Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 351-357).


CHAPITRE XXV.

ANCIENNE ÉLOQUENCE POLITIQUE.


Origines de l'éloquence, selon les rhéteurs. — Véritables origines de l'éloquence. — Thémistocle. — Aristide. — Périclès.

Origines de l’éloquence, selon les rhéteurs.


Les historiens et les critiques ont un thème tout fait sur les origines de l’éloquence. Ils sont généralement d’avis que l’éloquence naquit en Sicile, et qu’un certain Corax en fut le père. Ils disent qu’un autre Sicilien, nommé Gorgias, la transplanta en Attique vers l’an 440 ; et, grâce aux travaux de ce grand homme et de ses illustres disciples, elle ne tarda pas à s’acclimater dans sa nouvelle patrie, et elle s’y développa avec une merveilleuse rapidité. Voilà ce qu’on lit dans une foule de livres, sinon textuellement, du moins quant à la substance. Je comprends très-bien que les Grecs aient été dupes jadis d’une illusion pardonnable ; qu’ils aient pris les agencements de mots, imaginés par Gorgias et les siens pour l’éloquence elle-même, et qu’ils aient appelé du même nom l’orateur véritable et le vide parleur ; mais j’ai toujours admiré qu’on ne se lassât pas de répéter ce que les rhéteurs ont écrit pour relever la dignité de leur art bien plus que pour rendre hommage à la vérité, et qu’on nous donnât pour l’éloquence ce qui en est l’antipode : la rhétorique ! Je crois fermement que Gorgias et son école auraient tué l’éloquence en Attique, si l’éloquence n’y avait pas eu une vie trop puissante ; je crois qu’ils lui ont fait tout le mal qu’il était possible de lui faire, et qu’il n’y eut pas de leur faute si elle se releva avec tant d’éclat après leur triomphe, dans le siècle d’Eschine et de Démosthène.


Véritables origines de l’éloquence.


L’éloquence est vieille en Grèce comme la Grèce elle-même. Elle existait déjà dans ces conseils que nous peint Homère, où les chefs assemblés discutaient entre eux sur de grands intérêts politiques ou militaires. Après la disparition des monarchies, le talent de la parole devint le premier de tous les talents. Quoique nous n’ayons aucun renseignement particulier sur la façon oratoire dont Lycurgue, par exemple, ou Dracon, ou tel autre homme écouté du peuple, s’y prenait pour faire valoir son avis, cependant il serait quelque peu impertinent de dire que ces hommes n’étaient pas des orateurs, et qu’ils n’ont pas connu l’éloquence. Et Solon, n’a-t-il donc pas su parler ? N’a-t-il pas su parler non plus, ce Pisistrate, cet homme si souple et si divers, qui mena si longtemps à sa fantaisie le peuple athénien ? Mais je ne veux pas remonter si haut dans l’histoire. Je m’en tiens au cinquième siècle ; et je trouve que l’éloquence, pour produire des merveilles dans Athènes, n’avait point attendu l’arrivée du bonhomme Gorgias.


Thémistocle.


Voici, par exemple, un citoyen qui a vu la Grèce envahie, et qui prévoit dans l’avenir de nouveaux malheurs. Il rêve aux moyens d’assurer d’avance le salut de son pays, et il les trouve. Il monte à la tribune, devant une foule composée d’artisans et de laboureurs. Il propose à des hommes qui ne connaissent que les combats de terre de construire des vaisseaux, et de lutter avec une flotte contre les ennemis ; et sa proposition est accueillie, et tout se fait comme il l’a conseillé. Ce fut là le triomphe de l’éloquence de Thémistocle. Je ne sache pas qu’aucun orateur en ait jamais remporté de plus complet et de plus beau. Il y a, dans la vie de Thémistocle, mainte autre circonstance où le talent de la parole dut avoir et eut en effet une influence non moins décisive. Ainsi quand il obtint des Athéniens qu’ils déférassent le commandement général, contre leur vœu, au Lacédémonien Eurybiade ; ainsi encore lorsque, dans le conseil des amphictyons, les Lacédémoniens voulant retrancher de l’amphictyonie les peuples grecs qui avaient refusé de combattre les Mèdes, il défendit la cause des accusés et amena les pylagores à son sentiment. L’éloquence, de Thémistocle était à la fois insinuante et passionnée. Nul n’y pouvait résister, surtout quand elle n’était, comme d’ordinaire, que l’assaisonnement de la raison. Dès son enfance, le héros de Salamine avait annoncé ce qu’il serait un jour : « Dans les heures de récréation et de loisir que lui laissaient ses premières études, jamais, dit Plutarque, il ne jouait ni ne restait oisif comme font les autres enfants. On le trouvait méditant, composant des discours à part lui : c’était ou l’accusation ou la défense de quelqu’un de ses camarades. » Qu’on me dise si, avec de pareilles dispositions, avec l’ardente ambition qui possédait son âme, Thémistocle, devenu homme, avait besoin d’apprendre quelque chose dans le manuel de Corax, ou dans tout autre ridicule fatras de ce genre.


Aristide.


Aristide fut le rival de Thémistocle, et ses avis l’emportèrent plus d’une fois dans les assemblées du peuple athénien, à force de bon sens, d’honnêteté, de grandeur, sinon peut-être de passion et de finesse. Aristide savait pourtant aussi mettre l’esprit au service de la raison ; et l’indignation, au besoin, ne lui faisait pas défaut. Ainsi, son intégrité dans l’administration des finances de l’État lui ayant attiré des désagréments, il feignit qu’il se repentait de sa conduite, et il laissa faire à leur aise ceux qui pillaient le trésor ; puis, comme le peuple, trompé par leurs acclamations intéressées, se disposait à le continuer dans la charge de trésorier : « Athéniens, dit-il, quand j’ai fait vos affaires en magistrat fidèle et en homme de bien, on m’a couvert de boue. Depuis que j’ai livré aux voleurs presque toute la fortune publique, je suis à vos yeux un citoyen admirable. Je rougis donc bien plus de l’honneur que vous voulez me décerner aujourd’hui que de la condamnation que j’ai subie l’année dernière, et je plains sincèrement votre misère lorsque je vois qu’il est plus glorieux auprès de vous de complaire à des gens pervers que de conserver les biens de la république[1]. » Puis il déploya devant eux les preuves manifestes de toutes les déprédations qui avaient été commises, et les fit revenir de leur erreur. L’éloquence d’Aristide, bien plus encore que celle de Thémistocle, était en état de se passer de tous les artifices. C’était cette éloquence de l’âme, dont la puissance est irrésistible ; et sans doute il songeait à Aristide, le premier qui définit l’orateur, un homme de bien sachant parler. J’aimerais mieux ajouter foi aux contes les plus invraisemblables, que de croire qu’Aristide n’a pas excellé dans l’éloquence ; et rien ne me fera refuser le titre de grand orateur au grand citoyen qui méritait qu’on lui appliquât, en plein théâtre, les vers d’Eschyle sur Amphiaraüs : « Il ne veut point paraître brave, mais l’être ; son âme est un sol fécond, où germent les prudents conseils[2]. »


Périclès.


J’accorderai volontiers que la plupart de ceux qui eurent quelque influence à Athènes avant l’avènement définitif de Périclès, étaient des hommes de guerre bien plus que des orateurs, et que Cimon, le fils de Miltiade, dut surtout son empire sur ses concitoyens à ses talents militaires, à sa richesse, à sa libéralité, au souvenir du trophée de Marathon dressé par son père. Mais Périclès fut essentiellement un politique, un orateur. Le soldat n’était, chez lui, que le glorieux complément de l’homme d’État. Nous en savons assez sur l’éloquence de Périclès pour être en droit d’affirmer que jamais orateur ne réunit à un plus haut degré toutes les qualités qui constituent le génie oratoire, depuis les plus sublimes jusqu’aux plus humbles. Il avait la grandeur des pensées, l’éclat des images, la vigueur des expressions, la majesté de la tenue et du geste, une voix pénétrante et sympathique, une âme vive et passionnée mais maîtresse d’elle-même, enfin cette fécondité de ressources, cette présence d’esprit que rien ne peut mettre en défaut : « Quand je l’ai terrassé, disait un de ses adversaires, et que je le tiens sous moi, il s’écrie qu’il n’est pas vaincu, et le persuade à tout le monde. » Périclès fut pendant quarante ans, pour les Athéniens, non pas seulement le premier des orateurs, mais, si je l’ose dire, l’éloquence personnifiée. Les trois discours que Thucydide a mis dans sa bouche[3] sont dignes, en effet, d’avoir été prononcés par un tel homme, surtout l’oraison funèbre des guerriers athéniens, et je ne doute pas que l’historien n’ait cette fois fidèlement reproduit les principales idées de l’orateur. Il y a même quelques expressions qu’on croirait entendre sortir de la bouche de Périclès, et qu’assurément Thucydide n’a pas inventées. C’est bien Périclès qui a dû dire, par exemple : « La ville tout entière est l’école de la Grèce[4] ; » lui par qui Athènes était devenue le musée des arts et la capitale du monde antique. Mais ces discours si admirables ne sont que de courts résumés, malgré leur étendue ; et, s’ils ont gagné en force et en concision sous la main de Thucydide, que n’ont-ils pas perdu de cette ampleur, de cet éclat, surtout de cette élégance et de cette grâce sans afféterie, qui étaient les caractères de l’éloquence de Périclès ! Aussi n’hésité-je point à affirmer que, si Périclès n’avait pas négligé d’écrire, ou que, si nous possédions sous leur forme véritable quelques-uns de ses discours, ne fût-ce que les trois harangues dont Thucydide a perpétué le souvenir, ce seraient là les plus magnifiques monuments, et les plus impérissables, de l’éloquence athénienne.

Eupolis disait que Périclès, seul entre tous les orateurs, laissait l’aiguillon dans l’âme de ceux qui l’écoutaient. Aristophane, peu de temps après la mort de Périclès, nous le représente comme un Jupiter Olympien, lançant des éclairs, roulant son tonnerre, bouleversant la Grèce. C’est aux leçons d’Anaxagore qu’il dut, selon Cicéron, d’être digne d’un tel éloge. Platon fait dire à Socrate, dans le Phèdre, que Périclès l’a emporté sur tous les orateurs, pour avoir été le disciple d’Anaxagore, et que le philosophe lui avait enseigné, entre autres sciences, quelle sorte de discours était propre à faire impression sur chacune des parties de l’âme. C’est en effet par un commerce assidu avec Anaxagore durant de longues années, que Périclès perfectionna les merveilleuses qualités dont l’avait doué la nature : « Il puisa, dit Plutarque, dans les conversations d’Anaxagore, la connaissance des phénomènes de la nature ; et c’est de là aussi que lui vinrent l’élévation et la gravité de son esprit, son élocution noble et exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la tranquillité de sa démarche, le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours égal, la simplicité de son port, de son geste, de son habillement même, que rien n’altérait tant qu’il parlait, quelques passions qui l’agitassent ; enfin tout ce qui faisait de Périclès l’objet de l’admiration universelle. » Avant Anaxagore, Zénon d’Élée avait été déjà son maître ; et l’avait façonné à la dialectique et aux spéculations profondes. Sans exagérer les obligations de Périclès envers la philosophie, il est donc permis de dire qu’il lui fut grandement redevable. C’est grâce à elle qu’il lui fut donné d’atteindre, autant que le permet l’humaine faiblesse, à la perfection suprême.

Périclès avait plus de cinquante ans, à l’époque où la ville retentit pour la première fois du savant bavardage des prétendus orateurs siciliens. Dira-t-on que le puissant homme d’État, à l’apogée de sa gloire et de son génie, soit allé se mettre à l’école des nouveaux docteurs ? Ses habitudes connues, la dignité de son caractère, les nobles principes qu’il professa toute sa vie, tout en un mot ne crie-t-il pas que Périclès ne put jamais avoir pour les sophistes que pitié et mépris ?

  1. Plutarque, Vie d’Aristide.
  2. Les Sept contre Thèbes, vers 592-593.
  3. Thucydide, livre I, chapitre CXL et suivants ; livre II, chapitre XXXIV et suivants ; ibid., chapitre LX et suivants.
  4. Thucydide, livre II, chapitre XLI.