Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Résumé : les salons politiques et littéraires

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V.

Résumé. — Les salons politiques et littéraires.


La restauration introduisit donc ou fit rentrer quatre formes dans la littérature française : l’éloquence de la tribune, le journal, la brochure politique et le pamphlet. Sans doute le temps affaiblit généralement l’intérêt de ces manifestations de la pensée humaine, trop exclusivement circonscrites dans l’intérêt du moment pour qu’elles aient une vie durable ; mais il n’y en eut pas moins une immense dépense d’idées et de talent dans ces manifestations fugitives. Le journal, ce dialogue de chaque matin entre l’intelligence de l’écrivain et celle des lecteurs, cette conversation raisonnée ou passionnée sur les hommes et les choses ; la brochure à l’allure vive et preste, qui indique les points que le livre développerait ; le pamphlet, cette arme terrible qui a brillé aux mains des écrivains dans tous les temps d’agitation politique, pendant la Ligue, sous la Fronde, lors de la première révolution, et qui peut se vanter de la Satire Ménippée, des belles pages de Camille Desmoulins contre le régime de la Terreur, comme il a à rougir des calomnies qui conduisirent Marie-Antoinette sur l’échafaud, exercèrent, avec l’éloquence de la tribune, la haute influence sur les esprits. Les trois écoles qui se disputaient la direction des idées employèrent ces instruments intellectuels.

Tous les écrivains politiques qui se rattachaient par des liens étroits aux trois grandes écoles qui nous sont partout apparues, trouvaient à Paris des centres d’action dans des salons alors célèbres, sur lesquels ils exerçaient une grande influence, et, qui à leur tour, faisaient pénétrer le reflux des opinions de la société dans le monde des idées. C’était un rendez-vous commun où chaque grande école philosophique, littéraire et politique tenait ses assises. Il se formait ainsi des clans intellectuels qui avaient chacun ses philosophes, ses poëtes, ses orateurs, ses savants, ses publicistes, ses historiens. À la chaleur d’une conversation ardente, on voyait éclore les idées. Les rôles se distribuaient pour les campagnes d’opinion qu’on avait à faire. C’est ainsi que la Grèce dut en grande partie sa délivrance à la sympathie que ses malheurs excitèrent dans les salons de Paris. Les orateurs et les écrivains semaient leurs succès dans cette atmosphère passionnée, et plus tard, ces succès obtenus, c’était encore là qu’ils venaient en jouir. On ne saurait dire combien la vie intellectuelle, qui débordait alors dans ces soirées spirituelles et brillantes, enivrait cette génération si longtemps sevrée de toutes les libertés, même de celle de la conversation, à laquelle d’ailleurs les aliments manquaient ! L’orateur après le discours qui avait remué l’une des deux Chambres, le publiciste après la brochure qui avait été l’événement de la journée, l’auteur dramatique heureux la veille au théâtre, le poëte dont les méditations, les odes ou les chansons avaient ému les âmes, parlé au cœur ou aux passions, trouvaient le soir leur succès écrit sur les lèvres des plus gracieuses femmes de Paris. Ils entraient immédiatement en jouissance de leur renommée, et jamais, on peut le dire, les hommes de talent ne firent moins de crédit à leur gloire. Il arrivait parfois que, dans ces salons, les opinions se trouvaient un peu mêlées. Alors du choc des idées jaillissait l’épigramme, avec ce tour vif, imprévu et prime-sautier que lui donne l’esprit français. Un soir, M. de Laborde, député et écrivain de l’opposition, que les traditions de sa famille semblaient devoir rattacher à la royauté, s’égare dans un salon de la droite : « Quel rôle prétendez-vous donc jouer dans la troupe révolutionnaire ? » lui demande une femme de sa connaissance. — « Dans tout mélodrame, il faut un niais, » reprend la maîtresse de la maison.

Le plus célèbre et le plus influent de tous ces salons, il est vrai, celui de madame de Staël, ne fut ouvert qu’un moment ; la mort ferma trop tôt ce salon européen, neutralisé par l’amour des lettres et l’attrait qu’excitait la femme illustre chez qui tous les pays comme toutes les opinions se rencontraient, pour écouter une conversation qu’un poëte a comparée à une ode sans fin[1]. Mais d’autres asiles demeurèrent ouverts aux lettres, à la philosophie, à la politique. Madame Récamier, que des revers de fortune avaient obligée d’aller habiter une petite cellule de l’Abbaye-aux-Bois, hérita, on peut le dire, du salon de madame de Staël, dont elle avait été la constante et fidèle amie. Cette femme accomplie dont l’empire sur la société avait survécu à la cause qui l’avait fait naître, car elle avait été si belle, qu’on ne s’aperçut qu’elle était pleine de sens et d’esprit que lorsque le premier éclat de cette merveilleuse beauté eut un peu pâli, attira dans son modeste réduit les hommes les plus éminents de la restauration et les opinions les plus opposées. « Non-seulement la petite chambre du troisième de l’Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de madame Récamier, dit la duchesse d’Abrantès ; mais, comme si le prodigieux pouvoir d’une fée eût adouci la roideur de la montée, ces mêmes étrangers, qui réclamaient comme une faveur d’être admis dans l’élégant hôtel de la Chaussée-d’Antin, sollicitaient encore la même grâce. C’était pour eux un spectacle vraiment aussi remarquable qu’aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions, réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main. Le vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l’Amérique ; Mathieu de Montmorency, avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour madame Bernadotte allant régner en Suède, qu’il l’aurait été pour Adélaïde de Savoie, fille d’Humbert aux blanches mains, cette veuve de Louis le Gros, qui avait épousé un de ses ancêtres. Assises l’une à côté de l’autre, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale ; rien n’était heurté dans cette cellule unique. Toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre dont les deux petites fenêtres s’ouvraient, dans les combles, au-dessus des larges fenêtres du grand escalier, habitait un être dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des secours pour toutes les infortunes. Lorsque du fond de sa prison Couder entrevit l’échafaud[2], quelle fut la pitié qu’il invoqua ? — « Va chez madame Récamier, dit-il à son frère ; dis-lui que je suis innocent devant Dieu. Elle comprendra ce témoignage… » Et Couder fut sauvé. Madame Récamier associa à cette action libérale cet homme qui possède, en même temps, le talent et la bonté : M. Ballanche seconda ses démarches. »

Le salon de madame la duchesse de Duras qui, selon M. de Chateaubriand, avait de l’imagination et, un peu même dans le visage, de l’expression de madame de Staël, et qui a donné une idée du talent qu’elle aurait pu avoir comme auteur par la petite nouvelle d’Ourika, était une sorte de temple voué par l’amitié à la gloire de M. de Chateaubriand ; et tous ceux qui fréquentaient le temple avaient leur part dans le culte du génie, dont la splendeur était trop éclatante pour ne pas être un peu exclusive. Chez madame la princesse de la Trémouille, on rencontrait les hommes et les idées de la droite la plus avancée ; là dominait M. de Bonald, dont l’aspect comme le talent avait quelque chose d’austère et d’un peu rude. Dédaigneux des discussions, il conversait peu, sous prétexte qu’il avait écrit tout ce qu’il avait à dire ; seulement, quand il se trouvait au milieu d’auditeurs bienveillants et respectueux, il enseignait. M. Bergasse, dont la vieille réputation avait devancé la première révolution, et qui était sorti triomphant d’un duel judiciaire avec Beaumarchais, était, avec M. Ferrand, auteur d’un panégyrique de madame Élisabeth, et dont la réputation littéraire et politique avait été surfaite, un des hôtes les plus assidus de ce salon, visité quelquefois par M. de Lamartine, et où M. le comte Joseph de Maistre vint toucher barre, dans sa rapide apparition à Paris, sauf à y rencontrer son bienveillant critique, M. de Félelz, esprit charmant, qui causait encore mieux dans un salon que dans un journal. La jeune duchesse de Broglie, continuant la tradition de sa mère, madame de Staël, et madame Saint-Aulaire, deux amies, ouvraient leurs salons surtout aux écrivains de l’école intermédiaire : là commencèrent à briller MM. le duc de Broglie, de Barante, Guizot, Villemain, de Forbin, Cousin, Sismondi, de Rémusat, les yeux attachés sur un horizon littéraire et philosophique qui s’agrandissait sous leur regard. Madame de Montcalm, la digne sœur du duc de Richelieu, celle à laquelle il écrivit le patriotique billet dans lequel il annonçait la signature du traité qui affranchissait le sol national, attirant les écrivains et les orateurs du centre droit, ralliés à son frère, les réunissait dans un salon plus politique que littéraire, où se taillaient les plumes et où s’essayaient les voix qui défendaient la politique du ministère Richelieu.

Il fallait aller chercher sur la rive droite de la Seine les salons de M. Casimir Périer, et plus encore de M. Laffitte, pour y trouver la politique, la philosophie, la littérature, la morale de la troisième école, mélangée de l’école intermédiaire, dans la personne du général Foy, de Benjamin Constant, de Paul-Louis Courier, de Manuel, de Béranger et de Casimir Delavigne, derrière lesquels MM. Étienne, Jay, Jouy, le père de la nombreuse famille des Ermites[3], Arnault, ces survivants de la littérature impériale, s’essayaient à un rôle nouveau, et, recrues inattendues, apportaient aux idées libérales un concours puissant, mais inespéré.


FIN DU TOME PREMIER
  1. M. de Lamartine.
  2. Il était compromis dans l’affaire de Bories.
  3. Les Ermites, écrits de compte à demi par MM. Jouy et Jay, furent un des pamphlets les plus répandus de la restauration. C’est une de ces publications courantes qui ne survivent pas aux circonstances auxquelles elles répondent.