Histoire de la ville de Saint-Brieuc/11

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CHAPITRE XI.
DE 1848 À 1870.


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I. Époque de la seconde République (1848-1852) : Élections politiques et municipales. — Effets du coup d’État du 2 décembre. — II. Époque du second Empire : Trois années malheureuses. — La loi municipale de 1855. — Le concours régional et le passage de l’empereur (1858). — Le chemin de fer. — Le conseil de 1860 et les grands travaux. — La tempête du 11 novembre 1883. — Couronnement de Notre-Dame d’Espérance 1865. — Choléra et misère 1867. — Le congrès celtique. — L’Hôtel-de-Ville. — Agitation politique et religieuse. — III. Institutions diverses : Travaux publics et finances. — Agriculture et commerce. — Société d’Émulation. — Presse locale. — L’amiral Charner.

I. — ÉPOQUE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE (1848-1852).


1848. — La suppression du banquet du xii arrondissement par ordre du ministère amena, le 22 et le 23 février, une émeute à Paris, aux cris de Vive la réforme ! et, le 24, l’abdication du roi Louis-Philippe et l’installation d’un gouvernement provisoire à l’Hôtel de Ville, aux cris de Vive la République !

La République fut proclamée à Saint-Brieuc le 28 février. La bourgeoisie fut d’abord frappée de stupeur. Le lendemain cependant, le conseil municipal vota une adresse au gouvernement provisoire pour accepter la République, « en attendant, disait-il, que la nation sanctionne librement, régulièrement votre pouvoir exécutif provisoire, comme il convient à un grand peuple ». Quelques jours après, le conseil, en adhérant de nouveau à la République, insista « pour que la loi municipale, qui ne peut être changée que par l’assemblée nationale, soit maintenue dans toutes ses dispositions ». Les boucliers refusaient d’acquitter le droit d’octroi, supprimé à Paris. Ce droit fut conservé, en attendant qu’on trouvât une autre taxe pour le remplacer.

La préfecture reçut, en qualité de commissaire du gouvernement provisoire, M. Couard, puis M. Morliéry, et de nouveau M. Coüard. Ce dernier nomma, dans le mois de mars, M. Le Pécheur Bertrand, maire de Saint-Brieuc, et M. Boullé, commandant de la garde nationale.

Le gouvernement provisoire qui avait par un décret du 25 février « garanti l’existence de l’ouvrier par le travail », mais qui se voyait débordé par des armées menaçantes, sorties des clubs et des ateliers nationaux, résolut de faire nommer une assemblée constituante par le suffrage universel. 94 candidats se présentèrent dans les Côtes-du-Nord. Des comités électoraux se formèrent de tous côtés et, le 2 avril, il y eut dans la chapelle du collège une réunion des délégués de 35 cantons pour présenter une liste. Les seize représentants élus, le 23 avril, furent MM. Michel, Tassel (ancien député), de Tréveneuc, Glais-Bizoin (ancien député), Depasse, Le Gorrec (ancien député), Racinet, Loyer, Carré, Denis, Houvenagle, Marie, Perret, Jules Simon, Le Dru et Morhery. Le 1er obtint 110,045 voix ; le dernier, 63,375.

L’assemblée constituante se réunit le 4 mai. Envahie, le 15, par une troupe de factieux, elle prononça la dissolution des ateliers nationaux. De là, l’insurrection de juin, qui fut domptée grâce à l’énergie du général Cavaignac et au dévouement de l’armée et de la garde mobile. Aux premières nouvelles parvenues à Saint-Brieuc, le conseil municipal se mit en permanence et un détachement de volontaires allait partir, quand on apprit la répression de l’émeute. Une adresse de félicitations fut aussitôt envoyée à l’assemblée et au gouvernement.

Aucune agitation grave ne s’était produite à Saint-Brieuc, pendant les émeutes de Paris. Lorsqu’on voulut planter un arbre de la Liberté sur la place de la Préfecture, le dimanche 7 mai, le maire pria le clergé de le bénir, et la fête se termina par un bal champêtre ; lorsque des théoriciens organisèrent un club des travailleurs, le conseil municipal, plus pratique, créa une commission chargée de procurer du travail aux ouvriers. Le sentiment de la population se manifesta du reste dans les élections municipales du 30 et du 31 juillet, en nommant MM. Du Clésieux, Hérault, Piedevache, Guimart, Rault, Rochard, Guillo-Lohan, Le Couédic, Le Menr, Théodose Sébert, Le Pomellec, Geslin de Bourgogne, Le Forestier, Hamonno, Bienvenüe, Bellom, Boullé, Thieullen, L. Robillard, F. Rouxel, V. Bothen, Bonnefin, Paturel, Guiomar, E. Touyé, Quémar et de Saint-Méloir. Un décret du 19 août appela M. Boullé à la mairie, et MM. Hérault et Bienvenüe, aux fonctions d’adjoints.

La nouvelle municipalité se trouva en présence d’une double difficulté : combler le déficit et venir en aide aux ouvriers. Les travaux du bassin à flot ayant été suspendus, ceux du collège étaient la seule ressource ; mais, bien que le collège eût été érigé en lycée par décret du 16 juillet, le conseil général avait été obligé d’ajourner sa subvention, et le gouvernement ne se souciait plus d’autoriser un emprunt. À force d’instances, l’administration municipale obtint l’autorisation et fit commencer les travaux préparatoires.

Le même jour (16 septembre) vit paraître à Saint-Brieuc deux nouveaux journaux politiques : la Foi Bretonne, organe légitimiste, ayant pour rédacteur en chef M. Thibault de La Guichardière, et la Bretagne, fondée par MM. Aurélien de Courson et de La Tour. Ce dernier journal, dans son numéro spécimen, fit connaître sa ligne de conduite, en rappelant le programme de la Revue de l’Armorique, publié six ans auparavant et formulé en ces termes : « Nous ne descendons point dans l’arène pour combattre telle ou telle forme établie. Catholiques, nous venons fonder dans la vieille province celtique une tribune où les hommes de foi, de science et d’union pourront désormais élever la voix en faveur de la vérité religieuse, de la vérité sociale et de la vérité historique, obscurcies par l’ignorance et le mensonge. »

Le gouvernement du général Cavaignac n’avait fait que peu de changements dans le personnel administratif du département. M. Coüard fut cependant remplacé par M. Mars Larivière, qui prit possession de la préfecture dans le mois de novembre.

La constitution républicaine fut proclamée le 4 novembre 1848. Des questions importantes, telles que celle de l’organisation départementale et communale, furent renvoyées aux lois organiques. L’élection du président de la République fut attribuée à la nation et fixée au 10 décembre. Les électeurs des Côtes-du-Nord donnèrent au prince Louis Napoléon 73,455 voix ; au général Cavaignac, 36,920, et à Ledru-Rollin, 896, sur 113,859 votants.

1849. — Le 14 janvier, un nouveau drapeau fut remis à la garde nationale par le préfet. — Le 9 mars, un bataillon de ces mobiles, qui avaient si énergiquement contribué à réprimer l’insurrection de juin, vint tenir garnison à Saint-Brieuc et y fut chaleureusement accueilli. — Le 23 avril, la première pierre du lycée fut posée. Le département fut représenté dans cette occasion solennelle par MM. Mars-Larivière, préfet ; Thieullen, président du conseil général et ancien préfet ; la ville, par MM. Boullé, maire et Hérault, premier adjoint ; l’université, par MM. Théry, recteur de l’académie, et Tranois, principal.

Le grand événement du mois de mai fut la convocation de l’assemblée législative. De l’entente qui se fit entre les divers groupes du parti conservateur dans les Côtes-du-Nord sortit une liste de candidats, en vue des élections du 13 et du 14. Cette liste, arrêtée dans la réunion du 2 mai, malgré quelques dissidences, fut patronnée par un comité central, par le préfet et l’évêque, et passa tout entière. Ainsi furent élus MM. de Tréveneuc, Le Gorrec, Charner, Denis, de Botmilliau, de Cuverville, Dieuleveult, de Montalembert, Depasse, Normand-Dessalles, Thieullen, Bigrel, Leconte — et le 8 juillet, M. Rioust de Largentaye, en remplacement de M. de Montalembert, démissionnaire. Le mois suivant M. de Montalembert vint à Saint-Brieuc remercier ses électeurs et visita, dans le même but, plusieurs villes du département.

Au point de vue municipal, l’administration reprit une affaire qui avait donné lieu à des projets sans nombre en 1808, en 1827, et de 1831 à 1847. Il s’agissait de l’établissement des halles au blé et à la viande. Les emplacements de Cardenoual, de Saint-Guillaume, de l’ancien marché au blé et du vieux séminaire avaient leurs partisans, et jamais intérêt de quartier ne fut soutenu avec plus de vivacité. Au sein du conseil, il y eut des séances orageuses et, à deux reprises, les voix se partagèrent. Le maire fit pencher la balance en faveur du vieux séminaire, et l’acquisition en eut lieu au prix de 100,000 francs. On décida en outre la démolition et la vente de Saint-Guillaume.

Au commencement de l’hiver, on signala quelques cas de choléra dans la rue Quintin et à Cesson.

1850. — Le choléra reprit avec une nouvelle intensité dans la banlieue de Saint-Brieuc, et surtout à Plérin. Du 1er novembre 1849 au 1er mars 1850, on constata dans cette commune 427 cas et 126 décès.

Le 6 janvier 1850, M. Huguin, sous-lieutenant au 1er de ligne, trouva la mort en cherchant à sauver un enfant qu’on croyait en danger dans une maison incendiée de la rue Saint-Gouéno. La ville réclama le soin des funérailles de ce brave militaire et lui éleva un monument funèbre.

Le 3 septembre, on fit à la cathédrale l’inauguration du tombeau de Mgr Caffarelli. Le panégyrique du prélat y fut prononcé par Mgr Saint-Marc, archevêque de Rennes.

Dans l’ordre politique, une des lois les plus importantes faites par l’assemblée législative pour la restauration de l’ordre social, fut celle du 15 mars 1850, qui accorda la liberté d’enseignement. Cette loi instituait aussi les académies départementales. Celle des Côtes-du-Nord eut pour recteur M. Lamache, qui fut installé quelques mois plus tard. D’un autre côté, sous l’empire des craintes que firent naître quelques élections socialistes, l’assemblée restreignit le suffrage universel par la loi du 31 mai. Les citoyens domiciliés depuis trois ans dans le même canton furent seuls inscrits sur les listes électorales, et la preuve du domicile dut être faite par le rôle de la contribution personnelle ou de la prestation en nature. Cette loi fut plus tard le prétexte d’une rupture entre l’assemblée et le président de la République.

1851. — Ce fut pour la municipalité de Saint-Brieuc une année d’études, en vue de raffermir la situation financière et le crédit de la ville. Plusieurs rapports y furent présentés par les hommes les plus compétents. Une pétition ayant été adressée par un grand nombre d’habitants pour le maintien de la gratuité dans les écoles primaires, M. Guimart fit à ce sujet, dans le conseil, l’historique de l’école des frères et fut obligé de reconnaître que la ville n’avait pas de droit de propriété sur leur immeuble. M. Du Clésieux, dans son rapport sur le budget, donna de sages conseils pour améliorer les recettes et dépenser ensuite le plus utilement possible. M. Geslin proposa une meilleure répartition de la contribution mobilière. Il fut aussi chargé d’établir la situation de l’octroi, en réponse à une décision prise par l’administration supérieure pour supprimer la partie de la taxe d’octroi qui dépassait le droit d’entrée ; mais il fallut lutter, à ce propos, comme on l’avait fait à la fin de la Restauration.

Le jubilé de 1851, célébré avec beaucoup d’éclat dans toutes les paroisses du diocèse, dura trois semaines à Saint-Brieuc et se termina, le 9 novembre, par l’inauguration, à l’entrée de la chapelle Saint-Pierre, d’une croix de granit, sortie des ateliers de MM. Poileu, de Brest.

La fin de l’année fut marquée par un grand événement politique. La lutte engagée entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif s’était accentuée depuis que le président de la République avait proposé, dans son message du 4 novembre, le retrait de la loi du 31 mai, et que cette demande avait été rejetée par l’assemblée. Cette lutte se termina par le coup d’état du 2 décembre. Une dépêche télégraphique arrivée, le 3, à Saint-Brieuc, annonça la dissolution de l’assemblée nationale, le maintien du gouvernement républicain et l’appel au peuple par le suffrage universel. Quelques protestations furent signées et insérées dans les journaux, puis le silence se fit. L’Union des démocrates qu’avaient fondée, le 13 novembre, MM. Le Pêcheur-Bertrand et Montier, suspendit sa publication, le 7 décembre. La société des Amis de l’ordre et de la liberté, qui avait rêvé une savante organisation au point de vue de la résistance, cessa bientôt de se réunir.

Le 21, un vote d’absolution fut donné par le peuple au coup d’état, et une dictature temporaire fut accordée au prince président pour réorganiser le pays. Sur 3,152 électeurs inscrits à Saint-Brieuc, il y eut 1,692 oui et 222 non ; dans le département, sur 163,743 inscrits, 109,073 oui et 2,841 non.

1852. — Le 1er janvier, Te Deum fut célébré à la cathédrale, et l’administration invita les habitants à illuminer leurs maisons. Un arrêté préfectoral du 5 janvier suspendit le Républicain des Côtes-du-Nord, la Foi bretonne et l’Impartial de Dinan. Un autre arrêté du 20 janvier ordonna le désarmement de la garde nationale.

La constitution du 14 janvier avait rétabli les institutions du Consulat et de l’Empire, tout en conservant le suffrage universel. Les élections au corps législatif eurent lieu, le 29 février et le 1er mars. Le gouvernement présenta et soutint des candidats, qui furent élus dans les Côtes-du-Nord sans beaucoup d’opposition. Dans la circonscription de Saint-Brieuc, M. Thieullen, l’ancien préfet, obtint 16,505 voix contre M. Denis, qui en eut 7,038.

Les élections municipales des 21 et 22 août renvoyèrent au conseil presque tous les membres élus en 1848, avec une majorité variant de 1,348 à 900 voix. M. Boullé fut maintenu dans les fonctions de maire. Les membres devinrent moins assidus aux séances et furent quelquefois en nombre insuffisant pour délibérer. On reprit cependant les projets étudiés en 1851, entre autres celui de la construction d’une halle au blé, avec façade sur la rue Jouallan. Le devis en fut établi à 110,000 francs, et la commission proposa de constituer une société par actions, avec partage des bénéfices nets et faculté de rachat par la ville. Le revenu calculé d’après la quantité de blé apportée au marché en 1849, devait être de 7 à 8,000 fr. Ce projet ne fut pas adopté par le conseil d’État. Il fut plus facile d’installer une halle au poisson dans l’ancienne halle, sur le Martrai. La place Saint-Michel fut dégagée ; la nouvelle route du Légué, commencée ; l’enquête pour le plan d’alignement, terminée.

Le 7 août, le prince Jérôme, frère de Napoléon Ier, descendit chez le nouveau préfet, M. Rivaud de La Raffinière. Le prince reçut les autorités, visita le Légué et promit son concours en vue de l’achèvement du bassin à flot.

Le lycée fut constitué au mois de septembre, et reçut encore une subvention de 30,000 fr. pour compléter son mobilier usuel et scientifique. On eut beau rappeler les sacrifices faits à propos du lycée, et demander en retour que l’octroi ne fût pas modifié, le temps n’était plus à la discussion. Il fallut céder. On augmenta les droits sur la viande et on en créa d’autres sur divers comestibles, sans compenser tout à fait la perte éprouvée sur les boissons.

Du 3 au 10 octobre, l’Association bretonne tint son 10e congrès à Saint-Brieuc, M. de Sesmaisons étant directeur de l’Association. M. Lacrosse, sénateur, fut élu président pour la durée de la session. Après avoir assisté à la messe du Saint-Esprit, les membres du congrès se réunirent en assemblée générale à la préfecture, où l’on avait installé une exposition très variée de produits agricoles, de fleurs et d’objets d’art. La session fut remplie de discussions approfondies sur l’état de l’agriculture et animée, le soir, par les intéressantes séances de la section d’archéologie, où les dames étaient conviées.

On était arrivé au dénouement de la crise qui durait depuis quatre ans. Toutes les mesures prises en 1852 par le chef du pouvoir exécutif n’étaient qu’une préparation au rétablissement de l’empire. Un sénatus-consulte l’accepta, le 7 novembre, et le peuple fut appelé à le ratifier, le 21 et le 22 du même mois. La ville de Saint-Brieuc y contribua par 1,467 voix et le département, par 116,947. Le nombre des opposants fut peu considérable. Napoléon III fut proclamé empereur des Français, le 2 décembre 1852.

Dans la période de transition qui s’étend de 1848 à 1852, la ville de Saint-Brieuc s’est ressentie de l’état d’incertitude dans lequel se trouvait le pays, et l’action de l’administration municipale a été plus d’une fois paralysée.

II. — ÉPOQUE DU SECOND EMPIRE. (1852-1870)


On peut diviser cette époque en deux parties : la première, de 1852 à 1860, ou période autoritaire, marquée aussi par de grande guerres et par un brillant développement de la civilisation ; la seconde, de 1860 à 1870, ou période libérale, pleine d’agitation et de dangers à l’intérieur et à l’extérieur.

À Saint-Brieuc, la mairie a été occupée, de 1852 à 1870, par MM. Boullé, Bonnefin et Hérault. L’administration du premier a été très pénible ; celle du second, audacieuse, mais féconde en travaux ; celle du troisième, plus réservée, sans abandonner les entreprises commencées.

1852-1860. — M. Boullé était maire depuis 1848 et avait eu à surmonter déjà bien des difficultés. Sauf l’époque brillante des courses de 1853, la fin de son administration n’a compté que des jours de malaise et de tristesse. Cela tenait non pas au magistrat, que le conseil déclarait « sage et bienveillant », mais à une situation financière sans issue. Une diminution dans le produit de l’octroi avait encore fait appliquer les annuités de l’emprunt aux dépenses ordinaires et créé un nouveau déficit. Le conseiller d’état Boulatignier, chargé de l’inspection des préfectures de l’Ouest, étant arrivé à Saint-Brieuc, le 5 octobre 1853, on lui déclara qu’il était impossible d’administrer, et qu’on priait l’autorité supérieure « de venir au secours de la ville aux abois, en lui donnant les moyens de subvenir à ses besoins ». L’État ne pouvait rien faire en pareille circonstance, et cependant les ouvriers avaient beaucoup à souffrir de la cherté des denrées. Le 3 octobre, une réunion de notables et de personnes charitables provoqua une souscription publique et la nomination d’une commission des subsistances. Les indigents reçurent des bons de différence, qui leur permirent d’avoir du pain au dessous du cours. La différence ainsi payée par la commission représentait, au mois de décembre, 140 fr. par jour. En même temps, l’administration organisait des ateliers de charité ; mais elle fut arrêtée dans son généreux élan, faute de fonds. Ce ne fut pas sans tristesse que le conseil vit supprimer des sommes portées à son budget, et qu’il considérait comme indispensables. Le malheur rend souvent injuste. La population ouvrière, ne considérant que ses souffrances, en rejeta la faute sur l’administration. Le maire fut si affecté de cette ingratitude qu’il donna sa démission, malgré les instances affectueuses que fit le conseil pour l’en empêcher.

Il fallait non seulement du courage, mais une certaine audace pour accepter la succession de M. Boullé. Un ancien officier, M. Bonnefin, eut cette audace et la conserva pendant dix ans, au milieu des circonstances les plus difficiles. À peine entré en fonctions (18 novembre 1854), il rejeta les palliatifs et les demi-mesures et demanda un emprunt de 152,640 francs, pour acquitter les dettes et couvrir les engagements. Le consentement du conseil et celui du gonvernement furent enlevés l’un après l’autre. L’emprunt fut autorisé, l’année suivante, et garanti par une surtaxe de 0,65 centimes par hectolitre de cidre, pendant neuf ans. La misère cependant augmentait. Dès le mois de novembre 1854, une nouvelle commission d’assistance avait été constituée sur l’initiative du préfet. La charité privée répondit si bien à son appel que les militaires en garnison distribuèrent eux-mêmes des soupes à la caserne, pendant toute la durée de la crise, et en firent distribuer au bureau de bienfaisance. Pour surcroit de malheur, l’hiver se prolongea très tard. La charité n’en devint que plus active. Un fourneau économique fut établi pour les pauvres au bureau de bienfaisance. Le salaire fut un peu élevé dans les ateliers de la ville, et un accord fut ménagé dans le même but entre les patrons et les ouvriers.

Une société de secours mutuels fut fondée, au mois d’octobre 1855, pour les menuisiers et comprit bientôt la plupart des autres corps de métiers. Le mois suivant, comme l’hiver s’annonçait d’une manière aussi fâcheuse que le précédent, M. Piedevache proposa d’aller acheter des blés durs d’Algérie et, l’opération étant devenue mauvaise par suite de la baisse, il la prit à son compte, à des conditions avantageuses pour la ville. Pour couvrir les dépenses causées par la disette, on vota un autre emprunt de 30,000 fr., remboursable par la levée de 4 centimes extraordinaires pendant dix ans. Il était dû, sur les trois emprunts contractés, environ 375,000 francs, et les ressources créées pour y faire face représentaient chaque année : les 24 centimes extraordinaires, 24,000 fr., et la surtaxe, 16,000 fr., soit 40,000 fr. à peu près.

L’année 1855 ne vit à Saint-Brieuc qu’une fête, d’un caractère tout religieux, à laquelle la population s’associa tout entière : on célébra, le 4 février, la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception. Jamais il n’y avait eu dans notre ville d’illumination si splendide.

Dans le cadre des institutions municipales, l’action du gouvernement et celle des Chambres s’exercèrent par la confection d’une loi depuis longtemps attendue, celle du 5 mai 1855 sur l’organisation municipale. Plus large, d’une part, que la loi de 1831, puisqu’elle remettait au suffrage universel l’élection des conseillers, sauf à Paris et à Lyon, elle le fut moins, d’autre part, en ce qui concerne la nomination du maire et des adjoints. Ceux-ci, en effet, devaient non seulement être choisis, comme autrefois, par le chef de l’État ou par le préfet, mais ils pouvaient être pris en dehors du conseil municipal. Ce système, inauguré par la loi du 28 pluviôse an viii, (art. 18 et 20), avait été appliqué jusqu’en 1831 et proclamé de nouveau dans la constitution du 14 janvier 1852, (art. 57). Les élections faites au mois d’août, d’après la nouvelle loi, constatèrent de la part de la population une grande négligence, puisque le plus favorisé des 16 conseillers élus au premier tour n’obtint que 843 voix.

Tout en renforçant ainsi le pouvoir exécutif aux dépens des libertés municipales, l’empereur développait la puissance militaire de la France par la guerre de Crimée, recevait à Paris, avec un grand éclat, les souverains de l’Europe pendant l’exposition universelle de 1855, et cherchait à empêcher une nouvelle révolution sociale, en multipliant les travaux publics et les institutions de bienfaisance et de prévoyance.

Après plusieurs années malheureuses, Saint-Brieuc se ressentit enfin de la transformation qui s’opérait en France. Le 27 janvier 1856, le préfet, distribuant les récompenses obtenues par les exposants des Côtes-du Nord a l’exposition universelle, leur remit 3 médailles d’argent, 13 de bronze et 5 mentions honorables. Les lauréats étaient tous des agriculteurs.

La naissance du prince impérial (16 mars) et la proclamation de la paix (30 mars), furent accueillies par un grand nombre de personnes connue des promesses rassurantes pour l’avenir.

Le 18 août, la ville tout entière paya sa dette à l’armée, en faisant une réception chaleureuse au 69e revenant de Crimée.

La 13e session de l’Association bretonne se tint à Saint-Brieuc, le 5 octobre, et fit époque par l’éclat de ses réunions et le nombre des exposants des Côtes-du-Nord, et même de Saint-Brieuc. MM. de Caffarelli, directeur de l’association, et de Sesmaisons, président du congrès, en dirigèrent les travaux avec autant de talent que de courtoisie.

En même temps, le conseil municipal, encore ému du souvenir des trois années précédentes, suivait avec modération les travaux commencés. Son grand souci était le lycée, dont les emménagements n’étaient pas terminés. Il obtint de s’en libérer moyennant 25,000 fr., ce qui porta la part de la ville dans cet édifice à 330,000 francs, et encore lui restait-il à construire la chapelle. Dès lors on ne songea plus qu’au chemin de fer, qu’on demandait depuis deux ans à faire passer par Saint-Brieuc. Quatre ingénieurs s’était prononcés contre ce projet. De nouvelles études furent réclamées, et une commission, composée de MM. Boullé, Geslin, Sébert et Du Clésieux, fut chargée, de concert avec l’administration municipale, de suivre cette affaire. Les observations qu’elle présenta sur les avantages du tracé du nord de la Bretagne, vigoureusement appuyées par plusieurs conseils municipaux et par la députation des Côtes-du-Nord, provoquèrent une nouvelle enquête de la compagnie.

Au mois de juin 1857, l’élection d’un député dans la circonscription qui comprenait les villes de Saint-Brieuc et de Guingamp, produisit une courte agitation. M. Le Gorrec, doyen de la députation des Côtes-du-Nord, fut le candidat du gouvernement, en opposition à M. Glais-Bizoin. La ville de Saint-Brieuc donna 1,331 voix à M. Glais-Bizoin, et 574, à M. Le Gorrec ; mais ce dernier obtint dans l’arrondissement électoral plus de 16,000 voix contre 6,000 environ, accordées à son concurrent.

C’est au milieu des soucis provenant de la question du chemin de fer et d’une nouvelle suspension de l’amortissement de l’emprunt, par suite de la diminution de l’octroi, qu’on attendit 1858. On annonçait pour cette année aux habitants de Saint-Brieuc le concours régional et le passage de l’empereur.

Le concours régional eut lieu du 3 au 8 mai 1858. Aux exhibitions d’animaux et de machines, particulières aux concours, le préfet avait ajouté une exposition artistique, industrielle et horticole, afin qu’on put mieux apprécier l’état de l’industrie dans notre région. Il n’y manquait qu’une exhibition hippique. 190 exposants du département figurèrent au concours d’une manière avantageuse. M. Le Cornée, de Plourhan, eut la prime d’honneur de 5,000 fr. et une coupe d’argent valant 3,000 fr.

Le 16 juin, le maréchal Baraguey d’Hilliers, commandant en chef de la région de l’ouest, fut accueilli à Saint-Brieuc avec de vives sympathies.

Le 31 juillet, la ville et le diocèse perdirent Mgr Lemée, dont l’épiscopat, tout rempli de bonnes œuvres, avait révélé un organisateur de premier ordre.

Tous ces événements, malgré leur importance, s’effacèrent devant l’éclat du voyage impérial, sur lequel on fondait tant d’espérances. L’empereur et l’impératrice, après être allés par mer de Cherbourg à Brest, et par terre, de Brest à Lorient, avaient traversé la Bretagne par Sainte-Anne d’Auray, Napoléonville, Loudéac et Moncontour. Leurs Majestés arrivèrent à Saint-Brieuc, le 17 août 1858, vers 4 heures du soir, accompagnées d’une troupe de cavaliers bretons. Les maisons étaient pavoisées sur le parcours du cortège, et le coteau de Gouédic, à l’entrée de la ville, était couvert d’une population immense. Presque toutes les communes des arrondissements de Saint-Brieuc, de Guingamp et de Lannion avaient fourni un contingent. L’enthousiasme était indescriptible. Le maire, entouré du conseil municipal, présenta, suivant l’usage, les clefs de la ville à l’empereur et, s’adressant à l’impératrice, associa dans un même hommage les noms des deux souverains et ceux d’Anne de Bretagne et de Louis XII, le père du peuple. Le mot le plus remarqué de la réponse fut celui-ci : « Il y a bien longtemps que je désirais venir dans votre ville, pour causer avec vous de vos intérêts et étudier sur place les moyens d’y satisfaire ». Sur le passage du cortège on ne voyait qu’arcs de triomphe avec ces inscriptions : « À l’empereur, les ouvriers de la Société des secours mutuels ! — Au protecteur de l’agriculture ! — À l’empereur, le commerce des Côtes-du-Nord ! — À S. M. l’impératrice, les dames de Saint-Brieuc ! » On remarquait aussi deux statues colossales, dues à deux de nos compatriotes : celle de l’Agriculture, par Ogé, et celle de la Bretagne, par L. Durand.

L’empereur et l’impératrice se rendirent d’abord à la cathédrale, où le Domine salvum fut chanté, puis à la préfecture, où ils trouvèrent une députation de jeunes filles et les femmes des principaux fonctionnaires. Après la réception des autorités religieuses, civiles et militaires, l’empereur descendit au perron de l’hôtel pour voir défiler les députés des communes rurales du département. Le diner officiel fut suivi d’un bal offert par la ville sous une tente immense, dressée sur le Champ de Mars. La pluie qui survint à la fin du bal, n’empêcha pas la foule des étrangers de rester à Saint-Brieuc, pour saluer encore une fois l’empereur et l’impératrice. Le lendemain matin, l’empereur examina, dans le parc de la Préfecture, les meilleurs types de notre race chevaline dans ses deux variétés : le cheval de trait du littoral et le cheval léger de la montagne. Une course d’obstacles lui fut offerte à la sortie de la ville, mais la pluie qui continuait de tomber à torrents ne permit pas d’en apprécier l’effet. Le cortège quitta Saint-Brieuc vers 9 heures et demie pour se rendre à Dinan. Un rédacteur de la Bretagne, M. Poulain-Corbion, faisait partie de la suite impériale, en qualité d’historiographe. On évalue à 40,000 le nombre des personnes venues à Saint-Brieuc pour voir l’empereur.

Quelques jours auparavant, on avait appris la nomination à l’évêché de Saint-Brieuc de M. Martial, vicaire-général de Bordeaux. Mgr Martial fut sacré à Bordeaux, le 21 novembre, et fit son entrée solennelle à Saint-Brieuc, le 4 décembre.

Le concours régional avait coûté à la ville 10,000 fr., et la réception impériale, 50,000 fr. ; mais l’empereur avait dit un mot favorable au passage du chemin de fer par Saint-Brieuc. La concession fut en effet accordée par la loi du 11 juin 1859. Cela suffisait pour effacer toutes les inquiétudes, d’autant plus que le produit de l’octroi fut satisfaisant à la suite d’une bonne récolte.

Le 24 juin, la première pierre de l’hospice des incurables fut posée dans l’enceinte de l’hospice général. Cette œuvre était due à la sœur Géray, qui avait remis à l’administration 24,000 francs, recueillis par elle dans le département avec un dévouement infatigable.

Le 20 novembre, eut lieu le sacre de M. Epivent, curé de la cathédrale, appelé au siège d’Aire. La cérémonie fut présidée par Mgr Martial, assisté des évêques de Nantes et de Quimper. Le lendemain, les évêques allèrent bénir la première pierre du nouveau collège de Saint-Charles. On voulait que ce collège correspondit, par son installation, au rang qu’il avait pris dans l’enseignement libre du diocèse.

La première phase du règne de Napoléon III fut terminée par la courte et glorieuse campagne d’Italie, qui fut suivie de la paix. Dans cette campagne, quatre de nos concitoyens avaient été tués ou étaient morts des suites de leurs blessures : le commandant Kléber, le lieutenant Conor, le sergent Perron et le caporal Duseigneur.

1860-1870. — L’année 1860 fut signalée par un revirement de la politique impériale et, à Saint-Brieuc, par un développement considérable des travaux publics.

Une lettre impériale, du 5 janvier, sur la liberté commerciale fut l’annonce du traité de commerce, signé avec l’Angleterre, le 22 janvier. D’un autre côté, l’empereur suivait dans la question romaine une politique qui jetait le trouble et l’inquiétude parmi les catholiques. Le journal La Bretagne ayant publié une lettre de MM. de Cuverville, député des Côtes-du-Nord, Lemercier et Keller, pour protester contre cette politique, fut supprimé par décret du 15 février. L’Armorique fut créée, et autorisée à succéder à La Bretagne avec une partie de l’ancien personnel ; mais il n’y eut plus le même élan chez les catholiques des Côtes-du-Nord, pour soutenir la politique impériale.

Les attaques dirigées contre le pouvoir temporel de la papauté par un aventurier célèbre et par le gouvernement piémontais, avaient ému déjà le sentiment religieux dans les Côtes-du-Nord, et un grand nombre de volontaires étaient allés se mettre sous les ordres de Lamoricière pour défendre l’indépendance du souverain Pontife. Ils succombèrent à Castelfidardo, le 18 septembre, après avoir fait des prodiges de valeur, méritant qu’un général français leur appliquât ces paroles : « le soldat qui reste fidèle au poste du péril et de l’honneur, doit être glorifié dans tous les pays ». La ville de Saint-Brieuc compta quelques-uns des siens parmi les défenseurs du Saint-Siège. L’un d’eux, M. Alfred de La Barre de Nanteuil, tomba sur le champ de bataille, couvert de blessures. Ces événements causèrent dans le pays une vive agitation.

En même temps, le conseil municipal élu en 1855, s’efforçait, avant de déposer son mandat, d’attirer l’attention par quelques grands travaux. Ayant renouvelé sans succès les pétitions en faveur du bassin à flot, il décida l’achèvement du lycée. La première pierre de la chapelle fut bénite, le 28 mai, par S. E. le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, assisté de Mgr Martial, en présence de MM. le comte Rivaud, préfet, Bonnefin, maire, et Mourier, recteur de l’académie de Rennes. Le cardinal Donnet, qui était venu rendre visite à son ancien vicaire général, Mgr Martial, ne voulut pas quitter le diocèse sans faire un pèlerinage aux sanctuaires de Notre-Dame de Bon-Secours et de Notre-Dame d’Espérance.

Le 18 et le 25 août, eurent lieu les élections municipales. En installant le nouveau conseil, le maire s’applaudit d’avoir, avec l’ancien, « traversé des moments difficiles, soulagé de grandes misères, rétabli la bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers trop peu rétribués alors, et mis dans les finances un ordre qui ne pouvait être le fruit que des temps calmes qui ont succédé aux orages de 1848. » Le fardeau des dettes était même allégé, car il n’était plus dû sur les emprunts que 267,900 fr.

Les élections avaient amené au conseil plusieurs nouveaux membres, entre autres M. Glais-Bizoin et MM. les ingénieurs Fessard et Dujardin. Le dernier surtout a exercé, pendant plusieurs années, une influence prépondérante sur les travaux de la ville. Il commença par combattre, à divers points de vue, la disposition adoptée pour les ailes du lycée, destinées à la chapelle et à la bibliothèque. Le résultat de cette critique fut d’arrêter les travaux commencés, de faire un nouvel achat de terrain, de reculer les deux ailes et d’en modifier le style. La chapelle et la bibliothèque coûtèrent plus de 200,000 fr., ce qui porta la dépense totale de la ville dans la construction du lycée et des deux ailes, à 526,840 fr. L’État et le département y avaient contribué en outre pour 179,376 fr. Ainsi finit cette grande entreprise dont on n’avait considéré, au début, que la nécessité, sans se préoccuper suffisamment de l’unité du plan, ni des moyens d’exécution ; aussi pesa-t-elle lourdement, pendant vingt ans, sur les finances municipales.

Le début de l’année 1861 fut encore assez pénible. À partir du 1er janvier, le bataillon du 99e en garnison à Saint-Brieuc, fit distribuer quatre-vingts soupes par jour aux indigents. Le conseil leur vint en aide, en abordant les grands travaux que rendait nécessaires l’établissement de la gare sur le plateau voisin du séminaire. M. Dujardin fut chargé de tous les rapports sur les abords de la gare, sur l’ouverture d’un boulevard parallèle, sur l’aménagement de la grande promenade, que dirigea M. Barillet-Deschamps, architecte de la ville de Paris. Ces travaux, joints à ceux de la chapelle du lycée et de la bibliothèque, représentaient au moins 300,000 francs. La situation fut déclarée mauvaise et, pour la dégager, on vota un emprunt de 300,000 fr. au crédit foncier. Cet emprunt, qu’autorisa la loi du 10 juin 1862, devait être remboursé au moyen de 30 annuités, prélevées sur les revenus ordinaires.

Au milieu de ces difficultés, la ville de Saint-Brieuc reçut la nouvelle d’un événement qui lui faisait honneur. Au retour de l’expédition de Chine, le vice-amiral Charner, commandant en chef de nos forces navales dans l’extrême Orient, s’empara de Mytho, position stratégique dominant le Cambodge et couvrant nos possessions de Cochinchine. Le conseil municipal fit parvenir une adresse de félicitations à notre illustre compatriote, qui répondit avec sa bonté et sa simplicité ordinaires. Il envoya, l’année suivante, à sa ville natale quelques-uns des drapeaux pris sur les Annamites.

À l’année 1861 se rattache aussi la naissance de la Société d’Émulation. Le 31 janvier, MM. Geslin de Bourgogne, Gaultier du Mottay et Lamare prirent l’initiative d’une réunion, où ils proposèrent de fonder dans les Côtes-du-Nord une Société d’Émulation, « pour provoquer, soutenir et coordonner les efforts de tous les hommes cultivant les sciences, les lettres et les arts ». Ces efforts devaient être plus particulièrement consacrés à l’étude des besoins et des intérêts moraux et matériels du département. Cinquante personnes répondirent à ce premier appel, et depuis lors la Société d’Émulation n’a cessé de se développer.

Le 26 décembre, Mgr Martial, au retour d’une tournée épiscopale, fut enlevé subitement à l’affection de ses diocésains. Bien qu’il n’eût administré le diocèse que trois ans, il s’était fait aimer par son zèle, son aménité et sa bienfaisance. L’archevêque de Rennes, Mgr Saint-Marc, présida le 31 décembre, les obsèques de cet excellent évêque. Mgr Sergent, évêque de Quimper, fit, quelques jours après, son oraison funèbre, et M. Poulain-Corbion lui consacra une notice biographique.

Mgr David, successeur de Mgr Martial, fut sacré à Valence, le 2 juillet 1862, et lit son entrée à Saint-Brieuc le 17 juillet. Il arrivait précédé d’une renommée d’orateur et d’écrivain, que vingt années d’épiscopat n’ont fait que consacrer.

M. le baron Thieullen était mort au mois de janvier de la même année. Depuis 1830, le département était devenu son pays d’adoption. Préfet des Côtes-du-Nord sous la monarchie de juillet, membre du conseil municipal de Saint-Brieuc en 1848, puis du conseil général, président de cette assemblée, député à la législative, et enfin sénateur, il était parvenu à de hautes fonctions par le choix de ses concitoyens ou celui du pouvoir, et s’était fait apprécier autant par son activité que par sa grande connaissance des affaires. Le conseil municipal décida de rendre à M. Thieullen un hommage public, et lui fit faire un service funèbre aux frais de la ville.

Le 12 avril 1863, le palais de justice fut inauguré. Ce monument est, à Saint-Brieuc, l’œuvre capitale de M. l’architecte Guépin. Notre sculpteur briochin, Ogé, en a décoré le fronton.

Le mois de juin fut rempli d’agitation électorale. M. Geslin de Bourgogne fut le candidat du gouvernement au corps législatif. L’évêque le soutint, bien qu’on lui eût opposé M. de Montalembert. La division qui s’ensuivit parmi les catholiques eut pour résultat d’assurer l’élection de M. Glais-Bizoin.

Le 7 septembre, Saint-Brieuc put enfin profiter du chemin de fer, attendu depuis si longtemps. On fit une simple ouverture de la ligne et non une cérémonie d’inauguration, comme l’aurait désiré l’administration municipale.

Deux mois après, notre population fut douloureusement affectée par un sinistre maritime, tel qu’on n’en avait pas vu de mémoire d’homme, sur nos côtes. Ce fut la tempête du 11 novembre. Une trentaine de bateaux du havre de Sous-la-Tour étaient occupés à la pêche dans la baie, lorsque le vent se mit à souffler du nord avec une extrême violence. Quelques-uns réussirent à regagner le port avec des avaries ; 18 furent brisés entre la baie de Saint-Laurent et la pointe d’Hillion ; 22 cadavres furent rejetés à la côte. De nombreuses familles étaient réduites à la misère. Une souscription fut ouverte et, à Saint-Brieuc seulement, elle produisit plus de 13,000 francs.

Une grande cérémonie religieuse contribua beaucoup à exciter la charité publique en faveur des victimes. Le 15 novembre était le jour du sacre d’un chanoine de la cathédrale, M. Le Breton, nommé évêque du Puy. Le prélat consécrateur était S. E. le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, assisté des évêques de Saint-Brieuc, d’Aire et de Valence. Après une allocution, pleine d’émotion, de Mgr de Saint-Brieuc, l’orgue fit entendre la voix de la tempête, et les évêques parcoururent les rangs en quêtant pour les familles des malheureux naufragés. La quête fut abondante. L’après-midi, les évêques conduisirent processionnellement à Notre-Dame d’Espérance les reliques de saint René, récemment apportées de Rome.

M. Bonnefin donna sa démission de maire, en 1864, après neuf ans d’une administration laborieuse. Il laissait à la ville environ 400,000 francs de dettes, représentées par quatre emprunts, dont trois contractés pendant sa gestion. À son administration se rattachent l’achèvement du lycée, l’établissement du chemin de fer et des boulevards de la gare.

M. Hérault, nommé maire par décret du 23 avril 1864, participait à l’administration depuis 25 ans en qualité d’adjoint. Il reconnut la nécessité de ralentir les améliorations et se borna, quelque temps, à continuer les travaux commencés.

Il y eut un concours régional à Saint-Brieuc, du 29 avril au 7 mai 1865. De l’aveu des hommes compétents, ce concours ne laissa rien à désirer dans l’ensemble, et fort peu dans les détails. Les instruments et les machines y parurent plus perfectionnés ; on trouva l’exposition des beaux-arts convenable, celle des produits d’agriculture et d’horticulture fort belle, et l’exhibition hippique très brillante. M. de Roquefeuille fut le lauréat du concours et obtint la prime d’honneur. Cette session fut marquée par une innovation des plus heureuses. La Société d’Émulation, qui venait de traverser avec succès sa période de fondation, réunit un congrès agricole, à l’occasion du concours. Le congrès était dans sa pensée le complément de l’exposition. Elle fit appel dans ce but aux comices cantonaux, avec l’appui du préfet. Un programme des questions à traiter fut délibéré, de concert avec les délégués de 38 comices. En sept soirées, on discuta les sujets les plus intéressants pour l’agriculture bretonne, et on formula quelques vœux qui furent adressés à l’administration supérieure. C’était la première fois que la parole était rendue aux agriculteurs, depuis la suppression de l’Association bretonne.

Les élections municipales du 23 juillet remanièrent presqu’entièrement le conseil. Seize nouveaux membres y furent introduits : MM. Houvenagle, Pradal, Angier, Darthuy, Hamon, Gaudin, Collin-Portjégoux, Le Pellec, Bienvenüe, Leuduger-Fortmorel, Cuvet, Harel de La Noë, Dupuis, Chapin, F. Guyon et Baratoux.

L’exposé de la situation financière prouva qu’il y avait un déficit de 55,000 francs, dont une partie provenait des dépenses du concours régional. L’emprunt de 30,000 fr., contracté en 1856, étant à peu près remboursé, on s’empressa d’en faire un autre de 40,000 francs, imputable sur les revenus ordinaires.

Deux solennités religieuses jetèrent un grand éclat sur l’année 1865. Le 31 juillet vit le couronnement de Notre-Dame d’Espérance, en vertu d’un bref du Saint-Père. Depuis 1848, le culte de Notre-Dame d’Espérance était devenu populaire, non seulement à Saint-Brieuc, mais au dehors, parce qu’il avait contribué à rendre l’espérance dans une époque de trouble et de découragement. Aussi quand la tempête se fut apaisée, plus de 30,000 personnes accoururent-elles, à la voix du Souverain-Pontife, pour honorer dans son sanctuaire Notre-Dame d’Espérance. À leur tête étaient cinq prélats : l’archevêque de Rennes et les évêques de Saint-Brieuc, d’Aire, de Nîmes et de Hué, en Cochinchine. Le couronnement eut lieu en plein air, sur la place de la Préfecture, et fut accompagné de cérémonies qui dépassèrent en magnificence les plus grandes manifestations religieuses dont nous ayons gardé le souvenir. Nous avons essayé de consigner dans le Couronnement de Notre-Dame d’Espérance les merveilles de cette fête, et les impressions qu’elle laissa dans tous les cœurs.

Le 26 décembre fut le jour de clôture d’un jubilé-mission, qui avait duré près d’un mois et remué profondément la population. La procession de clôture fut marquée par un fait d’un grand caractère. Des hommes, en nombre considérable, portèrent triomphalement jusqu’à la place Saint-Michel une croix en granit, qu’on dressa ensuite dans le cimetière. On n’avait pas vu de cérémonie aussi émouvante depuis le jubilé de 1816, pendant lequel la croix avait été relevée à Saint-Brieuc.

Le préfet qui avait administré le département depuis quatorze ans, M. Rivaud de La Raffinière, s’étant décidé à prendre sa retraite, fut remplacé par M. Demanche. M. Rivaud fut regretté. Tout le monde rendit hommage, avec le président du conseil général, « à son zèle constant, à sa droiture noble et digne, à son amour de la justice et du bien pour tous ses administrés ».

Un décret du 28 mars 1866 prescrivit une enquête générale sur la situation de l’agriculture française. On se proposait dans cette enquête de déterminer d’abord si l’agriculture était en souffrance et, le fait une fois constaté, d’en chercher la cause et le remède. Une commission départementale se réunit à Saint-Brieuc, le 6 octobre, et fonctionna pendant dix jours. M. de Lavenay, conseiller d’état, la présidait, assisté de M. de Sainte-Marie, inspecteur général de l’agriculture. MM. Piedevache et Le Cornec y représentaient l’arrondissement de Saint-Brieuc. Plusieurs comices s’abstinrent de répondre aux questions, et le résultat de l’enquête, après s’être fait longtemps attendre, satisfit plus les administrateurs et les statisticiens que les agriculteurs.

Au point de vue financier, la situation semblait satisfaisante, à Saint-Brieuc. L’emprunt de 152,640 francs était remboursé et l’administration municipale faisait quelques améliorations heureuses : elle encourageait la création des cours d’adultes, offrait aux habitants des concessions d’eau à un prix avantageux et faisait un essai d’éclairage au gaz ; mais, au mois d’octobre, on annonçait encore une invasion du choléra et la mairie mettait les habitants sur leurs gardes. 5,000 francs furent votés pour secourir les indigents. Sur 400 malades, il y eut 172 décès.

L’hiver et le choléra sévirent à tel point qu’il fallut faire, au mois de janvier 1867, un appel à la charité publique. Une quête produisit plus de 7,000 fr. L’inondation du Gouët causa quelques ravages, et le manque d’ouvrage rendit très pénible la situation des ouvriers de la ville et de la banlieue. Pour y remédier, l’administration publia un programme de travaux comprenant l’établissement de bornes-fontaines et d’égouts, et la reconstruction d’une partie de l’Hôtel de Ville. Ces travaux devaient coûter 202,500 francs. Pour y faire face, on proposa un emprunt remboursable au moyen de centimes additionnels et de la prolongation de la surtaxe d’octroi pendant six ans. Le ministre étant opposé à la surtaxe, toute l’année se passa en démêlés à ce sujet.

La Société d’Émulation, qui avait si bien mérité de l’agriculture bretonne par la réunion du congrès agricole de 1865, se signala dans le monde savant par une tentative encore plus hardie : elle convoqua, le 5 octobre 1867, à Saint-Brieuc un Congrès celtique international, destiné à rapprocher les deux branches de la famille celtique : les Gaëls et les Bretons. L’entreprise réussit au delà de toute espérance. Pendant cinq jours, on vit des Bretons de France et d’Angleterre se presser dans les vastes salles du Palais de Justice, mises gracieusement à la disposition du congrès. Les séances de jour furent consacrées à entendre les écrivains bretons les plus renommés, auxquels s’était joint Henri Martin, l’historien ; les séances du soir furent réservées à la poésie, aux mélodies du barde Gruffydd, à deux cantates devenues rapidement populaires, à des discours où vibrait la fibre patriotique. Une exposition archéologique, une visite aux monuments celtiques des environs, une représentation en plein air du mystère de Sainte-Tréphine complétèrent ce congrès exceptionnel, dont l’organisation fit le plus grand honneur au président de la Société d’Émulation, M. Geslin de Bourgogne.

Le gouvernement cependant marchait dans la voie des réformes, inaugurée en 1860. Le discours du trône du 15 février 1865 avait promis aux départements et aux communes plus d’indépendance et de liberté d’action. Cette réforme avait été largement commencée, en ce qui concerne les départements, par la loi du 18 juillet 1866, qui avait augmenté les attributions des conseils généraux et créé les commissions permanentes.

L’œuvre de décentralisation fut continuée par la loi du 24 juillet 1867 sur les conseils municipaux. On augmenta les attributions de ces conseils, mais en innovant avec beaucoup de prudence et en laissant subsister la plupart des dispositions de la loi de 1837.

Dans les relations extérieures de l’Empire, de graves difficultés surgissaient en Allemagne et en Italie. La Prusse, victorieuse de l’Autriche à Sadowa (3 juillet 1866), était devenue la puissance prépondérante de l’Allemagne. D’un autre côté, la convention du 15 septembre 1864, conclue entre la France et l’Italie pour la protection des états pontificaux, était si peu observée par l’Italie, que l’empereur fut obligé d’envoyer à Rome de nouvelles troupes d’occupation. Le 29 octobre 1867, le général de Failly débarquait à Civita-Vecchia et arrivait assez à temps pour assister à la victoire de Mentana, gagnée, le 3 novembre, par les troupes pontificales sur Garibaldi. Les Côtes-du-Nord avaient fourni de vaillants volontaires à la petite armée de Pie IX. À la reprise des hostilités, Mgr David avait ordonné des prières publiques, et invité les recteurs à inscrire au registre des paroisses les noms des tués et des blessés. Après la bataille, il fit célébrer un service funèbre pour les victimes.

L’hiver de 1867 fut aussi dur et aussi long que le précédent. Malgré la liberté commerciale et l’enquête sur l’agriculture, les crises alimentaires se reproduisaient tous les cinq ou six ans. Au mois de décembre, le froment coûtait à Saint-Brieuc, 38 fr. les 100 kilogr. ; le blé noir, 18, et les pommes de terre, 8 francs. Il fallut encore donner des secours aux indigents.

La commission de secours cessa de fonctionner le 22 mai 1868, et rendit compte de ses opérations. La souscription avait produit 16,479 fr. 10. On avait employé cette somme à secourir plus de 4,000 personnes, en leur fournissant le pain à 35 centimes le kilog., au moyen de bons de différence. Une légère subvention avait permis aux sœurs de charité de mettre au service des pauvres leur fourneau économique.

Un décret du 7 mars autorisa l’emprunt de 200,000 fr. voté, l’année précédente, en même temps que les centimes extraordinaires et la surtaxe d’octroi. Bien que cet emprunt fût approuvé, on n’en continua pas moins de discuter à propos de l’emplacement de l’Hôtel de Ville. Comme autrefois dans la question du vieux séminaire, la voix du maire fut prépondérante, et il fut décidé que l’Hôtel de Ville serait rebâti sur l’ancien emplacement. En vain une pétition, couverte de nombreuses signatures, réclama-t-elle une enquête, la pétition fut rejetée ainsi que l’enquête, et le conseil assuma la responsabilité d’une construction dont l’expérience a démontré les inconvénients. Une première adjudication eut lieu au prix de 73,000 francs.

En 1809, l’administration municipale finit d’amortir l’emprunt de 250,000 francs, contracté vingt ans auparavant pour construire le lycée. Il ne restait plus, par suite, à rembourser que les trois emprunts de 300,000, de 40,000 et de 200,000 francs. Les travaux votés étaient la construction de l’Hôtel de Ville et de deux écoles de hameau, l’agrandissement du cimetière, l’écrêtement et l’élargissement de plusieurs rues, et enfin l’établissement d’un chemin de fer de Saint-Brieuc au Légué, pour desservir le bassin à flot, dont on réclamait de nouveau l’achèvement.

La lutte fut très vive dans la presse locale, à propos de la construction de l’Hôtel de Ville et des élections législatives du 23 et du 24 mai 1869. Le général de La Motte-Rouge, glorieux vétéran des guerres de Crimée et d’Italie, retiré du service, était le candidat du gouvernement dans la circonscription de Saint-Brieuc. M. Glais-Bizoin représentait l’opposition. Le premier fut élu. Il obtint 1,073 voix à Saint-Brieuc et 18,728, dans la circonscription ; son concurrent en eut 1,633 dans la ville, et 12,803 dans la circonscription. Depuis quelque temps, la ville de Saint-Brieuc passait visiblement à l’opposition. L’échec de M. Glais-Bizoin à Saint-Brieuc fut du reste la cause de sa fortune politique : au mois de décembre, il fut élu député dans la 4e circonscription de Paris, ce qui devenait l’amener plus tard à faire partie du gouvernement de la défense nationale.

Dans le monde politique, il s’était formé un nouveau courant d’opinion. On ne se bornait pas à suivre le gouvernement dans la voie des réformes, on voulait le devancer. C’est à cette situation que l’empereur faisait allusion dans son discours du 29 novembre, quand il disait aux Chambres réunies : « L’ordre, j’en réponds. Aidez-moi, Messieurs, à sauver la liberté. »

D’un autre côté, le pape, pressé par la révolution, venait de réunir à Rome un concile général pour affermir les fondements de la religion et de l’ordre social, et définir, entre autres questions, celle de l’infaillibilité du Souverain Pontife, en matière de foi. L’évêque de Saint-Brieuc partit pour Rome à la fin de novembre, et le concile fut ouvert au Vatican, le 8 décembre.

Le ministère Emile Ollivier fut constitué le 2 janvier 1870. Cette marche en avant, sur laquelle le parti libéral fondait de grandes espérances, ne satisfit ni les autoritaires ni l’opposition. L’opinion publique était inquiète et agitée, comme en 1847, par des procès à sensation. En vain le gouvernement mettait-il à l’étude des projets importants, le calme manquait pour les résoudre. Ainsi fut entamée, le 12 avril, une enquête administrative sur le maintien ou la suppression des octrois municipaux. Cette question, sur laquelle reposait à Saint-Brieuc toute l’économie du budget, avait été plus d’une fois traitée à fond dans le conseil municipal. On la reprit et on démontra que, pour remplacer la taxe d’octroi, il aurait fallu doubler les quatre contributions directes ou tripler la contribution mobilière et celle des patentes. La commission chargée de faire le rapport n’en conclut pas moins à la suppression de l’octroi, mais l’administration municipale et le conseil se prononcèrent pour le maintien.

Pendant la première partie de l’année 1870, le concile du Vatican avait poursuivi ses travaux. Quelques divergences s’étant produites dans la discussion sur l’infaillibilité, le clergé du diocèse de Saint-Brieuc s’en émut, et le doyen du chapitre, M. l’abbé Souchet, annonça, par la voie de la presse, que 851 prêtres avaient adhéré à une adresse, dans laquelle quelques-uns d’entre eux avaient exprimé la désir de voir le concile proclamer comme dogme l’infaillibilité du Souverain Pontife. Cette adresse provoqua, de la part de Mgr David, mis indirectement en cause, une lettre qui, de sa nature, était confidentielle, et qui fut publiée contrairement à la volonté de son auteur. L’évêque y maintenait son droit de discuter, tant que la discussion était permise, et son devoir d’obéir, quand le concile aurait prononcé. Le dogme de l’infaillibilité ayant été proclamé a une immense majorité. Mgr David s’empressa de rejoindre son diocèse et de dire, dès sa première réception : « Je vous reviens, Messieurs, tel que je suis parti. » Rien n’était plus vrai. Le souvenir de cet incident peut donc être rappelé sans crainte, car nul évêque ne fut plus que Mgr David soumis à l’Église et dévoué à la France, dans la crise qui s’annonçait en même temps pour l’une et pour l’autre.

Le 8 mai, l’empereur voulant à la fois associer la nation à son nouveau système politique et consolider sa dynastie, avait provoqué un plébiscite dans la forme suivante : « Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la constitution de 1860 par l’empereur, avec le concours des grands corps de l’État, et ratifie le sénatus-consulte du 20 avril ». Bien que l’administration municipale se fût prononcée ouvertement en faveur du plébiscite, les électeurs de Saint-Brieuc ne déposèrent dans l’urne que 1,384 oui, contre 1,102 non, sur 3,597 inscrits ; mais le département tout entier donna 121,913 votes favorables et seulement 8,242 contraires. La proportion fut la même dans le reste du pays, et l’on put croire que l’empire libéral était à jamais consacré par la volonté populaire.

Est-ce la joie du triomphe, ou quelque motif ignoré, qui entraîna le gouvernement dans la guerre avec la Prusse ? Toujours est-il qu’au moment où la candidature d’un prince prussien au trône d’Espagne paraissait écartée, le gouvernement déclara que l’honneur de la France n’était pas satisfait. Le 19 juillet, la guerre commençait entre la Prusse et la France. Le 23, l’empereur adressait au pays une proclamation, en partant pour l’armée. On apprenait bientôt coup sur coup que, le 2 août, l’armée avait passé la frontière, et pris Sarrebruck ; que, le 4 août, le général Douay avait été tué à Wissembourg, et que, le 6, le maréchal de Mac-Mahon avait été écrasé à Reischoffen, par des forces supérieures, après la plus héroïque résistance.

À Saint-Brieuc, la ville tout entière avait subi, comme la France, des émotions bien diverses. Dans les derniers jours de juillet, on ne rêvait que victoires. On visitait avec un vif intérêt le campement improvisé du 70e sur la grande Promenade, et l’on suivait avec ardeur les exercices de nos mobiles sur le Champ-de-Mars. Après le 6 août, les esprits furent frappés de stupeur et des plus sombres préssentiments. Les nouvelles étaient confuses. On parlait bien de glorieux combats, livrés du 13 au 18 août par le corps d’armée du maréchal Bazaine autour de Metz, à Borny, à Rézonville, à Saint-Privat ; mais en même temps Paris, menacé d’un siège, demandait du secours et, le 16 août, 39 sapeurs-pompiers partaient résolument, laissant leurs familles à la sollicitude de l’administration municipale. Cet appel était l’effet du trouble produit par les premiers désastres, car le général Trochu ayant été nommé gouverneur de Paris, les volontaires revinrent à Saint-Brieuc après 6 jours d’absence.

On commençait à se remettre de la stupeur des premiers jours et à s’organiser, quand survint la nouvelle du désastre de Sedan. Le 2 septembre, l’empereur se rendait au roi de Prusse. Le 4 septembre, la République était proclamée à Paris.

III. — INSTITUTIONS DIVERSES.


Il ne faut pas que la chute lamentable qui a marqué la fin de la période précédente, nous empêche de reconnaître que le régime municipal y a subi une sérieuse transformation. Les deux idées dominantes du nouveau système ont été, d’une part, la participation des habitants à l’élection des conseillers par le suffrage universel, mais de l’autre, la plus grande latitude laissée au pouvoir central dans le choix des officiers municipaux. Si, pendant cette période, les maires n’ont jamais été pris, à Saint-Brieuc, en dehors du conseil, il faut reconnaître que l’influence du gouvernement a été prépondérante, aussi bien dans les élections que dans les nominations, jusqu’à 1860. À partir de ce moment, une tendance à l’opposition se manifesta parmi les électeurs et les essais de décentralisation, heureusement commencés, disparurent devant les préoccupations politiques.

La même tendance ne s’est point accusée dans les élections au conseil général pour les deux cantons de Saint-Brieuc. Le canton nord a été représenté, de 1848 à 1851, par M. Allenou, et de 1851 a 1870, par M. Gaultier du Page:Lamare - Histoire de la ville de Saint-Brieuc.djvu/360 Page:Lamare - Histoire de la ville de Saint-Brieuc.djvu/361 Page:Lamare - Histoire de la ville de Saint-Brieuc.djvu/362 particuliers. En 1852, M. Dalmar fit construire à Jouyet, dans la vallée de Gouët, partie en Saint-Brieuc et partie en Plérin, une filature de laines et une teinturerie ; en 1858, cette usine étant déjà prospère, il constitua, pour la développer, une Société dont il est resté le gérant. M. Edouard Boullé fonda, en 1857, dans la rue des Promenades, un atelier de constructions mécaniques, de machines et instruments d’agriculture et de grosse serrurerie, qu’il a transféré, en 1862, près de la gare. La maison Louis Sébert installa, en 1855, au Légué, une scierie mécanique. La maison Théodose Sébert y créa une fonderie de seconde fusion, en 1857 ; une fabrique de noir et de phosphate, en 1873, également au Légué ; et, à Saint-Brieuc, près de la petite promenade, une scierie mécanique, en 1866. Cette même année, une compagnie fondait une usine à gaz, au port Favigo, après avoir fait un traité avec la municipalité pour l’éclairage de la ville. Il est à remarquer qu’on plaçait de préférence ces établissements au port ou dans le voisinage.

Le port du Légué, cependant, était arrêté dans son développement. Le projet du bassin à flot, tel que nous l’avons indiqué (page 312), fut d’abord réduit au seul bassin latéral, et encore ce dernier resta-t-il inachevé après l’épuisement du crédit de 900,000 fr. En retour, on ouvrit, en 1852, une nouvelle route de Saint-Brieuc au Légué, à pentes plus faibles que l’ancienne ; le pont du Légué fut reconstruit, de 1860 à 1861, à tablier fixe, moyennant une dépense de 35,000 fr. environ ; le phare de Sous-la-Tour, dont l’établissement entraîna la même dépense à peu près, fut allumé le 1er août 1857.

D’après l’étude remarquable consacrée au port du Légué par M. Pelaud, les travaux exécutés dans ce port, avant 1789, auraient coûté 175,000 livres et, depuis 1789, environ 2 millions. D’après le même travail, les navires entrés et sortis, de 1866 à 1870 inclusivement, seraient au nombre de 5,064, dont 1,457 étrangers, représentant 286,454 tonnes, dont 211,135 en marchandises. Les droits de douanes, perçus pendant ces cinq années, se sont élevés à 849,900 fr. 01, soit une moyenne de 169,980 francs ; mais il faut remarquer que, dès cette époque, le mouvement du port était alimenté surtout par le cabotage, et que les armements pour la pêche de la morue étaient en décroissance sensible.

Parmi les associations littéraires et scientifiques, la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord s’est fait, dès le début, une place de choix. On doit citer à son actif la réunion du Congrès agricole de 1865, celle du Congrès celtique de 1867, et de nombreuses et importantes publications. Le volume des Mémoires de 1866 contient le résumé des observations météorologiques faites à Saint-Brieuc par M. Marée, pendant 29 années, il résulte de ce tableau que, dans cet intervalle :

Le maximum des hauteurs barométriques a été, le 11 février 1849, de 0m 78,100, et le minimum, le 2 novembre 1844, de 0m 71,900 ;

Le maximum de température a été, le 18 août 1842, de + 31°, et le minimum, le 18 décembre 1840, de — 12° 50.

On y trouve aussi le relevé des jours de pluie, de neige et celui des vents dominants, dans l’ordre suivant : le S.-O, le N.-E, le Sud et le Nord.

La presse locale a eu plusieurs nouveaux organes, dont nous avons signalé les principaux en 1848 : la Foi bretonne et la Bretagne. La première, représentant l’opinion légitimiste, a vécu du 16 septembre 1848 au 15 octobre 1868, et a eu constamment pour rédacteur en chef, M. Thibault de La Guichardière. Le Breton lui a succédé, du 18 octobre 1868 au 29 avril 1870, sous la direction de M. d’Estampes qui, le 3 mai 1870, a transformé le Breton en Indépendance bretonne.

La Bretagne, journal catholique libéral à son apparition, le 16 septembre 1848, est devenue, en 1849, l’organe du parti bonapartiste, sous la direction de M. de La Tour. Ayant blâmé la politique du gouvernement dans la question romaine, elle fut supprimée et remplacée par Armorique, en 1860.

Le Républicain des Côtes-du-Nord, en s’établissant à Saint-Brieuc, en 1850, s’annonça comme le successeur du Progrès, de l’Armorique centrale et des Côtes-du-Nord, publiés successivement à Loudéac. Il cessa de paraître en 1852. L’Union des démocrates eut encore une durée plus courte et ne publia que cinq numéros, du 13 novembre au 7 décembre 1851. Le journal Les Côtes-du-Nord redevint, le 21 juin 1868, l’organe de l’union libérale et de M. Glais-Bizoin. Les deux dernières années de l’Empire furent marquées par des polémiques très vives entre les journaux politiques de Saint-Brieuc, et aussi par des procès de presse.

En dehors de ces luttes, la Semaine religieuse, fondée le 21 novembre 1867, était rédigée par M. l’abbé Vissenaire.

Plusieurs érudits sont morts pendant la période que nous parcourons. Le premier, suivant l’ordre des dates, fut un conseiller de préfecture, M.Charles Guimart. Né à Saint-Brieuc, le 8 avril 1814, il se noya, le 15 juin 1851, avec une de ses parentes, en se baignant au rocher Martin, près de Roselier. Ce fut un deuil pour toute la ville. M. Guimart laissait en manuscrit une Histoire des évêques de Saint-Brieuc, qui fut publiée, l’année suivante. Elle est considérée comme un ouvrage de sérieuse érudition.

Le dernier de ceux qui avaient joué un rôle à Saint-Brieuc pendant la première Révolution, M. Le Maout, mourut le 20 mars 1852, à l’âge de 88 ans. Le Maout, Efflam, était né à Plestin, le 23 avril 1764. Il fut d’abord pharmacien de la marine à Brest. Apôtre ardent de la Révolution, il traduisit les lois nouvelles en breton, organisa dans les Côtes-du-Nord la fabrication du salpêtre et occupa dans l’administration plusieurs fonctions électives. En l’an vii, il devint professeur d’histoire naturelle et de chimie à l’école centrale, et dès lors il ne se fit plus connaître que par ses travaux scientifiques. Apprécié comme pharmacien, géologue et naturaliste, il composa la moutarde celtique, décrivit en 1812 des dauphins d’une espèce inconnue, échoués sur la côte de Ploubazlanec, et soutint à ce sujet une discussion contre Geoffroy Saint-Hilaire ; en 1837, il fut un de ceux qui signalèrent la forêt sous-marine des Rosaires. Voyageur intrépide, il parcourait la Bretagne en tous sens, son marteau de géologue à la main. C’était un type aussi spirituel qu’original, dont le souvenir se conservera longtemps. Il a laissé plusieurs fils dont les travaux sont appréciés en divers genres.

MM. de Garaby et Habasque ont aussi rendu des services, en recueillant les souvenirs et les gloires du passé.

De Garaby, Malo, né le 2 avril 1797, à Pleudihen, termina ses études au petit séminaire de Tréguier, devint professeur à celui de Plouguernevel et au collège de Saint-Brieuc. Il a écrit la vie de plusieurs saints de Bretagne et cherché dans l’Annuaire, dont il était l’un des principaux rédacteurs, à sauver de l’oubli le plus grand nombre de noms possible. Ce bon et charitable prêtre fut arraché à ses chères études par les difficultés qui survinrent au collège en 1847. Nommé principal à Roanne en 1850, il quitta bientôt l’enseignement et devint, à Paris, directeur d’une maison de retraite. C’est là qu’il mourut, le 14 octobre 1855.

Habasque, François, naquit à Lesneven en 1788. Nommé juge au tribunal civil de Saint-Brieuc en 1813, et président en 1833, il a conservé ces dernières fonctions jusqu’à sa mort (24 décembre 1855). Il s’est fait connaître par des notices communales dans l’Annuaire, et surtout par ses Notions historiques sur le littoral des Côtes-du-Nord (1832-1836). En citant M. Habasque, nous avons eu plusieurs fois l’occasion de rendre justice à l’écrivain utile et modeste. Ajoutons que ses contemporains ont gardé de l’homme un bon et aimable souvenir.

Aulanier, Antoine, est né à Lamballe en 1787. Il a consacré sa vie à l’étude des questions de droit et s’est fait un nom comme jurisconsulte. Il a composé un livre des Actions possessoires, imprimé à Nantes, en 1829 ; un Traité du domaine congéable, qui passe pour avoir fixé la jurisprudence en cette matière, et un Traité de la méthode pour étudier avec fruit. Il est mort à Saint-Brieuc, le 8 juillet 1856.

Le 27 décembre 1867, la ville de Saint-Brieuc perdit un artiste estimé, le sculpteur Ogé, à peine âgé de 50 ans. Né à Plérin, Pierre-Marie Ogé avait eu des débuts laborieux. Fixé de bonne heure à Saint-Brieuc, il s’y était fait de nombreux amis « par sa vie active et dévouée, pure et austère. » C’est le témoignage que lui rendit sur sa tombe l’un de ses admirateurs, en même temps son ami, M. S. Ropartz. Le talent d’Ogé était à la fois élégant et naturel, fier et distingué. On peut s’en convaincre, en passant de la cathédrale, qui a conservé l’une des premières œuvres d’Ogé (la statue si vivante de Mgr de La Romagère), à la chapelle Saint-Guillaume, à Notre-Dame d’Espérance, où se développa le mieux son talent, au Palais de Justice, dont le fronton fut sa dernière création. C’est pourquoi Saint-Brieuc doit être doublement fier de son sculpteur, car, bien différent de la plupart des artistes, celui-ci n’a guère travaillé que pour son pays natal.

M. Dubus n’est pas né à Saint-Brieuc, mais il y est mort le 31 janvier 1868. Ancien élève de l’école polytechnique, tour à tour professeur de mathématiques au collège de Saint-Brieuc, puis professeur d’hydrographie, il a fondé un recueil annuel, très apprécié des marins, celui des Éphémérides maritimes, dont la vente se fait depuis longtemps avec une grande facilité.

Dans l’ordre de la bienfaisance, nous ne pouvons oublier les noms de Mlle Julie Bagot et de M. Jean-Marie Houvenagle.

Fille d’un maire de Saint-Brieuc que nous avons cité plus d’une fois à l’époque de la Révolution, Mlle Julie Bagot a fini, le 6 septembre 1864, une vie obscure, mais éminemment méritoire. Cette sœur des pauvres vivait, depuis bientôt cinquante ans, dans les privations et souvent dans le dénûment, pour élever quelques orphelines dans sa maison de la rue Notre-Dame. Le prix Monthyon, qui lui fut décerné en 1833, fut, comme son patrimoine, consacré à son œuvre ; aussi la population qui la révérait comme une sainte, l’évêque et la municipalité vinrent-ils apporter à ses funérailles l’hommage de la cité tout entière.

Le 17 novembre 1865, mourut un homme aussi modeste que bienfaisant, M. Jean-Marie Houvenagle, ancien représentant à l’Assemblée constituante. M. Houvenagle laissa par testament sa propriété des Châtelets, d’une valeur de plus de 200,000 fr., par moitié à l’hospice et au bureau de bienfaisance. La ville de Saint-Brieuc, reconnaissante, lui éleva un monument funèbre et donna son nom à la Grand’Rue, qu’il avait habitée.

À plus d’un titre, nous devons mentionner aussi l’héritière d’un nom glorieux, Mlle de Saint-Pern. Née à Saint-Brieuc, le 6 janvier 1767, Reine de Saint-Pern descendait de Bertrand de Saint-Pern, parrain de Duguesclin. Elle avait gardé les souvenirs du règne agité de Louis XVI et surtout ceux des prisons de la Terreur, et les rappelait souvent dans sa douce et gracieuse vieillesse, qui se prolongea jusqu’au 6 avril 1869. Lorsqu’elle mourut, elle était âgée de 102 ans et 3 mois.

À côté de ces vies paisibles, entièrement consacrées aux bonnes œuvres, notre ville doit aussi placer avec reconnaissance les hommes qui lui ont fait honneur dans la carrière des armes.

Parmi nos morts de l’année 1855, nous devons citer trois braves militaires, inégaux par leur rang dans l’armée, mais ayant tous bien mérité de leur pays :

Le contre-amiral de Courson, officier de l’ancienne marine, resté jusqu’à l’âge de 93 ans un type parfait de courtoisie et de loyauté ;

Le chef d’escadrons Louis Vesuty, brillant officier du premier Empire, retiré du service en 1815, commandant de la garde nationale de 1830 à 1848 ;

Paul Richard, sergent-major au 1er de zouaves, blessé à la bataille de l’Alma et aux tranchées devant Sébastopol, tué, le 8 septembre, à la prise de la tour Malakoff.

À l’occasion de la guerre d’Italie, nous avons déjà nommé quatre de nos concitoyens tués sur le champ de bataille ou morts de leurs blessures : le commandant Kléber, le lieutenant Conor, le sergent Perron et le caporal Duseigneur.

L’Amiral Charner. — De tous les fils de Saint-Brieuc, l’amiral Charner est celui qui a le plus illustré son pays natal ; aussi lui devons-nous une notice un peu détaillée[1].

Léonard-Victor Charner naquit à Saint-Brieuc le 13 février 1797. Son père était venu de Suisse établir dans notre ville une distillerie, au commencement de la Révolution. Le jeune Charner, admis le second, en 1812, à l’école navale de Toulon, en sortit aspirant de 1re classe en 1815, fut promu enseigne de vaisseau en 1820 et lieutenant de vaisseau en 1828. À partir de ce moment, il se fit apprécier par de solides qualités. Au mois de juillet 1830, il prenait part à l’expédition d’Alger, et, à son retour, il faisait paraitre un mémoire sur la durée des évolutions navales. Ce travail fut signalé comme le dernier mot sur la tactique des navires à voiles, ce qui n’empêcha pas son auteur d’étudier l’un des premiers les secrets de la navigation à vapeur. En 1832, il obtenait, après la prise d’Ancône, la croix de la Légion d’honneur et, en 1837, le grade de capitaine de corvette. Il fallait que sa réputation fût déjà bien établie dans la marine, pour que le roi Louis-Philippe le chargeât d’accompagner, sur la Belle-Poule, le prince de Joinville, qui avait sollicité la mission d’aller à Sainte-Hélène chercher les cendres de Napoléon Ier. Ce fut là l’origine des relations intimes qui existèrent bientôt entre le commandant Charner et la famille d’Orléans. En 1841, il fut nommé capitaine de vaisseau et fut presque constamment à la mer jusqu’à 1848.

Après la révolution de 1848, Charner vint prendre un peu de repos dans sa ville natale. Il était naturellement désigné au choix de ses concitoyens qui l’envoyèrent, par 74,242 voix, représenter les Côtes-du-Nord à l’Assemblée législative. Il y rendit de tels services, dans la commission d’enquête pour la marine, qu’il fut promu contre-amiral et prié parle ministre de la marine, M. Ducos, de remplir auprès de lui les fonctions de chef d’état-major. Après 18 mois de ce service délicat, il désira retourner à la mer et commanda en second, puis en chef, l’escadre de l’Océan, dont les manœuvres hardies furent remarquées par les hommes du métier.

Pendant la guerre de Crimée, il fut toujours aux postes difficiles pour opérer le débarquement des troupes et du matériel, faire des ravitaillements, sauver des navires en détresse, et prendre sur son vaisseau le Napoléon une part brillante aux combats contre les forts et les batteries de Sébastopol. Élevé au grade de vice-amiral, en 1855, pour prix de sa belle conduite, Charner siégea pendant quatre ans au conseil des travaux de la marine.

À peine la guerre de Chine était-elle engagée, qu’on lui confia le commandement de la flotte considérable réunie dans les ports de l’extrême-Orient. Il fallut agir de concert avec les Anglais, nos alliés, forcer l’entrée du Pei-ho, suivre l’armée pour en assurer le ravitaillement, et, après la victoire, au lieu d’assister au triomphe, regagner la flotte menacée par les coups de vent si fréquents dans ces parages.

Au retour de cette expédition, le vice-amiral Charner fut investi de la mission la plus étendue, et aussi la plus difficile, dont un officier général de la marine eût été chargé depuis longtemps. Il vint en Cochinchine, ayant sous ses ordres 158 navires de guerre et de transport, 8,000 marins, 1,303 hommes de troupes de terre et un corps auxiliaire d’Espagnols. Il avait tous pouvoirs pour la guerre et pour la paix. La prise de Ki-Hoa, où le vice-amiral Charner paya de sa personne, jeta la terreur dans les rangs des Anna- mites. — À ce nom de Ki-Hoa se rattache pour Saint-Brieuc un souvenir glorieux et douloureux à la fois, celui de la mort du brave aspirant Frostin, que l’amiral entourait d’une affection particulière. — Les conséquences de ce fait d’armes furent la conquête du reste de la province de Saïgon et, un peu plus tard, de celle de Mytho. L’hiver fut employé à organiser le pays.

À la fin de l’année 1861, le vice-amiral Charner revint en France. Quelques mois après, il fut nommé sénateur, et, le 15 novembre 1864, élevé à la dignité d’amiral. Au maire de Saint-Brieuc, qui lui écrivait pour le complimenter au nom de la ville, l’amiral répondit une lettre affectueuse, dont nous tenons à citer au moins le commencement : « Monsieur le maire, je vous prie de vouloir bien être mon interprète auprès de ma bonne ville natale. Aucunes félicitations ne me sont plus précieuses et ne me flattent davantage que celles que vous me faites l’honneur de m’adresser en son nom... »

Dans le cours de sa glorieuse carrière, l’amiral Charner avait toujours été l’homme du devoir. S’il était brave, il était aussi humain que désintéressé : « Je fais la guerre, disait-il, et non la piraterie ». Simple et bon dans la vie privée, il aimait surtout à goûter les joies de la famille, dans sa petite campagne du Val-André, à peu de distance de sa ville natale. Élu, en 1858, conseiller général du canton de La Roche-Derrien, il avait siégé aussi souvent que la guerre le lui avait permis, et s’il donna sa démission, peu de temps après sa nomination a la dignité d’amiral, ce fut pour couper court aux instances du général de Goyon, qui voulait lui céder la présidence.

L’amiral Charner était donc l’orgueil de la ville de Saint-Brieuc ; aussi, quelle ne fut pas la douleur de ses concitoyens quand ils apprirent qu’il avait succombé à Paris, le 7 février 1869, à une maladie, suite de ses longues fatigues ! Le 11 février, les obsèques de l’illustre marin eurent lieu aux Invalides, avec les honneurs dus à sa haute dignité ; mais l’amiral avait voulu reposer dans le cimetière de sa ville natale, et celle-ci lui fit, le 26 août, des funérailles dignes de lui. La population tout entière se joignit, en effet, aux autorités civiles et militaires, aux représentants de la marine, à la famille de l’amiral, pour le conduire à sa dernière demeure. Les sentiments dont les cœurs étaient remplis furent exprimés avec autant de simplicité que d’émotion, au nom de la marine, par le vice-amiral Lafon de Ladebat, ancien chef d’état-major de l’amiral ; au nom du département, par le général de Goyon, président du conseil général ; au nom de la ville de Saint-Brieuc, par le maire, M. Hérault.

L’amiral Charner n’a pris part qu’a des triomphes. Il est mort assez à temps pour ne pas être témoin des désastres de son pays. Si ces désastres sont tels qu’on évite d’en parler avant le jour de la réparation, nous avons du moins la consolation de dire que, dans la lutte contre l’étranger, les fils de Saint-Brieuc se sont montrés dignes de leurs aînés, et qu'un grand nombre d'entre eux sont morts héroïquement pour la Patrie[2]. Leurs frères d'armes survivants nous pardonneront de ne pas citer tous ceux qui se sont également dévoués : ce n'est pas une histoire de la guerre, c'est un nécrologe que nous faisons.

Les premières victimes furent les trois frères Merlin, tous soldats de vocation, prédestinés à la mort du champ de bataille. François arrivait d'Afrique, où il avait gagné le grade de lieutenant au 2e zouaves. C'est dans les rangs de ces braves qu'il fut frappé, au début de la guerre, le 6 août, dans cette sanglante journée de Reischoffen, que le courage de nos zouaves et de nos cuirassiers a rendue légendaire. Ses deux frères étaient alors au 1er de ligne : Louis, capitaine, et Charles, sergent-major, se préparant au combat, car ils faisaient partie de la grande armée sur laquelle reposait le salut du pays. Charles Merlin fut blessé à Rezonville, le 16 août, et mourut à Sedan, dans la nuit du 3 au 4 septembre ; Louis Merlin, blessé à Servigny, le 31 août, resta, séparé de son frère, dans les cantonnements de Metz et y mourut le 6 septembre. Quand ces nouvelles arrivèrent à Saint-Brieuc, l'une après l'autre, avec l'annonce du désastre de Sedan et du blocus de Metz, la consternation fut générale, et le triple coup qui frappait une famille estimée fut ressenti dans la cité tout entière.

Mais déjà d'autres nobles victimes étaient tombées, à peu de distance des frères Merlin, de Metz à Sedan, dans ces lieux tristement célèbres par le dévouement de nos soldats. Le 14 août, c'était Olivier Morin, sous-lieutenant au 13e de ligne, blessé à mort à Borny, en enlevant sa compagnie ; Antoine Paturel, capitaine au même régiment, tué le 18 août, à Saint-Privat, quelques jours après avoir écrit ces mots : « Nous avons juré que nous mourrons tous, ou qu'il ne sortira pas de France un Prussien » ; le même jour, dans la même brigade, si cruellement décimée à Saint-Privat, Henri Leguen, capitaine adjudant-major au 43e de ligne, atteint d’un obus en pleine poitrine ; et bientôt un autre de nos camarades du collège de Saint-Brieuc, Auguste Primault, littérateur et poète en même temps que soldat. Malgré ses rares qualités, ce n’est que lentement qu’il était devenu capitaine adjudant-major au 11e de ligne et, en 1870, il voyait le feu pour la première fois ; mais il était de la race des braves. Il fut tué en combattant, un fusil à la main, à Beaumont, le 30 août, la veille de Sedan.

Ainsi mouraient tant de vaillants soldats, sans se plaindre et même avec un peu d’espoir au cœur, tant qu’il fut permis d’espérer. Après Sedan, la lutte prit un autre caractère, avec des retours de confiance et des élans désespérés. Bien que nous nous arrêtions au seuil de cette sombre époque, nous regardons comme un devoir de ne pas séparer dans ce récit ceux que la mort a réunis dans le même sacrifice, et nous allons encore citer jusqu’à la fin de la guerre les noms de nos glorieux martyrs.

L’intérêt alors se concentrait sur Paris. Nos mobiles y avaient été appelés, avant l’investissement, par le gouvernement de la défense nationale. Ils prirent part aux combats d’avant-postes, et aux sorties tentées pour rompre le cercle de fer qui enserrait la capitale. Nous pouvons bien revendiquer comme l’un des nôtres, Charles Miorcec de Kerdanet, juge au tribunal de Saint-Brieuc, qui réclama, des premiers, l’honneur de s’enrôler dans la garde mobile du Finistère, où il fut élu lieutenant. Aussi brave soldat que zélé magistrat, il fut frappé au cœur, le 29 novembre, en attaquant le village de L’Hay, aux portes de Paris.

Deux mois plus tard, un mobile du 4e bataillon des Côtes-du-Nord, Armand Lohan, de Saint-Brieuc, jeune homme plein d’avenir, était tué à Buzenval, dans la sortie infructueuse du 19 janvier 1871.

Entre ces deux dates : 29 novembre 1870 et 19 janvier 1871, de vigoureux efforts avaient été tentés pour dégager Paris, et pour arrêter les corps allemands qui protégeaient l’armée d’investissement. Dans cette lutte acharnée, Saint-Brieuc fut encore dignement représenté.

François Meunier, lieutenant de vaisseau, commandait une batterie chargée de couvrir la retraite du général Faidherbe, après la bataille de Dury, près d’Amiens. Privé de ses artilleurs, Meunier chargeait lui-même une pièce, en refusant de se rendre, quand il tomba, les jambes emportées d’un boulet, le 27 novembre.

Du côté de l’Ouest, l’armée de la Loire, sous les ordres du général Chanzy, après avoir fait des efforts surhumains, reculait vers la Bretagne, en infligeant à l’ennemi des pertes sensibles. Parmi les épisodes de cette glorieuse retraite, l’un des plus émouvants fut le combat du plateau d’Auvours, livré le 11 janvier 1871, à peu de distance du Mans. C’était une position importante qu’il fallait à tout prix reprendre aux Prussiens. Une colonne d’attaque fut formée par le général Gougeard. À côté des zouaves pontificaux, on vit s’élancer deux compagnies des mobiles des Côtes-du-Nord. Ce fut le renouvellement du combat héroïque de Patay. La position fut reprise ; mais les deux capitaines y tombèrent à la tête de leurs compagnies.

L’un était Grouazel, ancien gendarme, qui avait mérité les épaulettes et avait vécu longtemps à Saint-Brieuc, entouré de l’estime publique. Nommé capitaine dans la mobile avant la guerre, il n’avait pas reculé au moment du danger, bien qu’il fût père de famille et sans fortune. Faisant son devoir à l’égal des plus jeunes et des plus braves, il fut blessé mortellement sur le champ de bataille.

L’autre capitaine était Augustin Du Clésieux, jeune homme au cœur droit et vaillant. Il semblait appelé à un brillant avenir dans un pays où tout le monde l’aimait, où sa famille avait fait beaucoup de bien ; mais Dieu qui, aux jours de l’épreuve, n’épargne pas plus l’enfant du riche que celui du pauvre, avait marqué Augustin Du Clésieux comme une victime de choix. Blessé grièvement à l’attaque du plateau d’Auvours, ramené par sa mère dans sa chère Bretagne, il fut doux et bon sur son lit de douleur comme il l’avait été envers ses soldats, et mourut le 26 février, à l’âge de 27 ans, emportant avec lui des regrets unanimes et de sincères affections. On le vit bien à ses funérailles, qui eurent, comme celles des trois frères Merlin, le caractère d’un deuil public. Quelques jours après, un dernier hommage arrivait, sur la tombe, hélas ! du jeune capitaine des mobiles : c’était la croix d’honneur, envoyée trop tard pour être déposée sur son cercueil.

Bien d’autres enfants de Saint-Brieuc sont morts dans cette triste guerre, soldats obscurs, mais non moins méritants. Si le pays accorde à ceux que nous avons nommés un souvenir spécial, parce qu’ils étaient plus en vue, il a pour tous les autres un égal amour, une égale reconnaissance. C’est ce double sentiment qu’éprouvait l’admirable abbé Kermoalquin, quand il réclamait l’honneur d’aller au camp de Conlie, avec l’élite des jeunes prêtres et des élèves du grand séminaire, pour soigner dans les ambulances les malheureux enfants de nos villes et de nos campagnes « Je suis heureux, disait-il, d’y aller, mais je serais encore plus heureux d’y mourir ». Son vœu fut exaucé. Ayant sollicité la faveur de rester à Conlie, auprès de ses derniers malades, après la levée du camp, le saint aumônier en chef de l’armée de Bretagne y mourut de la fièvre scarlatine, le 11 janvier, le jour même où Grouazel et Augustin Du Clésieux étaient frappés à mort sur le plateau d’Auvours.

Quand cette longue et funèbre liste fut fermée. Mgr David fit célébrer pour les victimes un service dans la cathédrale, le 4 mai 1871, et y prononça, à la mémoire des morts, une oraison funèbre, où se révéla une fois de plus son cœur de père et d’évêque. Le rôle du diocèse de Saint-Brieuc dans la défense nationale y fut tracé avec autant d’émotion que de grandeur. Après cette parole autorisée, tout hommage serait superflu. La ville de Saint-Brieuc s’honorera cependant, en consacrant le monument qu’elle fait préparer par l’un de nos habiles sculpteurs, Ludovic Durand, pour perpétuer le souvenir de ceux de ses enfants qui sont morts pour la patrie.

Nous craindrions d’être injuste, en résumant, comme nous l’avons fait, dans les autres chapitres, la période si extraordinaire, qui a commencé par la révolution de 1848 et fini par celle de 1870. Deux grandes idées, le suffrage universel et la décentralisation, ont été jetées dans la vie municipale par le gouvernement, qui se croyait assez fort pour en diriger l’application. Quand le pays a pris goût aux affaires, l’intérêt municipal a souffert encore une fois des préoccupations politiques, et la crise politique elle-même a eu pour résultat le renversement de la dynastie. L’avenir nous dira ce qu’il y a eu de bon et de durable parmi les institutions du régime impérial.



  1. Nous en avons trouvé les principaux éléments dans une intéressante notice : L’Amiral Charner, publiée en 1870 par M. Louis d’Estampes, rédacteur en chef du Breton.
  2. Il faut lire les notices aussi complètes qu'émouvantes publiées, en 1882, par un trop modeste anonyme (M. Le Clère sous le titre : les Enfants de Saint-Brieuc, morts pour la patrie en 1870-71, par F. L. C.