homme qui voulait tuer Robespierre ou Collot d’Herbois alla en attendant à la Convention ; Parère occupait le tapis en contant je ne sais quelle histoire de Madagascar ; l’homme s’endormit profondément.

De pareils signes indiquaient trop que décidément la Terreur s’usait. Cet effort contre nature ne pouvait plus se soutenir. La Nature, la toute-puissante, l’indomptable Nature, qui ne germe nulle part plus énergiquement que sur les tombeaux, reparaissait victorieuse, sous mille formes inattendues. La guerre, la terreur, la mort, tout ce qui semblait contre elle, lui donnaient de nouveaux triomphes. Les femmes ne furent jamais si fortes. Elles se multipliaient, remuaient tout. L’atrocité de la loi rendait quasi légitimes les faiblesses de la grâce. Elles disaient hardiment, en consolant le prisonnier : « Si je ne suis bonne aujourd’hui, il sera trop tard demain. » Le matin, on rencontrait de jolis jeunes imberbes, menant le cabriolet à bride abattue ; c’étaient des femmes humaines qui sollicitaient, couraient les puissants du jour. De là, aux prisons. La charité les menait loin. Consolatrices du dehors ou prisonnières du dedans, aucune ne disputait. Être enceinte, pour ces dernières, c’était une chance de vivre.

Un mot était répété sans cesse, employé à tout : « La Nature ! suivre la nature ! Livrez-vous à la nature », etc. Le mot vie succéda en 1795 : « Coulons la vie !… Manquer sa vie », etc.

On frémissait de la manquer, on la saisissait au passage, on en économisait les miettes. On en volait au destin tout ce qu’on pouvait dérober. De respect humain, aucun souvenir. La captivité était, en ce sens, un complet affranchissement. Des hommes graves, des femmes sérieuses, se livraient aux folles parades, aux dérisions de la mort. Leur récréation favorite était la répétition préalable du drame suprême, l’essai de la dernière toilette et les grâces de la guillotine. Ces lugubres parodies comportaient d’audacieuses exhibitions de la beauté ; on voulait faire regretter ce que la mort allait atteindre. Si l’on en croit un royaliste, de grandes dames humanisées, sur des chaises mal assurées, hasardaient cette gymnastique. Même à la sombre Conciergerie, où l’on ne venait guère que pour mourir, la grille tragique et sacrée, témoin des prédications viriles de Madame Roland, vit souvent à certaines heures des scènes bien moins sérieuses ; la nuit et la mort gardaient le secret.

De même que, l’assignat n’inspirant aucune confiance, on hâtait les transactions, l’homme aussi n’étant pas plus sûr de durer que le papier, les liaisons se brusquaient, se rompaient, se reformaient avec une mobilité extraordinaire. L’existence, pour ainsi parler, était volatilisée. Plus de solide, tout fluide, et bientôt gaz évanoui.

Lavoisier venait d’établir et démontrer la grande idée moderne : solide, fluide et gazeux, trois formes d’une même substance.

Qu’est-ce que l’homme physique et la vie ? Un gaz solidifié[1].

Le découvreur de cette idée, grande, terrible, féconde, qui, sur son chemin, supprimait l’immortalité des corps et le Jugement dernier, Lavoisier, était la Révolution elle-même contre l’esprit du Moyen-Âge.

C’est lui qui, sans s’arrêter aux superstitions locales, avait vidé le vieux Paris de ses morts, enlevé tous ses cimetières, pour les verser aux catacombes.

Quelle révolution plus grande que celle qui introduit au fond même de la composition des êtres l’homme jusque-là errant autour ? Il les palpait, il les pénètre ; le voilà dans leur essence, tête à tête avec le Créateur… Que dis-je ? le voilà créateur et devenu lui-même le rival de la nature !

Cette science, à ce moment, faisait ses premiers miracles. Aussi féconde d’applications que sublime en son principe, elle enfantait, de moment en moment, des armes pour la Patrie. Elle lui mettait en mains la foudre. Elle fouillait à fond la France et elle en tirait de quoi terrifier l’Europe. Ce n’était pas seulement une science que Lavoisier avait faite, il avait engendré un peuple. Une immense tribu de chimistes, les élèves du salpêtre, comme on les appelait, remplissaient tout de leur activité. Partout les chaudières et les appareils où le salpêtre était fondu. Partout les députations qui portaient à l’Assemblée ces offrandes patriotiques. Une grande fête fut donnée à l’école, qu’on eût pu appeler la fête de la chimie. « Un siège, un trône, y était sans doute, dressé pour ce créateur ? » Oui, sur la fatale charrette, à la place de la Révolution.

Pas un mot de plus. Ceci parle assez. Avec la grandeur du mouvement, on voit sa brutalité, son aveuglement, son vertige.

Elle commence, la grande, la terrible opération, qui, par jugements, proscriptions, batailles, famines, hôpitaux, va, de 1794 à 1815, pendant plus de vingt années, dissoudre, décomposer, rendre au repos de la nature cette énorme masse vivante de tant de millions d’hommes.

Une émotion de plaisir, sauvage, homicide, est attachée, chez beaucoup d’hommes, à la destruction. Chose triste et sombre à dire : ils aiment à détruire autant qu’à créer. Dans les basses et stériles natures, c’est à détruire qu’on se sent dieu.

Et plus la nature est stérile, pauvre et tarie de jouissances, plus elle demande ses joies à la mort, à la douleur. Les récréations d’un peuple serf, délaissé sans vie morale, sans idée, sans espoir d’amélioration, c’étaient la potence et la roue. Les récréations de ses maîtres, c’étaient l’outrage et les coups, c’étaient le fouet et le bâton. Ce que nous voyons en Russie, où, de relais en relais, le postillon est fouetté, de quelque façon qu’il aille, pour l’amusement du conducteur, offre une image affaiblie de ce joyeux Moyen-Âge. Joyeuse France, joyeuse Angleterre, c’est un mot proverbial, tout pays alors est joyeux.

Au dix-septième siècle encore, il y avait beaucoup de joyeux seigneurs. La guerre, la chasse, le duel, trois manières de verser le sang, et sans préjudice de l’assassinat. Lisez aux Mémoires de Fléchier les plaisanteries un peu fortes de la noblesse d’Auvergne, un homme entre autres qu’on s’amuse à murer, pour le faire mourir de faim.

Le grand Condé avait dit à je ne sais quel carnage : « Bah ! ce n’est qu’une nuit de Paris ! » Les Condé, chasseurs sauvages, trop faits à la vue du sang dans ces immenses tueries qu’on appelait grandes chasses, vivaient volontiers dans les forêts, avec mille caprices étranges. Le fils du grand Condé se croyait souvent chien de chasse et, comme tel, aboyait des heures. Son petit-fils (voir Saint-Simon) fut un nain fantasque et féroce. Ces princes, éloignés des armées par la défiance des rois, étaient soufferts comme rois, dans la liberté sauvage de leurs plus damnables fantaisies. L’un d’eux, Charolais, pour se distraire, assassinait de temps à autre. La tyrannie illimitée de ces grandes maisons sur leurs domestiques et vassaux durait en plein dix-huitième siècle. « Ces gens-là vivent de nous, disaient-ils ; qu’importe s’ils meurent par nous ? »

Ce 1793 obscur des bons temps de la monarchie, très soigneusement obscurci par la connivence des rois, qui sauvaient l’honneur des familles, gêné par le progrès de l’ordre, était en revanche animé, irrité par les résistances croissantes de la dignité humaine. L’outrage était plus savoureux ne tombant plus sur des brutes, comme celles du Moyen-Âge. Le plaisir n’était plus de jouir, mais de briser. Misérables générations, lie dernière d’un monde fini, sans cœur, sans imagination et dépourvues de sens même, qui du plaisir ne savent plus rien que la douleur, et pour qui, dans leur vice impuissant, un enfer commence.

Dans les châteaux des Condé, d’une de leurs dames d’honneur, naquit le héros du genre. M. de Sade, de la noble famille d’Avignon illustrée par la Laure de Pétrarque, était un aimable viveur ; seulement ses gaietés de prince le brouillaient avec la justice. La première fois, une femme qu’il battait et torturait se jeta par la fenêtre. Pour cent louis, il en fut quitte. Une autre fois, il donne à dîner à des filles de Marseille et, pour rire, les empoisonne. Le Parlement d’Aix se fâche ; de Sade se sauve, et, sur la route, il enlève sa belle-sœur. Comme il recommençait toujours, le roi, las de le gracier, l’avait mis à la Bastille. Qu’un tel homme vécût encore, rien ne prouvait mieux la nécessité de détruire l’arbitraire hideux de l’ancienne monarchie. Il vivait, mais enfin, la justice rentrant en ce monde, le premier essai de la guillotine lui appartenait de droit.

Prisonnier de la Bastille, il se posa en victime. On accueillait crédulement toute menterie de ce genre. Il fut bien reçu, dit-on, de M. Clermont-Tonnerre et des constitutionnels ; bien reçu des hommes de 1793, assez bien pour présider sa section, celle des Piques ou de la place Vendôme, la section de Robespierre.

Comment s’y était-il glissé ? Dans le trouble du 2 septembre. Dans ce jour où tout le monde se tenait chez soi, il jugea, non sans raison, qu’il y avait plus de sûreté pour un ci-devant au sein même de sa section. Il quitta sa rue (déserte alors), la rue Neuve-des-Mathurins, et vint le soir aux Capucines, près de la place Vendôme. Les amis de Robespierre n’y étaient pas, s’étant portés aux Jacobins. Il n’y avait pas grand monde et personne qui sût bien écrire. De Sade n’était connu que comme un homme qui avait été en prison sous l’Ancien-Régime. Il avait l’air doux et fin, était blond, un peu chauve et grisonnant. « Voulez-vous être secrétaire ? — Volontiers. » Il prend la plume.

Notre homme calcula fort juste qu’il ne fallait pas, avec tous ses précédents, se mettre trop en avant. Il prit un rôle tout à la fois actif et paisible, le métier de philanthrope. Bonne âme qui employait tout son temps aux hôpitaux. Il fit des rapports là-dessus, fort goûtés de la section. Quand on parla de créer l’armée révolutionnaire à quarante sols par jour, il saisit l’occasion, prit en mains cette affaire populaire et fut nommé d’enthousiasme président de la section.

Cela le mit trop en lumière. Vers la fin de 1793, la Commune essayant d’appuyer son nouveau culte sur une épuration morale, la guerre aux filles, aux libertins, aux livres obscènes, à la vermine de tout genre qui se cachait dans Paris, on commença à s’enquérir de cet hypocrite ; on le déclara suspect, on l’arrêta. En prison, il fit le malade et obtint l’adoucissement d’une maison de santé, d’où le tira le 9 thermidor.

Agé alors de cinquante ans, professeur émérite de crime, il enseignait avec l’autorité de l’âge, et dans les formes élégantes d’un homme de sa condition, que la nature, indifférente au bien, au mal, n’est qu’une succession de meurtres, qu’elle aime à tuer une existence pour en susciter des milliers, que le monde est un vaste crime.

Les sociétés finissent par ces choses monstrueuses, le Moyen-Âge par un Gilles de Retz, le célèbre tueur d’enfants ; l’Ancien-Régime par de Sade, l’apôtre des assassins.

Terrible situation d’une République naissante, qui, dans le chaos immense d’un monde écroulé, était surprise en dessous par ces reptiles effroyables. Les vipères et les scorpions erraient dans ses fondements.

  1. Je trouve avec bonheur, chez Liebig (Nouvelles lettres sur la chimie, lettre xxxvi), cette observation si juste, qui, dans cette extrême mobilité de l’être physique, me garantit la fixité de mon âme et son indépendance. « L’être immatériel, conscient, pensant et sensible, qui habile la boîte d’air condensé qu’on appelle homme, est-il un simple effet de sa structure et de sa disposition intérieure ? Beaucoup le croient ainsi. Mais, si cela était vrai, l’homme devrait être identique avec le bœuf ou autre animal inférieur dont il ne diffère pas, comme composition et disposition. » Plus la chimie me prouve que je suis matériellement semblable à l’animal, plus elle m’oblige de rapporter à un principe différent mes énergies si variées et tellement supérieures aux siennes.