Histoire de la vie et de la mort (trad. Lasalle)/8-1

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Histoire de la vie et de la mort
VIII.1. Empêcher la consomption
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres10 (p. 216_Ch8.1-311_Ch8.2).

I.
Opération sur les esprits, tendant à les rajeunir et à les faire reverdir[1], (à les renouveler) à conserver leurs forces, ou à les rétablir.

1. Ce sont les esprits qui exécutent toutes les fonctions dans le corps humain ; ils sont comme les ouvriers de ce vivant atelier ; c’est un point accordé et d’ailleurs prouvé par une infinité d’observations et d’expériences[2].

2. Si l’on trouvoit moyen de renouveler dans le corps d’un vieillard, tous les esprits vitaux, et à tel point qu’ils redevinssent semblables à ceux d’un jeune homme, il est clair qu’alors cette grande roue qui mène toutes les petites, les remettroit en mouvement, et l’on pourroit ainsi forcer la nature à rétrograder.

3. Dans toute consomption, qui est l’effet du feu ou de l’âge, plus l’esprit, ou la chaleur (le calorique) d’un corps s’empare de son humor, plus sa durée est courte ; fait dont on trouve aussi des exemples à chaque pas.

4. Il faut tâcher de donner, ou de rendre aux esprits un tel mode, ou un tel degré d’activité, qu’ils puissent, suivant l’expression d’un médecin, non boire, pour ainsi dire, et avaler les sucs du corps, mais seulement les humer, les sucer.

5. Il est deux espèces de flammes, l’une âcre et pénétrante, mais foible, qui provoque et facilite l’émission des molécules les plus ténues du composé, mais qui ne peut rien sur les parties dures : flamme analogue à celle d’un feu de paille ou de copeaux ; l’autre, plus forte et plus durable, qui peut attaquer victorieusement même les parties dures et tenaces ; flamme comparable à celle d’un feu de bûches et d’autres semblables.

6. Les flammes qui ont beaucoup d’acrimonie, sans avoir beaucoup de force, dessèchent les corps, les épuisent et les rendent stériles ; au lieu que les flammes qui ont plus de force, les amollissent et les liquéfient.

7. Et même, parmi les médicamens qui ont la propriété de dissiper la substance du corps, il en est qui, dans les tumeurs, n’enlèvent que la partie la plus ténue ; et d’autres qui, ébranlant avec plus de force les plus petites parties du corps, diminuent leur cohérence, et, en conséquence, amollissent le tout.

8. De plus, parmi les substances purgatives et abstersives (détersives), les unes ne peuvent enlever que les humeurs les plus fluides, au lieu que d’autres détachent et entraînent les plus visqueuses et les plus tenaces.

9. Il faut donner aux esprits un tel mode et un tel degré de chaleur, qu’ils soient plus disposés à détacher et à enlever les parties dures et tenaces, qu’à provoquer l’émission des fluides atténués et animalisés ; car c’est par ce seul moyen qu’on peut conserver dans le corps toute sa verdeur et sa consistance.

10. Il faut travailler à modifier les esprits, de manière que leur substance devienne plutôt un peu dense, que rare et ténue ; leur chaleur, plutôt forte et durable, que vive et pénétrante ; leur quantité suffisante pour exécuter avec vigueur toutes les fonctions vitales, sans redondance on sans pléthore ; enfin, leur mouvement plutôt doux, gradué, uniforme et réglé, que variable, impétueux, irrégulier, tumultueux, et comme par soubresauts.

11. Des expériences multipliées prouvent assez que les vapeurs produites par le sommeil, l’ivresse ou les passions accompagnées de joie ou de tristesse, enfin, par ces substances dont l’odeur pénétrante ranime les personnes tombées en syncope, peuvent agir puissamment sur les esprits.

12. On peut condenser les esprits par quatre sortes de moyens ; savoir : 1°. par la répulsion ; 2°. en les refroidissant ; 3°. en les chatouillant, pour ainsi dire, et y produisant une douce agitation ; 4°. en les calmant.

13. Toute cause extérieure qui exerce sur un fluide une action répulsive, en agissant de la circonférence au centre, et selon toutes les directions, tend à resserrer ses parties et à les condenser.

14. De tous les moyens qui peuvent condenser les esprits par voie de répulsion, les plus puissans et les plus efficaces sont, avant tout, l’opium proprement dit, puis les opiats, et en général les narcotiques ou somnifères.

15. Cette propriété que l’opium a de condenser les esprits, est d’autant plus sensible et d’autant moins douteuse, que trois grains de cette substance suffisent pour les coaguler presqu’à l’instant, et à tel point qu’ensuite ils ne peuvent plus se dilater de nouveau, mais s’éteignent tout-à-fait, et demeurent immobiles.

16. Si l’opium et les opiats repoussent les esprits, ce n’est point en vertu de leur nature froide, comme on seroit porté à le penser, car ils contiennent des parties de nature sensiblement chaude ; mais c’est au contraire parce qu’ils repoussent les esprits, qu’ils refroidissent.

17. Cette répulsion que l’opium et les opiats exercent sur les esprits, se manifeste sur-tout lorsqu’on les applique extérieurement ; car, dans ce dernier cas, les esprits abandonnent la partie à laquelle ces substances sont appliquées, et ne s’y portent plus ; mais alors cette partie se mortifie, et tend à se gangrener.

18. Les opiats adoucissent et apaisent sensiblement les grandes douleurs occasionnées par les calculs, l’amputation de quelque membre, etc. effet qu’ils produisent en repoussant les esprits, et les forçant d’abandonner la partie souffrante.

19. Les opiats produisent ainsi un bon effet par une mauvaise cause ; car cette répulsion des esprits est un effet mauvais en lui-même ; mais leur condensation, qui est une conséquence de cette répulsion, est un effet avantageux.

20. Les Grecs attribuoient de grandes vertus aux opiats, et en faisoient un grand usage, soit pour la conservation ou le rétablissement de la santé, soit pour la prolongation de la vie ; mais les Arabes y attachent encore plus de prix, et ils sont tellement en vogue parmi eux, que l’opium est le principal ingrédient et la base de leurs plus puissans remèdes, que, dans leur enthousiasme, ils qualifient de mains divines ; et ils ne le combinent avec d’autres substances, telles que la thériaque, le mithridate, etc. que pour émousser telle de ses qualités qui peut être nuisible.

21. Toutes ces substances, et en général tous ces moyens qu’on emploie avec succès dans le traitement des maladies pestilentielles ou malignes, pour réprimer et régler les mouvemens irréguliers et tumultueux des esprits, pourroient être appliquées, avec un égal succès, à la prolongation de la vie ; un même moyen pouvant mener à ce double but, moyen qui n’est autre que la condensation des esprits. Or, ce sont les opiats qui produisent le plus sûrement cet effet.

22. Les Turcs peuvent, sans inconvénient, faire un usage continuel de l’opium, même à très grande dose ; et il n’a d’autre effet sur eux que celui de les fortifier ; ils en prennent sur-tout avant un combat, pour augmenter leur courage ; au lieu qu’il est mortel pour nous, à moins que nous ne le prenions à très petite dose et avec de bons correctifs.

23. Il est prouvé, par des expériences multipliées, que l’opium et les opiats ont la propriété d’exciter à l’acte vénérien ; nouvelle preuve de celle qu’ils ont de fortifier les esprits.

24. On emploie avec succès, pour les maux de tête qui sont une suite de l’ivresse, pour les fièvres, et différentes maladies, l’eau distillée de pavot sauvage (de coquelicot), qui n’est au fond qu’une sorte d’opiat tempéré. Mais cette propriété qu’elle a de guérir différentes espèces de maladies indistinctement, nous paroît d’autant moins étonnante, qu’elle lui est commune avec les opiats proprement dits ; car les esprits une fois condensés et fortifiés, attaquent ensuite avec avantage toute espèce de cause morbifique.

25. Les Turcs font usage d’une certaine plante, connue parmi eux sous le nom de café ; après l’avoir réduite en poudre et fait infuser dans l’eau bouillante, ils la boivent extrêmement chaude. Ils prétendent qu’elle aide la digestion, fortifie le cœur et aiguise l’esprit ; mais que, prise en trop grande quantité, elle peut troubler la raison : d’où l’on peut conclure que le café est d’une nature analogue à celle des opiats, et produit des effets semblables.

26. Il est une sorte de racine (de feuille), appelée béthel, et fort estimée des Orientaux ; ils la tiennent dans la bouche, et la mâchent continuellement ; ce qui ranime puissamment leurs esprits, les met en état d’endurer la fatigue, dissipe leur ennui, et leur donne plus de vigueur pour l’acte de la génération. Cette substance peut être rangée dans la classe des narcotiques, vu qu’elle noircit beaucoup les dents.

27. On a commencé dans notre siècle à faire grand usage de tabac : il faut qu’il y ait un plaisir secret attaché à cela ; car ceux qui ont une fois contracté cette habitudo, ne la perdent ensuite que très difficilement. Il est vrai que l’usage du tabac rend le corps plus agile, diminue la lassitude et dissipe l’ennui. Mais on croit communément qu’il produit cet effet en vertu de sa qualité apéritive, et en tirant les humeurs. On doit plutôt l’attribuer à la propriété qu’il a de condenser les esprits ; car c’est une sorte de jusquiame, et pris en trop grande quantité, il trouble le jugement, et enivre comme les opiats.

28. Parmi les humeurs qui se forment dans le corps humain, il en est qu’on peut regarder comme des opiats naturels, et qui produisent des effets analogues à ceux dont nous venons de parler. C’est ce qui a lieu, par exemple, dans certaines espèces de mélancolies ; aussi, ceux qui en sont atteints, sont-ils très vivaces.

29. Les opiats (qualifiés aussi de narcotiques et de médicamens stupéfians) sont des substances simples et extraites des végétaux : de ce genre sont d’abord l’opium même, qui, après tout, n’est autre chose que le suc du pavot ; puis le pavot, en général, soit sa semence, soit le corps même de la plante ; ainsi que la jusquiame, la mandragore, la ciguë, le tabac, la morelle, etc.

30. Les opiats composés, sont la thériaque, le mithridate, triferæ, le laudanum de Paracelse, le diacodium, le diascordium, le philonium, les pilules de cynoglosse (langue de chien).

31. De toutes les observations précédentes on peut déduire des espèces d’ordonnances ou de conseils, relativement à la prolongation de la vie, et dirigés vers l’indication ou le but secondaire dont nous sommes actuellement occupés ; je veux dire, vers la condensation des esprits, par le moyen des opiats.

32. Ainsi, dès l’époque de l’age viril, on fera, tous les ans, usage d’opiats ; on commencera à les prendre vers la fin de mai ; car, les esprits, durant l’été, étant plus dilatés et plus atténués que dans toute autre saison, on n’aura point à craindre la coagulation des humeurs ; bien entendu qu’on fera choix d’un opiat corrigé, et plus foible que ceux qu’on emploie ordinairement ; je veux dire, un opiat où il entre une moindre quantité, soit d’opium, soit de substances de nature chaude. On le prendra le matin, entre deux sommeils. Tant qu’on en fera usage, on se contentera d’alimens fort simples et en petite quantité, en s’abstenant de vin, et de toute substance aromatique ou vaporeuse. On ne prendra cette drogue que de deux jours l’un ; régime qu’on aura soin de continuer pendant une quinzaine de jours. Cette ordonnance nous paroît suffire pour remplir notre objet actuel.

33. Or, ces opiats, au lieu de les prendre intérieurement et par la bouche, on pourroit aussi en faire usage par voie de fumigation, et sous la forme de vapeurs ; fumigation toutefois qui doit être de nature, non à provoquer excessivement la faculté expulsive, ou l’évacuation des humeurs ; mais n’avoir qu’une action instantanée et seulement sur les esprits contenus dans le cerveau. Il faudroit donc aspirer tous les matins, par le nez et par la bouche, de la fumée de tabac, auquel on auroit joint un peu de bois d’aloës, de myrrhe et de feuilles sèches de romarin.

34. Quant aux opiats majeurs, tels que la thériaque, le mithridate, etc. il vaudroit mieux, sur-tout durant la jeunesse, faire usage des eaux distillées sur ces substances, que de ces substances mêmes en nature. Car, dans la distillation, la partie vapide s’élève, et le calorique, qui entre dans la composition du médicament, reste au fond. Quand l’effet, qu’on veut obtenir, est produit par la vapeur des substances, alors les eaux distillées sont bonnes ; dans tout autre cas, elles sont sans effet.

35. Il est des médicarnens qui ont une secrète analogie avec les opiats, et qui, produisant des effets semblables, mais plus foibles, n’en sont que plus sûrs. Ils fournissent une grande quantité de vapeurs épaisses qui s’élèvent lentement, et qui n’ont pas, comme colles des opiats, un caractère de malignité ; ainsi, sans repousser les esprits, elles ne laissent pas de les condenser et de les réunir jusqu’à un certain point.

36. Les médicamens analogues aux opiates sont, avant tout, le safran et sa fleur, puis la feuille indienne, l’ambre gris, la semence de coriandre, préparée, l’amome proprement dit, et l’amome bâtard, l’aspalath[3], l’eau de fleur d’orange, et mieux encore une infusion de fleurs de cette espèce dans de l’huile d’amandes douces ; enfin une noix muscade, macérée dans l’eau-rose.

37. Quand on fait usage des opiats proprement dits, on ne peut les prendre qu’à très petite dose, dans certains temps, et pendant un temps limité ; au lieu que ceux de la seconde classe, et dont nous venons de parler, pouvant être employés continuellement et faire partie du régime habituel, peuvent ainsi contribuer puissamment à la prolongation de la vie. On prétend qu’un certain pharmacien, de Calicut, en faisant grand usage d’ambre gris, vécut cent soixante ans ; que les grands, en Barbarie, doivent aussi à l’usage continuel qu’ils font de cette substance, une vie très longue, quoique le peuple de ces mêmes contrées soit peu vivace ; enfin, que nos ancêtres, qui vivoient plus long-temps que nous, faisoient un grand usage du safran dans des gâteaux, dans des bouillons, des ragoûts, etc. En voilà assez sur les moyens de condenser les esprits par la voie des opiats et des substances analogues.

38. Quant au second des moyens tendant au même but ; savoir, le froid, nous devons observer d’abord que la condensation est l’effet propre et direct du froid ; et alors la cause qui produit cet effet souhaité, n’ayant aucun caractère de malignité, rien de nuisible, cette voie est, en conséquence, plus sûre que celle des opiats. Il est vrai que ce moyen, si on ne l’employoit que de temps en temps, comme les opiats, seroit moins puissant que ces substances ; mais, comme on peut l’employer continuellement, tous les jours mêmes, et en faire une partie de son régime habituel, il est clair qu’il peut contribuer plus puissamment que les opiats mêmes, à la prolongation de la vie.

39. Le refroidissement des esprits peut être opéré par trois genres de moyens ; savoir, par la respiration, par des vapeurs et par les alimens. Le premier genre de moyens est certainement le meilleur, mais rarement en notre disposition ; le second, qui est également puissant, ne laisse pas d’être sous notre main ; le troisième est foible, il n’agit qu’indirectement et médiatement.

49. Un air pur et limpide, auquel ne se mêle aucune vapeur grossière, aucune fuliginosité, avant qu’on le respire, et qui n’est point exposé à l’action des rayons solaires, est éminemment doué de la propriété de condenser les esprits. Tel est celui qu’on respire sur le sommet des montagnes dont le sol est sec et où il ne s’élève point de vapeurs des terres situées au dessous ; ou dans des plaines bien aérées, et cependant bien ombragées.

41. Quant au refroidissement et à la condensation des esprits par la voie des vapeurs, le moyen radical, en ce genre, nous paroît être le nitre ; c’est la substance vraiment appropriée à ce but, et elle semble destinée à cela, comme il est aisé de s’en convaincre par les considérations suivantes.

42. Le nitre est une sorte d’aromate froid, ce qui est indiqué par la sensation même qu’il excite ; car, mis dans la bouche, il produit sur la langue et le palais une légère sensation de froid, comme les substances aromatiques en excitent une de chaleur, et c’est de toutes les substances que nous connoissons, la seule qui produise un tel effet.

43. Toutes les substances de nature froide, je veux dire, celles qui le sont proprement et par elles-mêmes, non accidentellement, comme l’opium, ne contiennent qu’une très petite quantité d’esprits ; au contraire, toutes les substances de nature chaude sont très spiritueuses. Or, de toutes celles qui entrent dans la composition des végétaux, le nitre est la seule qui abonde en esprits et qui ne laisse pas d’être froide. Car le camphre, par exemple, qui est très spiritueux et qui ne laisse pas de refroidir, ne produit cet effet qu’accidentellement ; savoir, en vertu de son extrême ténuité, sans acrimonie, et en facilitant la perspiration dans les maladies inflammatoires.

44. Dans la congélation artificielle des liqueurs, par le moyen de la neige et de la glace, appliquées à la surface des vaisseaux, opération imaginée dans ces derniers temps, on mêle du nitre avec cette neige ou cette glace. Il n’est pas douteux que cette substance ne provoque et ne renforce la congélation. Il est vrai qu’on emploie quelquefois, dans les mêmes vues, le sel commun, dont l’effet alors est plutôt d’animer, pour ainsi dire, le froid de la neige, et d’augmenter son intensité, que de refroidir par lui-même. Cependant j’ai oui dire que, dans les pays chauds, où il ne tombe jamais de neige, on opère des congélations à l’aide du nitre seul ; mais c’est un fait que je n’ai point vérifié par l’expérience.

45. On prétend que la poudre à canon, dont le nitre est la base, étant délayée dans du vin, augmente le courage ; que les gens de mer et les soldats sont dans l’habitude d’en prendre avant un combat, à peu près comme les Turcs prennent de l’opium, en pareil cas.

46. On emploie le nitre avec succès dans les fièvres chaudes et dans les fièvres pestilentielles pour modérer et réprimer cette chaleur excessive et pernicieuse qui les accompagne.

47. L’antipathie qui règne entre le nitre et la flamme, se manifeste sensiblement dans l’explosion de la poudre à canon ; antipathie qui est la véritable cause de cette espèce de souffle ou de vent ignée qui produit des effets si étonnans.

48. Le nitre semble être l’esprit de la terre. En effet, il est prouvé par l’expérience, que si, ayant pris une certaine quantité de terre pure et sans mélange d’aucune substance nitreuse, on a soin de l’entasser et de la mettre à couvert, de manière qu’elle ne soit point exposée à l’action des rayons solaires et ne puisse produire des végétaux, il s’y forme une assez grande quantité de nitre ; d’où l’on peut conclure que l’esprit du nitre est inférieur, non-seulement à celui des animaux, mais même à celui des végétaux[4].

49. L’expérience prouve que les eaux nitreuses font engraisser sensiblement les animaux qui en boivent ; nouvelle preuve de la froideur du nitre.

50. Les substances nitreuses sont la base de tous ces engrais qui fertilisent les terres ; toute espèce de fumier, par exemple, contient du nitre, ce qui prouve aussi que le nitre contient des esprits.

51. Il suit de toutes les observations précédentes, que les esprits vitaux de l’homme peuvent être refroidis et condensés par le nitre ; que cette substance peut aussi augmenter leur crudité et diminuer leur acrimonie[5]. Ainsi, comme les vins chauds et aromatiques, ou autres substances de ce genre, enflamment les esprits, les agitent violemment, et abrègent ainsi la durée de la vie ; au contraire le nitre, en les condensant et les calmant, contribue à prolonger cette durée.

52. On peut prendre le nitre avec ses alimens ordinaires, et en le mêlant avec le sel commun, dans la proportion d’un à dix, ou encore dans des bouillons qu’on prend tous les matins et à dose qui peut croître depuis un grain jusqu’à dix ; ou enfin, dans sa boisson ordinaire. Mais de quelque manière qu’on en fasse usage, il contribue toujours à la prolongation de la vie.

53. De même que l’opium, qui joue le premier rôle dans la condensation des esprits par voie de répulsion, a ses analogues qui lui sont subordonnés et qui ont moins de force, mais qui étant, par cela même, moins dangereux, peuvent être employés continuellement et faire partie du régime habituel, comme nous l’avons observé ci-dessus, le nitre qui condense les esprits par la voie du froid, et (pour employer le langage ordinaire des modernes) par une sorte de fraîcheur, a aussi ses analogues, qui lui sont subordonnés, et qui peuvent être employés plus fréquemment.

54. Les substances subordonnées au nitre sont toutes celles d’où s’exhale une odeur, qui a je ne sais quoi de terrestre et de semblable à celle d’une terre nette et de bonne qualité, nouvellement fouillée ou retournée : de ce genre sont, la bourrache, la buglosse, (la buglosse sauvage), la pimprenelle, le fraisier et la fraise même, la framboise, le concombre cru, les pommes crues et d’une odeur suave, les feuilles et les bourgeons de vigne, enfin, les violettes.

55. Les substances qu’on doit placer immédiatement après, sont toutes celles dont l’odeur a une sorte de verdeur, mais en même temps un peu d’analogie avec celle des substances de nature chaude, sans être toutefois destituées de cette propriété de rafraîchir dont nous avons besoin. On peut ranger dans cette classe la mélisse, le citron verd, l’orange verte, l’eau-rose distillée, les pommes cuites au four et d’odeur agréable ; enfin, les roses pâles de jardin, celles de l’églantier, et les roses musquées.

56. Il est bon d’observer en passant, que les substances analogues et subordonnées au nitre, remplissent mieux notre objet, lorsqu’elles sont encore crues, que lorsqu’elles ont passé au feu ; l’action du feu dissipant cet esprit rafraîchissant que nous y cherchons. Ainsi, on les emploiera, ou crues, ou infusées dans sa boisson ordinaire.

57. Nous avons dit que cette sorte de condensation qui est l’effet des substances analogues et subordonnées à l’opium, peut, jusqu’à un certain point, être opérée par leur simple odeur. Il en faut dire autant de celle qui est produite par les substances analogues et subordonnées au nitre ; par exemple : l’odeur d’une terre bien nette et fraîche, sans être humide, est communément douée de la propriété de rafraîchir les esprits ; effet qu’elle produit lorsqu’on respire ses émanations, soit en suivant la charrue, à mesure qu’elle trace le sillon, ou en bêchant soi-même la terre, ou en arrachant les mauvaises herbes, etc. Les feuilles qui, en automne, tombent dans les forêts ou dans les haies, rafraîchissent également les esprits ; effet que produisent encore plus sensiblement les émanations d’un fraisier mourant. Enfin, il en est de même de l’odeur de la violette, ou des fleurs de pariétaire et de fèves ; ou encore de celles de l’aubépine et de chèvre-feuille ; de ces odeurs, dis-je, aspirées, tandis que les végétaux d’où elles s’exhalent, poussent et croissent vigoureusement.

58. Nous avons mêmr connu un homme de distinction qui a fourni une très longue carrière, et qui étoit dans l’habitude de se faire apporter, tous les matins, à son réveil, une motte de terre bien nette, et de pencher la tête dessus, pour en aspirer l’odeur.

59. Il n’est pas douteux que toutes les substances qui peuvent rafraîchir le sang et tempérer sa chaleur par leur froideur naturelle, telles que l’endive, la chicorée, l’hépatique, le pourpier, etc. ne puissent, par cela seul, rafraîchir aussi les esprits ; mais alors l’effet n’est que médiat et éloigné ; au lieu que les vapeurs de ces substances dont nous parlions auparavant, produisent cet effet immédiatement et sur-le-champ. Nous terminerons ici ce que nous avions à dire sur la condensation des esprits par le moyen du froid.

Nous avons dit que le troisième moyen de condensation consiste à chatouiller, pour ainsi dire, les esprits, en n’y produisant qu’une douce agitation ; et le quatrième, à calmer leur violente agitation, ou à tempérer leur excessive activité.

60. Or, les substances qui n’occasionnent dans les esprits qu’une douce agitation, sont celles qui leur plaisent et qui leur sont avantageuses ; en un mot, qui, au lieu de les irriter excessivement et de les rappeler trop au dehors, font, au contraire, que ces esprits, en quelque manière, contens de leur situation et voulant jouir d’eux-mêmes, se portent à l’intérieur et demeurent concentrés dans leur foyer.

61. Pour peu qu’on se rappelle ce que nous avons dit des substances subordonnées, soit à l’opium, soit au nitre, il est inutile de faire de nouvelles observations sur ces deux derniers genres de moyens ; et à cet égard, tout est dit.

62. Quant aux moyens de calmer et de régler les mouvemens impétueux et irréguliers des esprits, c’est un sujet que nous traiterons ci-après, savoir, dans l’article qui aura pour objet leurs mouvemens en général. Actuellement, de la condensation des esprits, opération qui se rapporte à leur substance, nous passerons au mode de chaleur qu’on doit leur donner.

63. Or, la chaleur des esprits, disions-nous, doit avoir plus de force et de durée, que d’acrimonie ; être plus disposée à détacher et à emporter les parties tenaces, qu’à enlever les parties ténues, et à provoquer leur émission.

64. Ainsi, il faut, ou s’abstenir de toute substance aromatique, et de vin, ou de toute autre boisson forte ; ou n’en faire usage qu’avec précaution, avec réserve et en s’en abstenant de temps en temps. J’en dirai autant de la sariette, de l’origan, du pouliot ; en un mot, de toutes ces substances qui ont une saveur âcre et brûlante, attendu qu’elles excitent dans les esprits, non une chaleur réparatrice et organisatrice, mais une chaleur déprédatrice et destructive[6].

65. Parmi les substances qui peuvent donner aux esprits cette chaleur vigoureuse (et sans acrimonie) que nous demandons, les principales sont : l’aunée, l’ail, le chardon béni (carduus benedictus), le cresson alénois et sur pied, la chamedrée ou germandrée, l’angélique, la zédoaire, la verveine, la valériane, la myrrhe, le costus (ou la poivrette), la fleur de sureau, le cerfeuil musqué ; employée avec choix et avec jugement, tantôt sous forme d’assaisonnement, tantôt sous forme de médicament, elles produiront l’effet souhaité.

66. Ce qui facilite encore l’opération que nous avons en vue, c’est que les opiats de la première classe remplissent encore très bien cet objet même ; car ces substances, bien que composées, ne laissent pas de produire cette chaleur qu’on voudroit obtenir par le moyen des substances simples de la même classe mais qu’on obtient difficilement par ce dernier moyen. En effet, si-tôt que vous n’employez ces substances très chaudes et très actives (telles que l’euphorbe le pyréthre, la staphisaigre, l’estragon, l’anacarde, le castoréum, l’aristoloche, l’oppoponax, le sel ammoniac, le galbanum, etc.) toutes substances qui, prises intérieurement et sans correctif, pourroient être nuisibles ; si-tôt, dis-je, que vous ne les employez que pour émousser et corriger la qualité narcotique de l’opium, dès-lors elles constituent ce médicament de force moyenne et tempéré dont nous avons besoin : observation sur laquelle il ne restera aucun doute, pour peu que l’on considère que la thériaque, le mithridate, etc. n’ont pas une saveur âcre, brûlante et mordicante, mais seulement une saveur un peu amère, accompagnée d’une odeur forte que leur chaleur ne se fait jamais sentir que dans l’estomac et par leurs effets ultérieurs.

67. Un autre moyen qui petit donner aux esprits cette chaleur vigoureuse dont nous parlons, c’est le prurit vénérien, souvent excité, mais rarement poussé jusqu’à l’acte[7] ; à quoi l’on peut ajouter l’effet de certaines passions dont nous parlerons ci-après. Tels sont les moyens de donner aux esprits une chaleur vigoureuse et tendant à la prolongation de la vie.

68. Quant à ce qui concerne la quantité des esprits, et les moyens d’en diminuer et d’en régler la mesure, de manière à en prévenir la surabondance, l’effervescence et la pléthôre, c’est un sujet qui n’exige qu’un très petit nombre d’indications.

69. L’expérience même semble prouver qu’un régime étroit, mesquin, presque pythagorique, et conforme aux plus rigides institutions de la vie monastique, et de celle des hermites, lesquels semblent s’être fait une règle de l’indigence même et de la nécessité où ils se trouvent ; l’expérience, dis-je, semble prouver qu’un tel régime peut contribuer à la prolongation de la vie.

70. Les moyens tendant à ce but par une telle voie, se réduisent aux suivans : l’eau pure pour toute boisson ; coucher sur la dure ; respirer un air frais et même froid ; une très petite quantité de nourriture, composée de légumes, de fruits et de viandes ou de poissons plutôt salés ou marinés, que récens et mangés chauds ; un cilice sur la peau ; des jeunes réitérés ; des veilles fréquentes ; une grande abstinence de plaisirs sensuels, et autres observances de cette nature : toutes causes qui exténuent les esprits, les réduisent à la quantité absolument nécessaire pour exécuter toutes les fonctions vitales ; ce qui diminue d’autant l’action déprédatrice qu’ils exercent sur la substance du corps.

71. En supposant même que ce régime fût un peu moins strict, moins amortissant, et un peu plus doux, si toutefois il étoit constant, uniforme, et toujours à peu près le même, il ne laisseroit pas de produire encore le même effet, et de mener à notre but : ce qui nous paroît d’autant plus probable, qu’on observe à peu près la même différence dans les flammes ; car on voit qu’une flamme un peu grande, mais ayant toujours le même volume et la même force, consume moins vite son aliment, qu’une flamme plus petite, mais agitée et variant fréquemment, relativement à son volume et à sa force : c’est ce dont on a vu un exemple sensible dans les étonnans effets du régime du Vénitien Cornaro, qui, en s’astreignant, durant tant d’années, à la même quantité d’alimens solides et liquides, très exactement pesés, parvint à la centième année, en conservant tous ses sens et la plus grande partie de ses forces.

72. Un autre précepte non moins essentiel, est que les sujets dont le régime est plus large, et la nourriture plus abondante, enfin qui ne se condamnent jamais à ces diètes rigoureuses et amaigrissantes dont nous venons de parler, ne doivent pas s’abstenir constamment du plaisir de la génération, mais au contraire se le permettre quand la nature les y excite : autrement l’effet de la surabondance et de la pléthore des esprits, résultant de cette abstinence, seroit d’amollir excessivement la substance du corps, et de hâter sa destruction. Telles sont nos indications sur la manière de régler et de mesurer la quantité des esprits avec une sorte de frugalité.

73. Vient ensuite la recherche qui a pour objet la manière de réprimer et de calmer les mouvemens inquiets et tumultueux des esprits ; car l’effet manifeste des mouvemens de cette nature est de les atténuer et de les enflammer. Or, on peut les réprimer et les calmer par trois genres de moyens : savoir, 1°. par le sommeil ; 2°. en évitant tout travail trop pénible, tout mouvement trop violent, en un mot, une excessive lassitude : 3°. enfin, en évitant les affections pénibles et douloureuses : nous parlerons d’abord du sommeil.

74. S’il faut en croire une relation qui nous paroît toutefois fabuleuse, Epiménide dormit dans une caverne pendant un grand nombre d’années, et sans prendre d’alimens, les esprits durant le sommeil consumant beaucoup moins la substance du corps.

75. On s’est assuré par l’observation, que certains animaux, tels que les loirs et les chauve-souris, se réfugient dans des lieux clos, où ils dorment durant tout l’hiver, et sans prendre d’aliment ; ce qui montre assez jusqu’à quel point le sommeil peut prévenir ou ralentir dans le corps de l’animal, cette consomption qui est l’effet de la vie même : c’est ce qu’on rapporte également des abeilles et des frelons, quoique souvent dépourvus de miel ; ainsi que des papillons et des mouches.

76. Un court sommeil après le dîner, (temps où les vapeurs qui se portent à la tête, n’ont rien de désagréable ou de nuisible, ces vapeurs étant les premières qui s’élèvent des alimens), peut être avantageux aux esprits, du moins relativement à notre but : mais envisagé par rapport à la santé, il peut être nuisible et avoir beaucoup d’inconvéniens : néanmoins, dans l’extrême vieillesse, la même règle a lieu par rapport au sommeil et au repas ; l’un et l’autre devant être fréquens, mais de courte durée. Je dirai plus : au dernier terme de la vieillesse, il est bon de se tenir dans un repos perpétuel, et d’être, pour ainsi dire, toujours couché, sur-tout durant l’hiver.

77. Au reste, si un sommeil modéré contribue à la prolongation de la vie, à plus forte raison mène-t-il à ce but, lorsqu’il est tranquille et non troublé par des songes inquiétans.

78. Les substances qui procurent un sommeil tranquille, sont la violette, la laitue (sur-tout lorsqu’elle est cuite), le sirop de roses sèches, le safran, la mélisse, les pommes mangées un instant avant de se mettre au lit, le pain trempé dans de la malvoisie, sur-tout si l’on y fait infuser auparavant des roses musquées. Ainsi il seroit à propos de composer avec les substances de ce genre, quelque pilule ou quelque petite potion dont on feroit habituellement usage. Enfin celles dont l’effet est de resserrer suffisamment l’orifice de l’estomac, telles que la semence de coriandre préparée, les coings, les poires cuites au four, et d’une odeur suave, procurent un sommeil paisible et profond. Mais de tous les moyens qui peuvent mener à ce but, le plus simple et le plus puissant, sur-tout durant la jeunesse et lorsque l’estomac a un peu de force, c’est de boire au moment où l’on se couche, un verre d’eau pure et fraîche.

Quant à ce qui regarde les extases volontaires, je veux dire celles qu’on peut se procurer par le moyen de l’art, ainsi que les méditations profondes et soutenues, les pensées fixes et concentrées, (pourvu toutefois qu’elles n’aient rien d’inquiétant ni d’affligeant), je n’ai sur ce sujet aucune observation certaines cependant il n’est pas douteux que ces deux genres de moyens ne puissent contribuer à prolonger la durée de la vie, en condensant les esprits, et même plus puissamment que le sommeil ; vu qu’ils peuvent autant et plus que le sommeil, assoupir les sens et suspendre leur action : quoi qu’il en soit, ce sujet exigeroit de nouvelles recherches, nous ne dirons rien de plus sur le sommeil.

79. Quant aux mouvemens extérieurs et aux exercices, nous observerons d’abord que la lassitude est nuisible relativement à notre but, ainsi que tous les travaux et les exercices qui exigent des mouvemens extrêmement prompts, comme la course, la paume, ou l’escrime, ou de très grands efforts qui demandent l’emploi de toutes ses forces, tels que le saut, la lutte et autres semblables ; car, lorsque les esprits sont extrêmement resserrés et concentrés, soit par des mouvemens d’une très grande vitesse, soit par des efforts excessifs, ils en deviennent plus âcres, et ont plus de disposition à consumer la substance du corps : d’un autre côté, les exercices qui demandent des mouvemens d’une certaine force, sans exiger une extrême vitesse ou des efforts excessifs, tels que la danse, l’exercice de l’arc, l’équitation, le jeu de boule, etc. sont plutôt salutaires que nuisibles.

Il est temps de passer aux affections de l’âme, et de les envisager distinctement, afin de distinguer celles qui peuvent être utiles ou nuisibles à la prolongation de la vie.

80. Les joies soudaines et excessives, en raréfiant tout à coup les esprits, et en les répandant au dehors, abrègent la durée de la vie ; mais une joie modérée et habituelle les fortifie en les rappelant doucement au dehors, sans les atténuer excessivement, ni les dissoudre.

81. L’impression des joies très démonstratives et purement sensuelles, est nuisible ; au lieu qu’une joie plus concentrée, et, pour ainsi dire, ruminée dans la mémoire, ou encore une joie anticipée par l’imagination et l’espérance, a des effets avantageux.

82. Une joie qui se concentre et ne se communique qu’avec réserve, fortifie plus les esprits, qu’une joie diffuse, bruyante, et, en quelque manière, publique[8].

83. La tristesse ou l’affliction, lorsqu’elle est sans crainte et sans angoisse, contribue à la prolongation de la vie, son effet naturel étant de contracter les esprits, ce qui est un genre de condensation.

84. Les craintes excessives abrègent la vie ; car, quoique l’effet de la crainte et celui de la tristesse soient également de contracter et de resserrer les esprits, néanmoins la tristesse seule ne produit qu’une simple contraction ; au lieu que la crainte, portant à faire une infinité de réflexions contentieuses, et étant interrompue par des espérances qui s’évanouissent aussi-tôt, occasionne ainsi dans les esprits une vacillation fatigante, une pénible agitation, et, pour tout dire, un tourment.

85. La colère retenue et concentrée, (la rancune) est aussi un genre de tourment, et dispose les esprits à consumer plus promptement les sucs du corps. Mais lorsque, lui donnant un libre cours, on la laisse se répandre au dehors, alors elle devient salutaire comme ces médicamens qui excitent une chaleur vigoureuse.

86. L’envie est la pire de toutes les passions ; elle consume les esprits, qui ensuite consument la substance du corps ; passion d’autant plus nuisible et d’autant plus corrosive, qu’elle est perpétuelle, et que, suivant l’expression d’un ancien, elle n’a point de jours de fêtes[9].

87. La compassion, causée par la vue des maux d’autrui, et auxquels on ne se croit pas soi-même exposé, est salutaire. Mais si elle peut se réfléchir, en quelque manière, sur celui qui la ressent, et s’il craint de devenir à son tour, pour les autres, un objet de pitié, alors elle est nuisible, à cause de ces craintes qui s’y mêlent.

88. Une honte légère et momentanée n’est rien moins que nuisible ; car, après avoir un peu contracté les esprits, elle les dilate ensuite, et les répand doucement au dehors ; nais la honte occasionnée par un grand affront, et d’où résulte une profonde et longue affliction, contractant excessivement les esprits, et quelquefois même au point de les suffoquer, devient ainsi très pernicieuse.

89. De toutes les affections de l’âme, la plus salutaire, et celle qui contribue le plus puissamment à la prolongation de la vie, c’est l’espérance, pourvu qu’elle ne soit pas trop intermittente, ni trop souvent entrecoupée de craintes, et qu’elle nourrisse, pour ainsi dire, l’imagination de l’image durable d’un bien, soit réel, soit chimérique[10]. Aussi ceux qui, dès le commencement, s’étant proposé un but noble et fixe, qui est pour eux comme le terme du voyage, et la borne placée au bout de la carrière, se sentent avancer de jour en jour, et insensiblement vers ce but, sont-ils ordinairement très vivaces ; si, au contraire, étant parvenus à ce but et au terme de toutes leurs espérances, ils n’ont plus rien à désirer, alors ils tombent dans l’abattement, et ne survivent pas long-temps à leur activité : en sorte que l’espérance semble être de la joie en feuille (ou de la joie laminée), vu qu’elle est, pour ainsi dire, ductile et extensible à l’infini, ainsi que l’or.

90. L’admiration et les contemplations qui ont peu de profondeur, sont aussi de puissans moyens pour prolonger la vie : en tenant l’esprit occupé d’objets de prédilection et de pensées qui n’ont rien de trop pénible ni de trop affligeant, elles préservent ainsi les esprits des funestes effets de ces réflexions contentieuses et moroses qui rongent la plupart des hommes. Aussi ces anciens contemplatifs (tels que Démocrite, Platon, Parménide, Apollonius, etc.) qui, étant uniquement occupés de l’étude de la nature, et promenant librement leurs regards sur la vaste étendue de la réalité des choses, embrassoient l’univers entier dans leurs vagues conceptions, et y trouvoient un trésor inépuisable de pensées aussi grandes que leur objet, de sentimens généreux et de douce admiration, ont-ils fourni une très longue carrière. Il en faut dire autant de ces rhéteurs qui, ne faisant, pour ainsi dire, que goûter de la science, et qu’en cueillir la fleur, étoient plus jaloux de briller et de plaire par l’éclat et les grâces du discours, que de pénétrer dans les profondeurs de la nature, et de percer ce voile obscur dont elle se couvre ; ils ont aussi été tous très vivaces, De ce nombre étoient Gorgias, Protagoras, Isocrate, Sénèque, etc. Or, de même que les vieillards sont ordinairement un peu bavards, réciproquement les bavards vieillissent assez ordinairement. Car le bavardage indique un esprit superficiel, dont les pensées ne contractent et n’agitent point excessivement les esprits vitaux. Au lieu que les recherches subtiles ou profondes, qui exigent beaucoup de pénétration, de constance et même d’obstination, abrègent la vie, en fatiguant et consumant les esprits vitaux.

Ces indications relatives à l’influence que les affections de l’âme peuvent avoir sur les mouvemens des esprits, doivent suffire pour le moment. Nous y joindrons seulement quelques observations générales sur les esprits ; observations qui n’ont pu entrer dans notre plan, ni tomber sous aucune de nos divisions[11]

91. Le principal but qu’on doive se proposer, c’est d’empêcher que la raréfaction et le relâchement (la dissolution) des esprits ne soit trop fréquente ; dissolution qui est toujours précédée d’une excessive atténuation. Or, les esprits une fois atténués à ce point ont ensuite beaucoup de peine à se rétablir et à se condenser au degré convenable. Les causes de cette extrême raréfaction et atténuation sont les travaux très pénibles, les passions ou affections trop violentes, les sueurs trop fréquentes ou trop abondantes, les bains chauds, le plaisir de la génération trop réitéré, ou pris à contretemps : à quoi il faut ajouter les inquiétudes, les soucis rongeurs, les attentes trop longues et accompagnées d’inquiétude ; enfin, les maladies qui ont un caractère de malignité, ainsi que les douleurs vives et de longue durée ; enfin, toutes les sensations pénibles et les vexations que le corps peut éprouver, soit intérieurement, soit extérieurement : toutes choses qu’on doit (autant qu’il est possible, et suivant le conseil des médecins mêmes les moins habiles) éviter avec le plus grand soin.

92. Il est deux choses qui affectent agréablement les esprits ; savoir : l’habitude et la nouveauté, ou le changement. Or, rien ne contribue autant à conserver toute la vigueur des esprits, que la double attention de ne point user des choses familières jusqu’à s’en rassasier, et d’attendre, pour jouir des choses nouvelles, que cette sorte d’appétit qu’elles excitent naturellement, ait une certaine force et une certaine vivacité. Ainsi il faut avoir soin de rompre ses habitudes avant qu’elles amènent le dégoût, et de réprimer d’abord son goût pour la nouveauté, afin qu’il devienne plus vif et qu’il procure de plus grandes jouissances, au moment où on le satisfera. Il faut de plus dans le choix de ses occupations et de son genre de vie, faire des dispositions, et se placer dans une situation telle qu’on soit toujours maître de varier beaucoup sa manière d’être, afin de n’être pas toujours cloué sur la même chose ; ce qui engourdit les esprits vitaux. Car quoique Sénèque ait eu raison de dire que les fous, à chaque instant de leur vie, ne font que recommencer à vivre ; cependant ce genre de folie même, ainsi que beaucoup d’autres, ne laisse pas de contribuer à la prolongation de la vie.

93. Il est, par rapport aux esprits, une règle qu’on ne doit jamais perdre de vue, quoiqu’elle soit tout-à-fait opposée à la méthode qu’on suit ordinairement. Lorsqu’un individu, veux-je dire, s’aperçoit que ses esprits sont dans une bonne disposition, dans un état de vigueur et de tranquillité, état indiqué par la gaieté et la sérénité de l’âme, il doit tâcher de les maintenir simplement dans cet état, et sans y faire aucun changement : au contraire, lorsqu’ils sont dans un état de trouble, d’agitation et d’anxiété, ce qui est annoncé par une tristesse, une paresse, une pesanteur, ou toute autre indisposition marquée, il faut tâcher d’épuiser ces esprits, et, jusqu’à un certain point, d’y produire quelque altération notable. Or, les moyens de maintenir les esprits dans leur état actuel, ce sont des affections douces et réprimées, un régime tempéré, l’abstinence du plaisir de la génération, des travaux peu fatigans, un repos modéré, un loisir honnête : les moyens opposés produisent l’effet contraire ; ces moyens sont les passions violentes, d’amples repas, des jouissances vives et réitérées, des travaux pénibles, des études contentieuses, et des affaires épineuses. Mais la plupart des hommes, lorsqu’ils se sentent disposés à la gaieté et contens d’eux-mêmes, se livrent plus que jamais aux festins, au plaisir de l’amour, au travail, à l’étude, aux affaires. Cependant, pour peu qu’on soit jaloux de fournir une longue carrière et (malgré ce qu’un tel conseil peut avoir d’étrange à la première vue), il faut suivre une marche diamétralement opposée ; c’est-à-dire, lorsque les esprits sont bien disposés, les maintenir dans cette disposition même, et lorsqu’ils le sont mal, tâcher de les exténuer et de les changer, comme nous venons de le dire.

94. Ficin, qui a en des vues saines sur ce sujet, prétend, avec raison, qu’il est utile aux vieillards de se rappeler fréquemment, et de retracer, pour ainsi dire, dans leur mémoire, les actions, les jeux, et en général les événemens de leur enfance. En effet, il n’est pas douteux que de tels souvenirs ne soient pour les vieillards une vraie jouissance, qui semble être propre à chaque individu de cet âge. Aussi la plupart des hommes aiment-ils la société des personnes avec lesquelles ils ont été élevés, et les lieux mêmes où ils ont passé leur enfance. Vespasien, après son avènement au trône, attachoit tant de prix à cette sorte de jouissance, qu’il ne pouvoit se résoudre à faire le plus petit changement dans la maison paternelle, quoiqu’elle fût de très peu d’apparence, pour ne rien perdre des douces images que retraçoit dans sa mémmoire la vue de ce lieu où il avoit passé ses premières années. Il se faisoit même un plaisir, dans les jours de solemnité, de boire dans une coupe de bois bordée d’argent, qui avoit appartenu à son aïeule.

95. Rien n’est plus salutaire et plus avantageux aux esprits, qu’un changement graduel en mieux, qui suit le progrès de l’âge. Il faut tâcher de se gouverner durant la jeunesse et l’âge mûr, de manière à se ménager de nouvelles douceurs, une meilleure situation dans sa vieillesse, et, avant tout, un loisir honnête et modéré. Ainsi c’est commettre une sorte de suicide, que de vouloir conserver ses honneurs jusqu’à la fin, et de ne pouvoir se résoudre à la retraite, quand un âge avancé commande le repos, quoiqu’on y soit invité par l’exemple mémorable de Cassiodore, qui, après avoir joui, durant un grand nombre d’années, auprès de ces princes Goths qui régnérent en Italie, d’une telle considération, qu’il étoit comme l’âme de leurs conseils, prit le parti, vers l’âge de quatre-vingts ans, de se retirer dans un monastère, où il vécut encore jusqu’à l’âge de cent ans. Mais il est, relativement à cette retraite, deux attentions absolument nécessaires ; l’une, est de ne pas attendre, pour se retirer, que les forces soient totalement épuisées, et le corps rempli d’infirmités ; tout changement notable, même en mieux, étant funeste et souvent mortel à des corps si affoiblis ; l’autre, est de ne pas se livrer alors à une oisiveté absolue, à une totale inertie, mais de se ménager quelque occupation agréable, paisible, qui puisse fixer l’esprit, en lui donnant un objet, et tenir ainsi en mouvement les esprits vitaux, sans les agiter excessivement. Par exemple, cultiver les lettres, planter ou bâtir ; les trois genres d’occupations qui semblent convenir le mieux à un vieillard[12].

96. Les mêmes actions, les mêmes efforts, en un mot, les mêmes travaux, peuvent avoir, sur les esprits, des effets diamétralement opposés, selon qu’on les fait volontairement et avec goût, ou avec répugnance et malgré soi. Dans le premier cas, ils raniment et fortifient les esprits ; dans le second cas, ils les consument et les épuisent. Ainsi, pour prolonger sa carrière, il faut choisir avec méthode et jugement son genre de vie, et tâcher de se placer dans une situation où l’on puisse disposer de sa personne et vivre à son gré : ou, ce qui vaut encore mieux, régler tous ses penchans, plier tout-à-fait son caractère, et lui donner assez de souplesse pour qu’il puisse s’accommoder aisément à toutes les situations, et s’attendre à toutes les vicissitudes de la fortune, en se laissant conduire plutôt que traîner par les circonstances[13].

97. Une autre attention nécessaire pour régler ses affections et en devenir entièrement le maître, c’est d’empêcher que l’orifice de l’estomac ne soit trop ouvert, et de prévenir l’excessif relâchement de cette partie qui a autant et plus d’influence sur les passions (principalement sur les affections journalières et habituelles), que le cœur et le cerveau même, si l’on en excepte toutefois celles qui sont l’effet des vapeurs très actives, et produites par différentes causes, telles que l’ivresse ou la mélancolie.

98. Nous terminerons ici la recherche qui a pour objet les moyens d’agir sur les esprits, pour conserver leurs forces, ou les renouveler : sujet que nous avons traité avec d’autant plus de soin, que les médecins et les écrivains des autres classes gardent le plus profond silence sur la partie la plus importante des opérations de ce genre ; mais plus encore parce que cette méthode, qui consiste à agir immédiatement sur les esprits, pour les restaurer et les renouveler, est la voie la plus facile et la plus courte pour prolonger la durée de la vie. Je dis même qu’elle abrège doublement ; car, d’un côté, les esprits agissent directement et immédiatement sur le corps ; de l’autre, les substances réduites en vapeurs et les affections agissent directement et immédiatement sur les esprits ; en sorte que cette méthode mène au but par la ligne droite, au lieu que les autres opérations n’y mènent que par une ligne courbe.

II.
Opération ayant pour objet l’exclusion de l’air.

1. L’exclusion de l’air ambiant contribue de deux manières à la prolongation de la vie. En premier lieu, quoique l’air extérieur et ambiant anime, pour ainsi dire, les esprits vitaux et puisse contribuer beaucoup à la santé ; néanmoins ce fluide est, après l’esprit inné, ce qui consume le plus promptement les sucs du corps, et tend le plus à accélérer sa dessiccation ; ainsi l’exclusion de l’air doit, à cet égard, contribuer à la prolongation de la vie. En second lieu, l’autre effet, qui est une conséquence de l’exclusion de l’air, effet plus caché et plus difficile à apercevoir, est que tout moyen tendant à boucher les pores extérieurs, et à empêcher ou à diminuer la perspiration du corps, retenant les esprits au dedans, fait aussi que ces esprits, en agissant sur les parties dures, amollissent et assouplissent le tout.

2. On voit un exemple et une preuve sensibles de ce dernier effet dans la dessiccation même des corps inanimés ; et l’on peut regarder comme deux principes incontestables les deux propositions suivantes : 1°. La dessiccation des corps est une conséquence nécessaire de l’émission de leur esprit ; et lorsque cet esprit est retenu au dedans, il les amollit et les liquéfie ; 2°. l’effet propre de la chaleur est d’atténuer et d’humecter les corps ; lorsqu’elle les contracte et les dessèche, ce n’est qu’un effet médiat et accidentel[14].

3. La manière de vivre de ceux qui se tiennent perpétuellement dans des grottes et des cavernes, dont l’air n’est pas échauffé par les rayons solaires, peut contribuer à la prolongation de la vie : l’air, par lui-même, ne pouvant beaucoup consumer la substance du corps et ne produisant sensiblement cet effet, qu’autant qu’il est excité et animé par la chaleur. Pour peu qu’on parcoure l’histoire, et qu’on réfléchisse sur les proportions énormes des squelettes ou des cercueils trouvés, soit en Sicile, soit ailleurs, on ne peut douter qu’il n’y ait eu autrefois des hommes d’une stature beaucoup plus haute que ceux d’aujourd’hui[15]. On observera que ces géans vivoient ordinairement dans des antres. Or, il existe un certain rapport entre cette stature si haute et la longue durée de la vie. Telle relation, en partie fabuleuse, parle aussi du long séjour qu’Épiménide fit dans un antre. Je soupçonne même que le genre de vie de ces anachorètes qui se tenoient perpétuellement sur ou entre des colonnes, avoit quelque analogie avec celui des solitaires qui vivoient dans des grottes ; attendu que les uns et les autres n’étoient point exposés à l’action des rayons solaires, et que l’air qu’ils respiroient n’éprouvoit que de très légères variations. Quoi qu’il en soit, il est certain que Siméon Stylite, Daniel, Sabas et les autres anachorètes qui vivoient ainsi, ou d’une manière fort analogue, ont fourni une très longue carrière. Enfin l’on voit que ceux d’entre les anachorètes modernes qui se tiennent aussi perpétuellement entre des murailles, ou entre des colonnes, vivent fort long-temps.

4. Vivre sur des montagnes, c’est à peu près la même chose que de vivre dans des antres ; car, si les rayons solaires ne pénètrent point du tout dans ces antres, ils ont du moins très peu de force sur ces montagnes, où ils ne sont pas réunis par des réflexions multipliées. Mais nous ne parlons ici que de ces montagnes où l’air est pur et limpide ; par exemple, de celles où il ne s’élève point de nuages, de vapeurs aqueuses, le sol des vallées ou des plaines situées au dessous étant fort sec ; telles que peuvent être certaines montagnes qui environnent la Barbarie, ou l’on voit assez souvent, même aujourd’hui, des individus parvenir à l’âge de cent cinquante ans, comme nous l’avons déjà dit.

5. Or, l’air de ces antres ou de ces montagnes ne peut, en vertu de sa nature propre, consumer beaucoup la substance du corps. Mais un air, tel que celui que nous respirons et auquel la chaleur des rayons solaires donne plus d’activité, dérobant davantage la substance du corps, il faut, autant qu’il est possible, l’en éloigner et le garantir de l’action de ce fluide.

6. On peut exclure l’air extérieur par deux genres de moyens ; savoir, en fermant ou rétrécissant les pores, et en les bouchant.

7. Les moyens de fermer ou de rétrécir les pores sont l’air froid, la nudité de la peau, ce qui la rend ferme et dure, les bains d’eau froide, les astringens appliqués sur la peau, tels que le mastic, la myrrhe et le myrthe.

8. On parviendra aisément à ce but de l’aide des bains, mais rarement employés, sur-tout durant l’été (de bains, dis-je, d’eaux minérales et astringentes), de celles du moins qui n’ont rien de dangereux ; par exemple, d’eaux chalibées ou vitrioliques ; leur effet étant de contracter et de raffermir sensiblement la peau.

9. Quant aux moyens de boucher les pores de la peau, des couleurs à l’huile ou au vernis, ou, ce qui seroit encore plus commode, l’huile ou la graisse seule, ne conserveroient pas moins bien la substance du corps, que l’huile ou le vernis ne conserve celle du bois.

10. Les anciens habitans de notre contréc, qui étoient dans l’habitude de se peindre le corps, vivoient fort longtemps, ainsi que les Pictes, dont le nom, selon toute apparence, tiroit son origine de cette habitude même.

11. Les naturels du Brésil et de la Virginie, qui se peignent aussi le corps, sont également vivaces, sur-tout les premiers. On dit même que certains religieux français, qui étoient au Brésil, il y a quatre ou cinq ans, y trouvèrent des individus qui avoient vu fonder la ville de Fernambouc, il y avoit plus de cent vingt ans, quoiqu’ils fussent déjà d’âge viril dans le temps de cette fondation.

12. On prétend que Jean Destems, qui parvint à l’âge de trois cents ans, étant questionné sur les moyens qu’il avoit employés pour se conserver si long-temps, fit cette réponse : de l’huile au dehors, et du miel au dedans.

13. Les Irlandois, sur-tout ceux d’entre eux qui sont encore sauvages, sont aussi très vivaces. On parle entre autres d’une comtesse de Desmond qui mourut, il y a quelques années, à l’âge de cent quarante ans et dont tout le dentier s’etoit renouvelle jusqu’à trois fois. Les Irlandois dont nous parlons, sont dans l’habitude de se frotter tout le corps avec du beurre vieux et salé : opération qu’ils font en se tenant près du feu.

14. Ces mêmes Irlandois faisoient usage de chemises et d’autres linges enduits de safran : moyens qu’à la vérité ils n’employoient que pour se préserver de la putréfaction, mais qui néanmoins pouvoit aussi contribuer, d’une manière quelconque, à la prolongation de leur vie : le safran étant, de toutes les substances connues, celle qui est le plus éminemment douée de la propriété de raffermir la peau et les chairs, attendu qu’elle est éminemment astringente, sans compter qu’elle a un certain degré d’onctuosité, joint à une chaleur fine et délicate, mais sans acrimonie. Certain Anglois, dont j’ai ouï parler, voulant passer en fraude un sachet de safran, et l’ayant mis à nu sur son estomac, pour le cacher, n’eut point de nausées durant toute la traversée, quoiqu’auparavant il eût toujours eu le mal de mer, toutes les fois qu’il s’étoit embarqué.

15. Hippocrate veut que les vêtemens, qui touchent à la peau, soient nets et secs, durant l’hiver ; et qu’au contraire, ils soient sales et imbibés d’huile, durant l’été. La raison de cette différence peut être que, durant l’été, les esprits s’exhalent et se dissipent plus promptement ; ce qui exige qu’on emploie quelque moyen pour bouclier les pores de la peau.

16. L’huile d’olives ou d’amandes douces est ce qu’on peut employer de meilleur pour les onctions sur toute la peau, et ce qui peut contribuer le plus puissamment à la prolongation de la vie. Or, ces onctions, il faut les faire tous les matins, au sortir du lit, avec de l’huile où l’on ait mis un peu de sel commun et de safran : onctions toutefois qui doivent être très légères et faites avec une éponge tres fine, ou avec un petit bouchon de laine cardée, de manière qu’elle ne laisse sur la peau aucune goutte sensible, et qu’elle ne fasse que l’humecter très superficiellement.

17. Il est prouvé que les liqueurs employées en grande quantité, même les liqueurs oléagineuses, enlèvent quelque peu de la substance du corps ; au lieu que, lorsqu’on ne les applique qu’en très petite quantité, le corps s’en pénètre ou s’en imbibe toujours plus ou moins. Ainsi l’onction, commne nous venons de le dire, doit être très légère et très superficielle ; ou encore il suffit d’imbiber légèrement d’huile sa chemise ou tout autre vêtement appliqué sur le corps.

18. Ces onctions, avec de l’huile, dont vous parlez, peut-on nous dire, et que vous vantez si fort, quoiqu’elles n’aient jamais été en usage parmi nous, et qu’elles soient tombées en désuétude, même en Italie, étoient une pratique habituelle chez les Grecs et les Romains, et faisoient partie de leur régime. Cependant on ne voit pas que les hommes, qui alors habitoient ces deux contrées, en fussent beaucoup plus vivaces que ceux qui les habitent aujourd’hui ; mais on peut répondre avec fondement que les anciens (à l’exception des athlètes) ne faisoient usage de ces onctions qu’après s’être baignés ; et les bains chauds sont aussi contraires à notre but actuel, que les onctions y sont convenables ; l’effet des premiers étant d’ouvrir les pores, et l’effet des derniers, de les boucher. Ainsi le bain, sans des onctions ultérieures, est très nuisible ; au lieu que les onctions, sans le bain, sont très salutaires. Au reste, ces onctions dont nous parlons étoient plutôt une sorte de jouissance qu’un préservatif ou un remède ; ou du moins, si elles pouvoient être utiles à la santé, elles ne contribuoient en rien à la prolongation de la vie. Aussi étoient-elles composées de substances précieuses et de nature chaude, agréables, il est vrai, mais contraires à notre but, comme l’observe judicieusement Virgile, et un luxe corrompu ne substituoit pas encore à l’huile d’olive l’huile précieuse de lavande.

19. Des onctions avec l’huile seule sont utiles à la santé, sur-tout durant l’hiver, en garantissant du froid ; et durant l’été, elles servent à retenir les esprits au dedans et à empêcher que leur extrême raréfaction n’en provoque l’émission ; enfin, à garantir le corps du contact trop immédiat de l’air extérieur, qui, dans cette saison, agit avec plus de force, et consume plus promptement la substance du corps.

20. Comme de tous les moyens qui peuvent contribuer à la prolongation de la vie, ces onctions avec l’huile seule sont le plus puissant ; nous croyons devoir ici indiquer encore quelques précautions tendant à prévenir les inconvéniens qui pourroient résulter de cette pratique pour la santé. Ces précautions peuvent se réduire à quatre, nombre répondant à celui des inconvéniens.

21. L’on pourroit craindre que la suppression des sueurs et la répercussion de cet humor excrémentitiel dont on empêcheroit l’émission, ne pût occasionner quelque maladie. Mais il seroit aisé de prévenir cet inconvénient, à l’aide de purgatifs et de lavemens, qui provoqueroient et faciliteroient les évacuations nécessaires ; car il est certain que ce genre d’évacuations qui s’opèrent par le moyen des sueurs, et qui contribuent ordinairement à la santé, abrège la durée de la vie. Or, les purgatifs d’une force médiocre agissent sur les humeurs, mais n’agissent pas sur les esprits, comme le font les sueurs.

22. On pourroit craindre aussi que ces onctions n’échauffassent excessivement le corps, et n’y occasionnassent une sorte d’inflammation (de pléthore) ; car, lorsque l’esprit ne peut s’exhaler en partie, il a plus de chaleur et d’acrimonie. On peut obvier à cet inconvénient, en se prescrivant un régime rafraîchissant, et en faisant usage des substances appropriées à ce but, et dont nous parlerons ci-après, en exposant les moyens d’agir sur le sang.

23. Ces onctions pourroient aussi charger la tête et y déterminer les humeurs en trop grande quantité ; inconvéniens qu’on peut prévenir à l’aide des cathartiques, et sur-tout des lavemens ; ou encore, en rétrécissant l’orifice de l’estomac, à l’aide des stiptiques ; ou enfin, en se peignant fréquemment, en se frottant la partie supérieure de la tête ou la lavant avec des eaux lixivielles choisies ad hoc, afin d’y provoquer un commencement de transpiration ; le tout, en faisant encore des exercices modérés et convenables, afin de provoquer aussi la transpiration dans tout le système de la peau.

24. Le quatrième inconvénient qui est plus délié et plus difficile à apercevoir (pourroit-on penser), est que l’esprit retenu au dedans par les moyens qui serviroient, soit à resserrer, soit à obstruer les pores, pourroit se multiplier excessivement ; car, comme alors il s’engendreroit continuellement de nouvel esprit dont il ne s’exhaleroit qu’une très petite partie, la quantité totale des esprits deviendroit à la longue beaucoup trop grande, et alors ils consumeroient plus promptement la substance du corps ; mais cet inconvénient n’est rien moins que réel, et le contraire auroit lieu. En effet, tout esprit trop renfermé est sans force ; l’air en mouvement lui donnant, ainsi qu’à la flamme, beaucoup plus d’activité. Or, par cela même que celui du corps seroit moins actif, il engendreroit une moindre quantité d’esprit semblable à lui : sa chaleur augmenteroit sans doute, comme celle de la flamme augmente en pareil cas ; mais ses mouvemens seroient moins vifs, et il seroit, en quelque manière, plus paresseux. D’ailleurs, on pourroit remédier à cet inconvénient, en mêlant de temps en temps à l’huile des substances froides, telles que la rose et le myrthe ; car il faut absolument rejeter les substances chaudes, comme nous l’avons observé par rapport à l’huile de canelle.

25. Il ne seroit pas non plus inutile de tenir appliqués sur la peau, des vêtemens, dont la substance fût naturellement un peu onctueuse, oléagineuse, et non de nature aqueuse ; les substances de ce genre ne tirant rien du corps et ne l’épuisant point. Ainsi il faudroit préférer pour cela les tissus de laine aux tissus de lin. C’est ce dont on voit une preuve dans les émanations des substances odorantes : car des poudres de senteur enveloppées dans de la toile, perdent plus vite leur parfum que si elles étoient enveloppées dans des étoffes de laine. Ainsi, quoique le linge soit plus propre et plus agréable au tact, cependant il est moins approprié à notre but.

26. Les Irlandois sauvages, lorsqu’ils se sentent incommodés, n’emploient d’autre remède que celui d’ôter les draps de leur lit et de s’envelopper dans leurs couvertures de laine.

27. On prétend qu’un des meilleurs préservatifs pour la santé, c’est de la laine cardée, et appliquée immédiatement sur la peau, tant sur celle des cuisses que sur celle du tronc.

28. On doit observer aussi que l’air auquel le corps est accoutumé, consume moins sa substance que l’air nouveau ou renouvelé de temps en temps. Aussi voit-on que les individus pauvres qui sont obligés de demeurer perpétuellement dans leur humble cabane, et qui ne peuvent s’en éloigner, sont ordinairement plus vivaces que les riches. Cependant nous pensons que le changement d’air peut être utile relativement à d’autres buts que celui-ci, sur-tout aux individus dont les esprits ont beaucoup d’activité. Mais, en cela comme en toute autre chose, il faut garder un certain milieu qui puisse remplir les différons objets et nous mettre en état de réunir tous les avantages, en évitant tous les inconvéniens ; et c’est à quoi l’on parviendra en changeant de domicile périodiquement ; par exemple, dans les quatre saisons de l’année, et en séjournant successivement dans des lieux appropriés à ces différentes saisons, ce qui vaut mieux que des déplacemens très fréquens, ou une vie trop sédentaire. Il seroit inutile de nous étendre davantage sur les moyens d’exclure l’air extérieur et de prévenir les effets de sa force déprédatrice.

III.
Opération ayant pour objet le sang et la chaleur qui opère la sanguification.

HISTOIRE.

1. Les deux opérations suivantes sont comme les deux pendans des précédentes et y répondent symétriquement comme le sujet de l’action et l’agent se correspondent. Car le but des deux précédentes étoit de rendre l’action de l’esprit inné du corps humain et celle de l’air moins déprédatrices. Or, le but de celle-ci est de rendre le sang et les sucs du corps moins aisés à dérober. Cela posé, comme le sang arrose toute l’habitude du corps, fournit les sucs de différentes espèces, nourrit toutes ses parties et est destiné à réparer leurs pertes continuelles, nous croyons devoir mettre au premier rang les moyens d’agir sur ce fluide : nous ne donnerons qu’un petit nombre d’indications de ce genre ; mais les moyens que nous proposerons seront très puissans ; ils peuvent se réduire à trois.

2. En premier lieu, il n’est pas douteux qu’un sang un peu plus froid ne fût, par cela seul, moins aisé à consumer et à dissiper. Mais comme les substances froides qu’on prendroit intérieurement et par la bouche, seroient contraires à nos autres buts, il faut chercher d’autres moyens qui n’aient point de tels inconvéniens. Or, ceux qui peuvent remplir cet objet et qui ont toutes les conditions requises, sont de deux espèces.

3. 1°. On peut faire habituellement usage, sur-tout durant la jeunesse de lavemens qui ne soient rien moins que purgatifs et abstersifs (détersifs) mais seulement rafraîchissans et un peu apéritifs. Nous nous sommes assurés par l’expérience, que ces conditions se trouvent réunies dans les sucs de laitue, de pourpier, d’hépatique : à quoi l’on peut joindre la joubarbe de la grande espèce, l’extrait mucilagineux des semences de psyllium, combiné avec une décoction de quelque substance apéritive et un peu de camphre. Mais, vers le commencement de l’été, il faut abandonner la joubarbe ainsi que le pourpier, et y substituer le suc de bourrache, d’endive, et autres semblables. Or, ces lavemens, il faut les retenir autant qu’il est possible, même pendant une heure ou plus.

4. Voici le second moyen : il faut faire usage, sur-tout durant l’été, de bains d’eau douce très légèrement chauffée, mais sans y mettre aucun émollient, tels que mauve, substances mercurielles, lait, ou autres semblables. Ce seroit assez d’employer la sérosité du lait récemment trait, en y faisant infuser quelques roses.

5. Mais, ce qui est vraiment nouveau et ce qui est ici le point principal, c’est de se faire des onctions sur tout le corps avec l’huile, ou d’autres substances onctueuses, avant même de se baigner, afin que la seule fraîcheur de l’eau, et non la substance même de ce fluide, se communique au corps et y pénètre ; car c’est de la qualité (température) seule et non de la substance de ce fluide que nous avons besoin. Cependant il ne faut pas que les pores de la peau soient excessivement rétrécis par ce bain ; car lorsque le froid extérieur les ferme entièrement, loin de rafraîchir l’intérieur du corps, il est un obstacle à ce rafraîchissement, et il y excite une chaleur sensible.

6. On peut, dans les mêmes vues, employer des vessies remplies de décoctions, ou de sucs naturels de substances rafraîchissantes, et appliquées sur la région inférieure du tronc ; par exemple, depuis les côtes jusqu’aux os pubis ; car on peut encore regarder cela comme une sorte de bain, dont l’effet est aussi de faire pénétrer dans l’intérieur du corps, non la liqueur même, mais seulement sa fraîcheur, sa température.

7. Reste un troisième genre de moyens qui se rapporte, non aux qualités du sang, mais à sa substance même ; moyen dont le but est de lui donner plus de consistance, et de le rendre moins aisé à dissiper.

8. Quant à l’usage de la limaille, ou des feuilles d’or, des poudres de perle, de diamant, de corail, nous n’avons plus foi à de telles recettes ; sinon en tant qu’elles peuvent être de quelque utilité par rapport à notre but actuel. D’un autre côté, les anciens Grecs, les Arabes et des nations plus modernes, ayant attribué de si grandes vertus à ces substances, il n’est nullement probable que des moyens vérifiés par les observations et les expériences d’un si grand nombre d’hommes, soient absolument sans effet. Ainsi, abandonnant toute opinion chimérique et exagérée sur ce sujet, nous osons penser que, si l’on pouvoit insinuer dans toute la masse du sang, quelque substance réduite en parties extrêmement déliées, et sur laquelle, ni les esprits, ni la chaleur ne pussent avoir d’action sensible, on pourroit prévenir, par ce moyen, non-seulement la putréfaction, mais même la dessiccation, et qu’il contribueroit puissamment à la prolongation de la vie ; moyen toutefois qu’il ne faudroit employer qu’avec certaines précautions. 1°. Il faudroit que ces substances fussent réduites en parties extrêmement déliées, comme nous venons de le dire. 2°. Il faudroit s’assurer que ces substances, si dures et si solides, n’auroient aucun caractère de malignité : autrement elles pourroient, en se dispersant et se logeant dans certains vaisseaux, y produire quelque effet nuisible. 3°. Il faudroit se garder de les prendre avec ses alimens, et en général, de manière qu’elles séjournassent long-temps dans le corps, où elles pourroient occasionner des obstructions dangereuses dans le mésentère. En quatrième lieu, on en feroit rarement usage, de peur que, se ramassant et se groupant dans les vaisseaux, elles ne fissent obstacle à la circulation.

9. Ainsi on prendroit ces poudres, le matin, à jeûn et dans du vin blanc, auquel on mêleroit un peu d’huile d’amandes douces ; après quoi on feroit un peu d’exercice[16].

10. Or, les substances qui paroîtroient pouvoir remplir le mieux cet objet, seroient l’or, les perles et le corail : car les métaux (à la réserve de l’or), du moins leurs parties volatiles, ont toujours une certaine teinte de malignité ; et il n’en est point qui puisse être atténué, divisé et réduit en parties aussi déliées que les feuilles d’or. Quant aux pierres précieuses, transparentes et ayant une sorte d’analogie avec le verre, même en supposant qu’elles soient réduites en poudre très fine, elles nous paroissent suspectes, comme nous l’avons déjà dit, et elles pourroient être corrosives, à cause de leurs angles tranchans.

11. Nous pensons que, pour produire plus sûrement, plus efficacement l’effet souhaité, on pourroit employer les bois, soit en infusion, soit en décoction : ils pourroient suffire pour donner au sang la consistance nécessaire, et alors on n’auroit point à craindre qu’ils pussent, ainsi que les métaux, occasionner des obstructions ; enfin, la principale raison qui nous détermineroit à les préférer, c’est qu’on pourroit les prendre dans ses alimens, solides et liquides. Or, par ce moyen, ils pourroient pénétrer plus aisément dans les vaisseaux, au lieu de passer simplement dans le canal intestinal et de se déposer aussi-tôt avec les déjections.

12. Les bois qui nous paroissent le mieux réunir toutes les conditions requises, sont le chêne, le bois de sandal et la vigne ; car nous croyons devoir rejeter tout-à-fait les bois de nature chaude, ou en partie résineux. On pourroit cependant joindre à ceux que nous venons d’indiquer, des tiges sèches et ligneuses de romarin, genre d’arbuste aussi vivace que beaucoup d’arbres de haute tige ; ou encore des tiges sèches et ligneuses de lierre ; mais en telle quantité qu’elles ne pussent donner à la liqueur un mauvais goût.

13. Or, pour faire usage de ces bois ; on les mettra en décoction dans des bouillons ; on les fera infuser dans du moût de vin, ou dans de la bière, avant qu’elle ait cessé de fermenter. Quand on les prendra dans des bouillons, il faudra, avant de faire chauffer ces bouillons, les y faire infuser très long-temps, comme on le fait ordinairement pour le gayac et autres substances de ce genre, afin que la liqueur puisse extraire, non-seulement les parties du bois foiblement adhérentes, mais même les plus tenaces. Quant au frêne, dont on tire une boisson, il nous est suspect, et nous croyons devoir le rejeter. Tels sont les moyens d’agir sur le sang.

IV.
Moyens d’agir sur les sucs du corps.

1. Il est, comme nous l’avons observé dans la recherche qui avoit pour objet la durabilité des corps inanimés, deux espèces de corps difficiles à consumer : savoir, les corps durs et les corps gras ; comme on en voit des exemples dans les métaux ou les pierres, et dans l’huile ou la cire.

2. Ainsi les moyens qu’on emploie, pour agir sur les sucs du corps, doivent tendre à ces deux buts : savoir, à les rendre un peu durs (à leur donner un peu de consistance), et à les rendre un peu graisseux ou onctueux.

3. Il est trois genres de moyens qui peuvent donner aux sucs du corps plus de consistance ; savoir des alimens solides, l’action du froid qui condense et rend plus compactes les chairs et la peau, enfin des exercices qui puissent rapprocher et lier ensemble leurs parties, afin qu’elles ne soient pas trop fluides et comme écumeuses.

4. Quant aux alimens, ils doivent être de nature à ne pas se dissiper trop aisément ; et telles sont la chair de bœuf, de porc, de cerf, et même celle de chevreau, de cygne, d’oie et de pigeon-ramier ; surtout si ces différentes espèces de chairs sont un peu salées. Il en faut dire autant des poissons salés et secs, à quoi l’on peut ajouter le fromage un peu vieux.

5. Le pain d’aveine, de seigle, d’orge, ou encore celui où l’on fait entrer de la farine de pois, ont plus de consistance que le pain ordinaire de froment ; et le pain même de froment est plus solide, lorsqu’on y laisse un peu de son, que lorsqu’il n’est fait qu’avec la fleur.

6. Les habitans des Orcades qui se nourrissent de poissons secs, et en général les nations ichthyophages sont très vivaces.

7. Les anciens religieux cloîtrés, ainsi que les hermites et les anachorètes, qui ne faisoient usage que d’alimens fort secs et en très petite quantité, fournissoient aussi une très longue carrière.

8. L’eau pure, lorsqu’on en boit fréquemment, est encore une boisson qui rend les sucs du corps moins écumeux. Cependant, comme ce liquide ne contient que des esprits très foibles et qui ont peu de force pénétrante, nous croyons qu’il seroit utile d’y faire dissoudre un peu de nitre. Tels sont les alimens qui peuvent donner de la consistance aux sucs du corps. Quant aux moyens de condenser et de consolider les chairs et la peau, généralement parlant, les personnes qui vivent au grand air, sont plus vivaces que celles qui mènent une vie très sédentaire ; et les habitans des pays froids, plus que les habitans des pays chauds.

9. Lorsqu’on se tient trop chaudement, soit en portant trop de vêtemens, soit en mettant trop de couvertures à son lit, le corps s’amollit excessivement et se dissout.

10. Les bains froids contribuent à la prolongation de la vie, les bains chauds sont contraires à ce but. Nous avons parlé plus haut des bains d’eaux minérales et astringentes ; il seroit donc inutile de répéter ici ce que nous avons dit sur ce sujet.

11. Quant aux exercices, une vie trop sédentaire et trop oisive amollit excessivement toute l’habitude du corps, et fait ainsi que sa substance se dissipe plus aisément. Des exercices un peu violens, sans l’être assez pour occasionner des sueurs trop abondantes, ou des lassitudes excessives, rendent la chair dure et compacte ; et même l’exercice qu’on fait dans l’eau, par exemple en nageant, est très salutaire : généralement parlant, les exercices faits en plein air sont préférables à ceux qu’on fait à la maison.

12. Les frictions sont aussi une sorte d’exercice ; cependant comme leur effet est plutôt de rappeler aux parties la substance alimentaire, que de les consolider, nous ne traiterons ce sujet que dans l’article auquel il appartient.

13. Après avoir traité des moyens de donner aux sucs plus de consistance, nous devons parler de ceux qui servent à les rendre oléagineux et onctueux ; moyens plus puissans, et tendant plus directement au grand but que les précédens, parce qu’étant moins compliqués, ils ont aussi moins d’inconvéniens ; car tous ceux qui peuvent donner aux sucs plus de consistance, empêchant, par cela seul, que le corps ne s’approprie la substance alimentaire, empêchent aussi qu’il ne répare complètement ses pertes continuelles ; ce qui les rend à certains égards favorables, et à d’autres égards, contraires à la prolongation de la vie : au lieu que les moyens qui rendent les sucs plus onctueux, sont doublement utiles : savoir, en les rendant tout à la fois moins évaporables et plus réparables.

14. Mais, quand nous disons qu’il faut rendre les sucs du corps oléagineux ou onctueux, nous ne parlons pas d’une onctuosité manifeste, extérieure et sensible au tact, mais d’une onctuosité fine, intime, radicale et diffuse, c’est-à-dire, qui se répande insensiblement dans toute la masse du corps.

15. Qu’on ne s’imagine pas non plus que l’huile, les graisses, les moelles suffisent pour produire l’effet que nous avons en vue, et pour remplir l’objet actuel ; car les substances qui ont achevé leur période et qui sont devenues tout ce qu’elles pouvoient être, ne sont plus susceptibles d’effets rétrogrades. Mais les alimens, pour répondre à notre but, doivent être de telle nature, qu’après leur parfaite digestion ou concoction, ils puissent enfin donner aux sucs l’onctuosité requise.

16. D’un autre côté, il ne faut pas croire que l’huile et les autres substances grasses qui se dissipent très difficilement, lorsqu’elles sont en masse et sans mélange, ne conservent point cette propriété, lorsqu’elles se trouvent mêlées avec d’autres substances. Car cette même huile, qui, étant isolée, s’évapore plus lentement que l’eau, est aussi plus adhérente et moins siccative dans le papier ou la toile qui en est imbibée.

17. Lorsqu’on veut donner plus d’onctuosité à toute la masse du corps, il faut préférer les alimens rôtis ou cuits au four, aux alimens bouillis. En général, toutes les préparations d’alimens où l’eau est employée, sont contraires de notre but. Nous voyons même qu’on extrait une plus grande quantité d’huile des corps secs que des corps humides (d’une humidité aqueuse).

18. Le principal moyen, pour augmenter l’onctuosité de toute la masse du corps, c’est le fréquent usage des substances douces, telles que le sucre, le miel, les amandes douces, les graines de pomme de pin, les pistaches, les dattes, les raisins secs (les passes), les raisins de Corinthe, les figues et autres semblables. Au contraire, les alimens, acides, salés ou âcres, font obstacle à la génération des sucs onctueux.

19. Nous croyons pouvoir (sans crainte d’être qualifiés de fauteurs du manichéisme et du régime propre à cette secte), recommander d’employer fréquemment, soit comme aliment, soit comme assaisonnement, les semences de toute espèce, les amandes proprement dites, celles des fruits à noyau, et les racines ; car toute espèce de pain (c’est-à-dire, la base de tous les alimens) est tirée des grains, des semences et des racines.

20. Ce qui importe le plus pour donner au corps le degré d’onctuosité nécessaire, c’est le choix judicieux des boissons dont on fait habituellement usage ; ces liqueurs étant les véhicules de toutes les substances alimentaires. Cependant il faut préférer les boissons dont les parties sont très divisées et très atténuées, mais sans acidité et sans acrimonie. Par exemple, des vins vieux et tellement vieux qu’ils soient, pour ainsi dire, édentés (pour me servir de l’expression que Plaute prête à cette vieille qu’il introduit dans une de ses comédies) ; enfin, la bière également vieille.

21. L’hydromel, autant que nous pouvons le conjecturer, rempliroit l’objet actuel, pour peu qu’il eût de la force et qu’il fût un peu vieux. Cependant le miel ayant toujours une teinte d’acrimonie, comme le prouve cette liqueur si active que les chymistes savent en extraire, et qui peut dissoudre les métaux mêmes, il vaudroit peut-être mieux composer une boisson de ce genre avec le sucre, non pas simplement infusé, mais bien incorporé, et à peu près comme le miel l’est dans l’hydromel ordinaire : on n’en feroit usage qu’au bout d’un an, ou au moins de six mois, afin que l’eau eût le temps de perdre sa crudité, et le miel de s’atténuer au degré convenable.

22. Le double effet du temps sur le vin et toute autre liqueur fermentée, est d’atténuer les parties tangibles et d’augmenter l’acrimonie des esprits ; deux effets dont le premier est avantageux, et le dernier nuisible. Ainsi, pour conserver l’avantage en prévenant l’inconvénient, il faudroit mettre dans la pièce qui contiendroit la liqueur, et avant qu’elle eût cessé de fermenter, du moût de vin, de la chair de porc, de cerf, etc. afin que les esprits ayant, pour ainsi dire, quelque chose à ronger ou à ruminer, perdissent ainsi peu à peu leur acrimonie et leur qualité mordicante.

23. De même, si, au lieu de ne faire la bière qu’avec des grains, tels le bled, l’orge, l’aveine, les pois, etc. on y mêloit une certaine quantité, par exemple, un tiers de quelque racine ou pulpe de nature un peu onctueuse, telles que des patates, des culs d’artichaut, des racines de bardane ou autres racines douces et comestibles ; une telle boisson contribueroit plus à la prolongation de la vie, que la bière faite avec des grains seulement.

24. Il seroit également utile, par rapport à notre but, d’employer, pour assaisonner les alimens, ces substances dont les parties sont extrêmement ténues et destituées néanmoins de toute acrimonie ou qualité mordicante ; condition qui se trouve dans certaines fleurs, telles que celles du lierre, qui, infusées dans le vinaigre, ont d’ailleurs un goût agréable ; ou encore la fleur de souci qu’on emploie aujourd’hui dans des bouillons et autres potions ; ou enfin, celles de la bétoine. Tels sont les différens moyens d’agir sur les sucs du corps.

  1. La figure est un peu hardie ; mais c’est Bacon lui-même qu’on me demande. Si je m’étois laissé effrayer par l’excessive délicatesse de notre langue, je n’aurois jamais entrepris cette traduction. J’ai cru devoir interpréter hardiment l’écrivain le plus hardi qui ait jamais existé. Dans mes propres écrits, je serai plus timide, aimant mieux inventer des moyens que des mots : respecter la langue d’une nation, c’est respecter cette nation même, et en choquant trop fréquemment les hommes dans les petites choses, on se met hors d’état d’exécuter les grandes. Quand notre auteur, un peu trop amoureux de ses barbarismes, nous auroit épargné tout ce jargon, en partie composé de mots sans idées et de signes insignifians, en seroit-il moins estimable ? car enfin qu’est-ce qu’un esprit verd ?
  2. Ce qui exécute toutes les fonctions dans le corps humain, c’est un certain agent dont la nature m’est inconnue, auquel je donne un nom, pour avoir l’air de le connoitre, et que je n’en connois pas mieux ; car des pléonasmes et des métaphores ne sont pas des définitions.
  3. Bois doué d’une vertu astringente, et qui croit en Égypte.
  4. Inférieur en quoi ? Notre chancelier, continuellement occupé de prérogatives, de subordination et de justice distributive, imagine des rangs par-tout, même dans le monde physique, comme dans le monde moral ; quoiqu’à proprement parler, dans ces deux mondes, il n’y ait d’autres rangs que ceux qui sont marqués par le plus ou moins de force ; car, quoique Dieu, par exemple, soit le plus juste de tous les êtres, il n’en seroit point le premier, s’il n’étoit aussi le plus fort ; et la justice, sans la force, est une qualité aussi inutile que respectable ; comme la force, sans la justice, est une puissance aussi détestée que respectée. Les rangs, dis-je, sont marqués par le plus ou moins de force, ou, ce qui est la même chose, d’utilité ; toute chose utile étant forte, par rapport au but auquel se rapporte cette utilité : observation qui n’anéantit et n’affoiblit même aucune moralité, puisque la justice est, dans le monde moral, ce qu’il y a de plus utile, et que, pour prendre des mesures bien justes, il faut être juste et pour les autres et pour soi ; la confiance étant pour tout être foible, intelligent, prévoyant et sociable, le premier et le plus nécessaire de tous les instrumens, Mais il paroît que notre auteur met au premier rang, dans le monde physique, les animaux ; au second, les végétaux ; et au troisième, les minéraux, , y compris la terre, qui est leur base ou matrice commune ; et qu’il assigne les mêmes rangs aux esprits que contiennent les différentes substances, plus ou moins composées, organisées, ou animées. Car j’ai déjà observé que, dans la considération des composés divers, il désigne, par cette dénomination d’esprits, toutes les causes dont il aperçoit ou suppose l’action, et dont il ignore la nature.
  5. Il suppose, comme nous l’avons observé dans certaines notes de l’ouvrage précédent, que l’homme se cuit, pour ainsi dire, en vieillissant, et devient de moins en moins pétrissable : ce qui se réduit à dire que le corps devient de plus en plus dur, et de moins en moins perméable.
  6. Pour me rendre plus intelligible, je me servirai d’une comparaison familière. Supposons que, dans une fête publique, le peuple soit assemblé ; mettons dans cette multitude cinq ou six personnes fort vives et fort gaies ; elles mettront tout en train ; elles établiront plusieurs foyers de danse et de gaieté. Mettons à leur place cinq ou six brouillons, de ces hommes, dis-je, qui rient quand les autres pleurent, et qui pleurent quand les autres rient ; ils produiront dans cette foule la plus violente agitation ; ils y apporteront la guerre qu’ils portoient dans leur propre sein, et rien ne s’arrangera. La chaleur des derniers est la chaleur destructive et déprédatrice ; celle des premiers est la chaleur réparatrice et organisatrice. Il ne peut y avoir de nouvelle composition, sans mouvement ; ni de composition régulière, avec un mouvement violent. Tel est, ou du moins tel me paroit être le sens de ce passage.
  7. Mais ce lubrique moyen a l’inconvénient de déterminer le sang à la tête en trop grande quantité.
  8. Les joies bruyantes et bavardes sont, en quelque manière, des diarrhées de l’âme ; elles éventent l’homme et l’épuisent. Il n’est personne qui n’ait pu reconnoître par lui-même qu’après avoir beaucoup parlé, on a moins de jugement, de courage, d’appétit, et, en général, de force, soit physique, soit morale. Pour faire durer sa joie, il faut l’économiser ; et, pour l’économiser, il faut en étouffer l’expression ou en cacher la source. Où finit la joie, commence l’affliction, a dit le sage ; affliction presque toujours proportionnée à cette joie ; le cœur se resserrant naturellement autant qu’il s’est d’abord épanoui ; et la réaction, à cet égard comme à tout autre, étant naturellement proportionnelle à l’action. Or, la joie a toujours une fin ; et plus elle est vive, plus tôt elle finit.
  9. Si le mal d’autrui est une fête pour l’envie, tout étant plein de maux, il est presque toujours fête pour elle.
  10. La fortune du malheureux est l’espérance ; qui ôteroit au pauvre ses rêves dorés, le rendroit bien plus pauvre ; en comptant les écus qu’il espère, il se passe plus aisément de ceux qu’il n’a pas ; et il pardonne plus volontiers aux riches fainéans d’avoir englouti dans leur superflu le nécessaire de cent hommes laborieux. La sottise qui nourrit l’espérance, vaut mieux que la sagesse qui la détruit, si la sagesse peut être autre chose que l’art de nourrir ce sentiment : nouvelle raison pour respecter les dogmes de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme : si l’homme vit d’espérance, il est clair que, pour prolonger sa vie, il faut placer au-delà de cette vie, le terme de ses espérances, afin que, ne pouvant jamais y arriver, il conserve toujours ce sentiment ; car, s’il attache son bonheur à une réalité, sitôt qu’il l’a saisie, le plaisir lui échappe. Aussi voit-on que la nature a attaché notre bonheur à des illusions nourries par des privations, et qu’après la possession, elle baisse la toile.
  11. Si ces observations appartiennent au sujet, ce plan où elles n’ont pu entrer, étoit donc trop étroit, et il falloit l’étendre ; si elles sont étrangères au sujet, elles sont aussi étrangères à cet ouvrage, et ne doivent point y trouver place, ni dans son plan, ni hors de ce plan.
  12. Voici les cinq actes de cette ridicule tragédie et de cette triste comédie qu’on appelle la vie. Végéter, en s’animalisant par degrés et prenant peu à peu possession de la vie ; imiter en petit ce qu’on doit un jour faire en grand ; en un mot, faire une répétition de son rôle futur ; agir en obéissant ; commander en agissant ; enfin se rappeler et raconter ce qu’on a fait, en laissant aux autres la carte du pays qu’on va quitter, et conseillant ce qu’on ne peut plus faire.
  13. Il faut s’attendre à tout, puisque tout arrive sans qu’on s’y attende. Être libre, c’est pouvoir ce que l’on veut ; or, le vrai moyen de pouvoir toujours ce que l’on veut, c’est de ne vouloir jamais que ce que l’on peut. Notre malheur vient de ce que nous voulons faire entrer un muid dans une pinte, ou, pour parler sans figures, de ce que nous voulons résoudre continuellement un problème tout tissu de contradictions et d’impossibilités : par exemple, posséder exclusivement et paisiblement toutes les espèces de biens, comme richesses, honneurs, gloire, belles femmes, etc. que tous ceux qui nous environnent, voudroient aussi posséder de la même manière ; ce qui est impossible. Que les hommes et les choses nous résistent, ou que nous leur résistions, l’effet est pour nous le même ; et, dans les deux cas, nous sommes également malheureux, si l’obstacle est plus fort que nous. Ainsi, ne pouvant accommoder à nous les hommes et les choses, reste à nous accommoder nous-mêmes à tout ce qui nous environne : car si-tôt que nous voulons tout ce qui est, dès-lors tout ce qui est, est comme nous le voulons : principe dont nous tirerons cette conséquence pratique, que le vrai moyen de prolonger sa vie et d’étendre son bonheur, est de resserrer ses prétentions, et de mesurer ses désirs sur sa puissance.
  14. La chaleur peut être, sinon une cause suffisante, du moins une cause nécessaire et concourante de la fluidité des corps, puisqu’à un certain degré de froid, tous les corps connus, même le mercure (comme on l’a éprouvé en Russie), cessent d’être fluides, et qu’à un certain degré de chaleur, tous les corps, même l’or, même le diamant, deviennent volatils, ou du moins cessent d’être solides ; la chaleur ne desséchant les corps qu’en provoquant l’évaporation des fluides qui les détrempent.
  15. On a trouvé, en France même, des squelettes humains de 15, 20 et 24 pieds de long. Voyez les notes à la suite des époques de la nature ; notes ou M. de Buffon a rassemblé des faits de ce genre qui paroissent bien constatés, et qui ne peuvent être comparés à celui de M. Teutobocus, soi-disant roi des Teutons.
  16. Si un alchymiste parvenoit à réduire l’or, les perles et les brillans, en poudre assez fine pour que ses parties pussent s’agréger à sa substance, se loger à demeure dans sa personne, et faire enfin partie de son individu, il deviendroit un homme bien précieux. Mais je soupçonne que toutes ces magnifiques drogues ne vaudroient pas un grain de bled, et que la recette de notre auteur n’est qu’une plaisanterie. Car, si ces substances ne devoient pas séjourner long-temps dans le corps, comment pourroient-elles augmenter sa solidité, et prolonger sa durée ?