Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXI

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Librairie Hachette et Cie (p. 311-315).


CHAPITRE XXI.

DÉCADENCE DE LA TRAGÉDIE.


Poëtes tragiques du cinquième siècle dont les œuvres sont perdues. — Poëtes tragiques du quatrième siècle.

Poëtes tragiques du cinquième siècle dont les œuvres sont perdues.


Un siècle entier sépare les débuts dramatiques d’Eschyle des représentations de l’Œdipe à Colone, de l’Iphigénie à Aulis et des Bacchantes. Combien de poëtes, durant ces cent années, ont triomphé dans le concours des tragédies nouvelles ! combien plus encore ont dû tenter la fortune littéraire sans jamais emporter la couronne, sans même parvenir à recevoir un chœur de l’archonte éponyme ! Mais c’est à peine si les noms de quelques-uns ont surnagé ; et de tant d’œuvres considérables il ne reste plus que des débris informes. Deux poëtes pourtant avaient mérité de figurer, après Eschyle, Sophocle et Euripide, dans le canon alexandrin, comme l’on nomme la liste des auteurs classiques dressée par Aristarque et Aristophane de Byzance. Ces deux poëtes tragiques, aujourd’hui inconnus, Ion et Achéus, avaient disputé maintes fois le prix de la tragédie et à Sophocle, et à Euripide, et à d’autres contemporains.

Ion était de Chios, mais il passa presque toute sa vie à Athènes. Il eut d’assez grands succès an théâtre, et il fut l’ami de Sophocle en même temps que son rival quelquefois heureux. Il prenait dans les épopées d’Homère presque tous les sujets de ses compositions dramatiques. C’était agir en bon et digne compatriote envers l’homme que les habitants de Chios revendiquaient de tout temps pour leur concitoyen. Les pièces d’Ion manquaient, à ce qu’il semble, de chaleur et de vie. C’étaient des poëmes dont le mérite principal consistait dans une sage ordonnance, et, comme nous pouvons encore en juger, dans un style modérément orné et qui n’était ni sans élégance ni sans grâce. Ion n’était pas seulement un poëte dramatique. Il avait écrit aussi des élégies, des chants lyriques, et même un ouvrage historique en prose ionienne, où il avait rassemblé de curieux détails sur les aventures et la vie publique et privée de plusieurs personnages du temps et de Sophocle lui-même.

Achéus était d’Érétrie. Il ne remporta qu’une fois le prix ; mais il passe pour avoir excellé dans le drame satyrique, sinon tout à fait dans la tragédie. On le regardait, après Eschyle, comme le plus parfait auteur en ce genre. Le style d’Achéus était parfois, dans ses tragédies, un peu obscur et forcé ; et ses combinaisons de fables mythologiques, à n’en juger que d’après les fragments mêmes de ses pièces, étaient bien autrement étranges encore, relativement à nos idées habituelles, que ces inventions tant reprochées à Euripide.

Agathon d’Athènes, que les Alexandrins n’ont point porté sur leur liste, semble avoir été pourtant un poëte dramatique d’une réelle valeur, et supérieur peut-être aux deux hommes que je viens de nommer. Il est probable que l’afféterie de son style lui aura nui dans l’esprit de ces critiques, bien plus préoccupés de l’expression de la pensée que de la force inventrice qui sait créer des œuvres nouvelles. Agathon débuta jeune au théâtre, en l’an 416 ; et il mourut environ l’an 400, dans la force de l’âge, en Macédoine. Il avait passé à la cour du roi Archélaüs d’assez longues années, car il s’y était trouvé en même temps qu’Euripide. Le dialogue de Platon intitulé le Banquet n’est autre chose qu’une conversation qui s’était tenue, selon le philosophe, dans un souper donné par Agathon à ses amis, le lendemain du jour où Agathon avait sacrifié aux dieux pour leur rendre grâces de sa première victoire dramatique, qui était aussi l’honneur décerné à sa première tragédie. Platon fait parfaitement connaître et l’élégance efféminée des mœurs d’Agathon, et la nature sophistique et raffinée de son esprit. Il lui prête un discours fort spirituel, mais plein d’ornements recherchés et d’antithèses. Agathon semble pourtant n’avoir pas manqué, malgré ses défauts, d’habileté à combiner des éléments dramatiques, et à exciter l’intérêt par la nouveauté des tableaux et par le mouvement de la scène, sinon par la vérité et la profondeur des sentiments et par la puissance d’un grand talent poétique. Il se fiait tellement aux ressources de son imagination, qu’il entreprit de se passer complètement, au moins une fois, de toute base historique ou mythologique, et de composer une tragédie où tout était d’invention, événements et caractères. W. Schlegel conjecture que cette pièce, intitulée la Fleur, n’était ni touchante ni terrible, et qu’elle offrait des tableaux agréables dans le genre de l’idylle. Rien n’empêche en effet de voir, dans l’essai d’Agathon, la création d’une sorte de drame, héroïque seulement à demi, et, comme dit Schlegel, une transition préparatoire à la Comédie nouvelle.

Le plus long des morceaux qui nous restent des tragédies d’Agathon n’a que six vers ; mais ces six vers suffisent pour nous faire connaître à quels jeux d’esprit s’abaissait quelque-fois ce poëte. Un berger, qui ne sait pas lire, décrit lettre par lettre le nom de Thésée (ΘΗΣΕΥΣ), en rapportant ce qu’il vient d’apercevoir : « Parmi ces caractères, on voyait d’abord un rond avec un point au milieu, puis deux lignes debout, jointes ensemble par une autre ; la troisième figure ressemblait à un arc de Scythie ; puis venait un trident couché, puis deux lignes faisant un angle au sommet d’une ligne debout ; puis la troisième figure de nouveau, et c’était la fin. » Ce qui est encore plus étrange que la chose même, c’est qu’Euripide avait fourni à Agathon le modèle de cette scène bizarre. Il va sans dire que les successeurs d’Agathon ne manquèrent pas d’imiter ces beaux exemples, et d’enchérir sur leurs devanciers.

Je dois mentionner pour mémoire Néophron de Sicyone, qu’Euripide avait, dit-on, imité de fort près dans sa Médée, ou qui, suivant d’autres, s’était approprié la Médée d’Euripide en la remaniant et en la remplissant de ses interpolations. Ce Néophron avait pourtant composé cent vingt pièces. Je n’ai rien de particulier à noter sur ce Carcinus dont Aristophane s’est tant moqué, ni sur les fils de Carcinus, ni sur Critias, qui fut un des trente tyrans, sinon qu’ils avaient fait des tragédies. Denys l’Ancien, qui se piquait, ainsi qu’on sait, de poésie, obtint une fois le prix dans les concours dramatiques d’Athènes. Le sujet de la tragédie couronnée était emprunté à Homère. C’était le rachat du cadavre d’Hector, tableau plus d’une fois mis sur la scène par les vieux maîtres. C’est pour avoir dit la vérité sur les pièces de Denys, que le railleur Philoxène avait été conduit aux Carrières. Elles ne valaient rien ; et pourtant Denys avait acheté les tablettes d’Eschyle à grand prix, et c’est sur les tablettes d’Eschyle qu’il déposait chaque jour les produits de sa muse. Soyez donc tyran ; et même bel esprit, et même un peu poëte ! Je dois énumérer aussi les nombreux tragiques fournis par les familles d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, savoir : Euphorion et Bion fils d’Eschyle, qui remportèrent plusieurs fois le prix ; Philoclès son neveu, qui évinça du premier rang un des chefs-d’œuvre de Sophocle ; Morsimus fils du précédent, poëte détestable ; Astydamas fils de Morsimus, poëte d’une fécondité prodigieuse, et qui remporta quinze victoires dramatiques ; un autre Philoclès et un autre Astydamas, tous deux fils de celui que je viens de nommer ; Iophon et Ariston, fils de Sophocle ; Sophocle le jeune, fils d’Ariston ; Euripide le jeune, fils ou neveu d’Euripide. Les contemporains semblent avoir fait quelque estime de la plupart de ces poëtes ; mais les siècles suivants ont laissé périr leurs ouvrages, et tomber leur renommée dans un profond et éternel oubli.


Poëtes tragiques au quatrième siècle.


Aristote cite comme un auteur digne d’être lu Chérémon, qui florissait au commencement du quatrième siècle, et qui avait innové à sa façon dans la poésie dramatique. Chérémon avait mêlé tous les mètres dans une de ses pièces, intitulée le Centaure ; étrange amalgame, et qu’il n’a pu se faire pardonner qu’à force de talent. Au reste, Chérémon était à peine un poëte dramatique. L’action de ses tragédies était nulle ; les personnages n’y paraissaient que pour fournir à Chérémon l’occasion de parler lui-même sous leur masque. Ce n’était pas comme dans Eschyle, où les récits et les descriptions appartiennent réellement aux personnages, et suppléent à ce qui manque à l’action. Chérémon aimait surtout à peindre des objets capables de faire une agréable impression sur les sens. Il excellait dans les portraits de la beauté féminine ; et ce thème inépuisable, il y puisait sans cesse et sans fin, à la grande satisfaction de ses auditeurs.

On peut bien dire qu’à partir de ce temps il n’y a plus de tragédie. Les concours subsistent encore, et chaque année on couronne plusieurs fois des auteurs tragiques, ou prétendus tels, au théâtre de Bacchus ; mais les œuvres de ces poëtes n’ont plus rien de commun avec l’art d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Chérémon avait remplacé le dialogue et l’intérêt dramatique par des récitations de tirades : en voici un, bientôt après, qui supprime, dans la tragédie, et les caractères, et les sentiments, et la poésie même, et qui transforme la tragédie en un plaidoyer. Ses personnages sont des avocats qui soutiennent des thèses les uns contre les autres, et avec toute la science, avec toutes les subtilités des plus consommés sophistes ; et ce poëte remporte le prix au théâtre ! Il se nommait Théodecte ; il était né à Phasélis, et il florissait vers le milieu du quatrième siècle. La scène d’une de ces pièces, intitulée Lyncée, était au tribunal d’Argos. Danaüs et Égyptus étaient les deux parties adverses ; et le premier finissait par être condamné à mort, grâce au talent déployé par Lyncée dans la défense de son père.

La tragédie était donc morte, et elle ne devait pas revivre. Les pastiches tragiques des lettrés alexandrins ou des écrivains des bas siècles n’étaient pas faits pour en ressusciter même l’ombre. Mais le génie dramatique ne s’était pas éteint avec elle : il s’appliquait à d’autres sujets, et il créait la grande comédie.