Histoire de la littérature grecque/Chapitre XLIV

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Librairie Hachette et Cie (p. 523-529).


CHAPITRE XLIV.

STOÏCIENS NOUVEAUX.


Caractère du stoïcisme au temps des Antonins. — Épictète. — Arrien. — Marc-Aurèle.

Caractère du stoïcisme au temps des Antonins.


Le génie romain s’accommodait médiocrement des spéculations métaphysiques sur lesquelles les premiers stoïciens avaient prétendu construire l’édifice de leur système. On trouve, dans Épictète et dans Marc-Aurèle, des preuves assez multipliées d’une sorte d’indifférence au sujet d’une foule de problèmes plus ou moins importants, agités autrefois dans le Portique par Zénon, par Chrysippe, par tous les philosophes dont ils se glorifiaient pourtant de suivre la trace morale. Ils ont fait bon marché surtout de ces arguties où se complaisait la logique stoïcienne. Le stoïcisme, chez eux, est réduit à ses véritables proportions : ils en ont émondé, d’une main ferme et courageuse, toutes les superfétations parasites. D’accord avec leurs maîtres sur les points vraiment essentiels, ils ont porté dans tout le reste une grande liberté d’esprit et la féconde vertu de l’indépendance. D’ailleurs le stoïcisme, au deuxième siècle de notre ère, ne pouvait plus parler le langage qui avait suffi jadis aux contemporains de Pyrrhus. Le temps avait marché, et transformé, par son action insensible, les dispositions et la volonté des hommes. Il y avait, dans toutes les âmes, comme une source d’amour qui ne demandait qu’à s’épancher. L’idée de la fraternité humaine germait sourdement au fond des cœurs. Il suffit d’ouvrir au hasard les livres d’Épictète et de Marc-Aurèle, pour reconnaître la trace lumineuse de l’immense progrès moral accompli depuis trois siècles. Cette humilité, ce renoncement à soi-même, dont Épictète proclame sans cesse l’efficace vertu ; cette tendresse expansive, cet amour du prochain, ce dévouement au bonheur des hommes, qui furent à la fois toute la vie et toute la philosophie de Marc-Aurèle, semblent d’un autre monde, pour ainsi dire, si on les compare aux méditations de Zénon et de Chrysippe sur ce qui fait la force et la dignité de l’âme, sur les rapports de l’homme avec ses semblables. Les maîtres du Portique niaient la douleur et proscrivaient la pitié ; ils mettaient presque au rang des crimes les faiblesses de l’âme et les émotions les plus douces et les plus naturelles. La nature a repris ses droits, et dans le stoïcisme même, par Épictète et Marc-Aurèle. Il n’y a chez eux rien d’utopique : l’un a dicté des leçons qui sont devenues, par le changement de quelques mots, la règle de saint Nil et des solitaires du mont Sinaï ; et l’autre a fait, en se peignant lui-même, un des plus sublimes traités de morale qu’on ait jamais écrits.


Épictète.


« Épictète, dit Pascal dans les Pensées, est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très-grande sagesse : qu’ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il : J’ai perdu cela ; dites plutôt : Je l’ai rendu ; Mon fils est mort : Je l’ai rendu ; Ma femme est morte : Je l’ai rendue. Ainsi des biens et de tout le reste. Mais celui qui me l’ôte est un méchant homme, direz-vous. Pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l’a prêté vienne le redemander ? Pendant qu’il vous en permet l’usage, ayez-en soin comme d’un bien qui appartient à autrui, comme un voyageur fait dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il encore, désirer que les choses se fassent comme vous le voulez, mais vous devez vouloir qu’elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, ajoute-t-il, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez votre personnage dans une comédie, tel qu’il plaît au maître de vous le donner. S’il vous le donne court, jouez-le court ; s’il vous le donne long, jouez-le long : soyez sur le théâtre autant de temps qu’il lui plaît ; paraissez-y riche ou pauvre, selon qu’il l’a ordonné. C’est votre fait de bien jouer le personnage qui vous est donné ; mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. Ayez toujours devant les yeux la mort, et les maux qui semblent les plus insupportables ; et jamais vous ne penserez rien de bas et ne désirerez rien avec excès. Il montre en mille manières ce que l’homme doit faire. Il veut qu’il soit humble, qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l’étude et le désir de l’homme doivent être de connaître la volonté de Dieu et de la suivre. Telles étaient les lumières de ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l’homme. Heureux s’il avait aussi connu sa faiblesse ! »


Arrien.


Épictète n’avait rien écrit lui-même ; mais Arrien, un de ses disciples, a rédigé, sous le titre de Manuel, un abrégé des doctrines morales d’Épictète, et il a recueilli dans un ouvrage considérable, intitulé Dissertations, les leçons et les conversations de ce grand philosophe. Le Manuel et les Dissertations sont des chefs-d’œuvre, non pas seulement par la noblesse et la vérité des pensées, mais par la mâle beauté d’un style simple, clair, correct, énergique, et qui n’est dénué ni d’élégance ni même de grâce. Arrien avait pris Xénophon pour modèle ; et les Dissertations rappellent, sans trop de désavantage, les Mémoires de Socrate. On y trouve même quelquefois des choses sublimes. C’est là, par exemple, qu’est ce dialogue de Vespasien et d’Helvidius Priscus, où l’âme humaine atteint à des proportions presque divines : « Ne va pas au sénat. — Il dépend de toi que je ne sois pas sénateur ; mais, tant que je le suis, il faut que je me rende aux délibérations. — Eh bien ! soit, vas-y ; mais n’y dit mot. — Ne me demande pas mon avis, et je me tairai. — Mais il faut que je te le demande. — Et moi, il faut que je dise ce qui me paraît juste. — Mais, si tu parles, je te ferai périr. — Quand donc t’ai-je dit que je fusse immortel ? Tu feras ce qui est ton affaire, et moi ce qui est la mienne. La tienne est de tuer : la mienne, de périr sans crainte ; la tienne est d’exiler : la mienne, de partir sans regret[1]. »

Arrien n’était pas seulement un excellent écrivain philosophique, il fut encore un des meilleurs historiens de l’antiquité. Son Histoire de l’Expédition d’Alexandre, en sept livres, est un résumé fidèle et très-bien fait des relations originales rédigées ou par les compagnons d’armes du conquérant macédonien, ou par les historiographes attachés à sa personne. Le récit est clair et intéressant ; la marche des armées, les batailles, les siéges, sont retracés de main de maître. Le style a les mêmes qualités qu’on admire dans les Dissertations, et l’ouvrage n’est pas indigne d’être rapproché de l’Anabase ; car c’est encore Xénophon qu’Arrien avait pris pour modèle dans cette composition historique. Cette histoire l’emporte infiniment sur tous les autres ouvrages dont Alexandre a fourni le sujet. L’Indique, qui en forme le complément, est écrite en dialecte ionien, dans la manière d’Hérodote. La description qu’Arrien nous a laissée de l’Inde, des mœurs des habitants, de leurs institutions, de leur caractère, s’accorde mieux que toutes les autres relations antiques avec ce que nous savons aujourd’hui de cette merveilleuse et immuable contrée. Arrien avait continué ses récits au delà du règne d’Alexandre. Photius donné l’abrégé de l’histoire des successeurs du conquérant macédonien, et nous apprend que cette histoire avait dix livres. Arrien avait écrit d’autres ouvrages de philosophie, d’histoire, de géographie, dont il ne reste que peu de chose, et deux traités sur l’art militaire et un autre sur la chasse, que nous possédons tous les trois. C’était un homme d’État, un général distingué, et non point un rhéteur ou un sophiste. Il était né à Nicomédie en Bithynie, dans les premières années du deuxième siècle. Il porta les armes avec distinction sous Adrien, et il s’éleva, par ses talents seuls, à une haute fortune. Dès l’an 134 il fut nommé gouverneur de la Cappadoce, et les Antonins lui prodiguèrent des marques de leur estime et de leur bienveillance.


Marc-Aurèle.


Le deuxième Antonin, que nous nommons ordinairement Marc-Aurèle, a écrit en grec l’admirable livre intitulé Pour lui-même, autrement dit les Pensées : « Jamais philosophe, dit Montesquieu, n’a mieux fait sentir aux hommes les douceurs de la vertu et la dignité de leur être que Marc-Antonin. Le cœur est touché, l’âme agrandie, l’esprit élevé. » Marc-Aurèle est peut-être le plus grand des moralistes ; ce n’est pas, tant s’en faut, un parfait écrivain. Arrien soignait son style ; Marc-Aurèle jette rapidement des notes, sans s’inquiéter d’autrui. D’ailleurs il lui eût été impossible peut-être, à lui Romain, de ne pas laisser dans son grec des choses plus ou moins contestables. Ce qui est trop certain, c’est que Marc-Aurèle n’est pas, comme Arrien, un atticiste. Il n’a rien de commun, pour la langue, ni avec Xénophon, ni encore moins avec Platon, ni même avec aucun auteur classique. Il est presque à demi barbare. Souvent, au lieu d’exprimer explicitement sa pensée, il se borne à des formules de son invention, à des mots de rappel qui lui suffisaient pour s’entendre avec lui-même, et qui ne nous offrent à nous que des énigmes à déchiffrer. Le néologisme de l’auguste écrivain s’inquiète assez peu des prescriptions de l’analogie, et ses constructions insolites déroutent à chaque instant toutes les prévisions grammaticales. Mais de combien de beautés sublimes n’étincelle pas ce style, ou plutôt cette pensée, malgré la bizarre irrégularité de la forme et les âpretés de la diction ! J’en pourrais citer de nombreux et frappants exemples. Je me bornerai à un seul ; c’est le passage où Marc-Aurèle résume en quelques mots les principes fondamentaux de sa doctrine : « Tout ce qui t’accommode, ô monde ! m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ou tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi. Un personnage dit : Ô bien-aimée cité de Cécrops ! Mais toi (Marc-Aurèle), ne peux-tu pas dire : Ô bien-aimée cité de Jupiter ! »

M. C. Martha, qui a écrit sur Marc-Aurèle des pages si émues, dit admirablement dans quel esprit nous devons nous mettre pour bien comprendre ce qu’il appelle l’examen de conscience d’un empereur romain : « Si l’on veut pénétrer dans ce livre si simple, il faut le lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas regarder au système qu’il renferme. On fait tort à Marc-Aurèle, quand on rajuste en corps de doctrine ces pensées décousues, et que de ces libres et paisibles effusions on fait un sujet d’érudition ou de controverse. Ce n’est pas une œuvre de philosophie, mais, si l’on peut dire, de piété stoïque. On ne le comprend que si on le lit avec le cœur. Une âme qui se retire dans la solitude, qui veut oublier les jugements des hommes, les livres, le monde, qui ne s’entretient qu’avec elle-même et avec Dieu, ne doit pas être l’objet de curiosités vaines. Il y a comme une bienséance morale à l’écouter comme elle parle, avec candeur, à se laisser charmer par son accent. Serait-ce donc se montrer trop profane que d’apporter à la lecture et à l’étude de ce livre si pur quelques-uns des sentiments que nous croyons nécessaires pour bien goûter la mysticité de Gerson ou de Fénelon ? »

  1. Dissertations, livre I, chapitre i, paragraphe 19.