Histoire de la littérature grecque/Chapitre premier

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Librairie Hachette et Cie (p. 1-14).

HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE GRECQUE.



CHAPITRE PREMIER.

PRÉLIMINAIRES.


Origine probable des Grecs et de leur langue. — Caractères généraux de la langue grecque. — Dialectes éolien, dorien, ionien, attique. — Qualités littéraires de la langue grecque. — Du merveilleux poétique. — Religion primitive des Grecs. — Rôle des poëtes dans la formation des légendes religieuses.

Origine probable des Grecs et de leur langue.


La race hellénique se croyait autochtone, c’est-à-dire, suivant la force de ce terme, née de la terre même qu’elle habitait. Fière à bon droit des merveilles de sa brillante civilisation, elle repoussait toute idée de parenté avec les races moins heureusement douées qui bordaient ses frontières, et elles les enveloppait indistinctement dans l’injurieuse dénomination de barbares. Certains peuples qui pourtant parlaient sa langue, mais dont la culture lui semblait trop imparfaite, n’échappaient pas à cette proscription. Ce ne fut que fort tard, et après avoir fait leurs preuves, que les Macédoniens et les Épirotes, par exemple, furent admis à participer aux privilèges de la noble famille. Quant aux nations étrangères, celles dont la langue leur était inintelligible et sonnait à leurs oreilles comme un gazouillement d’oiseaux, ainsi que s’exprime le poëte antique, les Hellènes ne supposaient même pas qu’elles pussent avoir avec eux la plus lointaine communauté d’origine. Ils étaient parents néanmoins, et parents assez proches, non seulement de leurs voisins, mais de bien d’autres encore : de ces Phrygiens, de ces Lydiens, qu’ils méprisaient ; de ces Perses, d’abord presque leurs maîtres, puis leurs sujets ; de vingt peuples enfin dont le nom même n’avait pas percé jusqu’à eux.

La science moderne a prouvé que les Hellènes, les Grecs, comme nous les appelons d’après le nom que leur donnaient les Romains, étaient venus de fort loin dans leur pays, et que ce grand courant de migrations, dont on peut suivre les traces du sud-est au nord-ouest, à travers l’Asie et l’Europe, les avait déposés sur cette terre prédestinée. On a confronté la langue d’Homère et de Démosthène avec ce qui reste des anciennes langues de l’Asie Mineure ; avec l’arménien moderne, empreinte presque effacée d’un type antique ; avec la langue primitive des Perses, conservée dans les livres attribués à Zoroastre ; avec le sanscrit, la plus ancienne des langues indo-européennes. On a constaté que tous ces idiomes, si divers en apparence, avaient une foule de mots dont les radicaux sont sensiblement les mêmes, et qui tous présentent, dans l’ensemble, la même structure grammaticale et les mêmes modes de dérivation et d’inflexion. Il est donc permis de conclure qu’une grande partie des nations de l’ancien monde appartenaient à la même famille. La parenté des langues est la preuve manifeste de la parenté des races.

Les peuplades qui occupaient le sol de la Grèce aux époques les plus reculées, Pélasges, Dryopes, Abantes, Léléges, Epéens, Gaucones et autres, y furent donc apportées, à une époque inconnue, par le mouvement qui semble entraîner la civilisation suivant le cours du soleil même. Quelles langues parlaient-elles à leur arrivée ? nul ne le saurait dire ; mais ces langues, à coup sûr, contenaient déjà en elles les éléments fondamentaux de ce que fut plus tard la langue grecque.

J’ai dit ce que nous savons. Les Grecs auraient pu en savoir autant que nous ; mais l’orgueil national les aveuglait. Ils ne voulurent jamais apprendre d’autre langue que la leur, ni admirer d’autre peuple qu’eux-mêmes. Cependant quelques-unes de leurs traditions domestiques les pouvaient instruire. Homère ne dit nulle part que les Grecs parlassent, au siège de Troie, une langue différente de celle des peuples de l’Asie, Troyens, Lyciens, Dardanes, contre lesquels ils luttaient. On doit supposer que Grecs et barbares s’entendaient mutuellement, puisque Homère les fait converser entre eux : ils avaient donc un idiome sinon commun, du moins très-analogue. Persée, suivant quelques-uns, était un héros grec et perse tout ensemble : les Grecs lui attribuaient la fondation de Mycènes, et le Grand-Roi le revendiquait pour son ancêtre. Le poëte Eschyle a deviné, comme par instinct, cette fraternité des Perses et des Grecs, si tard démontrée par la science. Voici comment la reine Atossa, dans la tragédie des Perses, conte à ses vieux conseillers le songe qu’elle vient d’avoir : « Il m’a semblé voir deux femmes apparaître devant moi, magnifiquement vêtues. L’une était parée de l’habit des Perses, l’autre du costume dorien ; leur taille avait plus de majesté que celle des femmes d’aujourd’hui ; leur beauté était sans tache : c’étaient deux filles de la même race, c’étaient deux sœurs. A chacune le sort avait fixé sa patrie : l’une habitait la terre de Grèce, l’autre la terre des barbares. » Ces deux femmes, ces deux sœurs du songe d’Atossa, ce sont les figures symboliques de la Perse et de la Grèce.

Les traditions recueillies par les auteurs anciens nous représentent les premiers peuples de la Grèce, non point comme des brigands farouches et sanguinaires, mais comme des hommes industrieux, de mœurs simples et douces, adonnés à l’agriculture, et rendant aux puissances de la nature divinisées un culte qui n’avait rien de sauvage. Ils construisirent, dès les temps les plus reculés, des villes considérables ; et les monuments qu’on nomme cyclopéens à cause de leurs dimensions colossales, ces remparts, ces portes de cités, ces tours, sont encore là pour prouver que les ancêtres des Grecs n’étaient dénués ni du génie des arts, ni des connaissances pratiques qui supposent un long passé et l’expérience acquise à force d’essais. C’est entre les mains de ces populations intelligentes que prospéra, pendant de longs siècles, le fonds commun apporté d’Orient ; et un immense travail dut s’opérer, durant cette période pour nous si obscure d’où sortirent, rayonnantes de jeunesse, et cette nation grecque de l’âge héroïque dont les exploits ont mérité d’être chantés par Homère, et cette langue grecque dont les premiers monuments écrits demeurent à jamais des types de grâce et de beauté.


Caractères généraux de la langue grecque.


Un pays tel que la Grèce, si divisé, si découpé pour ainsi dire, et où les populations, séparées par des montagnes ou par des mers, étaient condamnées à vivre fort isolées les unes des autres, ne pouvait ni avoir par lui-même ni conserver bien longtemps cette unité absolue de nationalité et de langage qui était le caractère dominant des races d’hommes répandues dans les vastes plaines de la haute Asie. Aux temps héroïques, la Grèce compte une multitude presque infinie de peuples ou de tribus plus ou moins puissantes, toutes se distinguant non-seulement par le nom mais par des traditions qui leur sont propres, par une histoire à elles, et probablement aussi par des variétés de dialectes ou de prononciation. Les habitants de l’île de Crète, au témoignage d’Homère, ne formaient pas une nation identique, et ne parlaient pas tous la même langue. Il en devait être de même, à plus forte raison, pour les diverses parties de la Grèce les unes par rapport aux autres. Mais il faut dire qu’au fond de cette variété, subsistait la vraie unité, l’unité morale, celle qui fait que les peuples se sentent frères et que les œuvres de leur génie sont marquées, sinon d’une empreinte uniforme, au moins de traits frappants de ressemblance.

La langue grecque ne perdait pas, dans l’abondance de ses formes diverses, ce qui est son essence. Les dialectes n’étaient point des jargons, produits informes d’une décomposition de l’idiome maternel : elle était tout entière dans chacun d’eux ; et chacun d’eux n’est, si j’ose dire, qu’un aspect particulier de la même figure, vue de face ou de profil, mais toujours admirable à contempler, de quelque côté qu’on la prenne. Tous les dialectes grecs que nous connaissons ont ce caractère. Tous ils ont retenu au moins les qualités principales de cette langue incomparable, si belle et si riche, à la fois souple et forte, capable de tout peindre et de tout expliquer, et qui se prêtait sans effort à tous les besoins et même à tous les caprices de la pensée. Au reste, un grand nombre de ces dialectes ont péri avec les populations qui les parlaient, faute de cette culture littéraire sans laquelle les nations ne sont guère que des ombres qui passent ; plusieurs aussi ne nous ont été révélés que par de rares inscriptions, ou par quelques remarques jetées çà et là à travers les écrits des grammairiens.


Dialectes éolien, dorien, ionien, attique.


On ramenait cette multitude de dialectes à trois types, ou à trois familles distinctes, l’éolien, le dorien et l’ionien.

Les Éoliens proprement dits habitèrent d’abord la plaine qui s’étend au midi du fleuve Pénée, et les contrées voisines jusqu’au golfe Pagasétique. On les trouve aussi établis à Calydon, dans l’Etolie méridionale. Mais, tandis que les Éoliens de l’Etolie se fondent dans d’autres races et disparaissent de l’histoire, on voit au contraire les Éoliens de la Thessalie, qui portaient proprement le nom de Béotiens, émigrer, deux générations après la guerre de Troie, vers le pays qu’on nomma désormais la Béotie, puis couvrir de leurs colonies une partie des côtes et des îles de la mer Égée. C’est dans ce qui reste des poëtes lyriques de Lesbos qu’on peut étudier et saisir les traits qui caractérisent le dialecte éolien. Ce qui frappe dès le premier abord, c’est la singulière concordance de ses formes et de ses terminaisons avec celles de la langue latine. Aussi pense-t-on, et non sans vraisemblance, qu’il est de tous les dialectes grecs le plus ancien, celui qui se rattache le plus immédiatement à la souche commune d’où sont sorties et la langue grecque et la langue latine. Je parle ici de l’éolien pur, de l’éolien de Lesbos, ou du béotien dans sa forme primitive, lequel lui est identique ; mais on classait généralement parmi les dialectes éoliques tout ce qui n’était ni ionique, ni attique, ni dorien : ainsi le thessalien, l’éléen, et d’autres dialectes plus ou moins connus par les monuments épigraphiques.

Le dialecte de la race dorienne n’était guère qu’une variété de l’éolien. Originairement confiné dans une étroite portion de la Grèce du nord, la grande révolution qu’on nomme le retour des Héraclides le répandit dans le Péloponnèse et dans d’autres contrées. Le dorien est remarquable entre tous les autres dialectes grecs par la force et l’ampleur, par la prédominance des sons ouverts et la rareté des consonnes sifflantes. Jusque dans les siècles les plus polis, et au sein de la civilisation la plus raffinée, à Syracuse par exemple, il conserva sa physionomie antique et sa robuste nature, un peu rustique, mais non pas sans grâce ni sans beauté. Disons pourtant que le goût dédaigneux de ceux qui n’étaient pas Doriens s’accommodait peu de cette mélopée naïve et de ces mots rudement accentués. « Elles vont m’assommer, tant à chaque mot elles ouvrent largement la bouche, » s’écrie un étranger dans l’idylle de Théocrite, en entendant babiller les deux Syracusaines.

Le dialecte ionien diffère de ce qu’on peut regarder comme type primitif de la langue beaucoup plus que le dorien, surtout que l’éolien. Né sur le continent de la Grèce, il se propagea dans l’Asie Mineure avec les colonies parties d’Athènes, et là il subit encore une élaboration ou une épuration nouvelle. L’influence de ces molles contrées est manifeste dans cette excessive recherche de l’harmonie, qui est son trait distinctif. Il aime les sons doux et liquides, le concours des voyelles, non pas de toutes indistinctement, mais de celles-là surtout dont la prononciation exige le moins d’efforts. L’a domine dans les dialectes archaïques : dans le dialecte ionien, il paraît à peine, et ce n’est jamais lui qui porte l’accent aux syllabes finales. L’euphonie règle non moins impérieusement la disposition des consonnes ou leurs permutations.

Le dialecte ionien, avant de devenir ce qu’il est dans Hippocrate ou dans Hérodote, devait se rapprocher infiniment du dialecte épique, avec lequel il conserva toujours une étroite ressemblance. Le dialecte épique fut, pendant des siècles, la langue commune de la poésie. Contemporain des premiers essais de la muse grecque, tout semble prouver qu’il était fixé déjà longtemps avant Homère, et peut-être dès l’époque de la guerre de Troie. C’est donc, sauf les licences autorisées par les besoins de la versification, la langue que parlaient les héros chantés depuis par Homère. Or, ces héros étaient des Achéens. Les Achéens du moins occupent toujours le premier plan dans les tableaux de l’âge héroïque : les Doriens ne s’y montrent pas ; les Ioniens n’y figurent que d’une façon secondaire, et jamais comme des populations différentes des Achéens. Plus tard, le nom d’Ioniens prévalut ; mais ce ne fut pas la substitution d’une race à une autre : les Ioniens n’étaient, pour ainsi dire, que des cadets de la famille achéenne. Et les deux langues, l’achéenne et l’ionienne, étaient vraiment sœurs, comme les deux peuples étaient frères. Dans les légendes généalogiques qui sont les rudiments de l’histoire ancienne de la Grèce, Ion et Achéus sont frères, étant tous les deux fils d’Hellen, personnification de la race hellénique.

L’ionien de la Grèce d’Europe, celui qu’on parlait dans l’Attique, au lieu de s’amollir et de s’efféminer comme l’ionien d’Asie, prit avec le temps un caractère de plus en plus sévère, et devint ce qu’on appelle assez improprement le dialecte attique, qui n’est autre chose que la langue classique elle-même. En effet, sauf un très-petit nombre de formes médiocrement importantes, qui sont demeurées propres aux écrivains d’Athènes, et qui sont ou des restes d’ionien ou des importations éoliques et doriennes, on peut dire que le monde grec presque tout entier finit par adopter l’idiome athénien, sinon partout comme langue usuelle, au moins comme instrument de communication littéraire. Les écrivains du siècle de Périclès, qui le firent triompher des autres dialectes, sont les attiques purs ; mais l’atticisme ne disparut point avec eux : tous les siècles qui suivirent comptèrent des atticistes ; et plus d’un retrouva les secrets de la diction des maîtres, comme nous voyons, de nos jours, certains hommes de talent rester fidèles, par un effort d’esprit et de goût, aux exquises traditions de notre grand siècle. Il y a tel auteur du temps des Antonins, Lucien par exemple, ou même tel Père de l’Église, par exemple saint Jean Chrysostome, qui ne fait pas trop mauvaise figure à côté des modèles de la langue classique. Il n’est pas jusqu’à la tourbe des écrivains qu’on nommait tout simplement hellènes, qui ne soient au fond plus ou moins attiques, puisque le grec littéraire leur venait précisément ou des atticistes dont j’ai parlé, ou des vrais attiques qui avaient jadis écrit dans Athènes.


Qualités littéraires de la langue grecque.


La langue grecque, considérée soit en elle-même et dans ses conditions essentielles et primordiales, soit dans l’infinie variété de ses manifestations extérieures, se distingue, entre toutes les langues connues, par cette qualité qui est essentiellement celle du génie grec et de ses productions ; je veux dire la mesure, un heureux tempérament entre la rigueur systématique et le laisser aller sans règle, entre la maigreur et la plénitude surabondante. Elle n’a pas, comme je l’entends dire du sanscrit, une grammaire quasi géométrique ; elle n’est pas non plus, comme tel idiome moderne, un amas de termes incohérents mal soudés entre eux par les hasards de l’usage. Elle a rejeté toutes les combinaisons de voyelles et de consonnes qui eussent trop blessé l’oreille, et elle a forcé maintes fois l’orthodoxie grammaticale de céder aux délicates exigences de l’euphonie. Il n’est guère d’irrégularité dans les mots ou dans la syntaxe qui ne s’explique, sans trop d’effort, par quelque haute convenance du bon goût littéraire. Les voyelles, surtout les voyelles brèves, sont nombreuses dans le grec ; et aucune langue ne saurait offrir une plus riche collection de diphthongues et de tons produits par des contractions de voyelles. Le grec était amplement prémuni contre tout danger de monotonie. Il est vrai que la prononciation moderne réduit tous ces sons à un bien moindre nombre, et fait prédominer celui de l’i d’une façon assez désagréable ; mais je ne crois pas que les Grecs les eussent distingués par l’écriture pour les confondre par la parole. Il y a eu certainement un temps où chacune de ces voyelles, chacune de ces diphtongues, chacun de ces tons divers avait sa valeur propre, comme il y a eu un temps où telles combinaisons de notre écriture, qui disparaissent dans l’énonciation des mots, comptaient à la fois et pour l’orthographe et pour les articulations de la voix.

Les mots, dans la langue grecque, et en général dans les langues de l’antiquité, avec leurs inflexions et les désinences variées de leurs cas, s’avançaient, suivant l’heureuse expression d’Otfried Müller, comme des corps vivants, tandis que nous les voyons réduits, dans la plupart des langues modernes, à l’état de vrais squelettes. Le même auteur compare la phrase antique, dont toutes les parties se rangent symétriquement et sans effort en vertu de leur nature et des convenances, à un bâtiment bien construit, bien ordonné, et dont notre œil admire les justes proportions. Dans les langues, dit-il encore, qui ont perdu leurs inflexions grammaticales, ou bien la vive expression du sentiment est empêchée par une invariable et monotone disposition des mots, ou bien l’auditeur est forcé de serrer son attention afin de saisir la relation mutuelle des divers membres de la phrase. Ce dernier défaut est, de l’aveu des Allemands eux-mêmes, le vice capital de la langue allemande : l’autre défaut est celui des langues néo-latines. La langue grecque n’avait ni l’obscurité de l’allemand ni la clarté un peu vulgaire des idiomes nés du latin : l’écrivain y trouvait à la fois et la discipline qui prévient les écarts trop dangereux, et cette liberté d’allure sans laquelle le génie même le plus heureux ne saurait atteindre toujours à la traduction satisfaisante et complète de tous les mouvements du cœur et de la pensée.

Cette esquisse, si grossière qu’elle soit, suffit pour rappeler au lecteur les admirables perfections de la langue grecque. Mais avant de passer à l’étude de ce qui est proprement notre sujet, il nous reste à présenter quelques observations sur un point qui n’importe pas médiocrement à l’intelligence saine et vraie des premières œuvres du génie antique.


Du merveilleux poétique.


Une erreur longtemps accréditée, c’est que la mythologie grecque n’est autre chose qu’une machine montée par certains poëtes pour l’échafaudage de leurs compositions littéraires, qu’un système d’allégories ingénieusement imaginé pour assurer à l’épopée cet indispensable ornement qu’on a nommé le merveilleux. L’opinion de Boileau se peut ramener à ces termes. Les critiques à la suite ont enchéri sur les affirmations de Boileau ; et, dans la plupart des traités destinés à la jeunesse studieuse, on ne manque point d’exalter, chez Homère par exemple, le mérite de l’invention, de la création réelle, là où précisément le poëte n’a guère fait qu’emprunter et choisir. Homère est un croyant ; son merveilleux prétendu, ce sont les traditions religieuses que lui ont léguées ses pères. La poésie grecque est vivante, et la mythologie en est l’âme ; mais c’est que la mythologie n’est ni un système, ni une machine fabriquée à plaisir : elle est la religion grecque elle-même.


Religion primitive des Grecs.


Le culte des habitants primitifs de la Grèce était simple, mais non point grossier : ils n’adoraient ni la pierre, ni le bois ; leurs dieux étaient des personnifications de ces forces qui se meuvent et agissent dans la nature. Au premier rang, ils plaçaient Zeus, que nous appelons Jupiter d’après le nom que lui ont donné les Latins : c’était le dieu du ciel ou de l’air ainsi que du jour et de la lumière. Ces deux idées, corrélatives l’une à l’autre, sont contenues dans le radical du mot, comme on le voit en comparant les cas obliques Dios, Dii et Dia, avec les mots latins dies et dium, dont l’un signifie le jour et l’autre l’air ou le ciel. À ce Dieu du ciel, qui habitait les régions supérieures, on donnait pour épouse la Terre, divinisée sous des noms divers, dont quelques-uns, tels que ceux de Héra et de Damater ou Déméter, n’étaient que des synonymes ou des développements du mot terre lui-même : Déméter signifie la terre-mère ou la terre-nourrice. L’union de ces deux divinités n’était que l’expression symbolique de l’action fécondante de la pluie. Virgile, fidèle aux traditions antiques, dit encore, à la façon des Grecs : « Alors le Père tout-puissant, l’Éther, descend en pluies vivifiantes dans le giron de son épouse joyeuse[1]. »

A côté du dieu suprême, siégeaient d’autres dieux, qui étaient à leur tour comme les personnifications de quelques-uns de ses attributs : ils répandaient pour lui les bienfaits de la lumière, et ils combattaient les puissances malfaisantes et ténébreuses. Telle était Athéné, pour nous Minerve, née de la tête de Zeus son père : elle protégeait les cités, et elle représentait à la fois la sagesse et la vaillance. Tel était Apollon, le conducteur du soleil ou le soleil lui-même. La Terre avait, comme le Ciel, ses divinités subordonnées. Hermès faisait sortir du sein de la terre tous les trésors de la fécondité. Coré, plus tard nommée aussi Perséphone, la Proserpine des Latins, cette fille de Déméter, alternativement perdue et recouvrée par sa mère, c’était le symbole même de la fécondité, dont les énergies passent alternativement chaque année du repos à l’activité et de l’activité au repos. Je n’ai pas besoin de remarquer que d’autres puissances naturelles, d’autres éléments, comme disaient les anciens, durent avoir, dès les premiers temps, leurs personnifications particulières. Ainsi l’eau était une divinité, sous le nom de Posidon, que nous traduisons, d’après les Latins, par Neptune ; le feu en était une autre, sous celui d’Héphestus, le Vulcain de la mythologie latine. Une fois engagés dans cette route, les esprits ne pouvaient guère s’arrêter ; et il est probable que la plupart des noms de divinités, ceux des plus importantes surtout, furent consacrés durant la période primitive, et que ces noms correspondaient, à l’origine, avec les phénomènes les plus sensibles de la nature.

Un nom symbolique, voilà à peu près ce que furent d’abord les mythes chez les Grecs ; mais cet état rudimentaire dut cesser assez vite, et bientôt ces noms eurent corps, âme et visage. L’anthropomorphisme, comme on dit, ne tarda pas à être complet. Chaque dieu eut son histoire, sa filiation particulière, ses alliances soit avec les autres dieux soit avec les hommes. La vie humaine fut tout entière transportée aux êtres divins, avec ses grandeurs et sa beauté, mais aussi avec ses défauts et ses misères. La terre, pour parler comme Plutarque, fut confondue avec le ciel.


Rôle des poëtes dans la formation des légendes religieuses.


Les dieux païens ne sont donc pas éclos du cerveau des poëtes. La poésie se borna à fixer définitivement leurs traits, et à déterminer avec plus de précision leurs rôles respectifs et leurs caractères. Les poëtes mirent un peu d’ordre dans le chaos des théogonies traditionnelles. Ils ajoutèrent sans nul doute aux traditions, mais des ornements, mais des accessoires : ils n’innovèrent pas dans le fond même. Je suis persuadé que c’est quelque poëte qui a compté les Muses, c’est-à-dire les beaux-arts, et qui en a fait les filles de Mnémosyne ou de la mémoire. L’allégorie des Prières, ces filles boiteuses de Jupiter, qui s’attachent à la poursuite de l’Injure, est probablement une conception du génie d’Homère. Mais ce n’est pas Homère, à coup sûr, qui a inventé la légende d’Héphestus ou de Vulcain, ce dieu fameux par ses mésaventures, et qui, pour avoir voulu apaiser les querelles du ménage paternel, fut saisi par son père et précipité du haut du ciel dans l’île de Lemnos. Ce n’est pas lui non plus qui a pu imaginer que ce Jupiter, dont il exalte la puissance, avait eu besoin, dans un moment critique, qu’on appelât à son aide je ne sais quel monstre aux cent bras.

Les dieux d’Homère appartiennent au monde humain, si je puis ainsi dire ; et c’est à peine si quelque trait de leur légende, ou quelque épithète consacrée, rappelle leur primitive et symbolique origine. Leur séjour habituel est sur les sommets de l’Olympe. C’est là que Jupiter tient une cour, à l’image des rois de l’âge héroïque : on dirait Agamemnon élevé à l’immortalité et à la toute-puissance. L’épouse de Jupiter partage, comme une reine, ses honneurs et sa suprématie. Les autres dieux ne sont que les ministres du dieu souverain, ou des conseillers qui l’aident de leurs avis dans le gouvernement de l’univers. Il y a, dans le palais de Jupiter, des jalousies, des inimitiés sourdes ou déclarées ; et l’assemblée céleste offre le même spectacle de lutte, et souvent de confusion, que ces conseils où les pasteurs des peuples, comme les appelle Homère, ne parvenaient pas toujours à s’entendre. Mais ce qui occupe principalement, presque uniquement, les habitants de l’Olympe, c’est le sort des nations et des cités : ce sont eux qui font réussir ou échouer les entreprises des héros ; et il n’est pas rare de les voir se mêler de leur personne aux combats qui se livrent sur la terre, et s’y exposer aux plus désagréables mésaventures. Les héros ne sont pas indignes de cette haute intervention, car ils sont eux-mêmes, pour la plupart, ou les fils des dieux ou les descendants des fils des dieux. Ils forment la chaîne qui rattache la race divine au vulgaire troupeau de l’espèce humaine.

Les poëtes, malgré tous leurs efforts, ne sont pourtant jamais parvenus à faire de la religion grecque un tout systématique et bien lié. La conscience faisait sentir tout ce qu’avait d’incomplet cette explication de la conduite de l’univers. Elle contraignit même d’introduire des principes d’un autre ordre, et subversifs de toute l’économie mythologique. Le destin, force mystérieuse et toute-puissante, sert à rendre raison de l’inexplicable. Le destin est déjà dans Homère. Il est vrai que d’ordinaire ses décrets ne sont autre chose, selon le poëte, que la volonté de Jupiter, ou concordent au moins avec cette volonté ; mais quelquefois aussi il y a contradiction, et le dieu très-haut, très-glorieux et très-grand est réduit à se résigner, bon gré mal gré, même aux plus amers sacrifices. Jupiter ne peut sauver d’une mort prématurée Sarpédon, son propre fils : « Hélas ! s’écrie-t-il, quel malheur pour moi ! c’est l’arrêt du destin que Sarpédon, celui des guerriers que j’aime entre tous, périsse sous les coups de Patrocle, fils de Ménœtius[2] » D’ailleurs, les cultes , étrangers, ainsi ceux de Dionysus ou Bacchus, et d’Aphrodite ou Vénus, ne dépouillèrent pas, en se naturalisant dans la Grèce, toute leur barbarie première, en dépit des élégantes légendes appliquées par le génie grec à ces divinités transformées. Enfin, dans le secret de quelques sanctuaires, il se cultivait de hautes doctrines religieuses, dont les lueurs perçaient de temps en temps hors du cercle dés initiés.

Le premier mot de la philosophie spiritualiste, son premier bégayement fut un cri d’énergique protestation contre l’anthropomorphisme. Xénophane reproche rudement à Homère et à Hésiode d’avoir attribué aux dieux non-seulement les qualités et les vertus des hommes mais même des actes notés ici-bas de honte et d’infamie, tels que le vol, l’adultère et l’imposture. À entendre ce philosophe, si les animaux avaient des mains pour peindre et façonner des œuvres d’art comme font les hommes, ils représenteraient les dieux avec des formes et des corps semblables aux leurs : les chevaux en feraient des chevaux, les bœufs en feraient des bœufs. Une étude plus approfondie de la religion réconcilia les philosophes avec les symboles. La philosophie ne dédaigna même pas d’envelopper la vérité de voiles allégoriques. Les mythes de Platon sont célèbres ; et elle est d’Aristote, cette parole profonde : « L’ami de la science l’est en quelque sorte des mythes[3]. »



  1. Géorgiques, livre II, vers 325, 326.
  2. Iliade, chant XVI, vers 433, 434.
  3. Métaphysique, livre I, chapitre II