Histoire de la philosophie orientale/Avertissement

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Nouvelle Librairie Nationale (p. np-11).

AVERTISSEMENT

Les manuels d’histoire de la philosophie européenne sont innombrables. Mais il n’existe aucun ouvrage analogue pour la philosophie orientale. C’est pour tenter de combler cette lacune que nous avons songé à publier le présent travail.

Les diverses parties du sujet abordé ici ont cependant donné lieu à de remarquables études d’ensemble. C’est ainsi que les ouvrages désormais classiques, de Deussen, de Garbe, d’Oltramare et de Guénon ont singulièrement facilité la connaissance de la pensée hindoue, tandis que ceux d’Oldenberg, de Kern et de la Vallée Poussin rendaient le même service pour le Bouddhisme, ceux d’Edkins, de Suzuki, de Walleser et de Mac Govern pour le Mahâyâna, ceux enfin des Pères Wieger et Doré pour le Confucéisme et le Taoïsme[1]. Mais peut-être ne sera-t-il pas sans utilité de grouper les diverses doctrines et leurs différentes modalités dans un tableau d’ensemble permettant de suivre le développement logique de la pensée orientale depuis ses premiers postulats jusqu’à ses ultimes conclusions. Indépendamment de l’intérêt propre qu’il comporte, un tel spectacle nous paraît susceptible d’enseignements dont la philosophie occidentale elle-même peut faire son profit.

On pourra s’étonner que nous n’ayons pas fait figurer dans ce tableau la pensée musulmane. C’est que la philosophie arabe n’est qu’une branche de la philosophie grecque. Fârâbî, Avicenne, Ghazâli lui-même et Averroès, se rattachent à Platon et à Aristote et non pas au génie de l’Orient. Nous ne pouvons, sur ce point que renvoyer le lecteur aux savants et élégants ouvrages du baron Carra de Vaux.

D’autre part l’auteur a le devoir de s’expliquer sur le plan adopté. Il fallait, ou classer les systèmes indiens dans l’ordre chronologique de leur développement, ou s’en tenir à une classification logique, fondée sur les affinités des diverses doctrines. C’est à cette seconde méthode que l’auteur s’est arrêté, étudiant d’abord les Upanishads et les systèmes qui sont dans la ligne des Upanishads : Védânta, mysticisme vichnouite etc., puis les systèmes rationalistes, Vaiçeshika et Sâmkhya, et enfin le Bouddhisme qui, né dans la même atmosphère que le Sâmkhya, a suivi une évolution originale.

Il faut reconnaître que cette méthode n’est pas sans inconvénient, au moins en apparence. Si en effet le Védânta, comme son nom l’indique, est bien la suite logique, la « terminaison » du Veda, c’est-à-dire des Upanishads, il s’en faut qu’il ait immédiatement succédé à celles-ci. Entre les Upanishads (VIIe-Ve siècle avant J.-C.) et les Brahma-sûtras (Iersiècle de notre ère) s’étend la floraison du Bouddhisme. Le Bouddhisme que des nécessités d’exposition nous ont fait rejeter après le Vedânta et le Sâmkhya est en réalité antérieur au Vedânta, contemporain des premières ébauches du Sâmkhya, et contemporain même des dernières Upanishads. Aux environs de l’ère chrétienne et au commencement du moyen âge, ce n’est pas le Vedânta qui a disputé au Bouddhisme l’empire des intelligences, c’est le Sâmkhya. Un peu plus tard est venu le plein développement du Nyâya-Vaiçeshika qui apparaît à certains égards comme une critique des méthodes du Bouddhisme et de celles du Sâmkhya. Plus tard enfin est venue l’époque classique du Vedânta (Çankara, VIIIe siècle). Mais si le Vedânta a triomphé du Bouddhisme, c’est en lui empruntant une partie de ses conceptions, en l’absorbant inconsciemment : Le système Mâyâvadin de Çankara n’est-il pas à certains égards, comme une transposition orthodoxe de l’idéalisme Yogâcâra et même de l’Illusionisme des Çûnyavâdins ?

Mais dans un ouvrage d’exposition générale, l’essentiel est de faire clair. La méthode historique risquerait ici, en enchevêtrant les doctrines, d’en faire perdre à tout instant le fil conducteur. Mieux vaut, tout compte fait, s’en tenir à la filiation logique des grands systèmes, quitte à signaler au passage les emprunts latéraux et les interdépendances historiques.

Une autre explication : On ne trouvera dans cet ouvrage sur la pensée orientale aucune mention des doctrines théosophiques contemporaines. C’est que l’auteur a cru devoir borner sa tâche à l’exposé des doctrines hindoues elles-mêmes, dans ce qu’elles eurent de spontané et de vivant. La théosophie contemporaine apparaît comme un modernisme assez factice, un jeu de dilettante ou d’archéologue qui n’a que peu de points communs avec l’Hindouisme dont il se réclame ; surtout comme un modernisme qui va directement à l’encontre de l’orientation générale des doctrines hindoues. Ceux qui désirent approfondir ces questions n’ont d’ailleurs qu’à se reporter à la récente et décisive étude de M. René Guénon[2].

Signalons enfin la difficulté que présente dans un ouvrage de cette nature l’emploi de termes philosophiques européens pour rendre leurs équivalents sanscrits. Le lecteur doit être prévenu une fois pour toutes que les équivalences acceptées —, acceptées faute de mieux —, sont la plupart du temps tout à fait approximatives. C’est ainsi que nous sommes bien obligés de rendre le mot Darçâna par « système ». En réalité, qui dit système, dans la langue philosophique occidentale », dit construction complète en elle-même, exclusive d’autres constructions. Rien de tel dans les darçânas qui sont plutôt des « points de vue », des aspects différents des choses, ou même des sciences différentes qui peuvent parfaitement se concilier et se compléter[3]. Même difficulté dans l’emploi de termes empruntés au mysticisme chrétien pour désigner les états du Yoga, et dans l’emploi même du mot « mystique » lorsqu’il s’agit de la pensée indienne. Ici le danger est particulièrement grave, car, sous le même vocable, il s’agit de conceptions absolument différentes. Nous n’avons pu toujours éviter ces rapprochements verbaux, mais nous prions le lecteur de ne Jamais oublier la distinction que nous venons d’établir.

  1. Le récent et capital ouvrage de S. Dasgupta, History of Indian philosophy (Cambridge, 1922) traite, il est vrai, de l’ensemble de la philosophie indienne. Mais outre que le tome Ier de ce travail a seul paru, il n’y sera question que des systèmes hindous, indo-bouddhiques et jaïnas, à l’exclusion de la philosophie sino-japonaise.
  2. R. Guénon, Le Théosophisme, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1922.
  3. R. Guénon, Introduction à l’étude des doctrines hindoues, p. 215.