Histoire des Abénakis/3/05

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CINQUIÈME.

les abénakis en canada.
— établissement du protestantisme parmi eux.

1815-1866.


Dès que la paix fut rétablie dans le Canada, le gouverneur songea à récompenser les Abénakis pour les services importants qu’ils avaient rendus pendant la guerre. Une pension annuelle d’environ $125, tant en argent qu’en provisions, fut accordée pour chaque guerrier, blessé à la guerre, et une autre pension, aussi annuelle, d’environ $25 fut accordée aux femmes des blessés.

Les sauvages furent satisfaits des récompenses accordées à leurs guerriers ; mais, d’un autre côté, ils furent affligés des instructions qui arrivèrent d’Angleterre, concernant leurs missionnaires.

Voici ce qui avait été réglé à ce sujet, en 1760, dans la capitulation de Montréal.

« Les sauvages ou Indiens, alliés de Sa Majesté très-chrétienne, seront maintenus dans les terres qu’ils habitent, s’ils veulent y rester ; ils ne pourront être inquiétés sous quelque prétexte que ce puisse être pour avoir pris les armes et servi Sa Majesté très-chrétienne ; ils auront, comme les Français, la liberté de religion, et conserveront leurs missionnaires »[1].

L’Angleterre, dans ses instructions au gouverneur du Canada, ne revenait pas sur ce qui avait été réglé relativement aux terres des sauvages, mais elle voulait prendre des moyens pour nuire indirectement à leur liberté de religion ; elle recommandait de tâcher d’éloigner peu-à-peu les missionnaires catholiques, et de les remplacer par des ministres protestants. Voici ce que portait ces instructions. « That all missionnaries amongst the Indians, wether established under the authority or appointed by the Jesuits, or by any other ecclesiastical authority of the Romish Church, be withdrawn by degrees, and at such times and in such manner as shall be satisfactory to the Indians and consistent with the public safety, and protestant missionnaires appointed in their places »[2].

Ces instructions étaient une violation directe de l’article 40è de la capitulation de Montréal. L’Angleterre ne voulait pas, il est vrai, imposer de force des missionnaires protestants aux sauvages, mais elle chargeait le gouverneur de les engager à y consentir.

Les Abénakis repoussèrent ces tentatives avec horreur, et protestèrent qu’ils ne consentiraient jamais à se séparer de leurs missionnaires catholiques.

En 1816, un déplorable accident affligea profondément ceux de Saint-François : ce fut l’incendie de leur église. Cet accident arriva au mois de Mai, pendant que les sauvages étaient à la chasse. Le feu prit par le poêle de la sacristie.

Cette église était assez bien pourvue d’ornements sacerdotaux et de vases sacrés, qui furent sauvés de l’incendie. Tout ce qui servait à la décoration de l’église et les meubles furent consumés.

M. Jacques Paquin, alors missionnaire à Saint-François, choisit la maison du conseil pour y célébrer le Saint-Sacrifice de la messe. Comme les sauvages étaient alors trop pauvres pour construire une nouvelle église, cette maison leur servit de chapelle, pendant douze ans. En 1826, le successeur de M. Paquin, M. Noël-Laurent Amiot, forma le dessein de construire une nouvelle église pour les Abénakis. Il communiqua ce projet aux Gill, et les engagea à souscrire à cette bonne œuvre. Les Gill répondirent généreusement à cet appel. Les travaux de cette église commencèrent immédiatement, et se terminèrent, en 1828. C’est l’église actuelle des sauvages. C’est un édifice en pierre, de 70 pieds de long sur 34 de large, avec une sacristie, aussi en pierre, de 25 pieds de long sur 20 de large.

L’évènement le plus remarquable arrivé chez les Abénakis de Saint-François, depuis 1830, est l’établissement du protestantisme : évènement regrettable, qui forme une tache indélébile dans la troisième époque de l’histoire des ces sauvages.

Avant 1830, un jeune Abénakis, du nom de Pierre-Paul Osunkhirhine,[3] aussi connu depuis sous le nom de « Masta », alla passer quelques années aux États-Unis. Il y entra dans une école protestante, et embrassa bientôt les erreurs du protestantisme. Vers 1830, il revint dans son village, avec le titre de ministre de l’Évangile, et commença à répandre parmi ses frères les erreurs dont il était imbu.

Les sauvages repoussèrent d’abord avec horreur ces prédications. Car les Abénakis avaient toujours eu le protestantisme en horreur. Nous avons vu dans le cours de cette histoire quel a été, de tout temps, leur amour pour le catholicisme. On sait, que c’est surtout leur attachement à leur foi qui les éloignait des Anglais et les liait fortement aux Français. Ils n’ont jamais consenti à se séparer de ceux qui leur avaient enseigné à prier.

Mais la curiosité, ordinairement si grande chez les sauvages, entraîna quelques-uns. C’était chose si nouvelle pour eux d’entendre parler, en leur langue, sur des sujets religieux, qu’ils allaient quelquefois écouter les lectures que le prétendu ministre faisait d’une maison à l’autre.

À cette époque, le missionnaire, M. J. M. Bellenger, ne parlait pas l’abénakis. Le dernier missionnaire, parlant cette langue, avait été le P. Germain, parti de Saint-François, en 1779. Ainsi, depuis plus de 50 ans, les Abénakis du Canada n’avaient pas entendu un prêtre parler leur langue. En outre, le missionnaire résidait alors à l’église de Saint-François, située à trois milles de la mission, et n’allait visiter ses sauvages qu’une fois chaque semaine. Masta avait donc deux avantages sur le missionnaire : la résidence et la langue. C’est ce qui causa le malheur des sauvages. Le missionnaire ne manqua pas d’activité pour conserver leur foi ; mais l’apostat, profitant des absences du prêtre pour leur raconter mille histoires fabuleuses et absurdes contre les catholiques, réussit à en pervertir quelques-uns.

M. Bellenger, informé de ce qui se passait à la mission, réprimanda fortement le nouveau prédicant, et défendit aux sauvages de l’écouter. Cependant, l’apostat n’en continua pas moins son ouvrage secrètement.

Bientôt, Osunkhirhine demanda en mariage la fille du grand Chef, Simon Obomsawin. Celui-ci repoussa cette demande avec horreur, disant qu’il ne donnerait jamais sa fille à un protestant. Contrarié par ce refus, Masta résolut de faire mine d’abjurer ses erreurs, afin d’obtenir le consentement du Chef. Le missionnaire se laissa tromper par les promesses de cet hypocrite, et crut que son apparente soumission annonçait une véritable conversion. Il reçut donc son abjuration, puis bientôt, il bénit son mariage avec la fille du Chef. Mais aussitôt après, l’apostat prouva que ses démarches n’avaient été que de l’hypocrisie ; car il recommença ses prédications.

Cependant, il fallait gagner sa subsistance ; c’était pour lui l’unique chose nécessaire. Or, ces prédicattions ne lui donnaient pas de pain. Il fallut donc songer à une autre spéculation.

Le Gouvernement accordait alors une petite allocation pour une école chez les Abénakis. Masta résolut de demander la place d’instituteur de cette école. Mais, pour l’obtenir, il lui fallait une recommandation du missionnaire, ce qu’il ne pouvait avoir sans faire encore mine d’être catholique. C’est ce qu’il fit. Voilà donc notre apostat redevenu catholique une seconde fois. Et, cette fois, il montre toutes les apparences de la plus grande sincérité, et se soumet volontiers à toutes les épreuves exigées. Bientôt le missionnaire annonce avec la plus grande satisfaction à l’Évêque de Québec, Monseigneur Joseph Signay, que son Masta est un fervent catholique.

Le nouveau converti obtint facilement la place qu’il désirait. Dès qu’il fut instituteur, il recommença à semer ses erreurs, surtout parmi les enfants ; mais il le faisait secrètement, car il craignait de perdre sa position.

À l’automne 1833, M. Bellenger ayant été rappelé de Saint-François, Masta crut qu’il serait désormais le seul maître du terrain. Alors, il commença à prêcher ouvertement sa doctrine et à tourmenter sans cesse les sauvages pour les entraîner dans l’erreur. Bientôt, le petit parti qu’il parvint à se faire prit part à la lutte, et il s’ensuivit des querelles interminables.

Le trouble devint si considérable parmi les sauvages que M. Luc Aubry, faisant alors les fonctions de missionnaire, et les Chefs portèrent plaintes contre Masta, devant Lord Aylmer, par une requête, datée du 21 mai, 1834. Les chefs représentaient au gouverneur que leur instituteur causait des troubles et des difficultés dans leur village, qu’il n’avait pas les qualifications requises pour tenir une école, et qu’en conséquence, ils demandaient un autre instituteur.

La réponse à cette requête se fit longtemps attendre. Masta, croyant que le Gouvernement approuvait sa conduite, n’en devint que plus audacieux et plus insolent. Il s’introduisait dans les conseils, et insultait publiquement les Chefs et le missionnaire. À l’automne, M. Pierre Béland, qui venait de succéder à M. Aubry, fit de nouvelles représentations contre l’insolent instituteur. Enfin, après sept mois d’attente, les sauvages virent arriver chez eux, à la fin de Décembre, M. James Hughes, surintendant du département indien. Cet officier était chargé de faire une enquête sur la conduite de Masta.

Cette enquête eut lieu, le 29 Décembre, en présence de tous les sauvages. Les plaintes portées contre l’instituteur furent maintenues et prouvées. Alors, M. Hughes le réprimanda fortement, et le déclara publiquement indigne de tenir une école.

Masta fut comme foudroyé par ce coup inattendu. Cependant, il ne se découragea pas. Il alla aux États-Unis, où il s’adressa aux membres d’une société biblique, leur représentant qu’il avait une forte congrégation en Canada, et qu’il y était persécuté par les catholiques, qui s’efforçaient de lui enlever tous moyens de subsistance. Ces protestants lui accordèrent quelque secours, et l’encouragèrent fortement à persévérer dans son entreprise de perversion.

Masta revint plein de courage, et continua à faire l’école chez les Abénakis. Les sauvages en furent étonnés et leur étonnement redoubla lorsqu’ils le virent recevoir comme instituteur, en 1835, l’allocation du Gouvernement. Le missionnaire réclama contre cette injustice, et fit connaître au Gouvernement que les sauvages en étaient très-mécontents. À la suite de cette seconde plainte, Masta fut enfin destitué, et un nommé McDonald fut choisi pour le remplacer.

Furieux de cette destitution, l’apostat ouvrit une autre école dans le village, disant qu’il n’avait pas besoin de l’allocation du Gouvernement, parcequ’il recevrait des secours des protestants des États-Unis. Dès lors, il annonça aux sauvages qu’il allait bâtir, dans leur village, une chapelle protestante, avec l’aide d’une riche société des États-Unis.

Cette nouvelle fut un nouveau sujet de querelles parmi les sauvages. Alors, le missionnaire et les Chefs adressèrent une requête au gouverneur Gosford, en date du 19 Décembre, 1835, demandant du secours pour s’opposer à l’exécution du projet de Masta. Voici ce que les sauvages exposaient au gouverneur.

« Que par acte de concession, en date du 13 août 1700, passé devant Mtre Adhémar et son confrère, notaire, Dame Marguerite Hertel, veuve Jean Crevier, concéda et accorda à la nation abénakise une demi-lieue de terre de front, laquelle est plus amplement désignée dans le dit acte, dont vos suppliants soumettent une copie à Votre Excellence.

« Qu’une des clauses du dit acte est conçue dans les termes suivants. Pour en jouir (de la dite demi-lieue) par les dits sauvages pendant tout le temps que la mission que les Pères Jésuites y vont établir pour les dits sauvages y subsistera, et la dite mission cessante, la dite demi-lieue présentement concédée, en l’état que les terres seront alors, retournera à la dite Dame Crevier ès dit nom et au dit sieur son fils où à leurs héritiers ou ayant cause.

« Que le nommé Pierre-Paul Osunkhirhine, connu sous le nom de Masta, sauvage abénakis du village de Saint-François, qui professe une croyance religieuse étrangère à celle des autres sauvages du village, voudrait faire ériger une chapelle pour les personnes de sa croyance, sur la dite demi-lieue de terre. Mais vos suppliants prient qu’il leur soit permis d’exposer très-humblement que si cet individu réussissait à faire ériger la chapelle en question, malgré l’opposition des Chefs de la nation, la mission, telle qu’établie en conformité à l’acte précité, cesserait d’exister, et la dite demi-lieue de terre accordée, comme vos suppliants ont l’honneur de l’exposer, ainsi que d’autres terres qui ont été accordées aux dits sauvages Abénakis, retourneraient aux seigneurs de Saint-François, représentant la dite Dame Hertel, veuve Jean Crevier.

« C’est pourquoi, vos suppliants prient qu’il plaise à Votre Excellence de défendre les droits de la dite nation abénakise contre toute innovation que voudrait faire le dit Pierre-Paul-Osunkhirhine, alias Masta, dans la mission du village de Saint-François, de vouloir bien donner à la dite nation un avocat ou procureur, afin de lui fournir les moyens de conserver la propriété des dites terres qu’elle se trouverait exposée à perdre, d’après les conditions mentionnées et potées dans ses titres de propriété, et autoriser le dit procureur à faire tout ce que le cas exige pour la conservation des droits de la dite nation ».

Quelques mois après la réception de cette requête le gouverneur défendit à Masta de bâtir sa chapelle, et lui enjoignit de ne pas troubler la paix dans le village. Masta ne fit aucun cas de ces ordres, et poussa l’insolence jusqu’à dire qu’il ne craignait pas le gouverneur, et que les ministres protestants sauraient bien l’arrêter.

Il persévéra donc dans son projet de construction. Vers 1836, il s’adressa aux membres d’une société biblique aux États-Unis, pour obtenir des secours pour cette fin. Ces protestants lui répondirent qu’avant de lui accorder ces secours, ils désiraient connaître le nombre de ses coréligionnaires à Saint-François. Cette demande l’embarrassa un peu, car il n’y avait alors qu’une dizaine de sauvages qui avaient embrassé ses erreurs. Cependant, il trouva bien vite le moyen de sortir de cet embarras.

Le seigneur Wurtèle, de Saint-David, menaçait alors les sauvages de leur enlever une partie de leur seigneurie. Masta fit mine de défendre les droits des derniers. Un jour, il se présenta à eux avec une requête, adressée au Gouvernement, qui demandait protection contre les prétentions du seigneur Wurtèle. Il leur en fit la lecture, et demanda leurs signatures. Pendant que les sauvages se préparaient à signer cette requête, il lui substitua adroitement un autre papier qu’il fit signer. Ce dernier papier était une requête, adressée aux membres de la société biblique que nous venons de mentionner, demandant un missionnaire protestant pour les Abénakis. Il obtint, par cette ruse, la signature d’une quarantaine de sauvages, qui furent considérés comme ses coréligionnaires. On lui accorda alors ce qu’il avait demandé, et, de plus, une allocation annuelle comme missionnaire chez les Abénakis.

En 1837, il commença à préparer les matériaux pour la construction de sa chapelle. Alors, Louis Gill, agent des sauvages, renouvela, le 17 Mai, la requête des Chefs auprès du gouverneur Gosford. Un procureur fut nommé aux Trois-Rivières pour s’occuper de cette affaire. Une action fut intentée contre Masta. Mais tout fut sans résultat satisfaisant. La chapelle protestante fut construite, malgré l’opposition constante des sauvages.

En 1840, Monseigneur Signay nous envoya dans cette mission, pour étudier la langue abénakise, et, en 1847, il nous plaça résident au milieu des sauvages. C’est de cette époque que l’apostat a commencé à perdre son influence auprès des Abénakis. Ces années dernières, il s’est vu entièrement ruiné et sans crédit auprès des sauvages comme des Canadiens. Aujourd’hui, il voyage, tantôt dans le Haut-Canada, tantôt dans les États-Unis, cherchant la subsistance de sa famille. Mais il a laissé à Saint-François quelques familles malheureuses, qu’il a perverties et perdues, et qui persévèrent dans leur erreur.

Puisse la lecture de l’histoire édifiante de la nation abénakise éclairer ces malheureux et les ramener à la foi de leurs ancêtres, qui seule peut les sauver !


  1. Article 40è de la capitulation de Montréal et du Canada.
  2. Instructions royales à Sir Georges Prévost.
  3. Celui qui marche trop en avant. Cette expression « Osunkhirhine » s’emploie le plus ordinairement pour désigner un oiseau qui se sépare d’une bande et vole plus rapidement que les autres.