Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/13

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Éditions Mornay (p. 227-248).
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XIII


L ’abbé Lapin se montrait plus empressé, plus officieux encore envers Raton depuis l’exécrable discours du Divin Marquis, que Raton lui savait gré d’avoir interrompu si courageusement Il tâchait, par une tendresse déférente, de le lui faire oublier. Ce n’était entre eux qu’effusions mystiques auxquelles se mêlait la Boiteuse dans la mesure de sa bonne volonté. L’on voyait, chaque jour, après le concert liturgique ou la lecture édifiante, ces trois êtres se retirer dans un coin du salon pour s’entretenir de choses étrangères à la terre. La Boiteuse, du moins, se contentait de verser des larmes en regardant couler celles de son amie et de l’abbé Lapin ; à vrai dire, il en tempérait la douceur par la trompette éclatante qu’il tirait de son nez dans son mouchoir. Elle tentait, la tendre Boiteuse, de se rappeler à l’attention de la Belle en couvrant de timides baisers l’épaule qui soutenait sa tête. La charité de Raton ne méprisant pas ces caresses, la sainte fille descendait de temps à autre des régions séraphiques pour flatter de la main la gorge de cette Nicole qui lui signalait sa présence à la façon d’un chien fidèle. À l’écart, la harpe et le clavecin égrenaient en sourdine des airs où le sacré se mêlait au profane ; les voix des pensionnaires soupiraient l’un et l’autre amour. Parfois, ces Sylphides dansaient avec discrétion. En voletant, leurs écharpes de gaze figuraient des ailes et suscitaient dans le naïf esprit de la Boiteuse l’image des anges dont elle entendait parler.

Une inquiétude, cependant, voire un tourment véritable, relançait Raton au milieu de ces paisibles entretiens : son Divin Maître ne lui apparaissait plus ! Surtout, elle se consumait dans l’attente de la touche divine qui l’avait si profondément troublée devant le portrait de M. le Duc, et elle se répétait ces vers de Marie Alacoque, dont elle savourait la suave amertume :

L’Amour m’a fait un épithème
Qui me blesse et me fait languir,
Bien que ma douleur soit extrême
Je ne voudrais pas en guérir !

— Raton, lui expliqua l’abbé, il ne convient pas de désespérer de Dieu. La privation de la grâce qu’il t’a faite n’est que temporaire. Il veut par là t’exciter à un plus grand amour et te soumettre à l’épreuve qui dispose à l’union extatique, mais souviens-toi que l’amour de Dieu te sera toujours un mélange de suavité et de douleur. Saint François de Sales en a laissé un tableau charmant qu’il me plaît de te retracer.

« Les grenades, dit-il, par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains bien serrez et rangez, et par leurs belles couronnes, représentent naïfevement la très-saincte charité toute vermeille, à cause de son ardeur envers Dieu, comblée de toute la variété des vertus, et qui seule obtient et porte la couronne des récompenses éternelles. Mais le suc des grenades, qui, comme nous sçavons, est si agréable aux sains et aux malades, est tellement meslé d’aigreur et de douceur, qu’on ne sçauroit distinguer s’il resjouyt le goust, ou bien parce qu’il a son aigreur doucette, ou bien parce qu’il a une douceur aigrette. Certes, Théotime, l’amour est ainsi aigre-doux, et tandis que nous sommes en ce monde, il n’a jamais une douceur parfaitement douce, parce qu’il n’est pas parfait, ny jamais purement assouvy et satisfait ; et néantmoins il ne laisse pas d’estre grandement agréable, son aigreur affinant la suavité de sa douceur, comme sa douceur aiguise la grace de son aigreur. »

« Quant à l’union dont je te parlais, reprit l’abbé, elle n’est, elle-même, que le prélude des noces éternelles. Alors, comme les quatre Catherine, Catherine de Sienne, Catherine de Bologne, Catherine de Ricci et Catherine d’Alexandrie, martyre, tu verras la bienheureuse Vierge Marie te présenter à son Divin Fils. Environné d’une légion d’anges musiciens rangés avec ordre, escorté de saint Jean l’Évangéliste, de l’apôtre Paul et de Marie-Madeleine, le Bien-Aimé te passera au doigt un anneau d’or enrichi de perles ou de diamants, mais qui ne restera visible que pour toi seule. Peut-être même recevras-tu, à l’exemple de la sainte bolonaise, un baiser du Sauveur sur la joue. Elle en sera colorée, même après la mort, d’une rougeur pudique et charmante, elle en répandra un parfum délectable, et ton âme se fondra de plaisir comme la cire au soleil. Le glorieux Époux renouvelle parfois ce mariage spirituel. Sainte Thérèse nous apprend, avec les Pères et les Docteurs, que, dans le Sixième Degré de Contemplation, la cérémonie s’ouvre par la visite de l’auguste Trinité au centre même de l’âme. Mais, c’est, pour ainsi dire, la consommation de la vie mystique, car la vision béatifique, qui est le Septième et dernier Degré de Contemplation, est la pleine jouissance de l’essence divine, soit la confusion de l’âme avec Dieu.

» Sans nous attarder à la vision de Mme Guyon que condamna M. de Meaux, si contraire au Quiétisme, et dans laquelle Notre-Seigneur lui offrit de partager une couche conjugale ; sans nous arrêter davantage à celle de sainte Christine, abbesse de Saint-Benoît, qui se livra avec Lui à l’acte d’amour, cum Christo copulata est, il faut compter, continua l’abbé, trois mouvements différents et successifs de l’âme dans cette ascèse, cette ascension vers son Créateur, ainsi que nous l’enseigne saint Denis l’Aréopagite : un mouvement circulaire, un mouvement droit, et un mouvement oblique…

— Raton, cria la Gourdan qui passait sa tête rouge de colère par l’entre-bâillement de la porte, je devrais te mettre huit jours au service des vieux !… Comment ! reprit-elle en se précipitant, j’ai sonné, tout le monde est à son poste, et c’est justement toi que l’on choisit !… Il faut que ce soit M. Nicolas, un auteur qui a fait un livre sur les maisons, pour que la tenue de la mienne laisse à désirer !… Tiens ! mets ces bas et chausse ces mules : c’est son goût. Et toi, grosse imbécile, dit-elle à Nicole, tu paieras pour deux : Je t’inflige quinze jours !

— Mère, dit l’abbé, pendant que Raton, le pied sur la cuisse de la Boiteuse, enfilait un bas de soie à coins d’or et le tirait avec application, tu te donnes trop de tintouin pour M. Nicolas qui paie des prix dérisoires, sous prétexte qu’il est l’auteur de ce Pornographe dont tu parles, et qui ne tend à rien de moins qu’à confier à l’État le gouvernement et la surveillance de ta maison. Je connais fort bien M. Nicolas, que l’on surnomme le Rousseau du ruisseau des Halles. On le voit rôder de nuit dans le Palais-Royal, le visage à demi caché sous le pan d’un manteau à collet, et le chapeau rabattu sur ses yeux de hibou. Inutile d’ajouter que ce spectateur nocturne est de la police…

— Tais-toi, Lapin ! répliqua la Mère avec humeur. N’en sommes-nous pas tous, comme tu le disais l’autre soir ? Tu crains peut-être qu’il ne vienne s’informer de certain éventail… Allons, Raton, es-tu prête, mon enfant ?…

Assis sur le sopha du boudoir, M. Nicolas attendait en griffonnant un cahier de papier sale sur ses genoux. Il y mettait une célérité prodigieuse, ne s’arrêtant d’écrire que pour tremper sa plume dans l’écritoire de corne qui lui pendait sur l’estomac au bout d’un cordon de cuir tressé, ou essuyer sous son bras cette plume infatigable avec la rapidité d’un magot qui se gratte. Dans cette occupation, on l’eût pris pour un greffier si son habit de gros bergopzoom vert à glands et à brandebourgs ne lui eût donné l’air d’un cocher de bonne maison. Lorsqu’il releva la tête, il montra un visage grêlé, mais illuminé par deux yeux magnifiques, où se lisait l’égarement du génie, à moins que ce ne fût celui de la lubricité.

— Encore un instant ! fit-il, après avoir détaillé Raton des pieds à la tête. Le temps de terminer le 23e chapitre de la Première Partie de mon Paysan Perverti, qui formera quatre volumes en huit parties, d’environ 1.200 pages, le tout orné d’excellentes gravures en taille-douce, au prix de huit livres broché. On trouvera dans cette production le simple, l’attendrissant, le sublime, le terrible ; le vice y sera hideux, la vertu comme elle est assise devant le trône de Dieu. On y verra la naïveté, l’innocence, la perversion, la volupté, la débauche, le remords, la pénitence, une conduite admirable digne d’un saint et d’une sainte. Enfin, l’ouvrage s’achèvera par un plan d’association de laboureurs, qu’il serait à souhaiter que les suzerains-féodistes introduisissent dans leurs terres. Encore un instant, dis-je, que j’écrive ce 23e chapitre, qui est la lettre de l’infâme Gaudet d’Arras à Mlle Manon !…

Malgré son indifférence et sa passivité, Raton ne put s’empêcher d’être étonnée de ce langage débité avec feu, mais auquel elle ne comprenait rien, sinon qu’il s’agissait d’un saint, d’une sainte et du trône de Dieu. Toutefois, la triste expérience qu’elle avait retirée de son commerce avec M. Peixotte et M. le Comte de Sade ne lui faisait rien augurer de bon. Elle s’étonnait encore que l’étrange personnage pût s’occuper de deux choses à la fois, écrire, et lui caresser les hanches de sa main gauche qui remontait continuellement à la taille, comme pour s’assurer de son étroitesse. Debout contre lui, Raton contemplait sa figure, que le front large et découvert, les sourcils broussailleux, le nez aquilin, fort et un peu dévié, la bouche épaisse et relevée aux coins rendaient semblable à celle du Satyre forçant une Nymphe que le Financier l’avait contrainte de remarquer naguère.

M. Nicolas ne tarda pas à la convaincre d’une ressemblance qui lui faisait honneur, ayant achevé la lettre de l’infâme Gaudet d’Arras, revissé l’encrier de son écritoire et remis sa plume dans l’étui. Mais Raton se souvint plutôt de M. Poitou, qui montrait tant de vigueur et d’impétuosité…

— Ma chère enfant, fit M. Nicolas, sans prendre la peine de se rajuster, je m’excuse, encore une fois. Il me vient une idée pour le 24e chapitre qui ouvre la Seconde Partie. C’est la lettre d’Edmond à Pierre, quand Ursule arrive à la ville. Il y doit être question de Mme Parangon, que j’ai beaucoup aimée.

Et M. Nicolas se remit à écrire, dans la même posture où Raton l’avait trouvé, à la différence qu’il appuyait son cahier sur ses cuisses nues et que sa culotte lui tombait aux pieds. Au bout de quelques minutes, M. Nicolas referma l’écritoire qui ne le quittait ni de jour ni de nuit.

— L’acte sexuel, fit-il, éclaircit et suggère les idées, à condition que l’on évite les gestes antiphysiques de la mamillation, de la fellation et autres turpitudes qui ne sont que trop répandues ! Il nous libère, en même temps, des désirs, des imaginations qui nous offusquent l’esprit et causeraient en son centre les plus graves désordres si nous dussions les conserver. C’est une matière sur laquelle j’ai omis de disserter, hélas ! dans mon Pornographe, ce plan de législation de Cythère. J’aurais pu dire que vous êtes les plus précieuses collaboratrices du penseur, de l’homme de lettres célibataire, et que, par une grâce d’État, il devrait être dispensé de vous payer, ou plutôt de verser à la matrulle ce que le commun des frivoles mortels est tenu de lui remettre. Car si le Guerrier trouve dans la femme sa récompense naturelle, il serait juste, derechef, que le Philosophe bénéficiât des mêmes prérogatives et fît valoir des nécessités plus impérieuses. Quand je pense que je dois encore mettre au jour, entre cent autres qui me tiennent moins à cœur, les quarante-deux volumes des Contemporaines et les treize volumes de mes mémoires, auxquels il faut ajouter les cinq du Drame de la Vie et les cinq autres de la Philosophie de M. Nicolas, leur supplément indispensable, soit vingt-trois tomes pour ledit ouvrage, je suis véritablement effrayé de l’argent que je devrai prélever sur ma nourriture ! Il pourrait, à lui seul, me procurer une ferme à Sacy, mon pays natal, où mon père avait du bien !… Mais à quelle sujétion notre métier nous oblige, ma pauvre enfant ! reprit M. Nicolas pour faire excuser l’incivilité de sa graphomanie : il nous faut écrire au retrait, à table, en fiacre, voire nous arracher aux bras de celles qui nous apaisent et nous fécondent. Les Danaïdes et leur tonneau, Sisyphe et son rocher avaient plus de répit que nous autres ! Seigneur, prenez pitié ! Accordez-moi encore trois vies humaines, pendant lesquelles je ne vivrai que de souvenirs, que j’aie le temps de coucher par écrit tout ce que vous avez mis dans mon cœur et dans ma tête ! Tout, dis-je, jusques à Mes Affaires et Mes Maladies !…

« Le joli pied ! La jolie chaussure ! fit-il sans transition, et en portant à ses lèvres la mule de Raton. Enfant, j’étais déjà sensible aux charmes d’un pied mignon, d’une chaussure délicate, d’un bas bien tiré. N’ai-je pas failli m’évanouir en contemplant la mule en maroquin noir de Sœur Marguerite, qui, les jambes croisées, épluchait une salade après vêpres ! La gracieuse mule ne tenait que par la pointe de l’orteil. Je la volai, quelques jours après, dans le dessein de la mettre au pied enchanteur de Jeannette Rousseau… Jeune homme, la vue du pied de Mme Parangon dans son soulier de droguet blanc me porta aux extrêmes, je veux dire au viol, et cet objet de ma passion que je conserve sous globe, qu’on le mette dans mon tombeau !… Plus tard, la mule rose d’une jeune personne de la rue Montorgueil me fit écrire le Pied de Fanchette, qui eut cinq éditions, et dont le succès m’engagea de quitter l’imprimerie où je composais directement mes livres à la casse, sans les coucher sur le papier comme aujourd’hui. C’est un goût très ancien que celui de la chaussure, que je possède presque au même degré que celui de la taille fine. Son ancienneté me garantit contre l’accusation d’extravagance et de manie que mes censeurs et les « petits puristes » ne manqueront point de me jeter à la tête. Sais-tu que l’éclat du brodequin de la belle Judith éblouit Holopherne ? La courtisane Dorique, qui vivait au temps de Sapho, dont elle avait, dit-on, le frère pour amant, dut à son pied de séduire un roi, et de mériter une pyramide en guise de tombeau, ainsi que nous l’apprend Strabon, qui l’avait vue.

« Quelle charmante histoire que celle de la fortune de Dorique ! Elle prenait son bain sur les bords du Nil, à Naucratis, qui vit naître Athénée. Une aigle fascinée par ses socques brillantes en enlève une, la transporte à Saïs et la laisse tomber sur les genoux du roi Psammis. Ému jusqu’au fond du cœur par sa petitesse, le roi publie qu’il donnera une récompense à qui lui amènera la propriétaire de ce soulier. Dorique se déclara d’elle-même et l’essai public de la chaussure se fit au milieu d’une cérémonie solennelle qui se perpétua sous le nom de Fête du Soulier.

» Je ne te rappellerai pas la pantoufle de vair de Cendrillon, que tout le monde connaît, continua l’intarissable M. Nicolas, parlant surtout pour lui-même, mais de Lucius, qui, dans le dessein de plaire à Claude, sollicita de Messaline, dit Suétone, qu’elle voulût bien se laisser déchausser par lui. Ayant ôté le soulier droit, il ne cessa de le porter entre sa toge et sa tunique. Il le baisait quelquefois…

Sur ces mots, M. Nicolas rebaisa la mule de Raton, l’engloutit furtivement dans ses basques, et témoigna, pour la seconde fois, que, malgré la quarantaine, il ne lui était pas encore temps de renoncer aux passions…

— J’ai coutume, dit M. Nicolas qui se mit sur son séant après avoir repris haleine et s’être muni de son nécessaire d’écrivain, j’ai coutume de m’enquérir auprès des Prêtresses de la Volupté des particularités de leur vie : j’en veux élever un monument impérissable. Il arrive, le plus souvent, que leurs confidences les inclinent à me demander des conseils, ou bien à moi d’en donner. Puissé-je ainsi me rendre utile à la Société, en lui ramenant des êtres qui semblaient perdus pour elle ! Puissé-je mériter de l’État autant et même plus que l’abbé de l’Épée et l’abbé Sicard, qui ont fait entendre les sourds et parler les muets ! Je l’écrirai quelque part : Ce n’est pas le Vice que j’honore, mais la Vertu dans le Vice. Car il s’agit moins de vous faire renoncer à votre profession nécessaire, que de vous apprendre à contenir les hommes dans la route de la Nature, sans qu’ils s’égarent dans les sentiers de l’ignominie, où la débauche leur fait perdre le sens moral et la santé. Les courtisanes grecques…

» Mais, au fait, ma belle, reprit M. Nicolas, tenant sa plume prête à courir, je ne veux pas abuser de tes instants. Pendant que tu feras toilette, tu me diras quel est ton nom, ton âge, ton pays, et quelles furent les circonstances qui t’incitèrent à trafiquer de tes charmes.

Assise sur le petit meuble de bois des Îles, Raton répondit à M. Nicolas ce qu’elle avait coutume de répondre, et qu’elle était de Balleroy, près de Bayeux.

— Ciel ! s’écria M. Nicolas en sautant de sa couche, sa culotte sur les talons, et renversant sur lui son écritoire, tu ne peux être que l’enfant de cette Sibylle Argeville que je connus le 11 janvier 1756, lors de mon arrivée à Paris ! Embrasse-moi comme un père, car tu es ma fille ! Et rendons grâce à la Providence, dont les voies sont obscures et détournées ! Mon enfant ! ô mon enfant ! sanglota M. Nicolas en serrant Raton contre son cœur, non sans souiller d’encre le tricot de soie rose-chair, ni sans culbuter le petit meuble qui leur inonda les pieds.

Ils demeurèrent ainsi quelques instants. Émue malgré elle de cette paternité soudaine qui ne laissait pas, toutefois, de manifester le signe indubitable d’un trouble charnel, Raton n’osait encore poser de question. D’ailleurs, M. Nicolas la pressait si étroitement qu’elle s’en fût trouvée bien empêchée. Enfin, M. le père, agité de quelques soubresauts et poussant un profond soupir, dénoua son étreinte et conduisit vers le sopha sa fille déconcertée. À cause de sa culotte qui entravait ses pas, il le fit avec une hésitante gravité.

— Ô mon enfant, ma vue se brouille et mon pas chancelle ! murmura M. Nicolas en se rajustant d’un tournemain devant que de s’asseoir. Qui m’aurait dit que je retrouverais ici la fille de Sibylle Argeville, la première courtisane que j’obtins pour un écu, mais qui n’en était pas moins la plus belle et la plus intéressante des femmes, après Jeannette Rousseau et Mme Parangon, si la mémoire ne me défaut point pour les autres ? Depuis le début de notre entretien, je cherchais à me rappeler à quelle époque de ma vie j’avais rencontré un visage si semblable au tien. Et voilà que je suis subitement éclairé par ce nom de Balleroy, car Sibylle était de Bayeux ! En outre, l’âge que tu portes, dix-huit ans, correspond à la date que je t’ai dite, 1756 !

— Cependant, répliqua Raton, permettez-moi de vous rappeler que je suis une enfant trouvée, et qu’il y aurait peu de chance que ma mère eût pu cacher son état dans le pays même. Et comment n’aurait-elle pas été reconnue par l’un ou par l’autre quand elle me déposa dans le courtil de ma nourrice adoptive ?

— Enfant ! répondit M. Nicolas qui pressait sa fille contre lui, Sibylle te fit porter à Balleroy, car elle ne quitta point Paris. Elle te confia à une de ses amies, et pensa que le voisinage d’un château ferait peut-être qu’une grande dame brehaigne — elles le sont, hélas ! trop souvent — t’élèverait à ses frais. On en a vu reconnaître comme les leurs des enfants d’autrui pour la transmission du titre ou de la fortune. En un cas moins chanceux, Sibylle savait qu’au village les mœurs sont plus naïves, la vie moins coûteuse, les êtres plus compatissants. C’est ce dernier qui s’est rencontré.

« Non ! s’écria M. Nicolas, cela n’est pas douteux ; la voix du sang ne saurait mentir, et je suis physionomiste comme Lavater ! Je me souviens, à présent, que tu fus inscrite et baptisée sous le prénom de Reine, en souvenir de Reine Miné, cette jolie blonde de Sacy qui se chaussait si bien et qui m’embrassait à gogo quand j’étais enfant. Maintenant, il importe que tu connaisses ton ascendance. Je suis, moi, Nicolas-Edme Restif, dit de la Bretonne, dit Monsieur Nicolas, fils d’Edme Restif, surnommé l’Honnête Homme, et de Barbe Ferlet-Bertro, soit le soixante-septième depuis le Sérénissime Empereur Pertinax, successeur de Commode, et dont le nom de Pertinax, en latin, donne en français rétif ou têtu. Nous descendons aussi du bâtard Carlomanus Pertinax, petit-fils de Charlemagne. Ce bâtard prit de grandes privautés avec Judith, seconde femme de Louis-le-Débonnaire. Il en eut l’historien Eginhardus-Pertinax, qui engendra Robertus Pertinax, qui fut poète, lequel engendra Théodoricus Pertinax, qui fut imbécile, lequel engendra Recardus Pertinax, un fol, lequel engendra Gontrammus Pertinax, qui fut ramoneur, lequel engendra Rodericus Pertinax, qui fut palefrenier, lequel engendra Gondemarus Pertinax, qui fut pédicure, lequel engendra Ordonius Pertinax, qui fut médecin empirique, lequel engendra Ramirus Pertinacissimus, qui fut comme son père. Pardon, mon enfant, je fais sans dessein une confusion, car il fut bourreau de Paris, de même que son fils Froïla Pertinacissimus, dont le fils débita des tranches de veau. J’en saute pour arriver à Edwinus Restif-le-Têtu Ier, qui fut général et brigand comme de juste, lequel engendra Edgarus Restif II, qui fut comte de Metz. Et, de là, nous devenons fils de putains, saute-ruisseau, galopins, vagabonds, ministres et tire-laine, dont un fut pendu, ce que j’envisage sans honte ni répulsion, car c’est peu de compter un pendu par famille, comme l’a dit à peu près M. le Duc de La Feuillade. N’est-ce pas là, en effet, le meilleur témoignage d’une vertu foncière ?

— Quand je serai Carmélite, interrompit Raton, je prierai Dieu qu’il sauve mon grand-père le pendu. Mais arrêtez ! j’aimerais mieux que vous me parlassiez de ma mère et de vous-même…

— Tu ne veux donc pas entendre la Vie de mon Père, qui fut laboureur ? répliqua M. Nicolas. Heureux l’homme des champs ! il est insensible à l’attrait de la chaussure ; s’il poursuit quelque chose, c’est un lièvre et non pas un pied ravissant ! Mais toi, Carmélite ?… Sans doute, te croyant seule au monde, ma chère enfant, as-tu pensé te jeter dans les bras de Dieu, notre commun Père ? Je reconnais là, du reste, un penchant de notre famille, car mon frère Edme-Nicolas est curé de Courgis, mon frère Thomas lui sert de vicaire, ma sœur Elisabeth est religieuse aux Bernardines de Crisenon, et je fus moi-même novice à l’Hôpital de Bicêtre, dans une association janséniste, sous le nom de Frère Augustin. C’est là que j’aimai Sœur Mélanie Mijot, enfant trouvée comme toi, Sœur Saint-Augustin, grosse maman libertine, fraîche et potelée, Sœur Rosalie Ferret, dite Chou-Chou, que sa mère avait prostituée, et Sœur Pinon, qui me pressait la tête entre ses cuisses. J’ajoute qu’à l’âge d’un an je fus mis sous la protection de l’Enfant-Jésus, et qu’à onze la lecture de la Vie des Saints me donna l’envie d’aller en Turquie pour être martyr. Parlerai-je de l’autel que j’élevai dans un joli vallon, et sur lequel je sacrifiai une alouette à Dieu ?

« Mais à présent, continua M. Nicolas, tu dois songer que je puis te protéger et t’établir. Tu ferais, par exemple, une jolie teinturière. À cet effet, j’achèterais un fonds ou je louerais une boutique. J’aurais enfin un foyer, en remplacement de celui que bouleversèrent ou détruisirent à deux reprises Henriette Kircher et Agnès Lebègue, mes épouses légitimes. Je travaillerais à mes ouvrages, dans l’arrière-boutique, levant les yeux de temps à autre pour contempler, à travers mes douces larmes de père, l’adorable Reine qui est déjà le baume de ma vie et sera la consolation de mes vieux ans avec mes filles Agnès et Marion. Fortunate Senex !… Mais, ô Dieu ! pourquoi nous avoir acheminés l’un vers l’autre par les voies de l’inceste ? Peut-être même, au contraire, en ressentirons-nous plus de tendresse dans nos rapports ?… Embrasse-moi, ô ma fille, ô mon sang ! je vais de ce pas m’occuper de ta nouvelle condition, mettre ordre à mes affaires, et consigner longuement, sur une main de papier frais, la grâce inopinée que le Ciel nous envoie ! À demain, à demain ! dès que tu entendras tintinnabuler les canes de cuivre des laitières…

— Ô mon père ! cria Raton en tendant vers M. Nicolas des bras impuissants à le retenir, ô mon père ! parlez encore, ne vous en allez pas !…

Mais M. Nicolas s’enfuit comme une ombre.

Raton le poursuivit en boitillant. De guerre lasse, elle se réfugia dans le salon où folâtraient ses compagnes, tandis que la Mère et l’abbé Lapin jouaient paisiblement au reversi. À son entrée, l’attention se fixa sur elle, et la stupeur se peignit sur tous les visages.

— J’avais retrouvé mon père, sanglota Raton. Il a disparu sans que je pusse le rejoindre ! Aurai-je la force de l’attendre jusqu’à demain ?…

Malgré la déférente tendresse qu’elles portaient à Raton, ces demoiselles ne surent se tenir de rire, sauf la Boiteuse, qui courut la prendre dans ses bras.

— Ma chérie, fit la Gourdan, comment as-tu pu croire un instant ce que t’a dit M. Nicolas ? Quand j’ai quelque jeunesse nouvelle, renseigné je ne sais comment, il accourt de son repaire, et la reconnaît pour sa fille. C’est une manie qui va jusqu’à l’égarement, comme celle d’emporter une mule et quelquefois les deux. Je vois qu’il n’a pas failli à son habitude… Mais si j’avais su que tu dusses le croire si bien, je l’aurais fait payer davantage, d’autant qu’il a gâté ton maillot d’une façon affreuse !… Voyons, combien sont-elles ici, les filles de M. Nicolas ?

— Je suis, dit la Rusée, celle qu’il fit, en 1754, à Louison Durand, dans le grenier d’un M. Parangon, imprimeur à Auxerre.

— Moi, dit la Pimpante, je suis Hypsipyle, fille d’Omphale-Julie, de Dijon.

— Et moi Bathilde, fille d’Aurore, dit la Mutine.

— Septimanette, fille de Septimanie à la petite mule verte, dit l’Attisée.

— Et moi de Manette Teinturier, dit la Follette.

— Moi de Marianne Geolin, dit l’Éveillée.

— De sa sœur, Jeannette Geolin, dit l’Alerte.

— Moi, dit la Façonnée…

— Il suffit, interrompit la Gourdan, tout mon sérail y passerait, y compris la servante noire, qu’il nomme Esthérette, feignant qu’elle soit la fille d’une Esther qu’un Américain aurait amenée dans son pays. Après, il ne connaît plus personne, et c’est rare qu’il laisse un cadeau. Mais, dis-moi, la Belle, pourquoi a-t-il couvert ton maillot d’encre ? Tu en as les mains toutes noircies et la figure barbouillée ?…

— Quoi d’étonnant ? dit l’abbé. Cet homme n’est lui-même qu’un encrier, et tout lui est prétexte à répandre de l’encre, encore de l’encre, toujours de l’encre !… En vérité il ne manquerait plus que le Comte de Saint-Germain, heureusement à Schleswig, chez le Prince Charles de Hesse, pour qui il fabrique de faux diamants et de l’élixir de longue vie. Cet autre fol, ce Maçon imposteur, lui aussi de la police, eût fait croire à la Belle qu’il avait connu Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ne l’ai-je pas entendu soutenir que le Sauveur était un bon garçon auquel il aurait prédit qu’il finirait mal !…

» Ô Raton ! reprit l’abbé, si tu n’étais une sainte, je dirais que tu es l’image du Poète. Pourtant, je le puis dire, car la sainteté et la poésie vont ensemble, ou se peuvent prendre l’une pour l’autre. Tu vis paisiblement dans ton rêve, ne cherchant noise à personne, et chacun te berne à son gré, car tu es la confiance même, c’est-à-dire la faiblesse. Comme tu es aussi la beauté sans apprêt du cœur et du corps, et que rien n’excite plus la risée, la haine ou l’envie, c’est à toi, justement, pareils aux fourmis qu’attire un gâteau de miel, que viennent les impurs et les pervers pour repaître leurs instincts. Il n’est pas jusqu’au hasard qui ne s’en mêle : il entoure la Candeur de circonstances ridicules ou la colloque avec ses contraires. A-t-elle enfin trouvé refuge parmi ceux qu’elle croyait les siens, qu’on la soupçonne ou la rebute, ou même qu’on la renie. Mais ne riez pas, hommes dérisoires : les blessures que vous faites se referment par miracle, et vous ne sauriez occuper longtemps une âme qui s’est vouée à Dieu ou aux Muses. Une constance, une volonté plus forte que la vôtre, et qui confondrait les plus tenaces, la ravit sur ses ailes de fer, l’emporte vers sa vraie patrie, et vos éclats ne lui sont plus même un murmure.

« Retirez-vous donc, vous qui êtes des injustes et des méchants ! Discedite a me, omnes qui operamini iniquitatem !…

« Que la terre est vile, dit saint Ignace, quand je regarde le ciel !