Histoire des églises et chapelles de Lyon/Saint-Bruno des Chartreux

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SAINT-BRUNO DES CHARTREUX

L’ordre des Chartreux se multiplia rapidement sous les bénédictions de Dieu : dès les premiers temps, il fonda plusieurs couvents dans notre région. Ces religieux songèrent cependant à avoir, en une ville comme Lyon, traversée si souvent par les prieurs qui, de tous les points, se rendaient au chapitre annuel de la Grande-Chartreuse, un pied-à-terre utile, à s’implanter dans la Rome des Gaules, ainsi qu’ils l’avaient fait dans la Rome de la catholicité.

Donc, en 1584, au mois d’août, ils vinrent à Lyon où se trouvait le roi Henri III, et sollicitèrent l’autorisation désirée ; cette autorisation obtenue, ils fixèrent leur choix sur le tènement de la Giroflée, lequel, dit un de leurs annalistes, tirait son nom de Jean la Giroflée qui en était possesseur en 1427. L’emplacement choisi était dans les conditions souhaitables d’isolement et de silence : peu ou point d’habitations sur le plateau qui domine la vallée, et sur les pentes qui s’inclinent vers la Saône. Mais, par le fait même que ces hauteurs étaient à peu près inhabitées, les Lyonnais en avaient fait un lieu de promenade et de plaisir ; aussi l’historien qui a consigné les origines du monastère, et qui vivait à cette époque, un Chartreux, dom Nicolas Molin, s’écrie à ce propos : « Quel changement a opéré la main de Dieu ! Le théâtre du plaisir va devenir la maison de la prière ; ce qui était le repaire du démon devient la demeure des anges ; ce qui était une salle de bal est transformé en Saint des Saints ».

Celle prise de possession du divin Maître eut lieu le 18 octobre 1584, jour où l’on y célébra la messe pour la première fois. Tout y était provisoire. Le maître et les serviteurs vivaient presque dans le dénûment de Bethléem. Puis, si les secours arrivaient, le prieur, dom Marchand, qui devait être un peu plus tard général de l’ordre, les employait non pas tant aux besoins des religieux qu’à l’embellissement de la chapelle. Pour s’en tenir au mol cité plus haut, il avait utilisé l’ancienne salle de bal et en avait fait un oratoire très convenable et très recueilli.

Arrive enfin un don quelque peu considérable. Un calviniste, venu de Paris à Lyon, se convertit dans notre ville, et, touché de la pauvreté du couvent, offre à dom Marchand, nouvellement promu au généralat, une somme de 2.000 écus d’or. « Quoi de plus doux et de plus agréable à ce Père ! — je cite encore mon narrateur — car il gardait le meilleur de son âme et de son cœur à sa pauvre Chartreuse de Lyon, qui était comme sa pupille, comme son enfant. »

La destination de cette somme fut bien vite décidée : il en bâtirait une demeure plus digne de Dieu que celle qui existait déjà. Alors, il envoya à Lyon Guillaume Schelsom, un religieux qui avait été jadis évêque en Écosse, et Jean de l’Écluse, prieur de Valenciennes, pour qu’ils jetassent les fondements d’une nouvelle église.

Notre historien, dom Molin, blâme avec une certaine ironie les projets trop grandioses que les deux envoyés conçurent pour cette construction. Après avoir constaté combien l’emplacement sur la colline se prêtait à un beau monument, ils rapportèrent à la Grande-Chartreuse les plans de la cathédrale de Milan et de la Chartreuse de Pavie, comme s’il avait pu être question de reproduire à Lyon l’une ou l’autre de ces deux merveilles. Le Général résista, comme de juste, à pareille idée. Malgré tout, le projet persistait d’élever une belle église. En 1590, un nouveau prieur, Jean Thurin, de concert avec Guillaume Schelsom, s’adressait à un architecte et peintre de la ville, Jean Magnan, et à deux entrepreneurs, pour en obtenir un plan et l’exécution des travaux. La convention porte cette clause particulière : « S’il arrive que quelqu’un des ouvriers vienne à blasphémer le saint nom de Dieu ou à tenir quelque propos mal dit, il devra vuider incontinent l’atelier. »

Dans son plan, qui est celui de l’église actuelle, remanié plus tard par Delamonce, l’architecte ajoutait un dôme et une nef à ce que l’on continuera d’appeler « le vieux sanctuaire », le chœur d’aujourd’hui d’après les transformations qu’il a subies plusieurs fois. Les échevins de Lyon approuvèrent l’entreprise et permirent d’extraire d’une carrière voisine les matériaux nécessaires. Quelques jours plus tard, Mgr de Villars, archevêque de Vienne, entouré du marquis de Saint-Sorlin, gouverneur, du vicaire général, qui représentait Pierre d’Épinac, archevêque de Lyon, absent, des échevins et d’un grand nombre de fidèles de la ville, posait la première pierre de l’édifice. À ce moment, la guerre paralysait le commerce ; on put employer un grand nombre d’ouvriers, et les travaux s’avancèrent rapidement. Mais la somme d’argent disponible s’épuisa bientôt : le calviniste converti, dont nous avons parlé plus haut, édifié par la vie parfaite des religieux, quitta le monde, monta à la Grande-Chartreuse, y fit l’offrande de tout ce qui lui restait de fortune en disant au père général : « Vous avez mes biens, prenez ma personne ». Et il reçut l’habit monastique le 21 juin 1591 ; il devait mourir huit ans après, à Currières, où était l’infirmerie du couvent : c’était dom Pierre Robineau. Ce nouveau secours permit de continuer pendant quelque temps la construction.

Nous entrons ensuite dans une série d’interruptions parfois longues, lesquelles répondent à la pénurie des ressources : en 1598, on se remet aux pilastres du dôme et à la maçonnerie des chapelles du côté du couchant. Ce qu’il y avait d’ailleurs de plus urgent pour les religieux, c’était un sanctuaire de capacité suffisante et suffisamment orné pour y faire convenablement le service divin ; ils réservent donc leurs soins et les dons qui leur arrivent, pendant que le reste du plan demeure inachevé, à l’embellissement du chœur actuel. En 1614, ils substituent à l’ancien pavé un dallage plus élégant « de pierres blanches en losange » ; en même temps, ils garnissent les murs d’une boiserie, d’un « lambris », qui nécessite le changement du niveau des fenêtres. Il est question de onze fenêtres, dont six probablement disparaissent derrière la boiserie pour ne laisser subsister que celles de la coquille ; comme on est sans espérance de terminer de sitôt le plan total, on fait élever, « de fond en cime », une muraille qui sépare le chœur d’avec la partie de l’église sous le dôme.

Saint-Bruno des Chartreux.

Ces travaux finis, l’archevêque de Lyon, Simon de Marquemont, vient, le 6 juin 1615, consacrer cette portion disposée pour le service divin. Mais le nombre des religieux ne permettait pas de donner à la célébration des offices la solennité désirable ; l’archevêque écrivit donc une lettre pressante au père général pour demander que le monastère fût repeuplé. Deux autres lettres, tout aussi suppliantes, l’une du gouverneur, l’autre du consulat, formulaient la même requête, laquelle fut écoutée : vers le commencement d’octobre 1616, quinze religieux et trois frères convers vinrent reprendre en quelque sorte possession du couvent. Mgr de Marquemont, en témoignage de satisfaction, voulut célébrer avec eux les premières vêpres de leur patron, saint Bruno, et gravit à nouveau la colline, le lendemain, pour officier pontificalement à la grand’messe ; il officia, selon le rite, le cérémonial particulier aux Chartreux, non sans faire quelques fautes, comme l’insinue notre auteur.

Dans l’intervalle des quinze années qui suivent, on continue les travaux d’embellissement : les boiseries de la sacristie, telles qu’elles existent encore aujourd’hui sans grande modification, datent de 1620. Des peintures décoratives se font à la voûte et aux murailles de ce qu’on nomme toujours « le vieux sanctuaire ». Horace Leblanc, élève de Lanfranc, donne, en 1625, quittance « du prix de ses ouvrages en peintures à fresque de la vie de saint Bruno au petit cloître et en d’autres endroits de l’église » ; François Perrier devait, un peu plus tard, achever l’œuvre de Leblanc au petit cloître, et peindre le côté qui est au midi. On lui commanda également un tableau du Calvaire pour le chapitre, un Christ au Jardin des Oliviers pour la sacristie, une Cène pour le réfectoire, la Résurrection d’un mort par saint Anthelme pour le chœur de l’église : ce dernier tableau est la seule œuvre qui subsiste des toiles et des fresques de Perrier.

En 1629, le grand autel est orné d’un tabernacle ou ciborium en bois de noyer et de tilleul ; on place les deux statues encore existantes de saint Bruno et de saint Jean-Baptiste, œuvres du sculpteur Sarazin ; mais bientôt les religieux sont à bout de ressources et les travaux sont interrompus de 1630 à 1646. En cette dernière année, le prieur dom Christophe d’Outreleau donne à prix fait « le parachèvement de l’église suivant le dessin qui sera fourni » : deux des chapelles du couchant étaient à terminer ; celles du levant n’étaient pas commencées ; le dôme ne présentait à la vue que ses piliers et ses arcs doubleaux. Ce bel essor, hélas ! se brise bientôt : une dépense de 17.000 fr. a absorbé en deux ans tout l’argent amassé. Les comptes du monastère présentent une nouvelle dépense de 25.000 fr. en 1633, puis, dans la longue durée de quatre-vingts ans, les frais indispensables pour ne pas laisser aller en ruines ce qui était déjà fait : c’est ainsi qu’en 1690 on fermait par un mur de pisé les arcades des chapelles de droite.

Un nouveau prieur, dom Claude Guinet, assume enfin la tâche de terminer l’œuvre de ses prédécesseurs. La mort la lui arrache des mains ; mais son successeur, dom Gabriel Prenel, la reprendra et ne la laissera pas qu’elle ne soit achevée : il s’adresse à un architecte de grand talent, Ferdinand-Sigismond Delamonce. Plan et devis sont remis le 1er novembre 1733 ; au 10 mars de l’année suivante, le prieur passe les conventions avec Delamonce, qui devra « parachever l’église au dedans et au dehors, disposer le vieux sanctuaire selon le nouveau plan, faire les trois murs circulaires sous le dôme, etc. » Ce dernier point fait supposer que, dans le plan primitif de Magnan, les arcades sous le dôme devaient rester vides, et que Delamonce y mit des murs pleins, soit qu’il jugeât la chose meilleure au point de vue de l’art, soit qu’il voulût asseoir plus solidement la coupole qu’il devait élever. Dans la convention il était stipulé que l’architecte serait nourri au monastère et recevrait mille francs pour ses dessins et sa peine, que les ouvrages eussent à durer une ou plusieurs années.

Delamonce, ayant à prendre l’œuvre au point où elle en était, se trouvait nécessairement gêné dans ses conceptions : un mémoire de lui à l’Académie de Lyon témoigne de cette gêne qu’il eut à subir. Ainsi, il n’aurait pas admis, comme on les voit, les ressauts de l’entablement qui ne permettent pas aux métopes d’être disposés d’une façon régulière entre les triglyphes ; à son avis, les arcades des chapelles sont trop basses ; trop basse aussi la nef par rapport à sa largeur ; les alettes du jambage des piliers et leurs archivoltes sont trop larges, leurs moulures trop pesantes. Il dut se borner à corriger dans les limites du possible, et notamment les piédestaux massifs qui formaient près d’un tiers de la hauteur des pilastres, ainsi que les jambages des quatre grandes arcades du dôme. Le tailleur de pierre eut « à mutiler, tailler les anciennes bases, cimaises et corniches des vieux piédestaux, des quatre jambages des piliers sous le dôme, à faire l’enfoncement afin d’établir la nouvelle base dorique à chacun des piliers, et à tailler les nouveaux sur les profils de M. Delamonce. » Il fallut aussi surélever les murs où s’ouvrent les fenêtres de la nef et celles du chœur ; ces dernières furent même reportées beaucoup plus haut qu’elles n’étaient. Comme le chœur avait été jusqu’alors une sorte d’église indépendante, fermée par un mur du côté du sanctuaire, le mur fut démoli et remplacé, en arrière du grand arc doubleau sous le dôme, par un arc se développant en corne de vache et s’évasant du côté du chœur. L’architecte qui est chargé de ce travail lui donnera son nom, mais il est dit qu’il l’exécutera sur les dessins de Delamonce. Les buttes de l’arc Munet amènent la suppression d’une chapelle haute, située au-dessus de la chapelle actuelle du Crucifix, autrefois chapelle Saint-Antoine, et encore chapelle Mallo, du nom d’un échevin bienfaiteur du couvent ; on dut aussi pour cela combler le caveau existant sous le chœur des Frères et transporter ailleurs les corps qui y reposaient, entre autres ceux de Pierre Austrein, seigneur de Jarnosse (1617), de Jean Yon (1640), de Bernardin de Bastero et de sa femme Jeanne Simonet (1686).

Bas-relief dans la trompe du dôme.

Le dôme, la partie vraiment monumentale de l’édifice, est l’objet des soins particuliers de Delamonce. Ce sera son œuvre personnelle dans une œuvre qu’il a prise déjà faite aux deux tiers. Les pierres de Seyssel fournissent les tailles des vitraux, les pierres de Villebois celles de la corniche extérieure ; la forêt de Poletins, en Bresse, propriété d’un ancien couvent de Chartreusines, et dont les revenus avaient été affectés à la maison de Lyon, donne les bois de la charpente. Jacques Beraud, scieur de long d’Usson en Auvergne, abat et équarrit 126 chênes, grands et petits, sur lesquels on réserve 408 pieds de plateaux et 56 douzaines de planches de moindre épaisseur pour les stalles du chœur. Le prix fait de l’artisan qui doit dorer « à huit couches d’or fin en feuilles de gros livret » la boule terminale du dôme de 26 pouces de diamètre est de 1736 ; le compte du serrurier qui a fait la croix en fer ouvragé qui la surmonte est de 1737 : tout indique donc que, dans cette dernière année, le signe de la rédemption domina enfin un édifice commencé depuis cent cinquante ans, et que l’œuvre de Delamonce, dépouillée de ses échafaudages, dessina sur le ciel de Lyon ses lignes correctes et harmonieuses.

En même temps on avait commencé les travaux et l’ornementation de l’intérieur. Deux maîtres plâtriers de Lyon prennent, au prix fait de 4.000 fr., l’exécution de tous les dessins donnés par Delamonce, pour moulures, bordures, architraves, triglyphes et métopes, roses et saints-esprits, ces derniers ornements devant être conformes, quoique en plâtre, à ceux qui avaient été anciennement taillés en pierre dans toute la partie droite de la nef ; de même ils feront l’enduit du berceau de la voûte et des voussures, les têtes des chérubins, les seize festons de fleurs et autres ornements de goût à confier au plus habile sculpteur de la ville. Les détails de l’ornementation rappellent la fondation royale et le nom de chartreuse du Lys-Saint-Esprit.

Un morceau capital de cette décoration intérieure était le baldaquin ou ciborium qui surmonte l’autel. Il n’y a plus à dire qu’une simple tradition l’attribue à Servandoni ; l’œuvre est bien de l’habile artiste, et elle lui fait honneur ; il en avait donné le dessin et la maquette. « J’ai reçu la somme de 300 livres pour les frais des dessins, et 200 livres pour le modèle que je fis, et dont je quitte. À Paris, le 17 décembre 1738. Chevalier Servandoni. » La commande des marbres « destinés au nouveau sanctuaire » fut faite aux frères Dorel, de Vevey en Suisse ; on stipule qu’ils seront fournis conformément aux dessins de Delamonce. Cette commande comprenait le pavé riche et nuancé qui entoure le baldaquin, les marches et les gradins de l’autel, les quatre colonnes du ciborium, lesquelles auront 1 pied 8 pouces 3 lignes de diamètre à la base et ne pourront être composées de plus de deux quartiers ; les quatre fûts, « finis, lustrés et posés », sont payés 1.700 fr., les Chartreux donnant toutefois la nourriture aux ouvriers qui en achèveront le poli et en feront le posage. En 1738, les marbriers déclarent avoir fourni 2.500 carreaux ou frises pour le pavé, quatre colonnes en huit pièces, et environ 30 pieds de marches, le tout en marbres de Suisse, et rendu à leurs frais jusqu’au Regonfle du Rhône.

Les travaux de sculpture sont dus à différents artistes : Chabry exécute « quatre têtes d’anges avec leurs ailes pour être mises aux coins du tombeau du double autel (sous le baldaquin) et les portes des deux tabernacles, l’une représentant le Bon Pasteur, l’autre ce qui conviendra le mieux » ; les têtes d’anges n’existent plus. Le même Chabry est l’auteur des deux culs-de-lampe qui soutiennent les statues de saint Bruno et de saint Jean-Baptiste ; il sculpta également les quatre bas-reliefs, aujourd’hui mutilés, « en tête et à l’extrémité des formes (stalles), avec chacun sa gloire au-dessus, d Les sujets représentés étaient : le martyre de saint Jean-Baptiste ; le martyre de saint Étienne ; David jouant de la harpe, avec un ange tenant devant lui un livre de musique ; un concert d’anges ; « le tout avec les attributs et décorations qui conviennent, et exécuté, dit la convention, avec l’habileté et la délicatesse ordinaire dudit sieur Chabry. » Il reçut trois cents livres pour son travail, et deux louis d’or comme témoignage du contentement des pères. Chabry donna seulement le dessin des agrafes des autres grands panneaux des stalles. C’est le sieur Vanderheyde qui fit la boiserie remarquable du fond du chœur, les dessins étant fournis par Chabry, et les parcloses ou séparations des stalles ; on lui doit encore la sculpture des cadres des deux tableaux, « l’un représentant l’Ascension de Notre-Seigneur, l’autre l’Assomption de Notre-Dame, destinés à être mis aux côtés du grand autel, aux archivoltes des croisées du nouveau sanctuaire œuvres de M. Trémolière, peintre de l’académie de Paris. » Ces deux belles pages de peinture étaient un cadeau de la sœur du prieur, Marie Prenel, veuve Descombles. Du même sculpteur, Vanderheyde, sont enfin les cadres des deux tableaux qui ornent le chœur : le miracle de saint Anthelme et une copie non signée, du martyre de saint André, fresque du Guide dans l’église Saint-Grégoire à Rome.

Tous ces travaux se font avec lenteur, au fur et à mesure des ressources ; ils s’échelonnent de 1735 à 1749. Durant cet espace de temps, le nom de l’architecte Delamonce est cité fréquemment dans les papiers du monastère ; tout se fait par son ordre ou d’après des dessins : puis ce nom disparaît. Les historiens disent que vraisemblablement par faute d’entente avec le prieur, il se retira et que les derniers travaux furent exécutés par Soufflot ; on attribuait même à Soufflot la construction du dôme ; d’autres ont nié absolument sa participation à l’œuvre de l’église. La vérité est entre ces deux extrêmes : on trouve ces trois mentions de Soufflot dans les archives du couvent ; il dirigea et régla le travail du serrurier Mallet qui fournit, en 1743, les ferrures employées dans la partie supérieure du baldaquin ; il dessina les cadres des tableaux de Trémolière ; il donna à un sieur Boudard, en 1746, le dessin des deux anges en carton-pierre, placés au côté du grand autel, l’un tenant un encensoir, l’autre en attitude d’adoration. Le dessin était d’un maître, l’exécution fut déplorable : le prieur jugea que Boudard avait été téméraire en espérant faire son apprentissage aux dépens des Chartreux. Enfin, dernier détail, il y a une quittance signée de Soufflot pour 600 fr. reçus au compte de Hallé et de Frontier, auteurs de deux tableaux qui ne sont pas décrits ; le tableau de Hallé fils, surintendant des Gobelins, est sûrement celui qui représente le baptême de Notre-Seigneur actuellement dans la chapelle des Fonts baptismaux.

Pour terminer ce qui concerne les tableaux remontant à cette période de la décoration de l’église, il faut signaler deux toiles encore, œuvre de Brenet : la première est une mise du Christ au tombeau, dans la troisième chapelle à droite, la seconde relative à un fait historique. Pendant la construction du dôme, un orage menaça d’enlever toute la charpente et les échafaudages dressés pour l’assembler : un religieux du couvent, en grande réputation de sainteté, se mit en prières et l’orage s’apaisa soudain.

Dans la cinquième reprise de la construction, de 1733 à 1738, les Chartreux avaient dépensé environ 100.000 fr. On ne sait pas le chiffre des dépenses pendant les dix années qui suivirent ; des donateurs étaient venus à leur aide ; le Consulat donna 5.000 fr., et accorda la franchise annuelle des droits d’entrée de cent ânées de vin ; les chartreuses de France et celles de Séville envoyèrent 13.000 fr. ; mais il fallut se séparer de quatre grands et quatre petits vases d’argent, de beaux candélabres de laiton vendus à Castres 2.500 fr. et enfin contracter un emprunt de 50.000 fr. Au prix de tous ces sacrifices, nos religieux avaient voulu offrir au Maître qu’ils servaient une demeure qui ne fût pas trop indigne de lui ; ils avaient ainsi réalisé la pensée des échevins de 1590, quand ils obtenaient d’eux la permission de construire, par cette considération que les édifices à élever « seraient autant de décorations et embellissements à la ville ». Le prieur dom Prenel jouit de son œuvre jusqu’à l’époque de sa mort, en 1758. Dans l’Obit, note mortuaire que le monastère de la Grande-Chartreuse adresse à tous les religieux de l’ordre, on trouve ces mots élogieux pour notre prieur : « Il a magnifiquement restauré le temple du Seigneur ».

Un demi-siècle n’était pas écoulé, que la Révolution venait chasser les Chartreux de Lyon et s’emparer de leurs biens. Lors du rétablissement du culte, l’église, qui n’avait pas été aliénée par la commune, devint église paroissiale sous le vocable de Saint-Bruno ; mais, avant même le Concordat, un religieux capucin, le P. Archange, avait repris ses fonctions d’ancien prédicateur connu et très goûté à Lyon, et avait organisé dans cette enceinte, muette depuis plus de dix ans, des réunions demi-secrètes, demi-publiques. Le premier curé fut M. Paul, en 1803. Plus épargnée que d’autres, l’église n’avait pas subi de ravages trop considérables ; on a pourtant à regretter la mutilation de quelques sujets ou attributs dans la sculpture des stalles. Il n’en fallut pas moins procéder à un travail de restauration : M. Rauzan, supérieur de la petite phalange de missionnaires que le cardinal Fesch avait installée dans l’ancienne hôtellerie du couvent, laquelle était devenue sa propriété, succéda à M. Paul ; l’église devint ainsi le centre de prédications et de retraites où la renommée du curé attirait les auditeurs de tous les points de Lyon.

Le décret impérial qui supprimait les missions (1809) ramena M. Rauzan à Paris. M. Gagneur fut appelé à le remplacer : c’est à lui qu’on doit la construction de la chaire que ne comportait pas une église conventuelle. Sous son administration, une pieuse personne. Mlle Repond, fit don à la paroisse du grand ostensoir, de la niche de l’exposition, de deux beaux candélabres et des anges adorateurs auxquels, dans ces derniers temps, on a substitué les deux groupes que l’on voit sous le baldaquin ; affaibli par ses travaux et par l’âge, M. Gagneur donna sa démission en 1817. M. de La Croix d’Azolette quitta le poste de directeur au grand séminaire pour lui succéder ; il continua de pourvoir au mobilier de l’église, lit mettre des barrières à différents autels et acheta les cloches. De plus hautes destinées l’attendaient ; mais, sur la fin de sa vie, fidèle à ses premières affections, il abandonna le siège métropolitain d’Auch, et vint achever sa belle vieillesse dans une cellule du cloître des Chartreux. Il y mourut saintement et reposa dans le caveau creusé sous les dalles de la chapelle Saint-Bruno.

Pendant trente-trois ans de ministère paroissial, M. Pousset, outre les œuvres de zèle qui sont la première préoccupation d’un curé, ne négligea pas le soin de la maison de Dieu : mentionnons les deux autels de saint Pierre et de sainte Philomène et surtout des réparations notables qu’il fallut faire à la toiture du dôme. Il céda sa paroisse à M. Bissardon, en 1856, et alla jouir dans le repos d’une longévité de patriarche, qui lui permit de voir son quatrième successeur à la cure de Saint-Bruno.

M. Bissardon confia à M. Desjardins la décoration de la chapelle de la Sainte-Vierge, décoration qui a servi de type à toutes celles qui ont suivi. Après M. Gorand, qui ne fit que passer (1864), commença, avec M. Fond, une nouvelle ère pour l’église des Chartreux. C’est avec lui que se transforment sous leur parure d’or et de marbre les chapelles du Sacré-Cœur, Saint-Bruno, Saint-François-Régis, cette dernière par les libéralités de M. l’abbé Mouton. Et ce n’est là qu’un début : doué d’une volonté que rien n’arrête, animé d’un zèle qui s’avive devant les difficultés, M. Fond songe à donner une façade à son église, un vêtement architectural à ce mur qu’on se rappelle, tout hérissé de pierres qui l’attendaient maussadement depuis plus d’un siècle ; et la façade commencée en 1871, était achevée l’année suivante au milieu de temps à jamais néfastes (1871-1872).

Avant que l’on procédât à cette œuvre capitale, une question se posait. Était-il opportun de donner une travée de plus à la nef, qui, à première vue, paraît être d’un trop court développement : cela, soit pour l’effet architectural, soit pour l’espace réservé aux fidèles ? La question fut sérieusement examinée, discutée, et par des hommes compétents : l’une des raisons qui prévalurent contre cet agrandissement, était que Delamonce devait, en l’espèce, faire autorité, et qu’on pouvait s’en tenir au plan et aux dimensions que sa main avait signés. Or, on ignorait à ce moment que Delamonce avait inutilement réclamé l’augmentation sur laquelle portait le débat. Voici deux lettres qui établissent le fait. La première est du prieur. Il écrit au père général : « M. Delamonce, architecte et directeur
Mgr de La Croix d’Azolette, curé de Saint-Bruno, puis archevêque d’Auch.
des ouvrages de l’église, proposa à notre père visiteur une augmentation de construction pour les proportions, la régularité et la décoration de cette église, et ne fut pas écouté : notre père visiteur lui fit comprendre que la dépense des ouvrages convenus était déjà des plus considérable, et qu’il n’était pas à propos de s’engager dans une dépense nouvelle. Et depuis, le même architecte a souvent sollicité de consentir à cette augmentation, disant que le public, ce qu’il y a de gens connaisseurs, et les amis de l’ordre, demandent l’agrandissement qui, manquant à l’église, la rendra trop raccourcie, sans proportion ; le surplus serait étranglé, et ensuite le mal sans remède… Nous ne pouvons prendre tout cela sur nous sans l’autorité de votre Révérence et l’agrément de notre père visiteur ».

Le général de la Grande-Chartreuse répondit, en date du 24 avril 1734 : « Puisque le père visiteur n’a pas jugé à propos de consentir à l’augmentation que vous et M. Delamonce me proposez, je ne puis y donner la main, d’autant que votre nouvelle église, dans son total, a quatre fois la longueur de sa largeur… Il y aura suffisamment de place pour les séculiers si, comme je crois, on doit ouvrir les quatre chapelles de chaque côté de la nef… Il faut se borner aux dépenses et fonds que vous pouvez avoir, et on ne doit pas faire des cathédrales de nos églises. Je vous souhaite les bonnes fêtes et suis très sincèrement votre affectionné confrère. Frère Étienne Richard, prieur de Chartreuse. » L’église resta donc, d’après cette décision, et reste donc encore aujourd’hui dans les dimensions du plan primitif. C’est à M. Sainte-Marie Perrin, l’éminent architecte de Fourvière, que fut confiée l’érection de la façade. La Semaine catholique de Lyon salua cet événement dans un article qu’il faudrait reproduire en entier, et dont nous prenons quelques lignes : « L’œuvre de M. Sainte-Marie Perrin est excellente ; grâce à lui, Saint-Bruno possède enfin une façade à la fois simple et élégante. Depuis la saillie demicirculaire dans laquelle s’ouvre le portail flanqué de colonnes doriques, jusqu’à la tribune sur laquelle donne la grande fenêtre centrale encadrée de colonnes cannelées, jusqu’à la niche du fronton où doit être placée la statue de saint Bruno, tout se tient, tout se lie, en rapport avec l’édifice et dans son ensemble harmonieux ».

La statue du saint patron vint à son heure, et M. Fabisch reproduisit le chef-d’œuvre de Houdon à Sainte-Marie-des-Anges, à Rome, dont Clément XIV a dit : « Ce marbre parlerait si la règle des Chartreux ne lui imposait le silence ». Tout cela s’était accompli sans nulle subvention officielle, à l’aide de souscriptions particulières, entre lesquelles il faut citer la souscription des pères de la Grande Chartreuse, touchante aumône de ceux qui avaient été jadis dépossédés. Une allocation municipale permit ensuite de réparer l’œuvre extérieure presque dans sa totalité, et de substituer aux avant-toits disgracieux, une corniche de pierre. Puis ce fut l’acquisition d’un orgue, meuble de luxe, qui n’a pas sa place dans les églises et dans le rite austère des fils de saint Bruno ; il fut pendant quelque temps, comme entreposé dans le côté droit du chœur, à la suite des stalles, et il paraissait avoir conscience et honte de cette position gênante, anormale, déplaisante. Par une très heureuse idée, on le plaça au fond du chœur et on fit servir à la façade du buffet la superbe boiserie qui encadrait le tableau du Baptême de Notre-Seigneur. À cette distance, et sans interrompre le développement des stalles, il n’a pas l’inconvénient, ainsi que cela existe dans tant d’autres églises, de brouiller par l’éclat des tuyaux d’étain la parure de l’autel.

Au moment où il avait le droit de se reposer de tout ce qu’il avait fait, M. Fond, avec des ressources généreuses dont il a gardé le secret, avec les dons de ses paroissiens dans un milieu ouvrier, entreprit la restauration de tout l’intérieur du monument : M. Sainte-Marie Perrin la dirigea, M. Ramponi exécuta les travaux. Dieu rappela à lui le digne curé avant qu’il eût la joie de voir son œuvre achevée. Elle a été reprise vaillamment et intelligemment par M. Bélicard : en moins de deux années, on a vu se décorer, il faudrait plutôt dire se créer, les chapelles Saint-Joseph, Saint-Irénée et des fonts baptismaux ; se dresser les belles portes de chêne de l’entrée principale ; s’améliorer l’état de la sacristie ; s’accomplir une réparation importante du couloir qui s’ouvre au couchant de l’église, longe le petit cloître et conduit soit au chœur, soit au sanctuaire.

Enfin, après un alignement remanié de la rue Pierre-Dupont, une belle grille a remplacé la vieille porte à deux auvents qui, du temps des Chartreux, donnait accès à l’église et au monastère. La cour qui va de la grille à la façade a été plantée d’arbustes. Le curé actuel, M. le chanoine Robert, a déjà prouvé, depuis le peu de temps qu’il est en charge, qu’il continuera l’œuvre de ses prédécesseurs.

La partie historique de l’étude qu’on vient de lire a été, dans une certaine mesure, descriptive. Il reste peu à dire sur ce point. Nous avons décrit la façade qui, par son style, fait bien corps avec l’intérieur du monument. En pénétrant dans l’église, le regard est attiré par le baldaquin dont les lignes gracieuses s’élancent dans l’évasement de la coupole ; il en est de plus riches, notamment en Italie, il en est peu d’aussi élégants. Le maître-autel, à deux faces, est remarquable par ses beaux marbres d’Italie. Deux groupes d’anges sont disposés sur l’entablement qui relie les socles des colonnes ; le groupe de gauche est de Fabisch père, celui de droite est de son fils ; aux deux inscriptions qui y figurent, répondent les attitudes différentes des anges : Gloria in excelsis Deo. — Et in terra pax hominibus.

M. Fond, ancien curé de Saint-Bruno.

La première des chapelles après le local où l’on remise les chaises, du côté de l’épître, était dédiée à sainte Philomène. L’écusson sculpté sur le devant de l’autel porte les instruments de son martyre. Il faut s’arrêter devant la toile de Brunet, rappelant l’orage dont il a été parlé. Le ciel est sombre, le vent a emporté d’énormes poutres et menace de tout détruire. Un religieux — qui avait récemment encore une parente à Saint-Martin-de-Fontaines — est agenouillé : dans les nuages apparaissent les Personnes divines, saint Jean-Baptiste, saint Bruno et saint Hugues, l’évêque de Grenoble qui accueillit le fondateur de l’ordre et ses compagnons. À la suite de la chapelle Sainte-Philomène se trouve celle du Sacré-Cœur, avec un bon tableau de Sublet et un Christ au tombeau sous la table de l’autel, le tout moderne. La chapelle de la Sainte-Vierge a une statue d’albâtre due au ciseau de M. Fabisch ; l’autel, en marbre de Gênes, date de 1735.

Nous avons dit que la croisée de l’église est coupée, de part et d’autre dans sa longueur, par un mur circulaire où sont fixées les deux toiles de Trémolière, l’Ascension et l’Assomption : ces deux peintures sont vraiment admirables par la composition de la scène, la correction du dessin, la beauté et la délicatesse du coloris. Les deux extrémités de la croisée forment, derrière ce mur, deux chapelles : celle de Saint-Irénée, patron des missionnaires diocésains, avec un autel de bon goût et un tableau, l’Adoration des Mages, don du gouvernement de Louis-Philippe ; celle de Saint-Joseph, à gauche, où le saint est représenté comme patron de l’Église universelle. En reprenant le côté de l’évangile, à partir de la porte d’entrée, on rencontre successivement les chapelles : des fonts baptismaux où l’on a transporté le tableau de Hallé fils, qui était au fond du chœur ; de Saint-Pierre, avec une toile sans grande valeur ; de Saint-François-Régis, avec un bon tableau de Brenet, l’ensevelissement du Christ ; de Saint-Bruno, dont la statue n’est pas sans mérite ; l’autel de celle-ci est ancien, sa décoration toute moderne.

De la chapelle Saint-Joseph, déjà décrite, où se lit une inscription funéraire à l’honneur de M. Fond, on pénètre à la sacristie en traversant la chapelle du Crucifix. Le tableau n’est pas sans valeur : en haut, sur la frise, quatre toiles représentent les évangélistes. Cette chapelle était autrefois sous le vocable de Saint-Antoine ; elle avait été bâtie par l’échevin Antoine Mallo, et consacrée, disent les titres, bénite peut-être simplement, en 1605, par Mgr Berthelot, vicaire général et suffragant de l’archevêque Claude de Bellièvre. Les notes du couvent parlent du cadeau fait par dom Monteillet, pour cette chapelle, d’un tableau de Blanchet, peintre de la ville, et représentant saint Bruno à genoux devant Notre-Dame.

La sacristie possède des boiseries qui sont en partie de l’année 1620. Des fresques ornaient la voûte. La crédence-autel est surmontée d’une toile insignifiante où saint Bruno en prière est contemplé par des anges. En vases sacrés et ornements, la paroisse ne possède rien de précieux. Jadis une riche donatrice avait fait confectionner des ornements complets en drap d’or, ornés de pierreries, pour les solennités à quinze officiants. Dans la nuit du dimanche au lundi qui suivit la fête patronale de 1847, ils furent enlevés par des voleurs dont on ne put retrouver les traces. Le chœur mérite attention : on reconnaît de suite un chœur d’église conventuelle. Avec leurs panneaux bien développés, et malgré les mutilations stupides pratiquées à l’époque de la Révolution, les stalles sont intéressantes, moins compliquées que celles de certaines cathédrales, mais d’un dessin sobre et élégant. Au-dessus, se trouvent les deux toiles du martyre de saint André et du miracle de saint Anthelme ; à la séparation du chœur et du sanctuaire, les deux statues, œuvres de Sarazin, représentant saint Jean-Baptiste et saint Bruno, cette dernière avec une main maladroitement réparée ; dans deux niches au niveau du sol, des anges dont l’un porte le livre des évangiles, l’autre une couronne d’épines ; au milieu du pavé, un lutrin d’une facture peu commune, et surmonté d’un aigle aux ailes éployées.

Il faut aussi s’arrêter aux détails d’ornementation, lesquels vus de près, au moment où étaient dressés des échafaudages pour réparations, ont émerveillé architectes et connaisseurs. Ils sont conçus dans le goût de l’époque Louis XV, et appartiennent à cette manière que l’on a appelée la rocaille, qui des salons envahissait les églises ; mais ils s’appliquent heureusement aux lignes du style dorique qui est le style de l’édifice et en adoucissent la gravité. Relevés aujourd’hui par la dorure qui aurait dû mettre en saillie les défauts du genre auquel ils ressortissent, ils en accentuent, au contraire, les admirables qualités.

Nous ne saurions mieux conclure cette monographie de Saint-Bruno qu’en disant avec

l’écrivain déjà cité : « Lyon possède un monument remarquable, mais rarement visité, soit parce qu’il est à l’extrémité de la ville, soit parce que, en général, l’opinion ne l’estime pas ce qu’il vaut ».
saint-bruno des chartreux