Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Joseph de Maistre

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IV.

Joseph de Maistre. – Considérations sur la France.


En suivant l’ordre chronologique, il aurait fallu nommer avant M. de Chateaubriand, dans l’histoire de la réaction intellectuelle qui se manifesta au commencement de ce siècle, et qui est une des origines de la littérature de la restauration, le comte Joseph de Maistre. Ses Considérations sur la France parurent en effet pour la première fois en 1796 ; mais quoique ce livre fit une vive sensation sur les esprits élevés qui le connurent, « la grande explosion de son succès, » comme le dit l’auteur lui-même[1], n’eut lieu que près de vingt ans plus tard, c’est-à-dire en 1814. Enfin, tous ceux qui ont lu le Génie du christianisme et les Considérations sur la France, comprendront l’effet différent que ces deux ouvrages devaient produire. Le livre de Chateaubriand, œuvre à la fois littéraire et philosophique, dramatique et didactique, qui réunissait tous les genres et tous les tons, et mettait le modèle à côté du précepte, arriva, par l’imagination, à tout le monde ; le livre du comte de Maistre était écrit surtout pour les philosophes, les politiques et les penseurs. L’influence qu’exercent de pareils livres devient grande à la longue ; car les opinions ne montent pas, elles descendent. Mais il faut du temps pour que ce travail s’opère. C’est pour cela que l’impulsion donnée par le comte de Maistre ne devait se faire sentir d’une manière marquée que plus tard. Dans la succession des temps, il passe avant M. de Chateaubriand ; dans la succession des influences, l’ordre des dates est interverti, et l’auteur des Considérations sur la France ne vient qu’après l’auteur du Génie du christianisme.

M. de Maistre, s’il n’était pas Français de naissance, était Français d’origine. Il était issu d’une ancienne famille du Languedoc dont une branche avait été transférée en Piémont au commencement du dix-septième siècle, tandis que l’autre branche demeurait dans notre pays. De là sans doute cette profonde affection pour la patrie de ses aïeux, une des influences dominantes dans cette âme à la fois honnête, fière et tendre. C’est là ce qui donne un caractère particulier aux écrits de Joseph de Maistre, ce qui les naturalise dans notre littérature. Il combat les fausses idées qui prévalent en France, déteste les crimes qui y ont été commis ; mais il aime la France, il est Français par le cœur comme par l’esprit, il ne désespère jamais d’elle ; il l’attend avec la patience que Dieu a, parce qu’il est éternel, et que nous avons envers cette bien-aimée patrie, parce que nous sommes ses fils. Il ne conçoit pas plus l’Europe sans la France que le corps sans la tête ou que la tête sans le cerveau, et il est tellement convaincu que la France est nécessaire au monde, qu’il va jusqu’à se réjouir des victoires qu’elle remporte contre des puissances européennes qui semblent soutenir les idées qu’il défend, parce que rien ne saurait compenser à ses propres yeux l’effroyable malheur de la disparition de la France. Si ses sentiments n’étaient exprimés que dans les Considérations, on pourrait jusqu’à un certain point n’y voir qu’une précaution habile prise par l’auteur, pour faire accepter la sévérité de quelques-uns de ses jugements. Mais on retrouve dans sa correspondance intime l’expression des mêmes sentiments. « La France, écrit-il en 1794 de Lausanne[2], a toujours tenu et tiendra longtemps, suivant les apparences, un des premiers rangs dans la société des nations. D’autres nations, ou pour mieux dire leurs chefs, ont voulu profiter, contre toutes les règles de la morale, d’un accès de fièvre chaude qui était venu assaillir les Français pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit que non ; toujours elle fait bien, mais jamais plus visiblement à mon avis. Votre mémoire n’ébranle nullement mon opinion, qui se réduit à ceci : que l’empire de la coalition sur la France et la division de ce royaume seraient un des plus grands maux qui pussent arriver à l’humanité. » Celui qui a écrit ces lignes mémorables dans sa correspondance intime, lorsque le contre-coup des événements de France anéantissait sa fortune, l’éloignait de sa famille et le chassait de son pays, mérite d’être cru quand il tient le même langage dans ses Considérations sur la France, et les plus grandes sévérités de son génie doivent être accueillies comme celles d’un médecin dévoué qui, penché sur le lit d’un malade bien cher, le fait souffrir pour guérir son mal.

Né en 1754, en Savoie, du comte François-Xavier de Maistre, président du sénat de Savoie, Joseph de Maistre, qui était l’aîné d’une nombreuse famille de dix enfants, cinq filles et cinq garçons, raconte lui-même que le sentiment dominant de son enfance avait été une soumission amoureuse envers ses parents. Il avait une tendre vénération pour sa mère, Christine de Motz, femme d’une haute distinction, qui exerçait sur lui cette douce et féconde influence à laquelle il songeait sans doute lorsqu’il écrivait plus tard à sa fille Constance : « Faire des enfants, ce n’est que de la peine ; mais le grand honneur c’est de faire des hommes, et c’est ce que les femmes font mieux que nous. » Il avait coutume de dire : « Ma mère était un ange à qui Dieu avait prêté un corps ; mon bonheur était de deviner ce qu’elle désirait de moi, et j’étais dans ses mains autant que la plus jeune de mes sœurs. » Le caractère de l’homme perçait déjà dans l’enfant : l’amour passionné du devoir, le sentiment de la soumission sous sa forme la plus généreuse, la soumission affectueuse du fils et non l’assujettissement craintif de l’esclave. M. de Maistre transporta à l’Église, notre mère selon la grâce, cette tendre affection qu’il avait eue pour sa mère selon la nature, et, dans tous ses rapports avec les pouvoirs légitimes, on retrouve la trace de cette heureuse alliance : un esprit libre, réglé par un cœur soumis. C’est avec cette nature excellente, fécondée par une éducation forte et une instruction profonde, qu’il entra dans la société du dix-huitième siècle, qui marchait vers des précipices que des symptômes non équivoques révélaient déjà aux esprits clairvoyants. Né en 1754, le comte de Maistre avait trente ans lorsqu’il s’écriait dans un discours qu’il prononça en 1784, au nom du ministère public, à la séance annuelle de la rentrée du sénat : « Le siècle se distingue par un esprit destructeur qui n’a rien épargné : lois, coutumes, institutions politiques, il a tout attaqué, tout ébranlé, et le ravage s’étendra jusqu’à des bornes qu’on n’aperçoit point encore. » Ici se manifestait déjà ce don de clairvoyance que Joseph de Maistre devait pousser si loin, qu’il est devenu un des caractères distinctifs de son génie. La révolution française ne le surprit donc pas ; il l’avait vue venir, il l’attendait. De là sans doute le sang-froid avec lequel il la juge dans les Considérations sur la France, sang-froid bien remarquable dans un livre écrit en exil, par un homme rudement frappé ; car sa liberté, sa vie même avaient été menacées, et il perdait à la fois sa patrie, sa famille et sa fortune dans ce grand naufrage.

Les Considérations sur la France sont un ouvrage de circonstance qui est devenu un ouvrage durable par l’importance des questions sociales qu’il soulève, et par le sens profond avec lequel elles sont touchées. La prophétie y coudoie l’histoire, et souvent, dans la même phrase, l’auteur raconte à la fois l’avenir et le passé. À un certain point de vue sans doute, c’est un plaidoyer politique ; mais à un autre point de vue, c’est un arrêt buriné par la plume d’un historien inspiré. Il est évident que cet écrit avait un but immédiat, rouvrir les portes de la France à la monarchie. Par ce côté, il coïncide avec le mouvement d’idées et d’intérêts qui, arrêté d’abord par le 18 fructidor, reprit son cours et gagna de nouveau du terrain jusqu’au 18 brumaire, qui le retarda de quinze ans. Ce point n’est pas douteux. M. de Maistre va jusqu’à supposer les objections contre la restauration pour les réfuter ; tout est prévu, tout est touché dans ce livre : la manière dont une contre-révolution pourra s’opérer, les prétendus dangers d’une contre-révolution, les biens nationaux, les vengeances, les avantages de l’ancienne constitution française ; enfin, il termine par des fragments d’une Histoire de la révolution de David Hume, dans lesquels il cherche un récit prophétique de la fin qu’il assigne à la révolution française. C’est la partie politique, celle qui offre aujourd’hui le moins d’intérêt. La partie historique et philosophique a conservé un tout autre attrait.

Dans cette partie, la révolution est appréciée avec une véhémente impartialité. La passion est dans l’expression, mais elle ne trouble ni la clairvoyance du regard ni la droiture du jugement. Le comte de Maistre, effort difficile après tant de crimes d’un côté, tant de souffrances de l’autre, ne calomnie point la révolution jusqu’à ne voir que ses crimes, et ne ferme point les yeux aux fautes des hommes en qui se personnifient les institutions renversées, jusqu’à ne voir que leurs souffrances. L’horreur ni la pitié ne font pencher les balances de ce juge inébranlable. Cette fermeté de cœur et d’intelligence lui permet d’émettre sur les causes, la nature, la portée de la révolution française, des appréciations dont la justesse et la justice n’ont pas été surpassées, peut-être égalées depuis. Cette sévérité de raison et cette équité imperturbable envers les amis comme envers les adversaires remplissent d’étonnement, lorsqu’on songe que les Considérations sur la France ont été écrites dans la chaleur du combat, alors que les contemporains étaient plus occupés de porter des coups que de rendre des arrêts.

Ainsi l’auteur des Considérations ne se trompe point sur la véritable cause de la révolution française : c’est la double licence des idées et des mœurs de l’âge précédent. Il ne cache point que la noblesse et le clergé étaient déchus de leur ancienne position morale. Il voit partout les châtiments provoqués par des fautes, et, loin de s’étonner de l’avénement de la révolution, il explique pourquoi elle arrive. Tout le monde en France, surtout les premiers qui doivent l’exemple à tous, avaient manqué à leur mission, et la France elle-même avait manqué à sa mission en Europe. La nation initiatrice était devenue une maîtresse d’égarements philosophiques ; la reine des intelligences avait corrompu les intelligences. Les enseignements lui arrivent d’autant plus sévères, qu’en sa qualité de reine de la civilisation, elle avait charge d’âmes : Et nunc, reges, intelligite. Voilà quelle est la première idée que le comte de Maistre met en relief. La seconde est un jugement non moins ferme et non moins équitable sur la conduite de l’Europe envers la France. Ce n’est point une guerre de principe que les cabinets lui ont déclarée : c’est une guerre d’intérêts, d’ambition, de conquête. La France est à la fois préservée et châtiée, parce qu’elle est nécessaire au monde et coupable : préservée contre l’Europe par le triomphe de ses armées, qui deviennent son châtiment en prolongeant la puissance du gouvernement révolutionnaire qui la décime et l’humilie. Dieu, par un conseil de justice et de miséricorde, la châtie ainsi dans le présent, en la réservant à l’avenir. Par un admirable effort de raison, le philosophe catholique, sympathisant avec le triomphe de nos armes, qui pour le moment font prévaloir les idées révolutionnaires en France, applaudit à ce triomphe, parce qu’il maintient en Europe l’intégrité de la France, qui est nécessaire à l’avenir du monde. Il s’explique, avec la même sérénité d’esprit et avec la même autorité de raison, l’ascendant momentané de la fraction la plus violente de la révolution, celle des montagnards. Pour que la France échappe au démembrement, il faut que nos armées triomphent ; pour que nos armées triomphent, il faut que tous les moyens offensifs et défensifs soient réunis, organisés, employés par un gouvernement au-dessus de tous les périls par son audace, de tous les scrupules par sa perversité, de toutes les résistances par sa violence. Or, la situation révolutionnaire étant donnée, il n’y a que les montagnards qui puissent créer le gouvernement atroce de cette atroce situation. Ne murmurez donc point contre leur prééminence momentanée ; ils ont une œuvre à accomplir : ils sont le châtiment, et il faut que la France soit châtiée, car le plus irrémissible de tous les crimes, c’est le crime contre la souveraineté ; or, le roi, en qui elle se personnifiait, a été conduit en plein jour à la mort. Shakspeare l’a dit : « La vie de qui dépendent tant de vies, celle du souverain, est précieuse pour tous ; quand la majesté royale vient à disparaître, un gouffre s’ouvre à la place qu’elle occupait, et tout ce qui était autour d’elle, elle l’entraîne avec elle. » Ils châtient l’Europe, qui a eu aussi sa part de responsabilité et de complicité, et ces hommes de châtiment sont enfin châtiés à leur tour par le triomphe même de la révolution, car ils s’entre-dévorent en s’en disputant la conduite, et jamais un pouvoir régulier et légitime n’aurait frappé les révolutionnaires aussi cruellement qu’ils se frappent eux-mêmes, en tournant les uns contre les autres leurs mains sanglantes.

C’est ainsi que Joseph de Maistre semble entrer dans les conseils de la Providence pour scruter les causes des effets qu’il aperçoit, expliquer le présent avec le passé, et jeter quelquefois un regard pénétrant jusque dans les profondeurs de l’avenir. Il a dans la physionomie quelque chose du hiérophante inspiré. Sa parole est magistrale comme son génie. Il a de subites intuitions qui s’expriment d’un jet en sentences sibyllines, et qui éclairent tout à coup les questions et les situations à des profondeurs infinies, comme un flambeau penché sur les ténèbres ; sa phrase est alors soudaine comme son regard, et elle grave ce qu’elle écrit. Par un admirable ascendant de la raison sur la passion politique, il découvre à la fois ce qu’il y a d’irrésistible, pour un temps, dans le mouvement de la révolution qui mène les hommes plus qu’il n’est mené par eux, et ce qu’il y a de médiocre dans les révolutionnaires. Il ne fallait point avoir une fermeté ordinaire d’esprit pour estimer si bas, dès 1796, des hommes qui avaient accompli des bouleversements aussi redoutables. Le comte de Maistre ne s’y trompe pas, et Robespierre ne lui impose pas du haut de tant d’échafauds. Il voit et il dit ouvertement que, si les crimes ont été grands, l’homme est resté petit. Le secret de la force de cet homme et de ses pareils, dans la phase où ils prévalurent, est en effet bien simple : ils tendaient la voile du côté où soufflait, depuis le dix-huitième siècle, le vent des idées, du côté où soufflait, de leur temps, le vent des passions. Du côté opposé, tout point d’appui manquait pour la résistance. On avait mis un siècle à détruire tous les ports de refuge où la société chrétienne et monarchique aurait pu s’abriter. La barque qui obéit à la traction de la vague qui l’entraîne, semble la dominer : c’est l’image des hommes qui semblaient dominer la révolution qui les entraînait, et l’on en trouve la preuve dans leur impuissance dès qu’ils ont voulu l’arrêter ou même cesser de la suivre. C’est là ce qu’apercevait Joseph de Maistre, dès 1796, en devançant le regard de l’histoire, et il achevait de montrer que ce n’était point la passion qu’on pouvait justement éprouver contre les crimes de Robespierre, qui dictait son opinion, en ayant l’équitable courage d’apprécier ainsi la journée du 9 thermidor : « Quelques scélérats firent périr quelques scélérats. »

Quelquefois ce grand esprit cherche des rapprochements curieux ; il cède à ce qu’on pourrait appeler une sorte de mysticisme historique. Il ne se contente pas de signaler dans l’avenir le prolongement des grandes lignes dont il a saisi la direction ; il arrive aux questions de détail, qui sont l’écueil des raisons les plus hautes, et alors il se trompe. Mais il est admirable pour les vues d’ensemble. Il y a trois ou quatre grandes prévisions de Joseph de Maistre qui peuvent passer pour des prophéties, et qui sont en effet des prophéties, celles de la logique de l’histoire et de la philosophie éclairée par le catholicisme. Il ne se trompe pas plus sur le dénoûment de la lutte que sur le caractère de la lutte. Il a annoncé à la fois, prévision dont la première partie est d’autant plus remarquable qu’elle est en faveur d’une cause dont il était l’adversaire déclaré, que la force de la révolution serait, pour un temps, irrésistible en Europe et que, cependant, elle ne fonderait rien en France ; que la république ne subsisterait pas, et qu’on verrait la résurrection de la monarchie. Nous ne parlons pas de sa prédiction sur le triomphe des idées catholiques en France, car le sens logique de l’historien était ici illuminé par la foi du chrétien. Encore pourrait-on dire cependant que, si le catholicisme ne doit pas périr dans le monde, il peut se retirer d’un pays particulier, comme ces astres qui disparaissent de notre ciel sans s’éteindre, et s’enfoncent, en suivant l’invisible doigt qui les guide, vers un but inconnu. Or, le comte de Maistre, résumant les dernières phases de cette longue lutte entre le christianisme et le philosophisme, annonçait à ce dernier, dès 1796, qu’il était vaincu en France. Il était en effet vaincu par les échafauds qu’il avait dressés et par le sang qu’y avait répandu le sacerdoce, revenu aux jours du christianisme héroïque ; il l’était par tout ce qu’il avait fait et par tout ce qu’il n’avait pu faire ; et, comme au début de la religion chrétienne, l’avenir était contre les bourreaux et pour les martyrs. Disons tout d’un mot : le philosophisme, après avoir pu tout ce qu’il voulait, et voulu tout ce qu’il pouvait, succombait, par la plus irrémédiable des impuissances, celle de la toute-puissance. C’est là ce que Joseph de Maistre constatait dès 1796, en lisant dans le triomphe matériel des idées philosophiques du dix-huitième siècle leur défaite morale, et en annonçant la résurrection de l’autorité religieuse et de l’autorité politique, qui semblaient à jamais ensevelies sous les débris.

Pour bien comprendre l’impression que produisirent sur les esprits élevés ces nouveautés hardies, il faut se rappeler la prodigieuse débauche d’idées et de faits à laquelle cette génération venait d’assister. Il se fit, dès lors, dans les hauteurs intellectuelles une réaction latente vers les idées de religion, de morale, de pouvoir, et tout l’édifice philosophique du dix-huitième siècle commença à craquer. On était, en effet, en 1796, et tant de tentatives pour établir un gouvernement libre, tant de sacrifices, tant d’efforts, tant d’utopies, aboutissaient au directoire, ce gouvernement qui avait épuisé l’arbitraire sans pouvoir arriver à l’autorité. Les esprits étaient profondément désenchantés. L’expérience avait donné d’éclatants démentis à toutes les théories de l’âge précédent. C’est ce qui explique la hardiesse avec laquelle le comte de Maistre porte la main sur tous les principes politiques et philosophiques qui, quelques années auparavant, avaient pris rang parmi les axiomes.

Ainsi l’on se rappelle quelle foi la France avait eue en ces constitutions écrites, dans lesquelles la souveraineté du peuple était censée consacrer ses propres droits et constituer, par un acte de libre volonté, l’existence sociale et nationale, déjà vieille dans l’histoire. Au début de 89, la crédulité publique avait attaché une puissance presque divine à ces espèces de tables de la loi politique. On les avait promulguées dans les formes les plus solennelles, au milieu de ces fêtes de la Fédération, qui réunissaient une foule enthousiaste au Champ de Mars. Il semblait au peuple malheureux que tous ses maux finiraient quand la constitution attendue serait promulguée, et l’infortuné roi Louis XVI, dans une lettre remarquable, écrite à ses frères, pour expliquer l’assentiment donné par lui à la constitution de 1791, constate, avec un grand sens, cette disposition universelle des esprits. Les événements avaient marché depuis ; ce vaste abatis de constitutions renversées aussitôt que jurées, quelques-unes avant d’avoir été jurées, avait ébranlé ces illusions. Le comte de Maistre profite de l’expérience qui vient d’être faite pour développer, sous toutes les formes, cette pensée que les constitutions de main d’homme ne constituent rien, et que c’est une prétention inacceptable que de vouloir renfermer des sociétés vivantes dans une formule arbitraire, dont le moule idéal n’existe que dans l’esprit des constituants. Il publia plus tard, en 1809, un traité ex professo sur cette matière, déjà touchée dans les Considérations sur la France, traité dans lequel il s’efforce de mettre en lumière cette proposition : « L’homme ne peut faire une constitution, et une constitution légitime ne saurait être écrite. » La constitution d’une nation, en effet, c’est sa manière d’être ; les constitutions ont donc quelque chose de divin, car c’est Dieu qui donne aux nations leur manière d’être, que la volonté humaine entreprendrait en vain de changer. Les chartes écrites sont impuissantes sur ce point. Les nations ne se donnent point toutes les libertés qu’elles s’attribuent. Elles ont beau remplir la coupe, la capacité de la coupe n’est pas toujours celle de l’estomac du convive. Il y a donc un grave danger à vouloir rédiger des idées a priori en constitution, et les philosophes sont plus impropres que d’autres à cette besogne, parce qu’ils ont des idées systématiques et une espèce d’idéalisme politique auquel ils veulent plier les réalités vivantes. Ils font des constitutions idéales pour l’homme, en général, qui ne tiennent aucun compte des besoins des hommes pour lesquels ils travaillent en particulier. Les idées n’expriment que l’état des esprits, ou même de certains esprits, dans un moment donné, et les constitutions devraient être l’expression de l’état permanent des choses, des conditions essentielles et durables de l’être social et national dans un pays. Il en résulte que, les idées venant à changer, une lutte s’établit entre la constitution idéale et écrite et la constitution réelle qui se compose des aptitudes et des habitudes de la nation, de ses croyances religieuses, de ses antécédents historiques, de sa tradition politique, de son génie et des nécessités fondamentales que ses qualités, ses défauts, l’étendue, la forme, la situation de son territoire sur la carte, le caractère de sa population, lui imposent. C’est ainsi que l’on arrive aux catastrophes.

L’éloignement du comte de Maistre pour les constitutions écrites, s’accroissant encore par le spectacle des inconvénients et de la chute de celles dont il a été le contemporain, arrive à un tel degré, qu’il regarde même comme un malheur et comme un danger ces déclarations qui, sans essayer de constituer a priori les nations, œuvre pleine d’orgueil et de péril, car elle entreprend de refaire l’œuvre du temps, ce premier ministre de la Providence, se bornent à constater les lois essentielles de l’existence d’une nation, telles que l’expérience les a révélées ; ces déclarations, suivant lui, ont toujours fait plus de mal que de bien. Il y a quelque chose d’excessif dans cet anathème. Après les luttes, les confusions et les renversements révolutionnaires, ces sortes de déclarations qui indiquent les bases restées inébranlables sous les débris, et les garanties légitimes revendiquées par les intérêts nouveaux, sont souvent nécessaires. Seulement, on peut ajouter qu’il est prudent de les réduire strictement aux points fondamentaux et de ne point s’égarer dans les détails. Plus ces déclarations sont sommaires, moins elles offrent d’inconvénients. Tout ce qui va au delà de l’essentiel est nuisible. Les sociétés ne doivent point, en effet, enchaîner inutilement d’avance leur action ; il faut qu’il y ait du jeu entre les grands supports, c’est-à-dire entre ces lois fondamentales contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de soi, comme parle Bossuet, et qui soutiennent l’édifice tout entier, pour que le libre arbitre de chaque génération qui doit s’y mouvoir s’exerce suivant les besoins de chaque siècle, et établisse dans cet édifice les aménagements reconnus indispensables ou utiles.

Les constitutions écrites a priori ne sont pas le seul préjugé du temps que Joseph de Maistre attaque. On sait tout ce que les philosophes avaient dit contre la guerre. Il eût semblé, à en juger par les utopies de l’époque qui avait précédé la révolution de 1789, que la paix universelle allait bientôt faire son avènement sur la terre, espoir qui devait être sitôt et si cruellement démenti par l’événement. C’est en face de cette utopie que le comte de Maistre écrit son edoutable chapitre sur la guerre redoutable, c’est le mot, car l’auteur développe cette sombre thèse : « Il y a lieu de douter que la destruction violente de l’espèce humaine soit en général un aussi grand mal que l’on croit[3]. » N’est-ce point presque légitimer ce fléau, qui peut entrer dans les vues de la Providence, mais qu’il est dangereux de réhabiliter dans l’esprit des hommes ? Les conquérants et les exterminateurs ne peuvent-ils pas abuser de la théorie sur l’arbre qu’on rajeunit et qu’on vivifie en l’émondant ? N’était-ce point là le thème des révolutionnaires de 93 ? Mais les vues qui terminent ce chapitre sont profondément vraies, parce qu’elles sont profondément chrétiennes : la paix universelle et perpétuelle suppose l’humanité restée dans un état d’innocence primitive ; l’humanité déchue suppose la guerre, car elle suppose dans tous les sens le combat, la lutte, la souffrance. En outre, la guerre, quoiqu’elle soit un grand mal, peut produire de grands biens : le sacrifice, le dévouement, l’expiation, la régénération. L’auteur soulève ici de formidables problèmes, qu’il résoudra plus tard dans un livre où toutes ses idées reçoivent leur dernière expression, et que nous retrouverons en entrant dans la littérature de la restauration.

Vous reconnaissez ici les tendances de la philosophie du comte de Maistre ; elle ne cherche point les objections, elle cherche les solutions. C’est la grande philosophie qui, au lieu de chicaner la Providence, s’efforce de s’élever à l’intelligence de ses desseins, et prend l’humanité telle qu’elle est, au lieu de supposer qu’elle est ce qu’on voudrait qu’elle fût. Le principe de cette philosophie de l’histoire fondée sur le catholicisme, c’est de commencer par être profondément convaincu qu’il y a une raison des événements comme une raison des choses, et de se servir des mystères de la religion, qui sont comme les clefs qu’on n’ouvre point, mais avec lesquels on ouvre tout, pour expliquer les mystères de l’histoire. Le philosophe catholique poursuit cette enquête solennelle avec un esprit ferme et avec un cœur humble et soumis ; avec le vif désir de trouver cette raison des choses et des événements qu’il poursuit comme le sujet le plus digne d’occuper l’intelligence humaine que Dieu a créée à son image, mais en même temps avec la ferme résolution d’incliner l’impuissance de son esprit devant la toute-puissance de l’intelligence et de la justice divine, s’il ne réussit pas dans cette investigation sublime. Il ne fera pas dépendre la justification de la Providence du supplice de Rufin, en absolvant témérairement cette sagesse souveraine par laquelle notre raison, toujours courte par quelque endroit, comme parle Bossuet, et notre cœur, toujours faible par quelque point, ont également besoin de se faire absoudre ; mais, il est d’avance décidé à le croire, s’il ne trouve point l’explication cherchée, ce ne saurait être parce qu’elle n’existe point, mais parce que son regard est trop borné pour l’atteindre, de sorte qu’il n’accuse jamais que l’imperfection de l’homme, en adorant toujours la perfection de Dieu.


  1. Dans une lettre adressée à M. l’abbé Rey, vicaire de Chambéry. Voir les Lettres et Opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, tome I, page 489.
  2. Lettres et opuscules : Lettre à M. le baron de V… Lausanne, 28 octobre 1794.
  3. Ces idées, mûries par les méditations de l’auteur, arrivèrent à leur expression la plus haute et la plus exacte dans les Soirées de Saint-Pétersbourg.