Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXIX

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Librairie Hachette et Cie (p. 378-388).


CHAPITRE XXIX.

XÉNOPHON.


Vie de Xénophon. — Xénophon écrivain. — Ouvrages de Xénophon. — Traités philosophiques, dialogues, etc. — Compositions historiques. — Éloquence de Xénophon.

Vie de Xénophon.


Nous venons de parler d’hommes sur lesquels Socrate avait exercé une influence plus ou moins directe : en voici un qui fut son disciple dévoué, son panégyriste, et qui dut à Socrate d’être un brave, un philosophe, un esprit ouvert à toutes les connaissances, un écrivain sérieux, utile, exempt de tous les défauts que prisait alors le vulgaire, sinon doué d’un véritable génie. Je veux parler de Xénophon, l’auteur de tant d’ouvrages si divers et si justement estimés.

Xénophon fils de Gryllus naquit à Erchie, un des bourgs de l’Attique, vers l’an 445 avant nôtre ère. À dix-huit ans, il commença à suivre les leçons de Socrate, et il demeura, durant de longues années, un de ses plus assidus auditeurs. En 424, à la bataille de Délium, Socrate lui sauva la vie. Poussé par l’esprit d’aventure et par le désir de s’instruire, Xénophon, âgé de plus de trente ans, se mit à voyager, et finit par s’engager au service de Cyrus le Jeune. C’est lui qui ramena d’Asie, après la bataille de Cunaxa, l’armée des Dix Mille, dont les principaux chefs avaient péri. Quand il rentra à Athènes, Socrate venait d’expirer. Xénophon avait déjà publié quelques opuscules : la mort de son maître bien-aimé décida sa vocation d’écrivain. Il composa l’Apologie de Socrate, et l’intéressant recueil des conversations du philosophe, intitulé Mémoires de Socrate, nouvelle apologie, plus naïve et plus complète, et grâce à laquelle la monstrueuse sentence fut appréciée bientôt comme elle le méritait et les accusateurs de Socrate plongés à jamais dans l’infamie.

Le spectacle des déportements de la démagogie athénienne remplissait l’âme de Xénophon d’amertume et de dégoûts. Il s’était lié d’amitié avec le roi de Sparte Agésilas, dont il admirait le grand caractère ; et les institutions de la ville de Lycurgue séduisaient son esprit, ami avant tout de l’ordre, de la justice, de la simplicité. Suspect de laconisme, comme on disait, c’est-à-dire de partialité pour les Lacédémoniens, le premier prétexte qu’il donna contre lui fut saisi avec passion : un décret public lui interdit le retour, dès qu’il fut parti pour rejoindre Agésilas, qui faisait la guerre en Asie. Il se regarda désormais comme un véritable Lacédémonien, et il n’hésita point à prendre parti contre Athènes, dans les querelles intestines de la Grèce. En 394, à Coronée, il combattait à côté d’Agésilas. Mais là finit sa vie publique. Les Spartiates lui avaient donné des biens en Élide, à Scillunte près d’Olympie : il se retira sur ses domaines, et il y vécut en repos jusqu’à une extrême vieillesse, occupé d’agriculture et de chasse, et composant ces livres qui lui ont fait une belle renommée. Il avait plus de quatre-vingts ans quand les Athéniens, réconciliés avec les Spartiates, révoquèrent l’arrêt de bannissement porté contre lui. Mais il ne paraît pas que Xénophon soit jamais revenu se fixer dans sa patrie. Il s’était marié assez tard, et il avait alors deux fils dans la fleur de l’âge. Ces deux jeunes hommes combattirent dans les rangs de l’armée qui fut défaite à Mantinée, en 363, par Épaminondas. Gryllus, l’un des deux, y fut tué. On dit que le père célébrait un sacrifice quand on lui apporta la funeste nouvelle. Il ôta la couronne qu’il avait sur sa tête ; puis, ayant appris que Gryllus était mort en brave, il la remit sans verser une larme, disant : « Je savais bien que mon fils était mortel. » Mais, malgré cet effort de résignation, sa douleur fut profonde et dura tout le reste de sa vie. Pour se distraire et se consoler, il se remit, avec plus d’ardeur et de fécondité que jamais, à composer de nouveaux ouvrages, et il ne suspendit ses travaux qu’à son dernier jour. Il avait quatre-vingt-dix ans, dit-on, quand il écrivit le traité des Revenus de l’Attique, si toutefois ce petit livre est de lui. Il mourut peu de temps après, à Corinthe, en l’année 355 ou 354 avant notre ère.


Xénophon écrivain.


Les éloges que les anciens ont décernés à Xénophon se rapportent uniquement à son style. Cicéron, par exemple, dit que ce style est plus doux que le miel, ou bien encore que les Muses ont parlé par la bouche de Xénophon. Quintilien se borne à répéter à peu près la même chose, sinon qu’il applique à Xénophon le mot d’un poëte comique à propos de Périclès, que la Persuasion était assise sur ses lèvres. Il est certain que les écrits de Xénophon sont en général d’une agréable lecture. Ils le doivent sans doute à la simplicité, à la clarté de l’élocution, à cette grâce non maniérée dont parle Quintilien ; mais ils le doivent bien plus encore à l’intérêt ou à l’utilité des choses qu’explique ou que raconte l’auteur. Si Xénophon avait passé sa vie à composer des discours, il aurait pu avoir des admirateurs à Athènes, ou parmi les amateurs de l’atticisme ; mais on ne le lirait plus guère aujourd’hui, car il n’avait point ce feu sacré sans lequel il n’est pas d’orateurs. Xénophon ne manquait pas d’imagination, mais de cette imagination qui ne convient qu’aux genres tempérés. Il était presque tout raison, si je ne puis dire. Cette raison s’animait assez pour n’être point froide ; mais jamais Xénophon ne connut la passion ni l’enthousiasme. Il a décrit lui-même, bien mieux que ne l’ont fait tous les critiques anciens ou modernes, le caractère particulier de son style et de ses ouvrages. C’est dans le dernier chapitre du traité de la Chasse. Au lieu de discourir, après tant d’autres, sur des qualités qui ne nous sont pas parfaitement sensibles, je traduirai cette page, curieuse à plus d’un titre, car on y trouve l’opinion personnelle de Xénophon sur ces sophistes qui nous ont occupés :

« J’admire que ces hommes appelés sophistes prétendent pour la plupart guider les jeunes gens à la vertu, tandis qu’ils les mènent au vice. Car nous n’avons encore vu personne que les sophistes du jour aient rendu homme de bien ; et eux-mêmes ne publient pas d’écrits dont la lecture puisse faire des hommes vertueux. Ils n’ont presque jamais composé que des ouvrages frivoles, qui ne servent qu’à amuser inutilement la jeunesse, et où la vertu n’entre pour rien. Ceux qui espéraient vainement y trouver quelque instruction solide perdent leur temps à les lire : ils n’ont plus le goût des études utiles, ils apprennent des choses mauvaises. Je reproche fortement aux sophistes des torts aussi graves. Mais je les blâme aussi de remplir leurs écrits d’expressions recherchées, et jamais de bonnes pensées capables de former les jeunes gens à la vertu. Pour moi, je ne suis qu’un homme vulgaire ; mais je sais que la première instruction morale vient de la nature même : après elle, il faut consulter les hommes vraiment sages et éclairés, et non pas ceux qui ne connaissent que l’art de tromper. Peut-être mon style est-il dépourvu d’élégance. Je ne suis point jaloux d’un tel avantage, mais j’ai à cœur de tracer les leçons nécessaires à ceux qui se forment à la vertu. Or, ce ne sont pas des mots qui peuvent instruire, ce sont des pensées, si elles sont bonnes. Bien d’autres que moi blâment les sophistes du jour, mais non pas les philosophes, de mettre toute leur industrie aux mots et de négliger les choses. Je sais que leurs écrits sont bien composés, et avec méthode : aussi n’auront-ils pas de peine à reprendre sur-le-champ ce qui est défectueux en moi. Au reste, j’écris pour être vrai, non pour faire des sophistes mais des sages et des gens de bien. Je veux que mes ouvrages soient utiles, et non pas seulement qu’ils le paraissent ; car je veux que nul n’en puisse jamais renverser les principes. Les sophistes, au contraire, ne parlent et n’écrivent que pour tromper et pour s’enrichir ; et ils ne sont à personne d’aucune utilité. Car il n’y eut jamais et n’y a pas maintenant un seul sage parmi eux : ce leur est bien assez qu’on les nomme sophistes ; titre flétrissant, aux yeux du moins des hommes d’un sens raisonnable. »

Le style de Xénophon n’a rien d’artificiel comme celui des sophistes, ni même d’artistement travaillé comme celui de Thucydide. Non pas qu’il soit absolument sans art ; mais l’art n’y est qu’à l’état latent, si je l’ose dire. L’écrivain ne vise point à l’effet : il s’applique uniquement à exposer avec netteté sa pensée, à la montrer tout entière, à en bien délimiter la portée et l’étendue. L’art de Xénophon consiste à tout dire, et non pas à rien faire deviner ; à suivre exactement les déductions, et non pas à surprendre l’assentiment ; à choisir les tours et les expressions les plus naturels, et non pas les plus saisissants ; enfin à placer les termes, non point en raison de leur valeur pittoresque et musicale, mais là où les appellent l’usage commun et le génie de la langue.


Ouvrages de Xénophon.


Je ne saurais trop féliciter Xénophon d’avoir si bien eu conscience de la nature de son talent, et de s’être volontairement réduit au rôle d’écrivain pratique. Ses plus médiocres ouvrages, ceux où il est tombé souvent au-dessous de lui-même, l’Apologie de Socrate par exemple, et l’Éloge d’Agésilas, sont ceux précisément où il a voulu prendre quelquefois un ton plus élevé et atteindre à la dignité oratoire. Mais, grâce à Dieu, il a presque toujours su mesurer sa tâche à ses forces. Ses livres ne sont pas tous des chefs-d’œuvre, mais il n’y en a pas un seul qui soit une œuvre sans valeur. Aussi bien Xénophon est-il autre chose qu’un habile constructeur de phrases. C’est un homme d’expérience et de goût, qui rédige les leçons qu’il a entendues ; qui raconte les événements dont il a été témoin, ou qu’il a entendu raconter ; qui communique les observations qu’il a faites lui-même sur les chevaux, sur la chasse, sur les finances, sur la politique, sur mille sujets. C’est un polygraphe presque universel, qui écrit non pas pour faire parler de lui, ni pour un vil lucre, mais pour éclairer les hommes et les rendre meilleurs. Voilà ce qui fera vivre à jamais ses écrits, même les plus faibles, parce qu’il a laissé dans chacun d’eux quelque parcelle de son âme.


Traités philosophiques, dialogues, etc.


Le plus précieux et sans contredit le plus vivant des ouvrages de Xénophon, c’est le recueil des conversations de Socrate, ces Mémoires dont j’ai cité ailleurs un passage. Ce n’est pas que Xénophon se soit donné beaucoup de peine ni pour en disposer les parties dans un ordre satisfaisant, ni même pour reproduire dans toute leur vérité dramatique ces scènes où Socrate est le principal acteur. Il s’est contenté de choisir, parmi les conversations qu’il avait jadis rédigées, celles qui pouvaient le mieux servir à l’apologie des doctrines de son maître, et d’y ajouter quelques réflexions pour mieux faire ressortir le sens des actions ou des paroles de Socrate ; puis il a mis le tout dans un ordre tel quel, ou à peu près, et l’a partagé en quatre livres. On accuse Platon d’avoir donné à Socrate plus d’esprit qu’il n’en avait : Xénophon, au contraire, lui en a ôté quelque peu. Certes, le vrai Socrate avait plus de verve, plus de finesse et plus de grâce que celui des Mémoires. Mais cette image est fidèle, bien que sensiblement affaiblie : c’est toujours Socrate, c’est-à-dire le plus aimable et le meilleur des hommes. Xénophon a fait mieux que justifier Socrate, il l’a fait aimer.

L’Apologie est un morceau fort court, demi-oratoire demi-polémique, qui ne vaut pas la moindre petite conversation des Mémoires. L’Économique et le Banquet sont deux dialogues socratiques, le premier sur l’administration domestique et l’agriculture, le second sur divers points de morale. L’Hiéron est un dialogue entre le tyran Hiéron et le poëte Simonide. C’est le parallèle du tyran et du simple citoyen, avec des observations judicieuses sur l’art de gouverner les hommes. Ces dialogues, où Xénophon a mis du sien beaucoup plus que dans les Mémoires, et aussi les traités politiques, Constitutions de Sparte et d’Athènes, Revenus de l’Attique, suffisent à faire classer Xénophon parmi les philosophes moralistes, non pas au premier rang, tant s’en faut, mais à un rang très-honorable encore.

D’autres traités, d’un genre fort différent de ceux-là, l’Équitation, le Commandant de Cavalerie, la Chasse, sont ceux peut-être qui renferment le plus d’idées originales, et qui prouvent le mieux la fécondité de l’esprit de Xénophon. Il était passé maître dans les arts dont il traçait les préceptes : il les décrit en maître, et avec amour. Malheureusement, tout a changé depuis. Presque tout l’intérêt pratique de ces trois ouvrages a disparu ; et d’ailleurs ils sont d’une nature trop spéciale pour que je me hasarde à en dire tout le bien que j’ose en penser moi-même.


Compositions historiques.


Le livre qui a fait la réputation de Xénophon comme historien, son chef-d’œuvre à coup sûr, c’est l’Anabase, autrement dit le récit de l’expédition de Cyrus le Jeune dans la haute Asie et la retraite des Dix Mille. Xénophon en était. Il s’y trouvait à peu près par hasard, comme il le conte lui-même ; mais, après la mort des chefs de l’armée grecque, il fut un des cinq chefs nouveaux qu’on élut, et qui commandèrent l’immortelle retraite. La narration est exacte, détaillée, méthodique, suffisamment animée. L’ouvrage est bien composé, et l’intérêt se soutient d’un bout à l’autre de ces sept livres. Il n’y a pas ce qu’on pourrait appeler des morceaux brillants. Les portraits, même celui de Cyrus, sont dans une manière simple et un peu nue, et ne tranchent pas sur le reste de l’ouvrage. Les harangues ne sont guère que ce qu’elles ont dû être dans la réalité, des exhortations, des conseils, des explications, comme en comportaient et les circonstances, et les habitudes d’une armée composée de volontaires. L’historien ne s’oublie point non plus à décrire en détail les pays qu’il a traversés, ni à faire de complets tableaux des mœurs et de la physionomie des peuples qui les habitent : quelques traits lui suffisent, et ceux-là seulement que le lecteur a besoin de connaître pour comprendre la nature des obstacles dont les Dix Mille eurent à triompher. Ce qui charme surtout, c’est la modestie du narrateur, qui avait eu lui-même une part si grande dans le salut de ses frères d’armes ; c’est son courage, c’est sa persévérance indomptable ; c’est cette piété non affectée, qui lui fait voir toujours présente une sorte de providence divine, et qui lui fait naïvement rapporter à quelque inspiration d’en haut les résolutions généreuses et énergiques que lui dictait l’héroïsme de son cœur. L’homme avait été grand dans de terribles conjonctures : l’historien n’est pas demeuré indigne de l’homme.

Xénophon, qui avait publié l’ouvrage de Thucydide, en a écrit la continuation, et il a poussé son récit jusqu’à la bataille de Mantinée. Les Helléniques, c’est le titre de cette histoire divisée en sept livres, n’ont guère d’importance que par la pénurie de renseignements où nous sommes relativement à ce demi-siècle dont elles comblent à peu près la lacune. C’est un récit incomplet, sans trop de suite, généralement peu impartial, et où l’on ne reconnaît pas toujours l’esprit, sinon la main, de l’auteur de l’Anabase. Il faut plus que de la bonne volonté pour y trouver, comme font quelques-uns, rien qui rappelle la marche d’Hérodote et sa manière. Ce n’est pas Hérodote qui aurait si légèrement glissé sur des événements tels que la paix d’Antalcidas et la bataille d’Égos-Potamos ; ce n’est pas lui surtout qui aurait oublié, comme fait trop souvent l’historien, les noms glorieux de Pélopidas, d’Épaminondas, de Conon, de Timothée. Il faut bien dire que Xénophon, à quatre-vingts ans passés, avec ses préjugés politiques, et dans une retraite où les moyens d’information devaient lui faire un peu défaut, n’était pas à la hauteur d’une tâche qui eût exigé des recherches considérables, un jugement ferme et presque intrépide, quelque chose de doux à tous les bons, de rude à tous les méchants, Thucydide enfin avec sa soif du vrai et son âme puissante. Ce n’est pas que la faiblesse de l’âge s’y fasse remarquer par l’affaiblissement du style. C’est quelquefois encore la narration de Xénophon, agréable, variée, pleine de naturel et de grâce ; et c’est toujours la diction de celui qu’on regardait comme le plus charmant des prosateurs attiques. Mais il s’agissait, dans un si grand sujet, d’autre chose que de récits bien faits et de bon style.

Xénophon n’était guère plus à l’aise quand il écrivait son Agésilas, quoique ce fût l’éloge d’un ami et le récit d’une vie qu’il connaissait très-bien. Le ton oratoire ne lui va qu’à demi. D’ailleurs il y avait, dans un tel panégyrique, si vrai qu’il fût au fond, mainte occasion de blesser la vérité de l’histoire, la vérité vraie ; et c’est à quoi Xénophon, en plus d’un lieu, n’a pas manqué, non point sciemment mais par un effet de ses préoccupations laconiennes.

La Cyropédie, qui est aussi une œuvre de l’extrême vieillesse de Xénophon, est celle pourtant où il a le mieux déployé toutes les ressources de son esprit, tous les agréments de sa narration et de son style. C’est soi-disant, comme l’annonce le titre, le tableau de l’éducation du grand Cyrus et l’histoire de sa vie ; mais la fiction tient dans ce tableau et dans cette histoire plus de place que la réalité. C’est une sorte de roman historique en huit livres, où personnages et épisodes, fort intéressants d’ailleurs, ne ressemblent pas beaucoup à ce que nous savons de plus certain et sur les événements qui ont troublé le monde oriental au sixième siècle, et sur le caractère des hommes qui ont figuré dans ces révolutions. Xénophon a voulu donner à ses contemporains des leçons de politique et de morale, bien plus que leur narrer les faits et gestes de Cyrus et de son peuple. Aussi a-t-il transformé les barbares en hommes parfaitement policés, en savants, en philosophes. Les Perses de l’ancien temps sont une sorte d’idéal qu’il présente à l’admiration et aux méditations de la Grèce dégénérée. Cyrus est le portrait non moins idéal de l’homme digne de commander à des hommes. Malgré le charme de cette production singulière, on ne saurait trop s’empêcher de regretter que Xénophon, qui devait si bien connaître la Perse et ses annales, ne nous ait pas donné simplement l’histoire authentique de la vie et des conquêtes de Cyrus.


Éloquence de Xénophon.


Si Xénophon avait fait, comme Lysias, le métier d’orateur, il aurait eu, dans la postérité, le sort de Lysias. On ne le lirait plus aujourd’hui. Ce n’est pas qu’il soit aussi étranger à la vraie éloquence que le fils de Céphale. Je prétends seulement qu’il n’avait ni cette passion ardente ni cet enthousiasme véhément, sans lesquels les discours les plus travaillés, j’entends les grands discours oratoires, ne sont rien que cendre et poussière. Mais son âme honnête, pleine de l’amour du bien et du beau, a trouvé plus d’une fois des accents pathétiques, pour flétrir les actions viles ou les coupables pensées, pour célébrer l’héroïsme et la vertu. Il y a même telle courte harangue où il s’est élevé jusqu’à l’éloquence, en laissant parler toute seule son indignation contre les lâches. Voyez, par exemple, avec quelle énergie il repousse, dans l’Anabase, la proposition que faisait aux Grecs le Béotien Apollonide. Il n’y avait, selon ce cœur pusillanime, d’autre salut pour les Dix Mille, après la trahison de Tissapherne, que de se rendre à Artaxerxès et d’implorer sa clémence : « Ô très-étonnant personnage ! s’écrie Xénophon ; quoi ! tu ne comprends pas ce que tu vois, tu ne te souviens pas de ce que tu entends ! Et pourtant tu étais avec nous quand le roi, après la mort de Cyrus, enorgueilli de sa bonne fortune, envoya nous commander de mettre bas les armes. Au lieu de les mettre bas, nous nous en couvrîmes, et nous allâmes planter nos tentes près de lui. À ce défi, que répondit-il ? Que ne fit-il pas pour obtenir la paix ? il envoya des députés, il sollicita notre alliance, et il nous fournit des vivres jusqu’à ce que le traité eût été conclu. Puis, nos généraux, nos chefs de bande, confiants dans la foi du traité, sont allés sans armes conférer avec eux, comme tu nous conseilles de le faire encore. Où en sont-ils maintenant ? frappés, blessés, couverts d’outrages, ils ne peuvent, les infortunés, obtenir la mort qu’ils implorent sans doute comme un bienfait. Tu sais tout cela, et tu traites de bavards frivoles ceux qui conseillent la défense ; et tu proposes qu’on aille de nouveau supplier le roi ! Mon avis, soldats, c’est de repousser ce misérable de nos rangs ; c’est de lui ôter son grade, de lui mettre les bagages sur le dos, d’en faire un goujat. Un Grec vil à ce point est l’opprobre de sa patrie, l’opprobre de la Grèce entière[1]. »

  1. Xénophon, Anabase, livre III, chapitre I