Histoire des Abénakis/2/19

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CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

destruction du village des abénakis de
saint-françois — capitulation de montréal.

1759-1760.

Tandis que le général Wolfe marchait contre Québec, le général Amherst commençait ses opérations du côté du lac Champlain. Il réunit son armée à Albany, dans le mois de Mai. Le 6 Juin, il alla camper sous le fort Édouard, prenant toutefois beaucoup de précautions, dans la crainte d’être surpris par les Français. Il se rendit, le 21, à la tête du lac Saint-Sacrement, où il commença les travaux d’un nouveau fort, qui fut appelé « fort Georges », en l’honneur de Georges II. C’est de là que le lac Saint-Sacrement a porté depuis le nom de Georges. Ce fort fut placé près de l’endroit où était celui de William-Henry. Amherst s’embarqua en cet endroit, avec 12,000 hommes et 54 pièces de canon, descendit le lac Saint-Sacrement, et arriva, après deux jours de marche, près de Carillon.

Bourlamaque, informé de cette nouvelle, par ses éclaireurs abénakis, abandonna le fort Carillon, n’y laissant que 400 hommes, et se retira à Saint-Frédéric. Ces troupes firent sauter le fort, le 26 Juillet, et abandonnèrent la place aux Anglais. Bourlamaque, craignant d’être attaqué par l’ennemi, fit aussi sauter celui de Saint-Frédéric, et se retira sur l’Île-aux-Noix, où il fit travailler activement aux fortifications du fort qui y avait été élevé.

Amherst donna alors à Carillon, le nom de Ticondéroga, nom qui a été conservé jusqu’à ce jour. Il éleva un nouveau fort à Saint-Frédéric, qu’il appela « Crown-Point. » Ce fort fut élevé afin de protéger les colons anglais contre les irruptions des Abénakis.

Le général anglais n’osa aller attaquer Bourlamaque sur l’Île-aux-Noix, mais, sachant que la plupart des Abénakis étaient dans l’armée française, il profita de cette occasion pour envoyer détruire leur village de Saint-François. Le major Robert Rogers fut chargé de cette expédition.

Rogers partit de Crown-Point, le 4 Septembre au soir, avec un détachement de 200 hommes. Il se dirigea vers la Baie-Missisquoi, distante d’environ 100 milles de Saint-François. Comme il y avait souvent des éclaireurs Abénakis et Canadiens sur le lac Champlain, il s’avança avec précaution, afin d’éviter une surprise. Le 9, au soir, il était campé sur la rive droite du lac, lorsqu’il arriva un accident, qui le força de se séparer d’une partie de ses troupes. Un baril de poudre ayant pris feu, le capitaine Williams et sept soldats furent blessés. Il envoya alors 50 hommes de son détachement pour conduire ces blessés à Crown-Point, puis il continua sa route. Le 24, il était à la Baie Missisquoi. Il mit ses berges en sûreté, avec des vivres pour le retour de l’expédition, laissa deux Iroquois pour en avoir soin, et entra dans la forêt, se dirigeant vers Saint-François.

Bourlamaque, fort occupé des travaux que le général Amherst faisait sur le lac Champlain, envoyait souvent des détachements pour en prendre connaissance. Le 25, l’un de ces détachements entra dans la Baie-Missisquoi et découvrit les berges de Rogers ; il s’en empara et rapporta aussitôt ce fait au commandant de l’Île-aux-Noix. Bourlamaque, connaissant qu’on pouvait facilement pénétrer par cette route au village abénakis de Saint-François, en informa immédiatement M. de Vaudreuil. Mais le gouverneur, tout absorbé par le malheur qui venait de tomber sur la colonie, négligea cette affaire[1].

Le 26, les deux Iroquois, laissés à la garde des berges, rejoignirent Rogers et l’informèrent que 400 hommes, Français et Abénakis, s’étaient emparés de ses berges, et que 200 hommes venaient à sa poursuite. Cette nouvelle l’embarrassa un peu, car il se voyait dans l’impossibilité de retourner par le lac Champlain. Il envoya aussitôt, à travers la forêt, le lieutenant McMullen et dix hommes à Crown-Point, pour informer le général Amherst de cet incident, et lui demander de faire transporter des vivres vers le haut de la rivière Connecticut, à l’embouchure de la rivière Ammonoosuc[2], afin qu’il retournât par cette route. Puis, il continua en toute hâte sa marche vers Saint-François. Il arriva le 3, au soir, à la rivière Saint-François, à environ quinze milles plus haut que le village sauvage. Il traversa à gué sur la rive droite, et, le 4, à 8 heures du soir, il était à environ un mille du village. Il s’arrêta en cet endroit, pour laisser reposer ses troupes, et alla prendre connaissance des lieux, avec le lieutenant Turner et l’enseigne Avery.

Le village était en fête ce jour là, parceque quelques guerriers arrivaient d’une excursion contre les Anglais. Les sauvages avaient organisé un grand bal. Ils dansèrent jusqu’à 4 heures, puis ils se retirèrent dans leurs loges, épuisés de fatigue et ne se doutant nullement que l’ennemi était à leurs portes.

Depuis 1754, la haine des Abénakis contre les Anglais avait redoublé. Ils leur donnaient sans cesse la chasse, et levaient beaucoup de chevelures. Aussi, ce jour là, on voyait dans le village 600 à 700 chevelures anglaises, suspendues sur des perches.

Rogers retourna vers ses troupes à deux heures du matin, et les fit avancer jusqu’à 7 ou 8 arpents du village. Alors il se prépara à l’attaque. Il divisa ses troupes en plusieurs bandes, puis, une demi-heure avant le lever du soleil, il se jeta sur le village, pendant que tous les sauvages étaient plongés dans le sommeil. Les soldats se précipitèrent sur les loges, et massacrèrent tous ceux qui tombèrent sous leurs mains, sans distinction, ni d’âge, ni de sexe. Ce fut un horrible massacre. Au lever du soleil, la scène était affreuse. Rogers lui-même en eût été touché de compassion, n’eût été la vue des chevelures de ses compatriotes, qui mit la rage dans son cœur et engagea les soldats à continuer à égorger les femmes et les enfants. Environ 200 sauvages furent tués ; 20 femmes et quelques enfants furent faits prisonniers[3].

Après le massacre, les soldats mirent le feu au village. Toutes les loges, la plupart des maisons et l’église furent consumées par les flammes.

Cette église était la première des Abénakis, à Saint-François ; elle existait depuis plus de cinquante ans ; elle possédait beaucoup d’ornements sacerdotaux, de magnifiques vases sacrés et beaucoup d’objets précieux. Tout fut détruit, ainsi que les régistres de la mission, et une riche collection de manuscrits. La petite statue d’argent, donnée à la mission, en 1701, par les chanoines de Chartres, fut enlevée et portée à la Nouvelle-Angleterre. La chemise d’argent en reliquaire, aussi donnée par les mêmes chanoines, fut détruite.

Le butin que Rogers fit dans cette expédition consista en $933, une grande quantité de colliers de wampum et quelques provisions.

Rogers partit de Saint-François, le 5, pour faire route vers la Nouvelle-Angleterre, en remontant la rivière Saint-François. Après huit jours de marche, ses provisions étaient complètement épuisées. Il divisa alors ses troupes en plusieurs bandes, afin qu’elles pussent plus facilement se procurer de la nourriture par la chasse, leur enjoignant de se réunir à l’embouchure de la rivière Ammonoosuc.

Cependant, après le départ de Rogers de Saint-François, quelques guerriers abénakis s’étaient réunis dans le village et avaient résolu de marcher à la poursuite des Anglais. Deux jours après que les troupes anglaises se furent divisées, ces sauvages tombèrent sur la bande, qui était sous les ordres de l’enseigne Avery. Sept soldats furent faits prisonniers, mais bientôt deux d’entr’eux purent s’échapper. Une autre bande, de vingt hommes, sous la conduite des lieutenants Dunbar et Turner, fut aussi attaquée. Ces vingt hommes furent tous tués ou faits prisonniers.

Rogers, après plusieurs jours d’une marche difficile et fatigante, put se rendre à la rivière Connecticut, avec les hommes qui lui restaient. Malheureusement, il ne trouva pas de provisions à l’endroit indiqué. Quelques hommes de Charlestown y étaient venus avec des provisions, d’après un ordre du général Amherst, et, après plusieurs jours d’attente, ils étaient repartis pour Charlestown.

Dans cette pénible position, Rogers eut recours à des racines, pour apaiser sa faim. Cette maigre nourriture conservait la vie des soldats. Il construisit alors un radeau avec du bois sec, sur lequel il s’embarqua, avec le capitaine Ogden, un soldat et un jeune captif. De cette manière, il put descendre jusqu’à Charlestown. Des canots, chargés de provisions, furent immédiatement envoyés vers le haut de la rivière au secours du détachement, qui, par ce moyen, put se rendre à Charlestown, après avoir perdu plusieurs hommes dans la forêt.

Telle fut l’issue de la campagne de 1759, qui fut aussi ruineuse pour les Abénakis que pour les Français.

M. de Vaudreuil résolut d’essayer de reprendre Québec, dans la campagne suivante. Il demanda du secours à la France, qui ne put lui envoyer que 400 hommes et un peu de vivres. Ce secours ne put arriver en Canada, car Byron, qui croisait alors dans les environs de la Baie-des-Chaleurs, s’en empara.

L’Angleterre accorda à ses colonies tout ce qui était nécessaire pour continuer la guerre avec vigueur. Voici ce qui fut décidé. Trois armées seraient mises sur pied pour achever la conquête du Canada. La première, remonterait le Saint-Laurent, pour aller assurer la position du général Murray à Québec. Les deux autres, seraient destinées à s’emparer de Montréal. L’une, commandée par le général Amherst, se réunirait à Oswégo, pour descendre à Montréal. L’autre, commandée par Haviland, descendrait par le lac Champlain, s’emparerait des forts de l’Île-aux-Noix, de Saint-Jean et de Chambly, et se réunirait à Montréal au général Amherst.

Le Chevalier de Lévis n’ignorait pas ces préparatifs ; il songeait à les prévenir, en attaquant Québec dès le printemps, espérant réussir à s’emparer de cette ville, aidé du secours qu’il attendait de France. Il se hâta donc de réunir les milices et les sauvages, et dès le mois d’Avril, 1760, il avait sous ses ordres environ 7,000 hommes, y compris près de 400 sauvages, dont la plupart étaient des Abénakis.

Le 20 Avril, ces troupes partirent de Montréal pour descendre à Québec. Un parti descendit par terre, et l’autre parti prit la voix de l’eau, pour emmener l’artillerie. Le 25, les troupes qui descendaient par eau, furent obligées de débarquer à la Pointe-aux-Trembles, parceque les glaces les empêchaient de marcher. Lévis continua sa route vers Québec, où il arriva après avoir rencontré beaucoup de difficultés. Le 28, son armée était sur les plaines d’Abraham.

Le général Murray, apprenant l’arrivée des Français, sortit aussitôt de la ville avec environ 7,000 hommes, et alla de suite attaquer Lévis. Le combat fut sanglant et acharné. Après trois heures de lutte, les Anglais, enfoncés de toutes parts, prirent la fuite et entrèrent précipitamment dans la ville, après avoir perdu environ 1,500 hommes[4].

Après cette victoire, Lévis commença les travaux du siége, attendant encore des secours de France. Ces travaux se continuèrent jusqu’au 15 Mai, où la flotte anglaise commença à arriver à Québec. Lévis, entièrement découragé, leva le siége, dans la nuit du 16 au 17, et se retira à Montréal.

Le 14 Juillet, Murray embarqua une partie de ses troupes, sur environ 300 berges, et partit de Québec pour aller rejoindre à Montréal le général Amherst et Haviland. Lévis, apprenant cette nouvelle, fit placer Bourlamaque et les Abénakis sur l’une des îles situées à la tête du lac Saint-Pierre, afin de s’opposer à la marche de Murray. Mais celui-ci passa en cet endroit sans être aperçu des sauvages.

Au commencement de Septembre, les trois armées anglaises étaient aux portes de Montréal. M. de Vaudreuil, voyant qu’il lui était impossible de défendre la ville, demanda à capituler. La ville fut livrée aux Anglais, le 8 Septembre.

C’est ainsi que le Canada passa définitivement au pouvoir des Anglais.

Les Abénakis se virent dans l’obligation de mettre bas les armes, pour se soumettre, pour toujours, à leurs ennemis. Ils furent fidèles à leurs nouveaux maîtres, comme nous le verrons dans la troisième époque de leur histoire.



  1. Mémoires sur les affaires du Canada. 1749-1760, 163.
  2. De « Amôs8teku », rivière qui pronostique ou annonce quelque chose.
  3. Parmi ces prisonniers on remarquait la femme de Joseph-Louis Gill et ses deux enfants, Antoine et Xavier. Cette femme fut tuée par les soldats dans le voyage ; plus tard, les deux enfants furent mis en liberté et revinrent à Saint-François.
  4. Bạncrott. Hist. of the U. S. Vol. III. 253.