Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXVIII

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Librairie Hachette et Cie (p. 470-480).


CHAPITRE XXXVIII.

LITTÉRATURE ALEXANDRINE.


Le Musée d’Alexandrie. — Caractère de la littérature alexandrine. Lycophron. — Callimaque. — Apollonius. — Érudits alexandrins.

Le Musée d’Alexandrie.


Le troisième siècle avant Jésus-Christ fut pour la Grèce proprement dite une époque de confusion et de misères. Mais il y avait, autour de la Grèce, des pays qu’avait conquis la civilisation grecque, et où les hommes vivaient dans des conditions assez favorables pour pouvoir vaquer avec succès aux travaux de l’intelligence et ajouter quelque chose à l’héritage des générations antiques. La Sicile, grâce au génie d’Hiéron II, jouissait du repos et renaissait à la gloire. Quelques-uns des royaumes formés des démembrements de l’empire d’Alexandre étaient gouvernés par des princes amis des lettres et des arts. Les Ptolémées surtout s’efforçaient, par tous les moyens, de bien mériter du monde savant. Ils attiraient à Alexandrie les hommes les plus célèbres ; ils leur assuraient une honorable existence ; ils rassemblaient quatre cent mille volumes dans le palais du Bruchion, soixante et dix mille dans les dépendances du temple de Sérapis ; ils fondaient le Musée, qui était tout à la fois et une académie, et une sorte d’université où enseignèrent Callimaque, Apollonius, Zénodote et tant d’autres maîtres distingués. On dit que Démétrius de Phalère, chassé d’Athènes en 307, et qui avait trouvé dans Ptolémée Soter un digne protecteur, paya cette hospitalité en inspirant au roi l’idée d’un vaste établissement littéraire, et en organisant lui-même le Musée par ses soins.


Caractère de la littérature alexandrine.


Les écrivains d’Alexandrie se sont exercés dans tous les genres, mais ils n’ont réellement excellé que dans ceux où nous n’avons rien à voir. Les œuvres qui recommanderont à jamais l’époque des premiers Ptolémées, c’est la traduction des livres hébreux par les Septante ; ce sont les recherches chronologiques de Manéthon ; ce sont les travaux des critiques pour épurer, pour commenter les textes anciens ; ce sont les écrits d’Euclide le géomètre et de quelques autres savants. Mais la littérature proprement dite végéta tristement dans cette atmosphère de science et d’érudition, et ne donna que des fruits sans sève ni saveur. Un grand nombre d’hommes pourtant eurent, dans Alexandrie, le renom de poëtes. Il y en avait jusqu’à sept dont les tragédies étaient estimées. Il y avait des poëtes comiques, des auteurs de drames satyriques, des poëtes épiques, didactiques, lyriques, élégiaques. Quelques-uns s’étaient exercés dans tous les genres ; presque tous avaient été d’une fécondité extraordinaire. C’étaient, pour la plupart, des gens d’esprit et même de talent ; c’étaient des littérateurs instruits, des versificateurs habiles ; mais pas un seul parmi eux n’a mérité d’être compté au nombre des vrais poëtes. J’en juge ainsi d’après ce qui nous reste des plus fameux, Lycophron de Chalcis, Callimaque de Cyrène et d’autres. S’il fallait faire une exception, ce serait peut-être en faveur de Philétas de Cos, qui fut le précepteur de Ptolémée Philadelphe. Les Latins ont vanté ses élégies ; et il a sur les autres cet avantage, que presque tous ses vers ont péri, et que nous sommes dans l’impossibilité de contrôler les jugements de ses admirateurs.


Lycophron.


Il n’en est pas de même de Lycophron. Nous avons de ce prétendu tragique un poëme entier, qui peut donner une idée suffisante de ce qu’il était capable de faire comme émule de Sophocle ou d’Eschyle. Eschyle avait fait jadis parler Cassandre : c’est elle aussi que Lycophron met en scène, sous le nom d’Alexandra. Elle y est seule, non pas même en personne, mais par un délégué ; et ce délégué prononce, tant pour elle que pour lui-même, un discours qui n’a pas moins de quatorze cent soixante et quatorze vers. Ce discours est tout le poëme. C’est une prophétie sur la ruine de Troie. Mais, si les Troyens n’en ont entendu que de pareilles de la bouche de Cassandre, il ne faut point s’étonner qu’ils se soient peu souciés de comprendre et de croire. Lycophron semble avoir pris à tâche d’être complètement inintelligible, non-seulement pour le vulgaire, mais pour tous ceux qui ne connaissaient pas à fond les traditions mythologiques, les généalogies des héros, la géographie des temps antéhistoriques ; pour tous ceux enfin qui n’avaient pas présentes à la mémoire les inventions des poëtes les moins lus : appellations extraordinaires de lieux ou de personnes, épithètes une seule fois employées, mots sans analogues dans la langue, tours insolites, formes grammaticales étranges, archaïsmes de toute sorte, et bien d’autres choses encore. Il n’y a presque pas une phrase, dans l’Alexandra, qui ne contienne plusieurs énigmes, et cent fois plus obscures que celles du Sphinx ; et, sans les commentaires anciens, compilés au moyen âge par un certain Tzetzès, il est douteux que jamais aucun moderne eût réussi à faire ce que faisait à dix-sept ans Joseph Scaliger, et ce qu’ont fait depuis, à ce qu’on dit, certains Anglais excentriques : à lire Lycophron. J’ai lu les dix premiers vers, grâce à Tzetzès ; et j’en ai eu plus qu’assez. Mais il est probable que les savants archéologues du Musée étaient des Œdipes en état de deviner du premier coup, et qui se pâmaient d’aise à chaque logogriphe, contents à la fois et de leur esprit et de celui de l’auteur ; car Lycophron en avait. Quant à l’érudition, nul n’était en état de lui rien remontrer, parmi les familiers de Ptolémée Philadelphe. Mais quel outrage au bon sens et au bon goût ! quelle aberration mentale ! Ce savant homme a inventé l’anagramme : certes, cette gloire était digne de lui.

Ceci a été écrit et imprimé en 1850, c’est-à-dire trois ans avant que M. Dehèque publiât son travail sur l’Alexandra. J’étais resté des semaines et des mois en face de l’in-folio de Potter, sans me sentir le courage de pénétrer plus loin que l’entrée, dans ce que Stace appelle le dédale du noir Lycophron. M. Dehèque nous a mis en main le fil d’Ariane ; et il suffit aujourd’hui au lecteur français de quelques heures de patience et d’application pour faire ce voyage, si difficile autrefois du propre aveu de ceux qui l’avaient accompli. Je l’ai fait à mon tour, et j’en remercie le savant helléniste. J’ai admiré l’art avec lequel M. Dehèque a su rendre visibles les ténèbres de l’Alexandra. Sa traduction est aussi claire que le comportait le sujet ; et son commentaire, plein d’une érudition à la fois abondante et sobre, ne laisse aucune difficulté sans solution. Je reviens donc de ma lecture avec une grande estime pour les talents de M. Dehèque ; mais il m’est aussi impossible aujourd’hui qu’il y a six ans de voir dans Lycophron autre chose qu’un versificateur. Ce versificateur est habile, j’en conviens : il connaît à fond tous les secrets du métier ; il imite à merveille les formes des meilleurs maîtres, et ses ïambes sont bien frappés et d’après les règles les plus sévères. Je conviens encore que la phrase poétique est artistement construite, et même que l’expression éveille à chaque instant le souvenir d’une foule de belles choses, que Lycophron avait lues, comme nous, dans Euripide, dans Sophocle, dans Eschyle. Mais je mentirais si j’allais plus loin. M. Dehèque lui-même ne conteste pas que l’idée d’écrire une tirade de quatorze cents vers et plus ne soit une idée parfaitement absurde. Encore si c’était Cassandre qui s’adressât à nous directement ! On pourrait à toute rigueur se prêter à la fiction, sauf à trouver qu’elle parle bien longtemps, et surtout dans un style bien étrange. Mais non ! la prophétesse est séquestrée loin des hommes ; et c’est un soldat qui raconte à Priam ce qu’elle a débité dans sa prison sous l’inspiration du dieu si bien surnommé Loxias. Et veut-on savoir comment ce soldat parle pour son propre compte ? voici le début du poëme : « Tout ce que tu désires savoir, je te le dirai avec exactitude, depuis le premier mot (jusqu’au dernier). Si le récit s’allonge, pardonne, ô mon roi ; car la jeune prophétesse n’a plus avec le calme d’autrefois ouvert ses lèvres harmonieuses, mais elle lançait des paroles confuses, incessantes ; et de sa bouche, qui mâchait du laurier, sortait une voix fatidique qui rappelait celle du sombre Sphinx. Tu vas entendre, prince, ce que j’ai conservé dans ma pensée et ma mémoire ; et, usant de ta sagacité, c’est à toi de suivre la trace obscure des énigmes, et de trouver par quelle voie directe une marche savante conduit à la vérité qui est dans l’ombre. Pour moi, ayant détaché la corde du stade, j’entre dans le récit des discours prophétiquement ténébreux, en m’élançant vers la première borne comme un agile coureur[1] ! » Sur quoi un savant et spirituel critique remarque que le soldat de Lycophron sait le bon effet des images dans la poésie, et que Cassandre elle-même ne pratique pas mieux que lui l’art de la métaphore et de la comparaison. Le même critique dit judicieusement qu’il eût fallu du moins qu’on sentît, en passant du soldat à la prophétesse, la différence du langage militaire et de la parole inspirée. C’est ainsi qu’il fût résulté, de l’arrangement imaginé par Lycophron, une sorte d’opposition piquante entre la vulgarité du personnage qui raconte et les raffinements de pensée et de style qui remplissent le récit.

M. Dehèque passe condamnation sur ce point et sur bien d’autres. Il confesse que plusieurs des inventions poétiques de Lycophron sont insensées, et surtout l’histoire du séjour d’Hercule dans le ventre d’une baleine. Connaissez-vous, en effet, rien de plus grotesquement ridicule que ceci : « Hélas ! hélas ! malheureuse nourrice, livrée aux flammes, comme autrefois par la flotte et l’armée du lion des trois nuits, qui disparut dans la large gueule du chien de Neptune ! Là, vivant, tandis qu’il hachait les entrailles du monstre, brûlé dans le ventre de cette marmite, sur ce fourneau sans feu, il vit tomber la chevelure de sa tête, lui, le meurtrier de ses enfants, le fléau de sa famille[2]. » M. Dehèque ne prend pas davantage sous sa protection les bizarreries du style de son auteur, et il ne fait pas plus grâce que moi à ce parti pris d’obscurité, à ces archaïsmes, à ces tours inusités, à tout ce qu’on a de tout temps reproché à Lycophron. Il se rabat avec complaisance sur le mérite scientifique du poëme, j’allais dire du traité ; et il rappelle le mot du docte Canter, qui proclamait la lecture de l’Alexandra une des plus utiles qu’on pût faire pour s’instruire à fond dans une partie considérable de la mythologie et même de l’histoire. Mais c’est une assez pauvre gloire pour un poëte, ou pour un homme se donnant comme tel, qu’on dise de lui que son poëme rend des services, que son poëme est utile à la façon d’un dictionnaire. Ovide du moins, quand il versifiait le calendrier, n’oubliait pas toujours qu’il avait écrit les Métamorphoses. M. Dehèque voudrait qu’on reconnût aussi, dans Lycophron, quelque trace de vraie poésie, et qu’on y entendît, selon son expression, l’os magna sonaturum. Je regarde et j’écoute ; mais je ne vois rien, je n’entends rien. Il termine son Introduction par cette phrase : « Le poëme de Lycophron est un verger encombré d’épines et de ronces, où il y a, pour ceux qui y pénètrent, quelques belles fleurs, quelques beaux fruits à cueillir, comme dans un autre jardin des Hespérides. » Bachmann, un des éditeurs de Lycophron, avait dit la même chose en assez jolis vers latins. M, Rigault, le critique que j’ai cité à propos des métaphores du soldat, semble se ranger à l’avis de Bachmann et de M. Dehèque. Il transcrit même le morceau suivant comme un passage vraiment clair, où l’allusion n’a rien de forcé, et où l’allégorie ne manque pas de transparence : « Voici, mon pauvre cœur, voici ce qui t’affligera comme le plus grand des malheurs : c’est lorsque l’aigle aux ailes frémissantes, au noir plumage, aux serres belliqueuses, imprimera sur la terre l’empreinte de ses ailes, ornière creusée par une course circulaire, comme un bouvier trace un large sillon ; lorsque, poussant un cri de triomphe, solitaire et terrible, après avoir enlevé dans ses serres le plus aimé de mes frères, le nourrisson, le fils d’Apollon, il le déchirera avec ses ongles, avec son bec, et souillera de son sang la plaine et les prairies qui l’ont vu naître. Après avoir reçu le prix du taureau égorgé, qu’il pèsera dans l’exact plateau d’une balance, à son tour ayant versé une rançon égale, un brillant lingot du Pactole, il disparaîtra dans l’urne funéraire, pleuré par les nymphes qui aiment les eaux du Béphyre et la cime du Libèthre dominant Pimplée ; lui, le vendeur de cadavres, qui, craignant la mort, ne rougira pas de revêtir même une robe de femme, agitant près d’un métier la navette bruyante ; qui descendra le dernier sur le rivage ennemi, et qui, ô mon frère, avait peur de ta lance, même en songe[3]. » M. Rigault dit, au sujet de ce passage : « Il ne faut pas un grand effort d’esprit pour deviner de quels personnages il s’agit. Les images ne manquent pas de grandeur, pas plus que d’exactitude, et l’expression est brillante sans excès d’affectation. » Je ne nie pas que l’auteur de l’Alexandra n’ait fait ici preuve d’imagination à sa manière ; et je ne tiens pas à contester aucune des qualités de grandeur, d’exactitude, etc., que le critique veut bien admirer dans ce tableau. Je dis simplement qu’après avoir lu la citation, je me suis demandé de quels personnages il s’agissait, et que je ne l’ai point deviné. Il faut donc plus d’effort d’esprit que ne le dit M. Rigault pour comprendre, même ici. Ce n’est que par les notes de M. Dehèque que j’ai vu qu’il s’agissait d’Hector et d’Achille. Ainsi le plus clair passage de Lycophron est inintelligible sans commentaire ! Jugez des autres !


Callimaque.


Callimaque était un érudit, et de la force de Lycophron même. Il avait composé une multitude d’ouvrages didactiques en prose, et des poëmes dans tous les genres connus. Les contemporains admiraient particulièrement ses élégies, et ne faisaient pas difficulté de le mettre au premier rang des poëtes qui avaient manié le rhythme de Callinus et de Tyrtée. Nous ne possédons que peu de fragments de ces élégies tant vantées ; mais Catulle a traduit la plus fameuse, et avec une grande fidélité, comme on le voit en comparant le latin aux vers qui restent de l’original. C’est la Chevelure de Bérénice. Malgré l’approbation de Catulle et malgré l’enthousiasme de quelques commentateurs, je ne puis m’empêcher de trouver cette élégie détestable. Il n’y a ni sentiment ni chaleur ; il y a de l’esprit sans doute, mais qui n’est que de l’esprit. Callimaque affecte les noms extraordinaires ; et l’on en trouve, dans la pièce traduite, d’aussi étranges que ceux qui remplissent l’Alexandra. Nul ne sait encore ce que c’est que les rochers Latmiens ; il faut des Tzetzès pour nous faire comprendre ce que le poëte a voulu dire quand il parle de la progéniture de Thia, de Zéphyritis, etc. ; et l’on est fort étonné d’apprendre qu’il s’agit tout simplement ou du soleil, ou de Vénus, ou de telle autre chose non moins connue. La Chevelure, qui sait l’histoire et la géographie comme un professeur du Musée, rappelle que les Mèdes, avec le fer, ont percé le mont Athos ; puis elle s’écrie : « Que peuvent faire des cheveux, quand de telles masses cèdent au fer ? » Puis elle fait une imprécation contre les Chalybes, c’est-à-dire contre les inventeurs du fer, toujours à propos des ciseaux qui l’ont fait tomber de la tête de Bérénice. Il est assez difficile de pousser plus loin l’oubli du bon sens et du bon goût, et il faudrait être Lycophron pour y parvenir.

Les Épigrammes de Callimaque sont souvent d’une obscurité impénétrable, par suite des mêmes défauts. Quelques-unes néanmoins sont suffisamment lisibles et ne manquent pas de grâce. Telle est, par exemple, celle où Callimaque représente Pittacus conseillant un jeune homme sur le mariage, et l’engageant à choisir dans sa condition et non point au-dessus.

Les Hymnes de Callimaque ne valent pas ses Épigrammes. Cléanthe invoquait, sous le nom de Jupiter, le vrai dieu du monde et de l’humanité ; il exprimait des idées, des doctrines ; il tirait ses accents du fond même de son âme. Callimaque reprend froidement les thèmes mythologiques, et conte, sans y croire, les aventures de Jupiter, de Cérès ou d’Apollon. Ce que les Homérides faisaient avec une piété naïve, il le fait pour montrer qu’aucun talent poétique ne lui est étranger, et pour étaler devant les amateurs toute cette érudition dont il n’avait pu donner ailleurs que des échantillons incomplets. Les six poëmes prétendus religieux qui nous restent de Callimaque ne sont guère qu’une accumulation de mythes peu connus, de noms et d’épithètes moins connus encore ; et, malgré certains morceaux brillants, tels que le récit du supplice d’Érysichthon, ils n’appartiennent guère plus à la vraie poésie que l’Alexandra même. Callimaque est un Lycophron tempéré. C’est, si l’on veut, le premier des versificateurs ; mais c’est l’avant-dernier des poëtes, sinon aux yeux de ceux qui ont pris la peine de le commenter ou de le traduire.


Apollonius.


Callimaque avait, parmi ses disciples, un jeune homme d’Alexandrie nommé Apollonius, qui était né avec des dispositions très-heureuses. Ce jeune homme, à peine âgé d’une vingtaine d’années, publia un poëme épique sur l’expédition des Argonautes. Le succès de cet ouvrage alluma la jalousie de son maître. Callimaque ne se contenta point de critiquer Apollonius en paroles : il écrivit contre lui une satire des plus virulentes, et travailla à le perdre dans l’esprit du monarque. Apollonius céda à l’orage : il quitta son pays, et il se retira à Rhodes, où il enseigna la rhétorique et la grammaire et où il obtint le droit de cité. Voilà pourquoi on lui donne ordinairement le nom d’Apollonius de Rhodes. C’est à Rhodes qu’Apollonius remania son poëme, et le mit dans l’état où nous le possédons. Cette seconde édition eut un succès encore plus grand que la première. Apollonius fut rappelé à Alexandrie, et y devint un personnage considérable. Il est vrai que Callimaque était mort, et que le vieux poëte malveillant n’était plus là pour ravaler le mérite de son ancien disciple. Apollonius prolongea sa vie jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, et mourut dans les premières années du deuxième siècle. On dit que son corps fut mis dans le tombeau où reposait Callimaque. Ces deux hommes, si hostiles l’un à l’autre pendant leur vie, durent sentir se ranimer leur poussière, quand on les rapprocha ainsi dans le même néant.

Les Argonautiques sont le chef-d’œuvre de la littérature Alexandrine. Le plan du poëme est timide. Apollonius se traîne servilement sur les traditions vulgaires ; même parmi Ces traditions, il ne choisit pas toujours ce qu’il y a de plus caractéristique. Mais le talent ne lui fait pas absolument défaut. On peut admirer, dans les Argonautiques, des beautés de détail d’un ordre assez distingué. Comparé aux poëtes ses maîtres, Apollonius est un soleil. Il l’emporte infiniment sur Callimaque même. On a noté, dans la peinture de la passion de Médée, plusieurs traits heureux que Virgile a omis de dérober. Mais cette peinture même, qui est, comme dit un savant critique, la maîtresse pièce de l’œuvre, laisse infiniment à désirer encore. La mignardise et les faux brillants y altèrent ou même y effacent à chaque instant le beau caractère de la tradition antique. Apollonius écrit du moins pour de simples mortels, ou à peu près. Il abuse peu de son savoir mythologique ; il fait des récits agréables ; il trouve quelquefois d’assez heureuses images ; mais il manque de vie et de force. Son poëme appartient, en somme, au genre ennuyeux. Il n’y a que quatre chants ; mais cette élégance un peu fade donne bien vite des nausées, surtout si l’on vient de lire la quatrième Pythique de Pindare ou la Médée d’Euripide. Apollonius a le tort de se trouver à chaque instant en concurrence avec les plus grands poëtes, et de provoquer des comparaisons fâcheuses. Aussi est-on tenté à chaque instant de jeter son livre, et de courir à ceux où respirent le sentiment, la passion, le génie.

Voilà ce qu’ont été les coryphées de la poésie alexandrine. Qu’était-ce donc de tous les poëtes à la suite, de ces hommes qui n’ont jamais été connus hors des murs d’Alexandrie, ou dont la postérité a daigné à peine recueillir les noms ? Il est probable que nous ne trouverions pas beaucoup à admirer dans les poëmes de Philiscus, de Sosithée, de Sosiphanès, d’Homère le Jeune.


Érudits alexandrins.


On est fondé à être sévère pour ceux qui se trompent sur la nature de leur talent, et qui aspirent en dépit de Minerve à des triomphes pour lesquels ils ne sont point faits. Mais, quand ces faux poëtes n’ont pas été uniquement des beaux esprits infatués d’eux-mêmes ; quand leur vie a été honorablement occupée, et qu’ils ont racheté par des travaux utiles les erreurs de leur amour-propre, il ne faut que les plaindre d’avoir perdu un temps précieux à mesurer des syllabes et à aligner de prétendus vers ; il faut se rappeler les services qu’ils ont rendus, et insister moins rudement sur leurs ridicules. Pourtant ne doit-on pas mettre au-dessus d’eux les hommes qui ont eu assez de raison pour se résigner à n’être que des érudits, des littérateurs, des grammairiens, des savants, des maîtres de la jeunesse ? Je ne saurais trop féliciter les anciens d’avoir distingué les noms de quelques-uns de ceux-ci, et de leur avoir fait une part de gloire. Zénodote d’Éphèse a été surfait par eux ; mais Aristophane de Byzance et Aristarque méritaient, et au delà, toutes les louanges, particulièrement Aristarque, dont le nom est resté synonyme, depuis vingt siècles, de bons sens, de bon goût, de jugement éclairé et solide. Nous devons infiniment à ces deux hommes. N’eussent-ils fait que nous donner un Homère pur et correct, ils auraient des droits encore à une vive reconnaissance. Mais la recension des poésies homériques et l’interprétation de ces vers immortels n’a été qu’une petite portion de leurs travaux. Ils ont restauré les textes de tous les auteurs anciens qu’ils comptaient parmi les classiques ; et il n’a pas tenu à eux que nous n’ayons Sophocle, ou Eschyle, ou Euripide, ou Aristophane, ou même Eupolis et Ménandre, aussi complets, aussi conformes que nous avons encore Platon et Homère.



  1. Lycophron, Alexandra, vers 1 et suivants.
  2. Lycophron, Alexandra, vers 31 et suivants.
  3. Lycophron, Alexandra, vers 258 et suivants.