Histoire des Abénakis/2/05

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CINQUIÈME.

vœu des abénakis à notre-dame de chartres.

1691.


En 1684, les Abénakis du Canada reçurent de France une grande statue de la Sainte-Vierge, qui fut placée solennellement dans l’église de Saint-Joseph de Sillery, le jour de l’Immaculée Conception. En ce grand jour de fête, tous les sauvages se mirent spécialement sous la protection de la Mère de Dieu[1].

Comme ils entendaient souvent parler des merveilles qui s’opéraient à la cathédrale de Chartres, en 1691 ils firent un vœu à la Mère de Dieu, si particulièrement honorée dans cette église, et chargèrent leur missionnaire de porter lui-même ce vœu en France. Ce vœu était accompagné d’un grand collier de wampum, sur lequel on lisait l’inscription suivante :

« Matri Virgini Abnaquiœi, D. D. »,
offert par les Abénakis à la Vierge Mère[2].

Le P. Jacques Bigot passa en France, à l’automne de la même année portant ce collier et le vœu des sauvages Dès que les Chanoines de Chartres eurent reçu ce présent, ils chargèrent M. Patin, Vicaire-Général, d’écrire au Père pour lui exprimer toute la joie que la piété et la générosité des Abénakis leur avaient causée. Le Père répondit à cette lettre comme suit :

« Monsieur,

« J’ay reçu aujourd’huy la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; je vous avoue que j’ay ressenti une joye toute particulière en lisant le narré que vous avez pris la peine de me faire de la manière dont on a reçu dans votre auguste église le présent et le vœu de nos pauvres sauvages. On ne le pouvait faire d’une manière plus obligeante et en mesme temps plus avantageuse pour ces nouveaux chrestiens. J’attends tout après cela de la protection de la très-sainte Vierge pour ces peuples éloignez. Je ne puis vous le dissimuler que je ressens un extrême désir de retourner au plus tost à cette nation pour lui raconter moi-mesme la manière dont ses vœux ont estez reçus aux pieds des autels de la Reine du ciel et les vœux qu’on a faits en mesme temps pour cette nation afin d’obtenir pour elle de la Sainte-Vierge une nouvelle ferveur. Je souhaite de tout mon cœur que ma santé me permette d’accompagner la réponse que vous avez dessein d’envoyer à ces chers sauvages pour animer leur piété. En vérité, votre illustre chapitre fait bien connoistre par là la pureté de son zèle et l’unique désir qu’il a de faire glorifier la Sainte-Vierge. Je prie de tout mon cœur l’auguste Mère de Dieu de récompenser le zèle qu’ont fait paroistre vos messieurs dans cette action si charitable à l’égard de nos pauvres sauvages ; vous allez par là les gagner tous au service de Marie. Permettez-moi de présenter encore une fois mes respects à tout vostre illustre chapitre et de le remercier pour mes chers sauvages de toutes les bontés qu’il a pour eux.

« Je suis avec un profond respect en participation de vos saints-sacrifices,

Monsieur, votre très humble et très-
obéissant serviteur en N. S.
Jacques Bigot.
de la compagnie de Jésus.
À Paris le 27 Janvier 1692. »

Dans le même temps, les Chanoines écrivirent aux Abénakis, pour les remercier de leur présent et leur faire espérer qu’ils recevraient, en retour, un don de reliques. Cette lettre fut reçue à Québec au printemps, 1692. À l’automne de la même année, le P. Vincent Bigot, qui remplaçait son frère dans la mission de Saint-François de Sales, répondit aux Chanoines, au nom des sauvages, comme suit :

« Messieurs,

« Mes chers Abnaquis ont esté charmez de la lettre que vous leur avez fait l’honneur de leur escrire. Leurs gestes et leurs manières, quoique sauvages, si vous aviez pu en estre témoins, vous auroient persuadez de la sincérité de leur reconnaissance. Auparavant que de la tourner en leur langue, je l’ay lue et relue bien des fois pour y puiser cet esprit de ferveur et de zèle dont elle est animée, afin de le faire couler autant qu’il me seroit possible dans la version que j’en voulois faire. Permettez-moy, Messieurs, de vous le dire, je reconnois dans cette aymable lettre, le caractère des fils ainés de la Sainte-Vierge ; non, personne ne peut vous disputer cette illustre qualité ; puisqu’enfin vous avez l’honneur d’estre les gardiens de ce saint temple, de ce temple si recommandable par son antiquité, basty en l’honneur de cette incomparable Vierge qui devoit enfanter, mais basty auparavant qu’elle naquit. J’ose ajouter qu’elle vous choisit elle-mesme pour estre les dépositaires du plus précieux trésor que nous ayons d’elle. Je ne suis point surpris, messieurs, que vous ne respiriez dans vostre lettre que l’amour du fils et de la mère ; que vous tâchiez de l’inspirer à nos chers sauvages, et d’unir ces deux amours dans leurs cœurs. Peut-on appartenir de si près à la mère sans avoir à cœur les intérêts du fils ? Je vous avoue, messieurs, que je ne saurais vous marquer autant que je le souhaiterais les sentimens sincères d’estime et de respect que j’ay pour vous. Je peux bien vous dire que mon cœur a beaucoup plus de part que ma plume à ce que je me donne l’honneur de vous écrire ; mais de quelle utilité vous peut estre toute l’estime qu’a pour vous un pauvre missionnaire à un bout du monde, lorsque cette vie si exemplaire et si religieuse que vous menez vous attire l’estime et l’approbation de tous ces concours de peuples qui vont continuellement honorer vos sacrés dépots. Au moins me satisfay-je un peu moy-mesme en cela, vous marquant de l’unique manière dont je peux l’extrême reconnoyssance que j’ay en mon particulier de l’honneur que vous faites à nos Abnakis. Ils attendent avec impatience le magnifique présent que vous avez la bonté de leur faire. L’on a conseillé à mon frère de ne nous l’envoyer que l’année prochaine, de peur qu’il ne tombast entre les mains des Anglois nos ennemis. Lorsque nos chers chrestiens l’auront reçu, ils vous en remercieront eux-mesmes, et je ne seray pour lors que leur interprète. En attendant que j’aye l’honneur de vous escrire, permettez-moy de vous demander un peu de part dans vos prières, surtout lorsque vous célèbrerez les saints mystères dans la sainte et vénérable maison de vostre grande Reyne et de vous assurer tous en particulier dans toute la sincérité de mon cœur, que je suis, avec un très-profond respect,

« Messieurs,
Votre très-humble
et très-obéissant serviteur.
V. Bigot.
De la compagnie de Jésus
En la mission de Saint-
François de Sales, proche Sillery, 7 Octobre 1692. »

Dans le cours de Ia même année, les chanoines de Chartres donnèrent au P. Jacques Bigot, pour les Abénakis, une grande chemise en reliquaire[3].

Le Père ne repartit de France qu’au mois de Février 1694, et arriva à Québec au printemps, avec le précieux présent.

Afin de mieux faire connaître comment les Abénakis apprécièrent ce don, qui leur venait de si loin, nous allons donner ici la lettre que le Père écrivit aux chanoines de Chartres, à l’automne de la même année.

« Messieurs,

« Je souhaiterois que vous eussiez vous mesmes esté témoins des sentiments de respect, de dévotion et de tendresse avec lesquels vostre précieux don a esté reçu par nos Abnakis. J’ay esté assez heureux pour en estre moy-mesme le porteur, retournant de France à ma chère mission ; le peu de sureté qu’il y avoit à l’envoyer me l’avoit fait retenir en France jusqu’à mon départ. Mais je crus le pouvoir risquer en m’embarquant moy-mesme et je ne doutay point qu’il me dust estre comme une sauvegarde contre tous les dangers de la mer. Dès que je fus arrivé à Québec nos sauvages chrestiens de cette mission, qui en est éloignée environ de deux lieues, m’y vinrent trouver, en firent paroistre une joye toute particulière lorsque je leur dis que j’avois apporté avec moy le saint présent qu’ils attendoient avec tant d’impatience. Dès le lendemain je partis de Québec avec nos chers sauvages pour venir disposer icy le lieu le plus honorable de nostre chapelle, où je souhaiterois placer vostre précieux présent. De vous exprimer, Messïeurs, les sentimens de tendresse et de dévotion qui accompagnèrent cette cérémonie, c’est ce que je ne puis faire moy-mesme qui en ay esté témoin.

« Ce n’est plus moy maintenant qui vais vous parler, Messieurs, je ne suis que le secrétaire et l’interprète de nos fervens chrestiens qui veulent eux-mesmes vous répondre. Je m’en vais donc vous faire une copie de ce qu’a dicté leur orateur et qui leur a esté ensuite relue dans leur conseil. J’y ajouteray l’interprétation avec toute la fidélité qui me sera possible ; la fréquente composition des mots qui se trouvent en cette langue et qui n’est point dans la nostre ne permettant pas quelquefois qu’on les puisse rendre dans toute leur force. Je vous avoue, messieurs, que je me trouve infiniment honoré de la commission dont je suis chargée, me flattant qu’elle me procurera au moins un peu de part dans le souvenir de tant d’illustres serviteurs de la très-sainte Vierge et qu’ils la prieront un peu pour moy. C’est la grâce que vous demande instamment celuy qui est, avec un très-profond respect,

Messieurs,
Votre très-humble
et très-obéissant serviteur en N. S.
Jacques Bigot.
De la compagnie de Jésus
De la mission de Saint-
François de Sales, ce 27 Octobre 1694. »

La chemise en reliquaire, donnée aux Abénakis, fut déposée dans l’église de la mission de Saint-François de Sales de la rivière Chaudière, et en 1700 elle fut transportée à la nouvelle mission de Saint-François où elle fut précieusement conservée jusqu’en 1759.

En 1699, le P. Vincent Bigot, alors à la mission de Saint-François de Sales, voulut renouveler l’union de prières des Abénakis avec les chanoines de la cathédrale de Chartres. Il fit faire une grande ceinture de wampum, longue de six pieds et formée de onze rangs de wampum. Alors, les sauvages firent deux neuvaines en l’honneur de la Sainte-Vierge, pour demander sa protection pour la continuation de leur union avec le chapitre de Chartres. L’une de ces neuvaines commença le jour de l’Assomption, et l’autre, le jour de la Nativité de Marie. Pendant ces jours de prières, la ceinture fut exposée dans l’église de la mission, aux pieds de la statue de la Sainte-Vierge.

Le Père envoya cette ceinture aux chanoines, avec la lettre suivante,

« Monsieur,

« Je ne sçaurais penser qu’avec des sentimens d’une extrême reconnoyssance à la grâce que vous avez faite à nos Abnakis, et rien ne me paroit plus capable d’entretenir leur ferveur que de leur remettre devant les yeux cette sainte association qui les unit à vous, cette sainte union que vous avez bien voulu contracter avec eux. Il y a trois ou quatre mois que trouvant icy leur réponse à l’obligeante lettre que vous leur avez fait l’honneur de leur écrire, sur cela la pensée me vint de la renouveler et de vous la renvoyer avec un nouveau présent pour la très-Sainte-Vierge. Lorsque je le leur proposay, ce fut un applaudissement si général qu’il ne me laissa aucun lieu de douter que je ne leur fisse un extrême plaisir. Ils ne pensèrent donc plus qu’à faire un collier de porcelaine, le plus magnifique, disoient-ils, qui se fut jamais fait, et à fournir aux meilleurs ouvriers du village, que l’on choisissoit pour cela, tout ce qu’il faudroit pour le bien exécuter. Pour ce qui est des paroles qui devoient y estre escrites, je leur en donnay un modèle et c’est tout ce que j’ay pu contribuer de ma part avec la version françoise que j’ay faite, ce me semble, avec la dernière exactitude ; nostre langue me paraissant plus capable que la latine des tours de la langue abnakise. Je vous supplie donc, messieurs, au nom de tous nos fervens chrestiens, de vouloir bien encore offrir à la Sainte-Vierge ce petit présent. Quoiqu’il n’ait rien que de sauvage, elle y verra parfaitement leurs cœurs et tous les sentimens d’amour et de tendresse dont ils sont pénétrez en le lui offrant. Nous le luy avons desjà offert icy, le mettant aux pieds de sa statue pendant deux neuvaines entières, durant lesquelles, outre les prières extraordinaires que l’on faisoit tous les jours pour vous, l’on chantoit l’inviolata en musique à la fin du saint-sacrifice de la messe. Nous implorions tous ensemble pour vous, messieurs, le secours et la protection de vostre grande Reyne ; et de mon costé, remply que j’étois d’une sainte joye, je la suppliois du meilleur de mon cœur de vous faire sentir l’effet de nos vœux et de nos prières par un accroissement et un renouvellement de ferveur en son saint amour. Entre les deux neuvaines dont la première commença le jour de l’Assomption et l’autre le jour de la Nativité de la Sainte-Vierge, et qui finirent toutes deux le lendemain de l’octave de ces deux festes, nous fimes un service solennel pour les défunts de vostre illustre corps, afin de vous marquer que notre reconnoyssance vous accompagnera jusqu’au tombeau et au delà du tombeau mesme, par nos prières et par nos vœux. Ces saintes actions se font avec tant de modestie, de ferveur et d’exactitude pour le chant, que les personnes qui en sont témoins ne peuvent souvent retenir leurs larmes en y assistant. Peut-estre que vous mesmes, messieurs, tout accoutumez que vous soyiez à entendre chanter juste, vous seriez surpris de voir que des sauvages soient capables d’une si grande exactitude dans le chant, et que, dans la variété des chants qui composent par exemple la messe des morts, dans ceux que l’on fait après la messe sur la représentation, ils suivent la note aussy exactement que s’ils avoient des livres devant les yeux. Tout se chante en leur langue, excepté ce qu’ils répondent en latin au célébrant. Les femmes surtout ont de très-belles voix, aussy douces et plus fortes que la voix des femmes françoises. Le cheur des hommes prend la basse lorsque l’on chante quelque motet à trois ou quatre parties ; et toutes les autres parties sont soutenues par plusieurs voix égales de femmes qui s’accordent parfaitement et qui ne s’écartent pas le moins du monde de leur ton, dans les reprises, mesme des chants, après quelque repos. Vous me pardonnerez bien, messieurs, une si longue digression, qui vous fera un peu connoistre les personnes que vous avez bien voulu honorer du nom de vos frères ; mais je compterois peu sur ces qualités naturelles et je ne croirois pas qu’elles les dussent rendre dignes de l’honneur que vous leur faites, si elles ne le méritoient un peu d’ailleurs. Si vous voyiez, messieurs, leur ferveur, leur innocence et leur éloignement extrême qu’ils ont des moindres petites fautes, leur docilité pour nos saints mystères, leur modestie en y assistant, leur application continuelle à penser à Dieu, leur amour pour J. C. crucifié et pour sa sainte Mère, qui va très-souvent jusqu’à une extrême tendresse, un désir héroïque de souffrances de quelques uns jusqu’à donner des marques sensibles de leur joye lorsqu’ils souffrent le plus, enfin toutes les marques de prédestination qui accompagnent ordinairement leur sainte mort ; je suis sûr que vous seriez sensiblement touchez d’un spectacle sy doux et sy consolent. C’est aussy là, messieurs, la consolation des missionnaires parmy les petites peines qui sont jointes à leur emploi ; et c’est par là que nostre Seigneur les y soutient. Oserois-je, messieurs, vous demander une grâce, c’est de le remercier pour moy de l’honneur qu’il m’a fait de m’appeler dans ces missions et de m’y conserver depuis près de vingt ans, quelqu’éloigné que je sois de la ferveur et de la vertu de tant de braves et de saints missionnaires qu’il y a occupez et qu’il occupe encore maintenant. Pouvez-vous aymer et estre unis sy étroitement avec les enfans sans vous intéresser un peu pour le père et pour leur missionnaire ? Comptez, s’il vous plait, messieurs, que je n’auray pas moins de reconnoyssance qu’eux de la grâce que vous me ferez, et que tous les jours de ma vie je me souviendray de vous dans le temps le plus précieux de la journée, à l’autel, y célébrant nos adorables mystères.

« Je suis de tout mon cœur et avec un très-profond respect,

Messieurs,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur.
V. Bigot.
De la compagnie de Jésus
De la mission des Abnakis proche Québec,
25 Septembre 1699.
 

Cette lettre et la ceinture de wampum furent reçues à Chartres au mois de Janvier 1700. L’année suivante, les chanoines, de plus en plus édifiés par la piété des Abénakis, leur envoyèrent une petite statue de la Sainte-Vierge, d’argent. En même temps, M. Vaillant Demihardouin, chancelier de l’église de Chartres, écrivit au P. V. Bigot, au nom du chapitre, la lettre suivante.

« Au très-révérend P. Bigot, Directeur et missionnaire de la nation des Abnaquis, et aux Abnaquis.

« Gavisi sumus valde quoniam audivimus fratres nostros ambulare in veritate sicut mandaturn accipimus à patre.

« (S. Joa. Ep. 2. V. 4.)

« Mon très-révérend père, pour réponse à celle que vous nous avez fait l’honneur de nous escrire, du 25 Septembre 1699, nous vous dirons que nostre joye a été parfaite lorsque nous avons appris les progrès que nos frères les Abnaquis font dans la perfection et piété chrestiennes par les exemples et instructions salutaires d’un missionnaire aussy zèlé que vous. Quelle satisfaction plus grande peut recevoir une compagnie de prêtres et de chanoines qui désirent avec empressement de voir étendre le royaume de J. C. de plus en plus chez les nations barbares, et d’apprendre les progrès merveilleux que la grâce toute-puissante de nostre Rédempteur opère dans l’esprit et dans le cœur de ces nouveaux fidèles, qui sont d’autant mieux préparez à recevoir les impressions célestes de sa grâce que le Saint-Esprit ne trouve en eux aucun obstacle, estant dégagez de toutes les affections terrestres et de qui l’on peut dire que n’ayant rien ils possèdent tout. Beatus populus, cujus Dominus Deus ejus.

« Nous avons reçu, M. T. R. P., avec beaucoup de satisfaction, le présent que nos frères en J. C. nous ont envoyé, et nous avons jugé par cet ouvrage qu’il n’y avoit rien de sauvage dans leur esprit et dans leur art. Tous les peuples de cette ville ont esté ravis de le voir et l’ont admiré ; nous l’avons dédié et consacré en l’honneur de Marie, vostre illustre Dame et princesse, qui, je m’assure, l’aura accepté avec autant de plaisir que sy c’estoit leurs personnes et leurs cœurs mesmes. Nous avons aussy recommandé nos frères les Abnaquis et leur zèlé pasteur aux prières publiques et saint sacrifice de tous nos mystères pendant plusieurs jours consécutifs, et pour reconnoyssance de leur bienveillance envers nous, nous avons jugé à propos de leur envoyer la figure et l’image de cette incomparable Vierge, à l’instar de la nostre, quoique différente pour la matière qui dans nostre église souterraine est de bois seulement, au lieu de celle que nous leur envoyons est d’argent et portative, espérant que la mémoire du nom de Marie et le souvenir de ses bienfaits leur seront toujours présents. Nous croyons que le R. P. Bouvart[4] leur aura appris, estant chartrain, qu’avant la naissance de N. S. J. C. cette image de Nostre-Dame de Chartres fut taillée et dédiée à la Vierge qui devoit enfanter et mise dans une grotte qui est à peu près dans la mesme place où elle se voit aujourd’hui. S. Potentien, second évêque de Sens, que l’apôtre S. Pierre avoit envoyé en France, s’arrêta à Chartres, où il bénit cette image et prit occasion de ces paroles, « Virgini parituræ, » pour annoncer la foy aux Chartrains, comme fit S. Paul à Athènes, à l’occasion d’une figure ou d’un autel où estoit escrit : « Ignoto Deo ». Voila ce que nos traditions nous apprennent. Que si cette figure a les yeux fermez et ceux de son fils ouverts, sy elle paroit noire et grossière, ce sont des sujets de réflexion et d’une belle morale que nos nouveaux chrestiens peuvent apprendre de vous, mon R. P., et du Père Bouvart à qui nous envoyons, comme à vous pareillement, les estampes de nostre chapelle de sous-terre, et vous les distribuerez, selon vostre prudence à qui vous le jugerez plus à propos. Nous vous disons enfin, mon très-R. P., que nous avons esté grandement édifiez de toutes les merveilles qu’il plait au Seigneur d’opérer sur l’esprit et dans l’âme de nos frères en J. C. Cette douce harmonie dont vous nous faites le récit est un avant goût des joyes du paradis que possèdent les bienheureux ; et moy qui ay l’honneur de vous escrire par l’ordre de la compagnie, m’acquittant en cela d’une obligation attachée au devoir de ma dignité, je suis témoin oculaire et auriculaire de cette vérité que j’ai confirmée en plein chapitre, advouant que je n’ay rien entendu en France ny ailleurs de sy doux et de sy mélodieux, lorsque j’estois en l’Isle de Montréal et Ville-Marie, avec M… de Saint-Sulpice, en qualité de missionnaire, connu des sauvages de la montagne par le nom « d’Atteriath. » Voila tout ce que nous pouvons vous dire pour le présent, vous priant instamment de ne nous pas oublier, mais de nous recommander à Dieu très-souvent. Que si nous avons de la considération et affection pour nos frères les Abnaquis, vous pouvez juger, M. R. P., quelle est la distinction que nous faisons de celui qui en est le père et le pasteur ; nostre plus grand plaisir sera toujours de vous en donner des marques dans les occasions qui s’en présenteront, aussy bien qu’au R. P. Bouvart, estant avec beaucoup de sincérité très-affectionnés aux pères et aux enfans.

Les doyens, Chanoines et chapitre de Chartres,
Vaillant Demihardouin,
Chancelier et chanoine de la mesme église.

La petite statue qui fut envoyée aux Abénakis fut reçue à Québec au printemps, 1701 ; elle fut placée dans l’église de la mission de Saint-François de Sales, laquelle mission était alors transférée à Saint-François du Lac. Comme on le voit par la lettre de M. Vaillant Demihardouin, cette statue était, quant à la forme et aux dimensions, semblable à celle que l’on conservait dans l’église souterraine de la cathédrale de Chartres ; mais elle était d’argent, tandis que celle de Chartres n’était que de bois.

Voici ce qu’on lit dans l’histoire chronologique de Chartres, par Pintard, relativement à la statue de l’église souterraine de la cathédrale de cette ville. « La véritable image qui s’y voit élevée dans une niche au-dessus de l’autel est faite de bois qui paroist estre de poirier, que la fumée des cierges et des lampes qui y sont journellement allumés peuvent avoir rendue de couleur basanée. La vierge y est représentée dans une chaise, tenant son fils assis sur ses genoux, qui de la main droite donne la bénédiction et de la main gauche porte le globe du monde. Il a la teste nue et les cheveux courts. La robe qui lui couvre le corps est toute close et replissée par la ceinture ; son visage, ses mains et ses pieds qui sont découverts ont pris une couleur olivâtre brune. La Vierge est revestue par dessus sa robe d’un manteau à l’antique de forme de dalmatique qui, se retroussant sur les bras, semble s’arrondir par le devant sur les genoux jusqu’où il descend. Le voile qui lui couvre la teste porte sur les deux épaules d’où il se rejette sur le dos. Son visage est extrêmement bien fait et bien proportionné en ovale, de mesme couleur que celuy du fils ; sa couronne est tout simplement garnie par le haut de fleurons de forme de trèfle ou de feuilles d’ache. La chaise est à quatre pilliers, dont ceux de derrière ont vingt-trois pouces de hauteur et ceux de devant ont, y compris la chaise, dix-sept pouces. Toute la figure (statue) a vingt-huit pouces et neuf lignes de hauteur sur un pied de largeur ; elle est creuse par derrière, comme si c’estoit une écorce d’arbre, de trois pouces d’épaisseur, grossièrement travaillée de sculptures, hors celles du visage qui sont bien faites. »

Telle était la statue qui fut envoyée aux Abénakis. Cette précieuse relique fut conservée à Saint-François jusqu’à l’automne, 1759. Nous verrons ce qu’elle devint alors, ainsi que la chemise en reliquaire, dans le chapitre de la destruction du village abénakis.

À l’automne 1701, le P. V. Bigot, de retour d’un voyage qu’il avait fait à la rivière Penobscot, répondit de Saint-François à M. Vaillant Demihardouin, comme suit.

« Monsieur,

« Il est trop juste qu’après m’estre donné l’honneur d’escrire à vostre illustre compagnie, je vous remercie en particulier de toutes les amitiés que vous voulez bien me faire, en vous acquittant de la commission dont elle vous avoit chargez. Je vous en suis extrêmement obligé et vous en remercie de tout mon cœur ; que ne puis-je vous en marquer toute la reconnoyssance que je vous en ay ! En vérité, on ne peut rien de plus obligeant que ce témoignage sy authentique que vons donnâtes à nos chers Abnaquis dans une sy illustre assemblée. Mais qu’en diriez-vous donc, monsieur, si vous les entendiez maintenant que l’on peut dire qu’ils chantent juste, au jugement mesme des personnes qui sçavent ce que c’est que la musique ? Car enfin, lorsqu’en allant en guerre, ils passèrent par Montréal, ont-ils eu le bonheur d’estre entendus de vous, à peine commençoient-ils à chanter en deux parties, outre que leur voix qui sont assez douces d’elles-mesmes n’estoient pas encore dégagées comme elles le sont maintenant par l’exercice qu’ils ont eu depuis. Nous faisons ce que nous pouvons pour entretenir nos chers néophytes dans la ferveur et dans la dévotion, et ces chants, pour lesquels ils ont beaucoup de dispositions et d’inclination naturelles, y contribuent beaucoup. Ne sommes-nous pas trop heureux, monsieur, et ne devons-nous pas rendre des actions de grâces éternelles au grand maître qui nous a mis dans les emplois où nous sommes ? Aydez-moi, s’il vous plait, à l’en remercier. Vostre nom iroquois ne m’est pas inconnu non plus que vostre personne ; c’est une extrême joye pour moy d’apprendre de vos nouvelles et de vous voir dans un sy illuştre corps. Celle que vous nous fîtes l’honneur de nous escrire en 1700 ne nous a point esté rendue, nous ne reçumes en ce temps là que les lettres de M. Bonneville, qui estoient, à ce que j’en juge maintenant, le duplicata des vostres.

« Je serez toujours avec un profond respect,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
V. Bigot.
De la compagnie de Jésus.
De la mission de St-François de Sales, 11 Octobre 1701.


  1. Relation du P. Jacques Bigot, 1685. 10, 11.
  2. M. l’Abbé H. R. Casgrain nous dit avoir vu ce collier, il y a quelques années, dans les trésors de la cathédrale de Chartres. Le vœu, écrit en abénakis, a aussi été conservé. On le voit dans les archives d’Eure-et-Loir.
  3. On conservait alors dans les trésors de la cathédrale de Chartres un grand nombre de chemises d’or ou d’argent, portant d’un côté l’image de la Sainte-Vierge, et de l’autre un crucifix. Ces chemises étaient enrichies d’un grand nombre de reliques. On en envoyait en différents endroits aux serviteurs de Marie, comme marques d’estime et d’affection.

    On voit encore aujourd’hui dans les trésors de cette église la chemise que la Sainte-Vierge portait lorsque l’Ange lui annonça qu’elle serait la Mère de Dieu. Cette précieuse relique fut donnée à l’église de Chartres, en 877, par le roi Charles-le-Chauve, qui l’avait par succession de Charlemagne, son aïeul, à qui Constantin Porphyrogénète, Empereur d’Orient, l’avait envoyée par reconnaissance des services qu’il lui avait rendus, particulièrement contre les Maures, qui lui voulaient aussi ôter l’Empire.

    C’est de là que tenait l’usage d’envoyer comme présent ces sortes de chemises en reliquaire, ayant la même forme que celle de la Sainte-Vierge.

    On conserve encore dans l’église de Chartres un voile de la Sainte Vierge, qui fut donné en même temps que la chemise.

  4. Le P. Bouvart était alors missionnaire chez les Hurons de Lorette.