Histoire de la littérature grecque/Chapitre XLI

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Librairie Hachette et Cie (p. 500-506).


CHAPITRE XLI.

ÉCRIVAINS DES DEUX DERNIERS SIÈCLES AV. J. C.


Stérilité littéraire de cette période. — Nicandre. — Méléagre. — Panétius et Posidonius. — Polybe.

Stérilité littéraire de cette période.


Nous allons rapidement parcourir la longue période qui s’étend depuis la première apparition des Romains dans la Grèce jusqu’au règne de l’empereur Auguste. C’est une sorte de Sahara littéraire, où nous ne rencontrerons pas beaucoup d’oasis. On dirait que les Grecs, durant ces soixante et dix années, n’aient eu d’autre affaire que de se façonner au joug de leurs maîtres, ou de travailler, comme dit Horace, à conquérir un farouche vainqueur et à porter dans le Latium les arts de la civilisation. Pendant qu’ils servaient aux Romains de pédagogues et d’initiateurs, ils perdaient eux-mêmes cette activité féconde qui naguère encore produisait des merveilles. Deux poëtes du troisième ou du quatrième ordre, deux philosophes moralistes, un historien philosophe, voilà toute la littérature grecque de ces temps misérables. Non pas qu’il ne nous reste d’autres écrits que les vers de Nicandre et de Méléagre, que la prose de Polybe ou le souvenir de celle de Panétius et de Posidonius ; mais que nous importent ici les travaux de quelques savants, les commentaires de quelques grammairiens, ou même des compilations de récits mythologiques, comme le livre d’Apollodore ?


Nicandre.


Quintilien nous apprend que Nicandre avait eu chez les Latins deux imitateurs, Macer et Virgile. Il paraît en effet que Nicandre était l’auteur d’un poëme didactique sur l’agriculture, dont Virgile tira quelque parti pour ses Géorgiques. Mais les deux poëmes de Nicandre que nous possédons ne donnent pas une haute idée de ce que devaient être ceux que nous n’avons plus. Nicandre, qui florissait vers le milieu du deuxième siècle avant J. C., était prêtre d’Apollon à Claros en Ionie, et passait pour un habile médecin en même temps que pour un bon poëte. Ses deux poëmes, intitulés l’un Thériaques, l’autre Alexipharmaques, sont de la médecine versifiée et non point de la poésie. Il énumère, dans le premier, les animaux venimeux, dans le second les divers poisons qui peuvent s’ingérer avec les aliments, et les contre-poisons par lesquels on peut combattre leurs ravages. Une série de sèches descriptions, c’est à peu près tout ce qu’on trouve chez Nicandre. Aratus s’est donné quelquefois carrière, et a oublié l’astronomie pour la poésie ; mais Nicandre n’oublie pas un instant qu’il est médecin, et il fait œuvre, sauf le mètre, la langue poétique et les épithètes, de disciple d’Hippocrate et non de disciple d’Homère.


Méléagre.


Méléagre du moins est un poëte. Il vivait quelque temps après Nicandre, et il était né à Gadares dans la Syrie. On croit que ce poëte ne fait qu’un avec le philosophe cynique du même nom, qui avait composé des satires en prose. La nature de quelques-unes de ses épigrammes ne dément pas l’opinion qui le range parmi les hommes de l’école de Diogène. Il avait les passions vives, mais autre chose que de la délicatesse dans les goûts. Les petites pièces qu’on a de lui ne sont pas sans mérite, surtout par rapport au temps où il a vécu. A part un certain luxe de synonymes et d’épithètes, on ne peut pas lui reprocher de bien graves défauts ; j’entends au point de vue de la poésie, non à celui de la morale. Il a du mouvement, de la grâce, et il ne manque pas trop de naturel. Sa description du printemps serait une charmante idylle, si l’on en pouvait retrancher quelques mots surabondants, quelques images hasardées. Méléagre mérite une place à côté de Bion et de Moschus, ou, si l’on veut, à peu de distance au-dessous d’eux. Ce poëte, dont les vers sont un des ornements de l’Anthologie, est le premier Grec qui ait eu l’idée de former un recueil de morceaux choisis. La Couronne d’Épigrammes, comme il avait intitulé son anthologie, était formée de fleurs empruntées à quarante-six poëtes plus ou moins fameux. Mais ce recueil n’existe plus.


Panétius et Posidonius.


Panétius, né à Rhodes vers l’an 190, était un philosophe stoïcien. Il tint quelque temps à Rome une école que fréquentèrent les hommes les plus illustres, entre autres Scipion Emilien. Cicéron nous apprend lui-même que le traité des Devoirs n’est qu’une traduction un peu arrangée, une imitation libre, de l’ouvrage que Panétius avait composé sur le même sujet. Posidonius, disciple de Panétius et un des maîtres de Cicéron, avait fourni de même, au grand philosophe romain, la matière des beaux traités de la Divination, du Destin et de la Nature des Dieux. C’est dire assez que les écrits des deux stoïciens étaient des œuvres du plus haut mérite, puisqu’il a suffi de les transcrire et de les remanier pour en faire des chefs-d’œuvre. Cicéron en a embelli la forme ; mais qui peut douter que les originaux n’aient été remarquables par la gravité du style, par la précision, par la vigueur, par cette mâle éloquence qui naît toujours d’une conviction profonde et d’un véritable amour de la vertu ? Nous savons que Panétius et Posidonius étaient éloquents lorsqu’ils parlaient ; leur enthousiasme pour Platon prouve que le beau ne leur était pas plus indifférent que le bien ; ils avaient, dans le stoïcisme même, de bons modèles littéraires ; et sans doute ils durent être plus jaloux de rivaliser de perfection avec Cléanthe que d’imperfection avec Chrysippe.


Polybe.


Polybe naquit en 205 ou 204, à Mégalopolis en Arcadie. Lycortas son père était un des chefs de la Ligue achéenne. Lui-même il joua un rôle considérable dans les événements qui décidèrent sans retour du sort de la Grèce. Il ne tint pas à lui que sa patrie ne conservât son indépendance. Mais les Romains l’emportèrent, et Polybe fut un des otages qu’ils emmenèrent avec eux pour s’assurer de la fidélité de leurs sujets. C’est en 166 qu’il vint à Rome ; et son exil dura de longues années. Scipion Émilien sut apprécier dignement le mérite de Polybe. Il le traita comme un ami ; il en fit son conseiller, son compagnon inséparable. Polybe était à ses côtés lorsqu’il entra dans Carthage vaincue. Cette illustre amitié servit à son tour le héros achéen dans l’exécution du grand dessein qu’il avait conçu dès les premiers temps de son séjour en Italie. Il se proposait d’écrire l’histoire des conquêtes de Rome, et de faire comprendre à ses concitoyens pourquoi un petit peuple du Latium, si longtemps inconnu des Grecs, avait dû finir par commander au monde. On lui permit de consulter les archives de l’État, et d’y puiser tous les renseignements dont il avait besoin. On s’empressa à l’envi de lui fournir des matériaux. On le laissa voyager en Égypte, en Gaule, en Espagne et dans d’autres contrées, pour compléter ses recherches.

Au bout de plusieurs années, Polybe mit la dernière main à son ouvrage, et le publia sous le titre d’Histoire générale. C’était en effet l’histoire générale du monde, durant la période qui avait suffi à Rome pour en faire la conquête, ou du moins pour abattre tous les ennemis capables de lui disputer l’empire : « Y a-t-il un homme, dit Polybe dans son préambule, assez frivole ou indolent pour ne pas se soucier de connaître comment, et par quelle sorte de politique, presque tous les pays de la terre habitée furent soumis en moins de cinquante-trois ans, et n’eurent plus que les Romains pour maîtres[1] ? Le demi-siècle dont parle Polybe est le temps qui s’écoula depuis le commencement de la deuxième guerre Punique jusqu’à la défaite du roi Persée : « Avant cette époque, dit encore Polybe[2], les événements du monde étaient comme disséminés… Mais, à partir de là, l’histoire commence à former comme un corps : les événements de l’Italie et de l’Afrique s’enlacent avec ceux qui se passent en Asie et en Grèce, et tout aboutit à une fin unique. » Toutefois, avant d’entrer au cœur de son sujet, l’historien consacre deux livres entiers à en exposer les préliminaires. Il raconte même avec quelque détail la première guerre Punique, et tous les faits importants qui s’étaient accomplis en Sicile, en Afrique, en Illyrie, en Gaule, en Espagne et en Grèce avant l’invasion de l’Italie par Annibal. L’ouvrage n’avait pas moins de quarante livres, c’est-à-dire cinq fois environ l’étendue de celui de Thucydide. Nous ne possédons en entier que les cinq premiers livres ; mais on a d’assez considérables fragments de la plupart des autres, surtout depuis les découvertes de l’illustre Angelo Mai.

L’histoire, telle que l’a conçue Polybe, ne se borne point à raconter ni à peindre, ni même à suggérer des réflexions utiles. La recherche approfondie des causes qui ont engendré les événements, la mise en lumière des occasions qui les ont déterminés, des circonstances où ils se sont produits, des effets qui en ont été les conséquences, voilà ce que se propose essentiellement cette histoire, que Polybe appelle histoire pragmatique, d’un terme emprunté à l’école péripatéticienne, et qui servait à désigner les sciences d’application pratique et particulièrement les sciences morales. L’historien contemple les faits historiques, il les explique, il les juge ; c’est directement et en son nom qu’il donne ses explications, qu’il exprime ses jugements ; il disserte, il enseigne, en même temps qu’il peint ou raconte : il fait une pragmatie, comme Polybe nomme maintes fois son œuvre, c’est-à-dire un traité de politique et de morale à propos du spectacle des choses humaines. Il travaille à former l’expérience du lecteur, à l’initier au maniement des affaires, à élever sa pensée, à développer en lui les germes de l’homme d’État.

Polybe est resté jusqu’à ce jour le type le plus accompli de ce genre d’histoire, dont il fut le premier modèle. Nul historien n’a jamais été ni plus passionné pour la vérité, ni plus exact dans le récit des faits, ni plus judicieux dans leur appréciation. Il a la conscience, le savoir, le coup d’œil ; il ne déclame jamais ; il est du petit nombre des hommes dont la bouche n’a jamais servi d’interprète qu’à la raison. Sans lui nous ne connaîtrions que fort imparfaitement les Romains, en dépit même de Tite Live, de Salluste et de tant d’autres. C’est lui qui nous a livré les secrets de leur politique ; c’est chez lui qu’on saisit l’esprit de leurs institutions ; et, n’eût-il fait que nous apprendre ce qu’était leur organisation militaire, il nous aurait mieux dit pourquoi ils furent les héritiers de l’empire d’Alexandre, que ne le disent les belles phrases sur la Fortune qui domine en toutes choses, et sur la vertu des vieux temps, et sur les consuls pris à la charrue. Bossuet et Montesquieu se bornent bien souvent à traduire Polybe. Les idées les plus fécondes et les plus vraies qu’on admire dans le Discours sur l’Histoire universelle et dans la Grandeur des Romains, ne sont autre chose que des emprunts faits à l’Histoire générale. Et ni Montesquieu ni Bossuet n’y ont pris, tant s’en faut, tout ce qu’ils y eussent pu recueillir, je dis plus, tout ce qu’ils y auraient dû prendre.

Cet ouvrage a ses défauts. Le récit est un peu froid, et les grandes figures n’ont point, dans les tableaux de l’historien, cette vivacité et cet éclat qui attirent et charment les regards. L’esprit est toujours satisfait avec Polybe ; l’imagination a toujours à désirer. Elle voudrait, dans le style, plus de lumière et de mouvement ; elle voudrait quelque chose de la grâce d’Hérodote ou de l’énergie pittoresque de Thucydide. Les passages de Polybe que j’ai cités à propos de Timée montrent pourtant que l’historien trouvait quelquefois, pour exprimer sa pensée, des formes agréables et piquantes. Les Grecs reprochaient aussi à Polybe de n’avoir pas écrit dans la langue classique. Ils remarquaient dans sa prose des termes et des tournures insolites, et un certain abus des expressions techniques empruntées au vocabulaire péripatéticien. L’Histoire générale n’en est pas moins un des plus beaux monuments du génie antique, et un de ceux qui font le plus d’honneur à l’humanité.

Denys d’Halicarnasse reproche durement à Polybe son manque d’art dans ce que les rhéteurs nommaient l’arrangement des mots. Il va jusqu’à dire que la lecture de Polybe est assommante. Le bon Rollin lui-même s’est senti indigné de cette condamnation. Il montre que la prétendue qualité prônée par Denys, le ton oratoire et les périodes cadencées, est un vrai défaut, et que Polybe a bien fait de n’y point tomber. Puis il ajoute : « Un style militaire, simple, négligé, se pardonne à un écrivain tel que le nôtre, plus attentif aux choses mêmes qu’aux tours et à la diction. Je n’hésite donc point à préférer au jugement de ce rhéteur celui de Brutus, qui, loin de trouver la lecture de Polybe ennuyeuse, s’en occupait continuellement et en faisait des extraits dans ses heures de loisir. On le trouva appliqué à cette lecture la veille du jour où se donna la fameuse bataille de Pharsale. » Polybe n’a jamais beaucoup souffert des sottises débitées à son intention par un homme que personne, chez les anciens, ne prenait pour un oracle ; mais je sais un gré infini à Rollin de sa protestation.

Polybe, durant son long exil, avait toujours présente cette patrie achéenne pour laquelle il avait tant travaillé et tant souffert. Plutarque nous le peint défendant la mémoire de Philopœmen contre les accusations d’un Romain qui voulait faire détruire les monuments élevés à la gloire du vainqueur de Machanidas. La cause se plaidait en justice, et l’éloquence de Polybe sauva les statues du héros. Ceci se passait vers le temps de la ruine de Corinthe, trente-sept ans après la mort de Philopœmen. Polybe demanda et obtint, dans sa vieillesse, de revoir son pays. Il y revint en 128 ; et il mourut, cinq ou six ans après, dans cette Achaïe où il s’était signalé jadis par sa bravoure, ses talents politiques et ses vertus.



  1. Polybe, Histoire générale, livre I, chapitre iv.
  2. Id., ibid., livre I, chapitre iii.