Histoire de la littérature dramatique (Janin)/1/4/Catherine II

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Histoire de la littérature dramatique
(p. 246-251).

CATHERINE II.

« À quoi pensez-vous que l’art dramatique se soit occupé depuis trois mois ? Le théâtre a rencontré deux biographies nouvelles, et il les exploite. Mirabeau d’abord. Nos auteurs ont jeté Mirabeau dans tous les moules ; ils l’ont mis en mélodrame et en vaudeville ; nous avons vu à l’Ambigu-Comique les Deux Mirabeau dans une auberge, déclamant contre le juste-milieu. Encore un grand nom qu’ils ont flétri ! Encore une belle vie gaspillée sur les planches ! Soyez donc un grand homme ; appelez-vous Bonaparte ou Mirabeau ! Vous serez traité comme une marchandise. En vérité, il y a cinq ou six ans, quand on jouait Mandrin et Cartouche , je me souviens qu’on y mettait beaucoup plus de soin et de bon sens. Quelle pitié !

Et cependant, pour Mirabeau, passe encore. On peut le gaspiller à plaisir, ce grand homme, qui est toute une époque. Il y a des noms qui ont leur magie toute faite, des événements qui portent leur intérêt avec eux ; mais comment il se fait que l’impératrice Catherine, Catherine II, Catherine le Grand, disait Voltaire, soit devenue une héroïne de vaudeville, voilà ce que je ne comprends pas, en vérité.

Pour ma part, je ne conçois pas que, des Sémiramis d’autrefois etde ces incestes, tant pleures etsi dramatiques de la famille d’Agamemnon, nous soyons subitement tombés, et sans aucune espèce de transition, à ces histoires d’alcôve et d’antichambre dans le palais des rois. Vous parlez des histoires grecques et de la fatigue qui vous oppresse dans ces récits pleins de meurtres et de voluptés sans frein ; vous rejetez bien loin le drame antique, vous ne voulez plus de ces malheureuses amours, de ces vengeances sanglantes ; tout cela vous fatigue, dites-vous. — Inconcevable époque ! Et, fatiguée de ces amours si dramatiques dans leur désespoir, blasée sur ces catastrophes si remplies de pitié et de terreur, voilà mon époque pédante qui va battre des mains aux amours d’une femme qui prend un homme sans le choisir, qui le rejette l’intant d’après pour goûter d’un autre, qui égorge son mari et ses enfants, qui se vautre dans la fange et dans le sang, qui résume à plaisir toute l’histoire d’Atrée et de Thyeste, et qui n’a à redouter ni les Euménides qui grondent, ni les fureurs d’Oreste, ni les émotions de ce soleil qui recule épouvanté ! Notez bien que c’est toujours la même histoire sous le ciel grec ou sous le ciel russe ; mais, à entendre les faiseurs de vaudevilles qui immoleraient Iphigénie elle-même au médiocre plaisir de faire un bon mot, sous le ciel russe tout est sang, rien n’est remords ; autour de Catherine II tout est honte et rien n’est pitié ; il n’y a rien du ciel dans cette histoire sans âme et sans cœur ; les voluptés et les crimes s’accomplissent dans un ordre dépouillé de toute espèce de peur et de prestige, et nous autres, blasés et fatigués que nous sommes, nous allons voir avec le plus grand sang-froid cette impératrice impassible, qui se débat sous le nombre de ses amants.

Horrible mensonge, et pêle-mêle dont l’auteur dramatique s’embarrasse, moins que personne ! Je vous demande si ce n’est pas encore là un grand progrès ? Il ne nous manquait plus que de tomber dans le vice, comme nous sommes tombés dans le crime et dans la révolution ?

Oui vraiment, avoir le sang-froid de nos faiseurs, à les voir remuer ces ordures sans un geste d’indignation et de surprise, on reste épouvanté dans cet oubli de toute morale et de toute pudeur. Prenez, par exemple, Catherine II et les drames dont elle est l’héroïne. Dans ces drames, toute la grande et royale partie de cette vie honorée à tant de titres, par tant de grands hommes de la paix et de la guerre, est outragée et calomniée à plaisir. Voici Catherine : d’abord épouse d’un crapuleux débauché qui lui fait faire l’exercice à la prussienne, Catherine accepte un amant de la main du premier ministre, Alexis Betuscheff. Cet amant, — le comte Soltikoff, — lui est enlevé, trois mois après, par le même ministre qui le lui a donné ; Soltikoff est remplacé par M. de Poniatowski ; puis, d’amants en amants, elle fait assassiner son mari, elle est autocrate, et alors, une fois au pouvoir, concubine de Grégoire Orloff, elle se plonge dans toutes les saturnales de cette cour barbare. Après Orloff, arrive Potemkin, et avec Potemkin, toute une armée. Désormais, la grande Catherine ne choisit plus, elle se livre. Entrez chez elle, entrez sans être annoncé si vous êtes soldat aux gardes, vous êtes sûr d’être le bien venu et de gagner un grade, tout au moins pour votre peine. Ô quelle honte ! Et qui voudrait croire à la vérité de ces insultes, et qui voudrait convenir que c’est devant pareille femme que s’agenouille le xviiie siècle ? — Voltaire s’incline devant cette impératrice comme il s’est incliné devant le roi de Prusse ; Diderot, cet énergique Diderot, va la voir et lui baiser les mains ; elle a pour chambellans, des gentilshommes français, dans un temps où c’était chose de si haute importance d’être un gentilhomme français ; bien plus, il y eut un matin où on lui présenta Bernardin de Saint-Pierre, dans la grande galerie ; avec un pouce de plus d’envergure, Bernardin de Saint-Pierre, le timide et charmant écrivain aurait peut-être été autocrate de toutes les Russies, à son tour !

Si bien que je ne sais rien de monotone et de monstrueux comme cette existence impériale où tout se mêle et se confond : la poésie et la violence, les plaisirs et les meurtres, la gloire et la trahison, les sciences et le despotisme, l’art militaire et la toilette, le vice et la majesté : car en fait de vices sans élégance et sans grâce, la gracieuse Catherine donnerait des leçons, même à madame Dubarry.

Cependant cette femme est flattée à outrance ; elle s’abrite sous le manteau des philosophes ; voilà qui va bien ; ce n’est pas cela qui me chagrine. Ce qui me chagrine, c’est que, dans un temps de révision pour l’histoire, comme celui où nous sommes, à une époque où toutes les flatteries sont réduites à leur juste valeur, quand nous savons à présent tout ce que vaut en effet l’impératrice de Russie, ce soit justement les poètes de notre époque qui choisissent Catherine pour l’héroïne de leur drame. Notez bien que ce n’est pas la Catherine sous le manteau du philosophe qu’ils choisissent, ces poètes ; c’est la Catherine toute nue, la vieille Catherine, qui court après des hommes, à qui on jette des hommes, qui n’a pas assez d’hommes. Voyez à l’Odéon, un jeune officier s’étend sur un canapé dans l’attitude d’un caniche favori ; voyez, ce favori est près d’être dévoré quand la royale maîtresse vient à savoir qu’il est amoureux d’une autre femme. Voyez, au dernier acte, lorsque Catherine est au désespoir de se retirer seule dans son appartement, un autre favori se précipite dans l’alcôve impériale, en présence de tous les spectateurs qui ne s’étonnent de rien ; à l’Odéon cela s’appelle du drame et s’applaudit.

Voyez au vaudeville Catherine II, c’est toujours Catherine avec un autre caniche. Ici c’est Catherine soumise à Potemkin, et Potemkin qui lui cherche des distractions, Potemkin lui-même. Or, la fantaisie impériale tombe ce jour-là sur un comte polonais ; Potemkin trouve le Polonais trop brillant, et il fait que la fantaisie impériale tombe sur un soldat aux gardes. Vous voyez qu’il ne s’agit que du choix de l’amant nouveau ; car pour l’amant, Potemkin veut bien le passer à l’impératrice. Le débat dure trois actes. Qui entrera dans le lit de Catherine cette nuit, voilà tout le drame ? Sera-ce Potemkin, sera-ce le comte polonais, sera-ce le soldat aux gardes ? Et avec cette donnée on fait un drame pour nous, pour vos femmes, pour vos jeunes sœurs, pour vos enfants, Chérubins de quinze ans, qui doivent revenir le soir à leur collège ! Appelez-vous cela un drame ? Appelez-vous ce sang-froid du talent ? Croyez-vous que, saletés pour saletés, impudeur pour impudeur, je ne regrette pas bien l’impudeur antique, l’inceste antique, avec les poétiques développements, les beaux vers, les remords surtout ? Aussi, riez et moquez-vous, j’y consens, du coup de poignard final, de la coupe empoisonnée et des vengeances inévitables du cinquième acte, qui donnait toujours une peine au crime, une sanction à la colère céleste, un Dieu vengeur au tyran ; je vous demanderai, quand vous aurez bien ri, ce que vous aurez gagné à la suppression des Euménides ?

Nous sommes des gens habiles ! Nous avons détruit l’excuse même des plus grands crimes, à savoir le châtiment et la pitié ! Nous avons conservé, il est vrai, l’adultère, le meurtre, l’histoire sanglante ; mais à ces meurtres, à ces crimes, à ce sang, à ces longues et insupportables voluptés, nous avons supprimé tout contrepoids. Plus de châtiments, plus de prison, plus de remords, plus de Dieu au ciel, plus même de leçon historique. Bonaparte meurt sur un rocher sans qu’on nous dise pourquoi il meurt ; Mirabeau expire sans qu’on nous explique pourquoi il expire ; Catherine change d’amant, elle joue ses amants à pile ou lace ; un homme nouveau entre chez elle, et la toile tombe aussi tranquillement qu’elle pourrait tomber sur un mariage comme en fait M. Bayard, et rien n’éclate dans l’appartement de cette odieuse impératrice, et Potemkin triomphe deux fois dans les deux pièces que vous savez ; à l’Odéon, c’est lui qui se dévoue et pénètre dans l’alcôve royale ; au Vaudeville, il pousse un de ses soldats dans l’alcôve ; et quand ils sont dans l’alcôve, ou celui-là, ou celui-ci, tout est dit, on n’a plus rien à ajouter à ce que vous avez vu ; l’auteur dramatique a fait le reste : profitez de la leçon, si vous trouvez une leçon dans tout cela ; voilà où l’art dramatique en est venu !

L’art dramatique, ce vénérable conteur d’autrefois, toujours si pudique, et si chaste, et si savant, et si réservé dans ses plus grands emportements, honnête vieillard de talent, et toujours prêt à rougir, en est venu à ne plus rougir de rien, à ne plus respecter personne, pas même les enfants ; quels récits n’a-t-on pas mis dans sa bouche ! quelles infamies ne lui a-t-on pas fait répéter ! Pauvre art dramatique ! réduit pour vivre, aujourd’hui, à faire un métier pareil ! D’abord il a raconté le crime ; à présent il raconte le vice ; il a vécu dans les bagnes, il habite à présent les lieux infâmes des palais impériaux ; il est aveugle et sourd, il répète tout ce que les histoires les plus terribles ont d’infamies, il porte la queue de madame Dubarry et de Catherine II : Zamore a remplacé Melpomène, et, dans tous ces spectateurs haletants, c’est à peine s’il en est quelques-uns qui s’aperçoivent que le théâtre a changé. Malheureux et ingrat public !

Cela est triste. Tous ces drames sans intelligence et sans respect pour personne sont un spectacle affligeant. Vraiment l’art a perdu beaucoup à ce nouveau système dramatique sans amour et sans colère, comme l’histoire, qui raconte tranquillement ce qu’il a appris, s’inquiétant peu de réprimande ou d’éloge. Depuis que l’auteur dramatique s’est dépouillé de ces passions qui faisaient le drame, le drame n’est plus. C’est une grande perte que nous avons faite là. »

Voilà pour les Catherine ; de tous les Mirabeau, je choisis le plus complet : ces Mirabeau ont fait passer de cruels moments au fils adoptif du fameux tribun, M. Lucas-Montigny. M. Lucas-Montigny avait voué à son illustre père un culte voisin du fanatisme, et chaque fois qu’il voyait cette grande mémoire livrée en jouet à la multitude, il se montrait le plus malheureux et le plus indigné de tous les hommes. Que de fois j’ai été le confident de ses douleurs, que de fois je l’ai calmé dans ses projets de châtiment et de vengeance ! Il me semble que je le vois encore au beau milieu de l’orchestre, assistant, l’œil en feu, à cette infime apothéose de Mirabeau, son roi, de Mirabeau, son dieu !

Le feuilleton que voici a été écrit sur les notes même de M. Lucas-Montigny, et encore le lendemain, quand je m’étais donné bien de la peine à le suivre, il n’était pas content de moi :