Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Réaction des idées

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II.

Réaction des idées en religion, en philosophie, en politique.


Sur le seuil même du dix-neuvième siècle, nous voyons apparaître trois hommes éminents qui ont été à la fois les ancêtres et les contemporains de la littérature de la restauration : ses ancêtres, car ils la devancèrent en publiant, soit dans les dernières années du dix-huitième siècle, soit dans les premières du dix-neuvième, des œuvres capitales ; ses contemporains car, plus tard, ils prirent part aux luttes des idées religieuses, philosophiques, littéraires et politiques de cette époque : ce sont MM. de Maistre, Bonald et Chateaubriand.

M. de Chateaubriand publia, en 1802, le Génie du christianisme ; M. de Bonald, plusieurs traités de 1795 à 1802, et la Législation primitive en 1802 ; M. de Maistre, les Considérations sur la France, en 1796 ; trois œuvres qui marquèrent d’une manière éclatante la réaction qui se faisait dans les esprits, et exercèrent une grande influence sur le mouvement général des idées. Cette réaction datait de l’année 1794 : en effet, si les Considérations sur la France, de Joseph de Maistre, ne furent connues qu’en 1796, La Harpe, qui avait suivi antérieurement des errements si opposés, ramené aux idées religieuses et sociales par la terrible expérience à laquelle il venait d’assister, commença, vers la fin du mois de décembre 1794, à faire retentir au Lycée[1], contre les doctrines philosophiques et politiques de la révolution, ses véhémentes invectives, qui ne se turent que devant le canon du 13 vendémiaire (5 octobre 1795). Cette interruption n’avait été que momentanée, et, sous le directoire, de nombreux journaux s’étaient fondés pour défendre les mêmes opinions, combattues par des journaux appartenant aux opinions contraires : il suffira de nommer La Harpe, Fontanes, Fiévée, Lacretelle, Michaud, Richer-Sérisy, écrivant dans le Mémorial, la Quotidienne ou la Gazette française, contre Garat, Chénier, Daunou, Rœderer, Benjamin Constant, défendant les idées de la révolution dans la Clef du cabinet, le Conservateur, le Journal de Paris, pour donner une idée du mouvement de la presse périodique à cette époque. Ce duel intellectuel souvent interrompu par des journées révolutionnaires, recommençait toujours. On eût dit que ces vives polémiques chargeaient l’atmosphère d’une électricité passionnée qui, arrivée à un certain degré d’intensité, faisait éclater la foudre. On discutait entre deux coups de tonnerre, du 9 thermidor au 13 vendémiaire, du 13 vendémiaire au 18 fructidor, du 18 fructidor au 18 brumaire. Les deux premiers coups d’État imposèrent silence, surtout au camp religieux et monarchique ; le 18 brumaire imposa bientôt silence à tout le monde ; non que ce silence fût immédiat et absolu, car il n’est dans la puissance de personne, quelque fort ou quelque despotique que soit le gouvernement, d’interrompre complétement, dans une société civilisée, le commerce des idées, et de suspendre, si l’on peut s’exprimer ainsi, le travail de la pensée humaine. Mais la lutte était moins bien dessinée, plus timide, moins publique ; elle avait un régulateur et un dominateur qui s’était donné à lui-même le rôle d’arbitre, et le remplissait souverainement. Il faut donc remonter un peu plus haut, sous le directoire, pour bien saisir ce grand mouvement de la presse périodique, qui se prolongea encore, dans une certaine mesure, sous le consulat, mais qui s’alanguit de plus en plus sous l’empire, et cessa presque de paraître aux regards.

La réaction d’idées et de sentiments qui amenait ces luttes dans la presse périodique, avait une trop grande importance pour demeurer circonscrite dans les journaux. Nous avons indiqué déjà par quels hommes et par quels ouvrages elle en sortit.


  1. C’était un cours qui avait été ouvert rue de la Loi.