Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Préface

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PRÉFACE.


Quoique les idées comme les faits se tiennent et s’engendrent, de sorte que le présent est toujours en germe dans le passé, il y a certaines époques littéraires, comme certaines époques politiques, qui peuvent être détachées des histoires générales et qui en forment un fragment assez important pour devenir un tableau particulier. La littérature française, au temps de la Restauration, nous a paru mériter d’être l’objet d’une étude de ce genre.

Un concours d’événements singuliers fit qu’à cette époque il y eut comme une renaissance littéraire en France. Dans presque tous les genres, des écrivains remarquables parurent, et purent se livrer sans obstacle aux inspirations de leur génie. Le mouvement des esprits fut d’autant plus vif, qu’il succédait à une immobilité forcée. En outre, par suite des nouvelles institutions que la Restauration apportait à la France, la littérature acquit une importance qu’elle n’avait jamais eue au même degré : au nombre de ces institutions figuraient deux formes littéraires, la tribune et la presse. L’histoire de la littérature française pendant la Restauration offre donc un double intérêt, soit qu’on l’envisage purement et simplement comme l’expression de l’esprit français pendant cette période, soit qu’on y cherche en partie l’explication des événements contemporains. À toutes les histoires qu’on a écrites sur la Restauration, il manque, à ce point de vue, un complément nécessaire : l’histoire de la littérature française pendant cette phase de seize années qui s’écoulèrent de 1814 à 1830. Nous avons essayé de remplir cette lacune, sans négliger le côté exclusivement littéraire de notre sujet.

Quant à la pensée philosophique qui a présidé à cet ouvrage, la voici. L’histoire de la littérature d’une époque ne saurait, sans de graves inconvénients, être séparée de celle du mouvement général des idées, pendant la même période ; car la littérature est l’expression de deux actions combinées, celle des écrivains sur la société, celle de la société sur les écrivains. Les œuvres littéraires peuvent donc être étudiées à un double point de vue : le point de vue individuel, c’est-à-dire le génie propre des écrivains, leurs qualités natives, leur nature et l’influence qu’ils ont exercée sur leur temps ; le point de vue général, c’est-à-dire l’impulsion qu’ils ont reçue des idées dominantes, et l’effet qu’a exercé sur leur talent, et par suite sur leurs œuvres, l’atmosphère dans laquelle ils ont été plongés ; car il y a une respiration intellectuelle pour les esprits comme il y a une respiration physique pour les corps. On a dit ingénieusement que nous avions une patrie dans le temps comme dans l’espace. Cela est vrai ; nos contemporains sont doublement nos compatriotes, et de là viennent sans doute ces rapports secrets de physionomie que nous trouvons dans les portraits des hommes d’une même génération, et ce type général qu’ils conservent sous la diversité de leurs traits.

Nous n’avons pas cru devoir séparer ces deux points de vue dans cet ouvrage. Nous avons tenté à la fois d’expliquer les hommes par le temps et le temps par les hommes. Ce sont là des questions connexes, presque indivisibles à l’état de civilisation avancée auquel nous sommes arrivés, et l’on s’expose à ne pas comprendre les écrivains, quand on ne veut rien savoir du milieu général dans lequel ils ont vécu, comme à se méprendre profondément sur la société, si l’on se renferme dans le domaine exclusif des faits, sans étudier les œuvres littéraires dans lesquelles respirent encore les influences intellectuelles qui ont dominé dans chaque période historique.

Quoique nous ayons marqué d’une manière précise le point où s’ouvrait cette histoire, nous avons été obligé de remonter un peu plus haut pour nous rendre raison du mouvement d’idées que nous avions à raconter. Rien ne commence, rien ne finit dans l’histoire de la littérature, comme dans celle des faits ; tout continue. Il faut donc ouvrir l’histoire de la littérature française de notre temps, comme toutes les biographies individuelles, par une généalogie. Seulement nous avons dit strictement ce qu’il était nécessaire de dire pour l’intelligence de notre sujet. Tout ce que nous avons demandé au passé situé de l’autre côté de la date qui est notre point de départ, c’est un flambeau pour éclairer le présent.

Le temps où nous sommes semble heureusement choisi pour écrire et pour publier ce livre. La période dont nous voulons embrasser d’un regard l’ensemble a quelque chose de complet et d’achevé. Nous en sommes déjà assez éloignés pour que les passions et les préventions qui impriment aux histoires contemporaines le caractère d’un réquisitoire ou d’une apologie, se soient apaisées, et nous en sommes cependant encore assez rapprochés pour en saisir les mille nuances qui donnent de la vie à un tableau. Par suite d’une réunion de circonstances difficile à rencontrer, les esprits sont, en général, disposés à chercher la vérité sur le passé. Comme près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis que la période de la Restauration est fermée, une génération nouvelle, complétement désintéressée dans les questions de ce temps, s’est élevée et commence à prendre possession de la scène ; toute cette jeunesse qui n’a ni haï, ni aimé, ni combattu, est impartiale par droit de naissance. Enfin, après tant de luttes, les hommes qui appartiennent aux divers systèmes d’idées qui se sont heurtés, il y a plus de vingt ans, dans toutes les régions intellectuelles sous la forme d’œuvres littéraires, sont enclins les uns envers les autres à cette bienveillante impartialité qui ouvre les oreilles et les cœurs à la vérité dite de manière à lui ôter tout caractère irritant ou offensif. Dans tous les temps, il est beau d’être impartial ; dans celui-ci, il est possible de l’être. Non-seulement tant d’années et tant de renversements successifs qui ont souvent réuni sur le même terrain les adversaires de la veille, ont émoussé les passions et refroidi les colères ; mais, dans un contact mutuel, les hommes les plus séparés naguère par les idées ont vu tomber bien des préventions qui ajoutaient à leurs dissentiments réels les fantômes évoqués par leur imagination pleine de soupçons et d’ombrages. En outre, ils ont senti reparaître, sous les divergences de leurs idées, je ne sais quel fonds commun de civilisation intellectuelle, qui est le caractère des hommes qui ont puisé le sentiment de la dignité humaine, et le mépris de ce qui est purement matériel, dans la culture des choses de l’esprit. Ils se sont pris alors à respecter mutuellement, les uns sur le front des autres, le sceau dont est marquée la tribu des intelligences.

Ce sont là de bonnes dispositions, et pour les lecteurs et pour l’auteur d’une histoire de la littérature française de ces derniers temps ; elles donnent de l’à-propos à un livre qui, outre l’intérêt durable du sujet, arrive à son heure pour être utile. L’historien, en demeurant fidèle à des convictions que le spectacle des choses de ce temps n’a pu qu’enraciner plus profondément dans sa conscience, n’a eu besoin d’aucun effort pour se souvenir qu’il ne devait point porter, dans un livre d’histoire et dans un ouvrage littéraire, les ardeurs d’un esprit polémique. Il a jugé les écrivains et les livres du haut des idées religieuses et sociales qui sont le fonds même de son intelligence ; mais il peut se rendre le témoignage qu’autant qu’il a été en lui, il les a jugés avec une impartialité bienveillante pour les hommes, équitable, sans être indifférente pour les œuvres littéraires.