Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/16

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Éditions Mornay (p. 313-340).
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XVI


M a fille, dit, quelques jours après, Marie-Thérèse de Saint-Augustin à Raton qu’elle avait mandée dans sa cellule et qui se tenait à genoux sur un prie-Dieu, j’ai attendu que vos émotions fussent passées pour vous entretenir, une fois de plus, de l’esprit de notre Ordre et de votre conduite.

« Depuis notre premier entretien jusqu’à votre vêture, je n’ai eu qu’à me louer de vous avoir parlé un peu sévèrement, pour vous mettre en garde contre vous-même et les artifices du démon. Votre tenue édifiante incita vos très-chères Sœurs et moi-même à voter sans restriction votre prise d’habit. Cependant, que s’est-il donc passé ce jour-là ? D’où venaient ces distractions inconcevables pendant l’Office ; cet air, non de béatitude, mais de satisfaction profane quand Son Éminence, en sa belle exhortation, vous parla de Marie l’Égyptienne et des deux religieuses exemplaires qu’il eut la Grâce de diriger au couvent de San-Giacomo, en l’île de Muran ? À quel sentiment avez-vous obéi lorsque vous lui marquâtes un mouvement de retrait accompagné d’un geste de répulsion qui pouvaient laisser croire que vous repoussiez la paix du Seigneur ? Déjà, ne vous étiez-vous pas jetée, au mépris de l’assistance et du Saint-Lieu, dans les bras de votre nourrice, dans ceux de l’abbé à petit collet et de si mauvaise mine qui obtint de l’Archevêché la faveur de jouer ici de la guitare — ô Ciel ! — non content d’appuyer cette demande étrange par des crédits si puissants que nous dérober eût été manquer à des ordres ? Cet homme bizarre était entouré d’un nombre considérable de créatures, que je crains de qualifier par charité chrétienne, et qui semblaient avoir été de vos amies… Parmi elles, ne s’est-t-il pas trouvé une négresse, oui, une négresse insensée, et peut-être démoniaque, qui a fait entendre dans sa langue qu’elle souhaitait prendre le voile ici même, et une boiteuse qui la voulait imiter ? Oh ! rien de Sœur Louise de la Miséricorde !…

« Mais là où votre abbé me paraît véritablement diabolique — je parle d’après le rapport qui m’en fut fait, — c’est lorsqu’il se prit de querelle avec un laquais de M. le Duc, que l’on m’a dit se nommer Poitou, et qu’il frappa ce dernier de sa guitare, si fort et si juste que la tête passa à travers le bois jusqu’aux épaules, de telle sorte que l’on eût comparé le pauvre garçon à un Martyr de la Chine pris dans une gangue, et saignant par mille estafilades. Cette scène atroce se déroula sur le parvis de notre sainte chapelle, à la suite d’une cérémonie qui doit inspirer la méditation et le respect, et à quelques pas d’un cadavre ! J’ajoute que les gens de M. le Duc et les compagnes de ce mauvais prêtre ont failli en venir aux mains, s’étant crié mille outrages, mille ordures dégoûtantes. Il a fallu l’autorité, la hallebarde du suisse de M. le Duc pour séparer ces impertinents. On a béni sa présence, car une femme au chapeau de roses paraissant être la colonelle de ces mégères en appelait à la garde. La garde ici ! la garde !…

« Je n’insiste pas sur les injures que proféra votre nourrice, puisque la justice de Dieu n’a point permis que le blasphème et le scandale durassent plus longtemps. Vous dirai-je que les mains de la possédée ne se détachèrent de la grille qu’après une aspersion d’eau bénite ?… Non, derechef, je n’insiste pas sur ces détails, crainte que le diable Curieux ne nous tente…

« Eh bien, reprit Mère Marie-Thérèse, s’étant signée diligemment, de vos distractions, de vos élans précipités, de votre recul spontané devant M. de Bernis, des paroles et des gestes de toutes ces personnes, de cette mort même qui ne s’est point vue de mémoire de religieuse, enfin, de vos visions de naguère, ressort pour moi la certitude d’un investissement de l’Esprit du Mal. Vous m’avez été présentée par Mme la Duchesse d’Aiguillon, que je révère : ce serait lui manquer que de vous interroger sur le commerce de vos heures de liberté. Sans nul doute avez-vous tenté d’échapper à un milieu détestable en vous jetant au pied des autels. Je m’incline devant une résolution qui fait honneur à votre nature. Mon devoir est de la maintenir dans sa pureté, son intégrité. Pour cela, il vous faut émonder, tailler, greffer, et j’ose dire écheniller, sans quoi ce beau scion de droiture deviendra quelque sauvageon qui ne produira que des fruits véreux, et peut-être pleins de cendre, comme ces arbres stériles des rives de la Mer maudite. Je vais commencer de m’y employer, non pas en vous soumettant au jeûne, à la macération, à la pénitence, ni même à des exercices extraordinaires de piété où le Diable se faufile trop souvent sans que l’on s’en doute, mais en vous imposant le travail, le travail manuel, horreur de l’Enfer ! Un travail pénible, dis-je, qui anéantira vos facultés et brisera les révoltes d’un corps jeune…

« Sœur Deodata, continua la Prieure, écartant à dessein le nom de Raton, si tendre, si plaisant, si juvénile, et en élévant une voix pleine d’aigreur, je vous dispense des Offices de la journée. Vous retournerez nos gazons en bêchant cinq heures de suite. Les pierres et les mauvaises herbes, vous les ramasserez et les mettrez dedans une hotte que vous irez vider par intervalles réguliers, la portant sur votre dos, les yeux à terre et les mains croisées sur la poitrine. Les dix minutes de repos auxquelles vous aurez droit toutes les heures, vous les emploierez à réciter vingt pater dans votre ermitage. Les Sœurs zélatrices me rendront compte de toutes choses. En outre, au réfectoire, vous remplirez le rôle de serveuse. J’oubliais de vous dire que vous me devez remettre le crucifix que vous avez placé à votre chevet. Rien ici qui vienne du dehors, qui en rappelle les souvenirs, et servirait peut-être de piège au Malin, fût-ce même la très-sainte Image de Dieu ! Maintenant, relevez-vous. Allez ! Deo Gratias !…

Deo Gratias ! répondit Raton en s’inclinant devant la Prieure qui ne lui tendit pas sa main à baiser, mais se contenta de la bénir avec une hauteur superbe.

L’ermitage que partageait Raton avec deux autres novices de son âge, Euphrosine de Sainte-Madeleine et Anne-Marie de Saint-Benoît, formait dans le jardin une des stations du Calvaire. Sur l’un des murs se voyait la Crucifixion peinte à l’ocre, mais presque effacée par les intempéries, couverte de plaques verdâtres et fendillée dans toute sa longueur. La Vierge et la Pécheresse pleuraient au pied de la croix, le voile rabattu sur leurs visages, et pareilles à des Carmélites. De la rocaille qui servait de siège on pouvait contempler ce tableau que le temps et la Nature avaient rendu plus émouvant que le génie ménager du peintre. Sur les autres parois, toutes festonnées de lambeaux de toiles d’araignée, se déchiffraient encore les instruments de la Passion. Un râteau, un pic, un arrosoir, un ramon, quelques pots de fleurs renversés et garnis de plantes mortes attestaient, par leur poussière et leur délaissement, que, de longue mémoire, les solitaires du lieu n’avaient pas encouru de pénitence.

Ce fut donc là que Raton, tout inondée de sueur, se rendit pour réciter ses vingt pater. Elle allait déposer contre le mur remparé d’écorce la hotte qu’elle venait de vider, lorsqu’elle entendit un faible chevrotement qui semblait l’appeler avec une tendresse enfantine. Elle leva la tête, et vit sur la rocaille un agnelet d’une blancheur éblouissante qui la regardait d’un œil humain couleur d’azur. Ses jambes étaient repliées, sauf une qu’il apprêtait à mouvoir, la soutenant sur la pointe du sabot. Attirée par une force singulière, Raton se dirigea vers l’agneau en lui tendant les bras, et elle s’agenouilla devant lui. Il vint alors se blottir contre sa gorge, accentuant ses bêlements et tendant son museau rose comme pour solliciter un baiser. Raton sentait sa douce chaleur et elle s’étonnait qu’elle allât grandissant jusqu’à l’émouvoir d’un feu délicieux. Elle dut même s’asseoir pour ne pas défaillir de mollesse, et elle vit un cercle d’or en fusion se former au-dessus de la bête divine. Un parfum de myrrhe, issu de la bouche de l’agneau, dissipa, l’odeur de la moisissure et de la terre pourrie. Sur le linteau intérieur de la porte, une gracieuse colombe aux ailes frémissantes fit entendre des roucoulements enamourés.

— Bien-Aimé ! ô Bien-Aimé !… sanglota Raton, couvrant l’agneau de caresses et le serrant avec force contre son cœur de cire. Bien-Aimé, Vous ne m’abandonnez donc pas dans le mépris universel !… Ah ! comme Vous embrasez Votre épouse !… Demeurez, ô Bien-Aimé ! Votre brûlure me fait du mal et du bien, tant de mal et tant de bien que je ne sais lequel l’emporte sur l’autre !… Non, je ne regrette plus les rudesses et les outrages ! Je voudrais que ma pénitence durât toute la vie pour vous posséder en ce lieu ! Brûlez, ô brûlez encore…

Soupirant ces derniers mots, Raton, plus rouge que la pourpre, entr’ouvrit ses yeux languissants sur l’objet de son plaisir. Mais, de blanc, l’agneau était devenu noir. Sa taille grandit soudainement, son poids se fit insupportable, et des cornes de bélier s’enroulèrent de chaque côté de sa tête. Il poussa un bêlement, ou plutôt un ricanement diabolique, puis, de sa langue frétillante, sa langue obscène, il couvrit d’une écume bouillante et nauséabonde le visage de Raton.

Per signum crucis de inimicis libera nos, Deus noster !… s’écria Raton en se signant à la hâte le front, la bouche et le cœur et mettant ainsi à profit une leçon de la bonne Sophie de Sainte-Anne.

La vision disparut aussitôt. Mais il en demeura une odeur infecte et une buée pareille à celle des étables, quand les valets les ouvrent par les matins d’hiver. La colombe, changée en une affreuse corneille, fit trois fois le tour de l’ermitage en se heurtant contre les murs. Elle partit avec de longs croassements qui retentirent au loin sur le faubourg Saint-Jacques.

Raton s’était précipitée dehors malgré le vacillement de ses jambes. Sans pensée, le cœur battant de peur et de honte, elle reprit sa bêche et tenta de continuer son travail. La faiblesse de ses membres l’empêcha d’enfoncer l’outil dans la terre. L’infection du bélier, qui lui rappelait avec plus de puissance celle de M. Poitou, lui soulevait le cœur, si bien qu’à tout moment elle s’essuyait le visage de sa manche. Enfin, cette odeur l’obséda tellement qu’elle résolut de se laver, et elle se dirigea vers le puits pour y tirer de l’eau. Quand elle en sentit la fraîcheur, elle se trouva mieux et se prépara à retourner le gazon.

— Sœur Deodata, fit une voix, ce labeur semble dépasser vos forces ; vous y mettez trop de diligence. Notre Révérende-Mère nous autorise à vous engager de rentrer.

Raton eut un léger sursaut en entendant cette voix, et elle baissa les yeux devant trois sœurs zélatrices, Julie du Saint-Esprit, Gabrielle de Jésus et Marie de Sainte-Thérèse qui se tenaient devant elle, l’air inquisiteur, en dépit de leur feinte bienveillance. Elle craignit encore que ce ne fût un artifice du démon. Elle les suivit, cependant, après s’être signée du pouce sur la poitrine et avoir répondu Deo Gratias, le tout par mesure de conjuration contre un des fameux sept diables dont elle ne songeait pas à démêler s’il fût le diable Pourquoi, le diable Plus, le diable Moins, le diable Timide, le diable Discret ou Médecin, le diable Curieux, ou bien celui de la Vaine Gloire.

Raton ne comprit pas grand chose au changement de la Révérende-Mère à son égard, ignorant que les Sœurs zélatrices eussent épié ses attitudes si extraordinaires, et sur lesquelles Marie-Thérèse de Saint-Augustin leur avait recommandé le silence. Au lieu de laisser Raton dans une solitude dangereuse, on fit en sorte qu’elle ne se trouvât jamais isolée pour l’accomplissement de ses nouvelles pénitences, soit rapetasser les alpargates, repriser le linge d’autel ou de sacristie, laver, étendre et repasser une grande partie de celui des nonnes. Enfin, elle servait à table avec humilité.

Il lui fallut quelque temps pour se remettre de sa vision diabolique, et elle pensa que la Prieure avait eu raison, que le Malin, dans sa rage qu’elle eût pris le voile, s’était juré de la tourmenter. C’était, du moins, l’avis de M. Rigaud, son directeur, qui lui témoignait beaucoup de ménagements et lui conseillait, au mépris de la Règle, de ne s’ouvrir de ses apparitions qu’à lui seul. Car, avait-il insinué, de toutes les passions humaines qui faiblissent et se dissolvent dans l’état conventuel, la jalousie demeure la plus tenace, trouvant sa pâture accoutumée dans la vie commune, et, comme elle est une des rares qui subsistent, elle profite de la réserve de violence qui servait aux autres.

— Celles qui ont des visions et des extases, avait-il ajouté, sont donc quelque peu l’objet de l’envie. Cependant, il est aisément concevable, ma chère fille, que si les Révérendes-Mères vous mettent en garde contre des illusions dangereuses, — saint Paul nous avertit que le démon se transforme pour nous séduire en ange de lumière, — elles ne sont que trop portées, par la nature craintive et soupçonneuse de leur sexe, d’apercevoir en toute chose un artifice de l’Enfer. Il est certain qu’il vous tente, mais il est non moins certain que Dieu vous recherche et vous aime. J’en ai pour preuve vos visions intellectuelles, qui sont l’état ordinaire de la sainteté. Elles restent à l’abri de toute interprétation diabolique, attendu que Satan ne peut agir sur nous que par l’intermédiaire des sens, et que le propre de ces visions est de ne rien avoir de sensible. Je vous parle ainsi, ma chère enfant, parce que je vous sais sans orgueil, marque apparente et incontestable des fausses révélations. Allez, soyez sans crainte, et dites-vous que la bienheureuse Marie Alacoque fut tentée deux fois, et par Jésus-Christ et par le Diable, que les tentations auxquelles l’on résiste n’excluent pas la faveur divine ; enfin, que le Ciel et l’Enfer, selon saint Grégoire, se rencontrent souvent dans une même âme.

Raton s’était sentie réconfortée par les paroles du bon prêtre, qu’elle entendait à travers un guichet pratiqué dans le mur du chœur. Elle imagina qu’il dût ressembler à l’abbé Lapin qu’elle ne verrait jamais plus.

Pourtant, peu de jours après, les tourments du Malin recommencèrent. En mangeant, elle avait trouvé une queue de rat dans son écuelle, comme au temps de Mlle Macée, il est vrai moins parcimonieuse. Un signe de croix la fit disparaître.

Ce fut encore M. Poitou qui sortit de dessous le lit au moment où Raton passait une autre robe pour dormir. Il portait autour du cou la guitare de l’abbé Lapin ; saignant par une multitude de plaies remplies d’échardes, il contrefaisait la tête du Baptiste sur le plat de Salomé.

— Ah, Jarni ! Jarnidieu !… avait crié M. Poitou dans l’attitude du dieu des jardins chargeant les voleurs de laitues.

Raton fit comme pour la queue de rat, et la vision s’évanouit. Mais il en resta l’odeur et la fumée du bélier, et aussi quelques traces viriles sur le parquet, lesquelles, d’après les vieux mystagogues, engendrent des fantômes.

J’te fous mon luque, avait murmuré une bouche d’ombre, qu’jar’viendrai dans la boutanche du Havre, et que j’te rifaudr’ai l’proye, anquilleuse d’entonne !…

Une autre fois, ce fut le tour de M. Lubin. Il s’éleva du plancher à l’endroit de la semence de M. Poitou. Devant que Raton eût soufflé la lumière, M. Lubin lui avait appliqué un baiser étourdissant.

— Coucou !… Foi d’drapier, vous savez, moi, c’est pour le bon motif !… Faut vous dire que plus tard j’aurai du bien…

Et M. Lubin s’était évanoui sur un entrechat, dans une musique de vielle et de flûte de Pan qui rappelait agréablement la vie, la vie peut-être manquée…

Ce fut aussi M. Restif, dit M. Nicolas, dit de la Bretonne, inspiré, priapique, la plume à la main, l’écritoire sur l’estomac, et sa culotte de gros bergopzoom sur les talons.

« Ô ma fille ! ô mon sang ! tu ferais, par exemple, une jolie teinturière… Mme Parangon… »

Ce furent encore M. le Duc et M. le Chevalier.

Quant à M. Peixotte, il s’était réservé d’apparaître à la fustigation hebdomadaire. La lueur phosphorescente qu’il répandait dans l’obscurité permettait à Raton d’apercevoir les chastes nudités de ses compagnes, et elle le voyait aller de l’une à l’autre de son pas dansant et les fouetter à tour de bras. Il disparaissait en criant : Écrasons l’infâme !…

L’abbé Lapin, lui, profitait de la phosphorescence laissée par M. Peixotte pour gambader sur le front des croupes, où Raton reconnaissait celles des vingt Nymphes de la Gourdan. S’accompagnant de sa guitare, l’abbé chantait sa chanson favorite :

Robin a une anguille
Qui fait plaisir aux filles…

Toutes ces visions, cependant, débilitaient Raton par les alarmes, le dégoût et la déception qu’elles lui causaient. Malgré sa patience naturelle que soutenait M. Rigaud, malgré cet état même de ravissement quasi perpétuel qui l’inondait d’une ineffable lumière, elle désespérait de jamais revoir l’image formelle du Bien-Aimé et d’en ressentir la touche divine. Son air égaré, son teint blême, son amaigrissement, son excessive nervosité irritaient Marie-Thérèse de Saint-Augustin qui ne pouvait supporter qu’on lui cachât quelque chose. Aussi la faisait-elle venir dans sa cellule plusieurs fois par jour, au grand mécontentement des religieuses. Celles-ci croyaient découvrir une préférence habilement dissimulée par le régime austère auquel leur Révérende-Mère feignait de soumettre Raton.

— Deodata, disait Marie-Thérèse, vous avez encore eu des visions aujourd’hui. Je le sens, je le devine, je le sais. Si ce n’est qu’une méprise de ma part, j’en serai désabusée quand vous m’aurez avoué ce qui vous est advenu dans l’ermitage du Golgotha… Rien ? Et votre frayeur, et vos ablutions, et vos tremblements, et votre pâleur mortelle ?…

Ou bien :

— Deodata, qu’aviez-vous donc au réfectoire à regarder dans le fond de votre écuelle ? Pourquoi ce sursaut ?… Plaît-il ?… Une araignée, dites-vous ?… Était-ce la raison de votre signe de croix ?… Vous auriez mieux fait de me répondre Rien, derechef. Ce serait moi la visionnaire !

Ou bien encore :

— Deodata, une Sœur zélatrice vous a vue, hier soir après Laudes, quand vous descendiez d’ici-même, vous entretenir en bas de l’escalier avec un interlocuteur imaginaire, veux-je croire… Vous commençâtes par faire la révérence. On vous entendit crier : « Monseigneur ! » Vous vous jetâtes ensuite en des bras invisibles. Vous parûtes vous y pâmer… Allons, Deodata, ne remuez pas la tête en signe de dénégation… J’ajoute que vous avez pris la fuite en vous bouchant les narines. Si vous l’osiez, vous me diriez que c’était un enfantillage, n’est-ce pas, fillette évaporée ?… Et puis, ce matin, à Primes, précisément à cet endroit du Psaume 53 : Quoniam alieni insurrexerunt adversum me, changement complet : l’air dans les nuages, une figure ravie !… Pour un peu vous eussiez éclaté de rire. Distraction ? C’est bien cela… Faites-le croire à Sophie de Sainte-Anne, pas à moi, ma fille !…

Enfin :

— Deodata, à certains jours, l’on a remarqué que vous vous parfumiez. Toutefois, je n’ai pas trouvé d’eau de senteur dans votre cellule, quelque flacon que vous eussiez pu recevoir, naguère, des mains de ces créatures, vos amies, ou prendre sur la toilette de Mme la… Passons !… En ce moment, je me puis assurer par moi-même que vous répandez une odeur balsamique assez puissante pour troubler, et même incommoder. Vous ne pouvez pas, vous ne voulez pas me dire où vous la recélez ? Eh bien, vous n’irez plus au jardin : vous y cueillez sans doute des fleurs ou des herbes en cachette. Relevez-vous. Allez changer de linge, et lavez-vous, je l’ordonne !…

Ainsi de suite. Mais ce qui coûta le plus à la pauvre Raton qui se confessait chaque jour, ne trouvant de refuge et de réconfort qu’auprès de M. Rigaud, fut l’interdiction de cette pratique quotidienne.

— Le samedi seulement, avait dit Marie-Thérèse, et la communion seulement le dimanche. Puisque vous n’avez rien à m’avouer, Deodata, qu’avoueriez-vous donc à votre directeur ? Aussi bien la confession, la communion si fréquentes, ce sont des sensualités spirituelles mal déguisées, dont le résultat est de consommer les forces du corps sans profit pour l’âme, écrivit en substance notre sainte Fondatrice.

Ce qui sauvait encore à moitié Raton d’une hostilité générale et ouvertement déclarée, était qu’elle n’avait pas eu de vision publique. Comme le fait ne pouvait manquer de se produire, il arriva peu de temps après, à Matines, vers la fin de l’Hymne Quem terra pontus. Levant les yeux vers l’autel, elle vit se substituer au tableau de l’Annonciation le Calvaire de l’ermitage. Les trois figures du Christ, de la Vierge et de Marie-Madeleine s’effacèrent. Il ne resta plus de la montagne que son faîte en forme de plateau, mais coloré d’une façon véridique et doué d’un relief saisissant. Et ce faîte, chargé de nuages obscurs, dépassa son cadre. Il remplit presque tout le sanctuaire. Raton distinguait en détail les mottes avec leurs herbes et leurs fleurs sauvages agitées par le vent, et celui de rares buissons de ronces où se tapirent des belettes, des couleuvres, des rats et des blaireaux effrayés par quelque événement d’importance. Puis parurent des cavaliers chargés d’armures de fer et de cuir. Raton commença de voir progressivement leurs enseignes, leurs lances, leurs casques, la moitié de leurs torses et la tête de leurs chevaux qui rongeaient des mors écumeux. Une multitude bariolée les suivait. Ils se retournaient au bord du plateau pour regarder ceux qui gravissaient la pente difficile ; la plupart faisaient le geste d’exciter, de frapper, de pousser, montrant des faces horribles aux cheveux collés par la sueur. Enfin, parut le sommet de la Croix, vacillant de droite et de gauche, en avant et en arrière. Raton, jusque-là assise, se jeta à genoux, les bras étendus.

Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin fit signe à Sophie de Sainte-Anne d’agiter sa matraque, afin de rappeler Raton au maintien qu’elle devait avoir et à la psalmodie de l’hymne. Mais le cliquettement de la Sous-Prieure fut sans effet. Henriette de la Miséricorde et Madeleine de Saint-Joseph, voisines de Raton, firent de timides efforts pour l’avertir de reprendre sa place en sa chaise, l’une la tirant par le derrière de sa robe, l’autre par sa manche.

La psalmodie en était troublée ; les voix ne suivaient plus ni la mesure ni l’accord. On attendait que la Révérende-Mère ou Sophie de Sainte-Anne intervinssent. Mais il ne se passa rien, et le chant reprit peu à peu son assise.

Cependant, Raton contemplait le Bien-Aimé dans sa misère pathétique. Elle l’aidait à porter la Croix avec Simon le Cyrénéen, et semblait même se substituer à lui, autant qu’il s’en pouvait juger par les mouvements, les inclinations de son corps, les veines de son cou qui se gonflaient à rompre, et les souffles d’ahan qui lui sortaient de la poitrine. Son front ruisselait, non seulement d’eau, mais de sang véritable, comme si la couronne d’épines s’y fût enfoncée. Malgré leur jalousie, les religieuses ne purent se tenir d’un grand élan de piété admirative pour celle qui se révélait une sainte après avoir passé pour une novice ambitieuse ou trop zélée. Elles faillirent se précipiter quand des mains de Raton ruisselèrent quelques jets purpurins. Alors, il sembla que Raton ne souffrît plus et qu’elle fût tout entière à l’extase.

Sans ressentir l’agonie du Christ, elle voyait à travers ses larmes la foule des spectateurs, notablement accrue, regarder les trois suppliciés par manière de désœuvrement. Le plus grand nombre des nouveaux venus était vêtu à la moderne, car les notions historiques de Raton en cette matière se réduisaient à des tableaux d’église et des images de piété. Il y avait là des oublieurs avec leurs boîtes à tourniquet, des Savoyards et leurs marmottes, des laquais, des bourgeois, des nouvellistes, des petits-maîtres, des gardes-françaises coiffés sur l’oreille et le briquet en verrouil, des crocheteurs et leurs crochets, des dames de la Cour et de la Halle, des bouquetières, des marchandes d’huîtres à l’écaille, et des filles empanachées ; bref, la bonne et la mauvaise compagnie.

Au moment où le soldat allait enfoncer sa lance dans le Divin Côté, tous ces gens s’écartèrent et tournèrent le visage vers Raton comme pour la prendre à témoin ou juger de sa propre douleur. Le Bien-Aimé lui fit la grâce de sourire tristement. Raton tendit les bras vers Lui dans une effusion suprême et en répandant de si abondantes larmes qu’on en eût rempli un vase d’autel ou la terrine de la bienheureuse Véronique de Binasco. Les voix suspendirent presque le Psaume Cantate Domino dans cette minute si touchante. Mais l’expression de Raton marqua tout aussitôt de la stupeur. Ses mains retombèrent le long du corps et cherchèrent un appui par terre : crucifié entre Nicole qui râlait, le menton perdu dans sa gorge, et l’abbé Lapin qui projetait à dix pas le contenu de sa vessie par une blessure, le Bien-Aimé venait de se transformer soudainement. Ses tempes portaient les cornes du bélier noir, ses jambes, couvertes d’une épaisse bourre de laine, se terminaient en pieds fourchus ; le sourire si triste et si doux n’était plus rien qu’un ricanement affreux qui couvrit la musique de l’orgue : « Tout est foutu, tout est foutu !… »

En un éclair, Raton avait pu reconnaître la plupart des comparses de cette parodie diabolique. Ils riaient du même rire que l’Esprit du Mal, les uns se tenant les côtes, les autres se frappant les cuisses, et ce rire immense imitait le bruit des galets roulés par la mer. Il y avait là les vingt pensionnaires de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Enlacées par Brin d’Amour, la Ramée, Champagne, la Tulipe, des maquereaux et des michés, Gourdan, pour ne pas choir à la renverse, tant elle ne se pouvait tenir de gaieté, accolait la Pimpante et la Follette. Il y avait encore M. Poitou, M. Grand-Jean et M. Petit-Louis qui faisaient des ailes de pigeon et des battus. Mlle Macée tirait la langue en tenant un rat par la queue. M. le Duc, en manière d’éternuement, pouffait des « tout est foutu » dans sa tabatière, et M. le Chevalier caressait les tétasses de Mme la Duchesse, qui brimbalaient en dehors de son corset. Sa culotte sur les talons, M. Restif remplissait le rôle de greffier, et M. Peixotte se « pavanait » dans un coin. Enfin, ordonnateur ingénieux, nonchalamment appuyé contre la Croix, et satisfait d’avoir bien mérité du Diable, M. de Sade, tout vêtu de noir, folâtrait avec une couleuvre ondulant parmi les replis de son jabot.

Retro Satanas !… s’écria Raton en se mettant les mains sur les yeux.

Mais déjà la Prieure avait bondi sur elle et l’aspergeait d’eau bénite :

Adjuro te + per Deum Abraham, Isaac, Jacob, et per Crucem + Domini, per Pa + trem, per Fi + lium et Spiritum + sanctum, Spiritus immunde, Miserrime, retentator, fallax, pater mendacii, haeretice, fatue, bestialis, furiose, tui Creatoris inimice, luxuriose, insipiens, crudelis, inique, praedo, bestia serpens et sus macra, famelica et immundissima, bestia eruginosa ; bestia scabiosa, bestia truculentissima, bestia omnium bestiarum bestialissima, ejecte de Paradiso

Kyrie eleison, Christe audi nos, Christe exaudi nos ! firent les moniales qui entamaient les Litanies des Saints en usage dans l’exorcisme.

— Mère, chuchota timidement la vieille Sophie de Sainte-Anne empressée à la suite de la Prieure et n’osant lui retenir le bras, Mère, il vaudrait mieux envoyer chercher M. le Chapelain… Il ne nous appartient pas de…

— Laissez, laissez, Sainte-Anne !… dit Marie-Thérèse, soudainement embarrassée et s’arrêtant, toutefois, au milieu de son adjuration.

Cependant, Raton, jusque-là immobile, joignit les mains dans un nouveau transport. Au lieu d’exprimer la terreur, ses yeux se noyèrent de béatitude ; des larmes de félicité recommencèrent d’en couler avec abondance. Des soupirs, des mots inarticulés sortirent de sa bouche ; ce ne fut bientôt plus qu’un murmure confus et lointain dont on ne savait distinguer s’il émanait d’elle ou d’un être invisible. Puis, son corps vacillant devint froid et rigide comme un cadavre, le souffle expira sur ses lèvres. L’on aurait pu croire qu’elle fût morte à genoux sans l’activité que ses yeux avaient conservée, et sans la métamorphose de son visage, d’une beauté céleste, où se peignaient à la fois l’admiration, la joie et la douleur. C’est qu’elle voyait son Bien-Aimé lui apparaître au-dessus du tabernacle. Il lui montrait son cœur embrasé : pareille à la bienheureuse Baptistine Varani, elle y lisait son nom de Raton en belles majuscules d’or.

Marie-Thérèse de Saint-Augustin, que la Sous-Prieure avait rappelée modestement à l’ordre, n’osa reprendre l’exorcisme interrompu, mais elle toucha la joue de Raton avec des reliques de sainte Thérèse qu’elle portait sur elle. Raton ne bougea pas. Les religieuses entrèrent en prières pendant une demi-heure, ayant délaissé les Litanies des Saints. Après quoi les yeux et la bouche de Raton se fermèrent, ses traits se détendirent, sa tête se pencha ; elle montra, en outre, par de faibles gémissements, les signes d’un malaise anxieux.

— C’est le retour graduel, souffla la bonne Sophie de Sainte-Anne à l’oreille de la Prieure. Mais, sans doute, serait-il bien de l’emporter dans sa cellule, car le réveil ne sera peut-être qu’un intervalle. On a vu saint Phantin et la vénérable Mère Agnès de Jésus demeurer, l’un vingt jours, l’autre trois semaines…

— Oui, faites-la porter, répondit sèchement Marie-Thérèse, encore que l’on pourrait choisir des exemples moins singuliers… Vingt jours, trois semaines ! j’aurais donné généreusement quelques heures…

Les intervalles et les reprises durèrent quatre jours. Recroquevillée sur son lit, dans la posture où le ravissement l’avait surprise, Raton entremêlait les noms de Jésus, de Divin Maître, de Bien-Aimé et de Céleste Époux avec ceux de M. le Duc, de M. Poitou, de la Gourdan, de Nicole, de l’abbé Lapin, de M. de Sade et de quelques autres, de telle sorte que la Prieure et les assistantes entendirent des fragments de confession sur la nature desquels il eût été difficile de se méprendre. Ils valaient à Raton des signes de croix, des aspersions d’eau bénite et des prières. Mais surtout, ils rejetaient Marie-Thérèse de Saint-Augustin dans un doute voisin de la certitude touchant le caractère diabolique de l’extase, et la Prieure triomphait en secret de M. Rigaud.

M. Rigaud l’avait reprise, le lendemain même, sur un ton qu’elle ne lui pouvait pardonner. Elle le lui pardonnait d’autant moins qu’elle avait dû reconnaître une partie de ses torts.

— Madame, avait dit M. Rigaud, en dépit de la prévention que vous devez nourrir contre les directeurs, l’intérêt que je porte à ma pénitente m’oblige, ainsi que mon sacré ministère, à vous reprendre sans aucun ménagement sur l’acte auquel vous vous livrâtes hier, au mépris de la loi et de la hiérarchie ecclésiastiques. Ne me parlez pas d’ignorance : vous devez savoir que l’exorcisme ne peut être prononcé que par un clerc qui ait reçu le troisième des Ordres mineurs, et que même un prêtre ne s’en doit charger sans la permission de l’évêque. Voilà bien la présomption des femmes de croire qu’elles peuvent avoir mandement de chasser le Malin, elles qui nous firent choir dans le Péché Originel et nous y renfoncent tous les jours !… Et qui vous a dit que votre fille fût possédée ? À quoi l’avez-vous reconnu ? Et puis encore, si vous n’avez voulu que chasser la présence du démon de la chapelle, c’est l’exorcisme de lieu qui convenait. Il vous faut, Madame, faire amende honorable, vous accuser aujourd’hui même de cette usurpation d’autorité, faute de quoi, en ma qualité de Visiteur de votre couvent, je porterai mes plaintes à l’Archevêché, après en avoir référé à M. le Chapelain, avec qui je vous conseille de vous entretenir sans délai. Allons, vous perdîtes la tête !…

« Hé, Madame ! est-ce que Jésus ne fut pas tenté, et saint Antoine, et bien d’autres ! Que pensez-vous donc de la bienheureuse Marguerite de Cortone que le Démon désolait par des chansons obscènes ? De sainte Thérèse, tourmentée l’espace de cinq heures par un diable invisible qui finit par apparaître sous la forme d’un négrillon ? En quoi la tentation peut-elle faire douter de la sainteté ? On répand ici un bruit auquel vous n’êtes pas étrangère, et vous manquez en cela à la charité chrétienne : que ma pénitente serait une pécheresse, une repentie. Eh bien, oui, je le sais ! Où est le mal ? Sa sainteté n’en est que plus éclatante ? Car c’est une sainte, Madame. Je le sais aussi, et nul n’est plus qualifié que moi pour le savoir. Auriez-vous rejeté Marie-Madeleine et Marie l’Égyptienne, que vous comptez parmi vos patronnes ? Ah, Madame ! vous n’êtes pas exempte des préjugés du siècle, et le hautain exemple de Louise de la Miséricorde vous incline à mépriser une fille de rien, n’est-ce pas ? Courtisane de bonne maison, elle vous eût fait honneur ; prostituée de mauvais lieu, elle vous donne la nausée. Et moi, je vous dis que, malgré les mérites de l’Illustre Pénitente — ils sont grands et je m’incline, — les éclatantes vertus de cette enfant méprisée la rapprocheront davantage de Notre-Seigneur. Puissé-je, Madame, la contempler dans sa gloire, au premier rang des élus. C’est aussi la grâce que je vous souhaite.

— Monsieur, avait répliqué Marie-Thérèse de Saint-Augustin, je confesse mon erreur. En effet, j’ai cédé à un mouvement impulsif, mais j’aurai l’excuse d’avoir tremblé pour mon troupeau. Car vous n’ignorez pas, Monsieur, combien ces tentations sont contagieuses. Je me dispenserai d’exemples célèbres. Au surplus, mon geste, si répréhensible, parut avoir calmé sœur Deodata… Je dis parut, n’étant pas comme vous, Monsieur, encore affermie dans cette idée que mon intervention ait ramené la grâce divine… Vous rappellerai-je cette franciscaine de Cordoue, Madeleine de la Croix, élue abbesse en 1533 ? Ayant fait un pacte avec le diable, elle simula si bien la sainteté que l’auguste épouse de Charles-Quint lui envoya, pour qu’elle les bénît, la robe et le bonnet de l’infant dont elle était grosse et qui devait être Philippe II. Le démon lui était apparu dans son enfance sous la figure de Jésus crucifié. À deux reprises dans sa vie, il lui commanda de se crucifier comme lui, ce qu’elle fit en s’appuyant contre des clous qu’elle enfonça dans le mur. Elle voyait des démons qui se donnaient pour saint Jérôme, saint Dominique, saint François et saint Antoine. Elle voyait encore la Très-Sainte Trinité ! Cependant toutes les nuits, elle prenait commerce avec Satan, et l’un de ses satellites nommé Python, tous deux travestis en séraphins tombés du Ciel. Elle prétendait ne se nourrir que d’Eucharistie, elle feignait des extases, elle montrait ses stigmates aux jours de fête, et elle prétendait que la colombe qui se plaçait dans le chœur contre son oreille n’était autre que le Saint-Esprit. Mais c’était le Diable, Monsieur ! le Diable qui la tentait dans sa chair et son orgueil : n’avait-elle pas consenti au pacte en échange d’une renommée toujours grandissante et de tous les plaisirs que concevrait son imagination pervertie ? Voilà, Monsieur, un exemple qui nous doit faire douter de l’origine divine de l’extase et des stigmates, surtout quand il est manifeste que Satan s’est déjà montré, que l’extase est consécutive à la vision dont votre pénitente même n’oserait nier le caractère démoniaque. Retro Satanas ! a-t-elle crié…

— Madame, avait répondu l’abbé Rigaud, il est certain que l’Enfer peut simuler bien des choses. Mais il est des cas où sa marque est évidente, et quelques autres où il n’apparaît jamais, qu’il ne saurait contrefaire. J’ai déjà dit à ma pénitente que la fausse révélation engendrait l’orgueil ; j’ajoute : non point la simple tentation lorsque l’on y résiste avec énergie. Or, au lieu d’orgueil, j’ai rencontré la sainte humilité. Quant à la tentation, vous fûtes témoin, Madame, que l’on y résista. Il ne me resterait plus qu’à vous parler de la Vision intellectuelle, de la présence invisible de Jésus-Christ au côté droit de sainte Thérèse, si vous ne saviez comme moi qu’elle est, j’ose le dire, inimitable. Je vous renvoie au cardinal Bona. Enfin, si ma pénitente ne s’en est pas ouverte à sa Révérende-Mère, c’est qu’elle craignait, apparemment, d’être rabrouée. Dieu m’a préservé, Madame, de la méfiance que témoigna le bienheureux Raymond de Capoue à sainte Catherine de Sienne, sa pénitente, et de la mauvaise volonté des prêtres que consultait sainte Thérèse sur ses révélations. Ah, Madame ! ayons de la douceur. Par là se manifeste la véritable autorité, toujours sûre d’elle-même. Au lieu que la crainte trahit la faiblesse et n’engendre, le plus souvent, qu’injustice et tyrannie…