Histoire de la vie et de la mort (trad. Lasalle)/5

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Histoire de la vie et de la mort
V. Alimentation
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres10 (p. 99_Ch5-106_Ch6).

Sur l’alimentation, ses différens modes et son progrès.
HISTOIRE
Répondant à la question de l’article 4.[1]

1. L’aliment doit être d’une nature inférieure à celle du corps à alimenter, et tiré d’une substance moins composée. Par exemple, les plantes se nourrissent de terre et d’eau ; les animaux, de la substance des plantes ; et l’homme, de la chair des animaux. Cependant, il y a aussi des animaux carnivores, et l’homme même se nourrit en partie de végétaux ; mais une nourriture uniquement composée de végétaux, convient peu à l’homme et à ces animaux carnivores. Ils pourroient peut-être, moyennant une longue habitude, se nourrir uniquement de fruits, de semences et d’autres végétaux cuits, mais non de feuilles et d’herbages seulement, comme l’a prouvé l’expérience même qui a obligé de séculariser l’ordre des Feuillans, proprement dits.

2. Des alimens dont la substance a trop l’analogie et d’affinité avec celle des corps à alimenter, ne leur conviennent point. En effet, les animaux qui vivent d’herbages ne touchent pas à la viande ; et même parmi les animaux carnivores, il en est peu qui mangent ceux de leur propre espèce. Quant aux hordes d’anthropophages qu’on a pu découvrir, elles ne faisoient pas de la chair humaine leur nourriture ordinaire ; c’étoit par un esprit de vengeance qu’ils mangeoient leurs ennemis ; ou ils n’avoient contracté cet horrible goût que par une dépravation qui étoit le pur effet de l’habitude. Quoi qu’il en soit, on sait que, si l’on resème dans un champ le bled qui en est provenu, il réussit moins que le grain tiré d’ailleurs ; et lorsqu’on veut faire une greffe, on a communément l’attention de ne point enter un rejeton ou un scion sur le tronc auquel il appartenoit.

3. Mieux l’aliment est préparé, et plus sa substance est analogue à celle du corps à alimenter (en supposant toutefois que cette analogie ne soit pas trop grande), plus aussi la plante (grande ou petite) devient féconde, et plus l’animal prend d’embonpoint. Un rejeton, ou un scion, qu’on met simplement dans la terre, y prospère moins que si on l’inséroit dans un tronc d’arbre, ou une tige de nature analogue, où il trouveroit un aliment mieux préparé et mieux digéré. De même si nous devons en croire certaines relations, la graine d’oignon, mise simplement dans la terre, comme à l’ordinaire, ne donnera pas d’aussi gros oignons que si on l’eût insérée dans la tête d’un autre oignon ; ce qu’on peut regarder comme une espèce de greffe dans la racine et dans la terre même. De plus, on s’est assuré, par des expériences multipliées dans ces derniers temps, que des arbres provenant de scions ou de branches d’arbres de forêts, tels que l’orme, le chêne, le frêne, etc. greffés sur des troncs d’arbres de leurs espèces respectives, donnent de plus grandes feuilles que ceux qu’on se procure par toute autre voie. Enfin, l’on sait que les viandes crues conviennent moins de l’homme que les viandes cuites.

4. Les animaux se nourrissent ordinairement par la bouche, et les plantes, par les racines ; les fœtus des animaux, par les vaisseaux ombilicaux. Les oiseaux, durant un temps fort court, se nourrissent du jaune de l’œuf où ils sont renfermés ; jaune dont une partie reste quelquefois dans leur bec, lorsqu’ils sont éclos.

5. Toute substance alimentaire se porte naturellement du centre à la circonférence ; c’est-à-dire, de l’intérieur à l’extérieur. On doit observer toutefois a ce sujet que les arbres et les plantes se nourrissent plutôt par leur écorce et leurs parties extérieures, que par leur moelle et leurs parties intérieures. En effet, lorsqu’ils restent dépouillés de leur écorce, même pendant un temps fort court, ils meurent bientôt. Et le sang qui coule dans les vaisseaux des animaux, ne nourrit pas moins les parties situées au-dessous, que celles qui se trouvent au-dessus.

6. On peut, dans toute espèce d’alimentation, envisager deux espèces d’actions ; savoir : l’impulsion et l’attraction. La première dépend de la fonction (de l’action) intérieure, et la dernière, de l’extérieure.

7. Les végétaux se nourrissent et s’assimilent simplement la substance alimentaire, mais sans aucune excrétion ; car les gommes et les larmes sont plutôt des produits d’une sorte de surabondance, que de vraies excrétions ; et les tubérosités peuvent être regardées comme des maladies. Mais la substance des animaux a une perception plus vive et plus délicate de celles qui lui ressemblent ; perception qui est accompagnée d’un dégoût, en conséquence duquel elle rejette les matières inutiles (ou nuisibles), en s’assimilant les matières utiles. Une circonstance qui excite toujours notre étonnement, lorsque nos réflexions se portent sur le pédicule des fruits, c’est que toute cette substance alimentaire, qui produit quelquefois de si gros fruits, puisse passer par un canal si étroit ; car il n’est point de fruit qui adhère an tronc immédiatement et sans pédicule.

8. On doit observer que la semence des animaux n’est susceptible de nutrition qu’autant qu’elle est récente (récemment extraite), au lieu que les semences des végétaux conservent fort long-temps cette propriété. Cependant un rejeton, ou un scion, ne reprend qu’autant qu’il est encore verd, lorsqu’on le met en terre ; et, si l’on n’a soin de recouvrir de terre les racines mises à nu, elles ne végètent pas long-temps.

9. Il est dans les animaux une gradation de substance alimentaire, qui suit (ou doit suivre le progrès de l’âge ; tant que le fœtus est dans la matrice, les sucs du corps de la mère lui suffisent ; peu après sa naissance, il se nourrit de son lait, puis d’alimens solides et liquides. Enfin, aux approches de la vieillesse, il semble préférer les alimens qui ont de la consistance et une saveur marquée.

Remarque et précepte. Des observations et des expériences qui aideroient singulièrement à résoudre la grande question dont nous sommes actuellement occupés, ce seroient celles que l’on tenteroit pour savoir s’il est possible de nourrir les animaux par l’extérieur, et, en général, autrement que par la bouche ; nous savons du moins qu’on ordonne des bains de lait aux sujets tombés en état de consomption et de marasme. Il est aussi des médecins qui pensent qu’il ne seroit pas impossible de nourrir, par la voie des clystères, un sujet fort affoibli[2].

Ainsi, il faut s’attacher sérieusement à cet objet ; car, s’il étoit possible de nourrir un individu de notre espèce par l’extérieur, et par toute autre voie que l’estomac, on pourroit, par ce moyen, suppléer au défaut d’alimentation résultant de cette diminution de force digestive, qui est un des principaux inconvéniens de la vieillesse, restaurer plus parfaitement le sujet, et, en quelque manière, le réintégrer complètement.

  1. Note WS : ce chapitre se rattache en fait à la fin de l’article 3 des thèmes de recherche.
  2. On prétend que le cardinal d’Auvergne fut nourri par cette voie pendant un temps assez long. Le sujet sans doute ne pouvoit faire bonne chère par une telle voie. Cependant, si l’on entreprenoit, je ne dis pas de nourrir un sujet dont l’estomac auroit perdu toute sa force digestive, mais du moins de le substanter assez pour l’empêcher de mourir, ce ne seroit pas sans fondement.